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Évangile selon Saint Matthieu

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Explications verset par verset sur JesusMarie.com



Introduction


§ 1. — NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR S. MATTHIEU.


S. Matthieu, que le témoignage unanime de la tradition (voir le § suivant) désigne comme l’auteur du premier Évangile, était probablement originaire de la province de Galilée (un ancien manuscrit parisien l'affirme comme un fait certain. Cf Coteler., Patr. Apostol. 1, 272), de même que la plupart des autres apôtres. Nous ne savons que très-peu de choses sur sa personne et sur sa vie. D’après S. Marc, 2, 14, il était fils d’Alphée (une ancienne légende mentionnée par Winer, Bibl. Realwoerterbuch, s. v. Matthaeus, nomme son père Rucus et sa mère Chirotia) ; d’où l’on a parfois conclu qu’il était frère de S. Jacques-le-Mineur (c'est l'opinion d'Euthymius Zigabenus, de Grotius, de Paulus, de Bretschneider, de Credner, de Doddrige, d'Alford, etc.), les Évangélistes nous présentant également cet apôtre comme un fils d’Alphée. Cf. Matth. 10, 3 ; Marc. 3,18 ; Luc 6, 15. Mais cette hypothèse est à bon droit rejetée par la plupart des exégètes. En effet, une simple ressemblance de nom est loin de suffire pour créer des relations si étroites, surtout lorsqu’il s’agit d’un nom très commun, tel qu’était alors celui d’Alphée chez les Juifs de Palestine. Au reste, ni l’Évangile, ni la tradition ne comptent S. Matthieu parmi les parents de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et pourtant il eût été frère de Jésus dans le cas ou son père n’eût pas différé d'Alphée, père de S. Jacques (voir Matth. 13, 55-56 et l'explication. Nulle part non plus nous ne voyons son nom rapproché de celui de S. Jacques-le-Mineur.

Matthieu est un nom d’origine hébraïque. Sa prononciation juive était Mattaï, םתי. Les Grecs, en y ajoutant une désinence masculine, l’ont transformé en Ματθαῖος (telle est l'orthographe la plus habituelle. Plusieurs critiques, s'appuyant sur les manuscrits B. et D. etc., écrivent Μαθθαῖος), d'où les Latins ont fait Matthaeus. Il signifie don du Seigneur et correspond par conséquent à Théodore ou Dieu-donné (comparez Matth. 19, 9 et ss. Avec le commentaire). L’auteur du premier Évangile ne se donne nulle part d’autre nom, et cependant, les récits parallèles de S. Marc, 2, 14 et ss. (voir le commentaire) et de S. Luc, 5, 27 et ss., nous apprennent qu’il avait porté celui de Lévi avant de s'appeler Matthieu. Les rationalistes, il est vrai, prétendent trouver dans cette divergence des récits une contradiction manifeste ; d’autres commentateurs (dans les temps anciens, Héracléon, cité par Clément d'Alexandrie, Stromat. 4, 9. Origène, c. Cels, 1, 69, que l'on donne habituellement comme un adversaire de l'identité de Lévi et de S. Matthieu, la soutient au contraire ; cf. de Valroger, Introduction hist. et crit. aux livres du N. T. t. 2 p. 21. Dans les temps modernes, Grotius, annotat. In Matth. 9, 9 ; Sieffert, Ursprung des erst. Evang., Koenigsberg, 1832 p. 59 ; Michaelis, Einleitung, t. 2n. 935 ; Frisch, Dissertat. De Levi cum Matth. non confundendo, Lips, 1746) supposent que Lévi et Matthieu étaient deux personnages distincts. Mais nous n’aurons pas de peine à prouver, quand nous étudierons le fait de la conversion de S. Matthieu, d’après S. Matthieu lui-même, que ce sont là des suppositions entièrement gratuites. Comme S. Pierre, comme S. Paul, comme S. Marc, S. Matthieu aura eu successivement deux noms qui ont marqué deux périodes toute différentes de sa vie. Juif, il s’appelait Lévi ; chrétien et apôtre, il devint S. Matthieu. De même que S. Paul ne mentionne nulle part dans ses lettres le nom israélite qu’il avait reçu à la circoncision, de même le premier Évangéliste se désigne seulement par son nom chrétien. Il le prend par anticipation, même avant de devenir l’Apôtre de Jésus. Les deux autres synoptiques [les trois Évangiles synoptiques sont S. Matthieu, S. Marc et S. Luc], dont l’exactitude historique est d’ordinaire plus rigoureuse, distinguent au contraire entre la première et la seconde appellation.

Avant d’entendre l’appel de Jésus, Matthieu ou Lévi exerçait la fonction de publicain, c’est-à-dire de collecteur d’impôts. Cf. Matth. 9, 9 et les passages parallèles. Cet office, que les Romains regardaient comme un déshonneur (cf l'explication de Matth. 5, 46), les Juifs comme un affreux péché qui méritait l’excommunication(cf. Ibid. et 9, 10-11 ; 11, 19 ; 18, 17 ; 21, 32), semble lui avoir procuré une certaine aisance ; témoin le somptueux festin que nous lui verrons donner au Sauveur après sa conversion. Il avait sa résidence à Capharnaüm (Matth. 9, 1.7.9 ; Marc. 2 1-43), son bureau tout auprès du lac de Tibériade (Marc. 2 13-14).

On connaît les circonstances qui firent du publicain décrié un des premiers disciples de Jésus. Si le divin Maître manifesta l’immensité de son amour et de sa miséricorde en appelant Lévi à sa suite, celui-ci se montra digne d'un tel choix par la promptitude et par la générosité de sa correspondance à la grâce. Il semble avoir été le septième apôtre d'après l’ordre de la vocation; Cf. Jean 1, 37-51 ; Matth. 4, 18-22. C’est le rang que S. Marc, 3, 18, et S. Luc, 6,15; Cf. Actes des Apôtres 1, 13, lui assignent dans leurs listes. Quant à lui, il ne prend que le huitième et se place après S. Thomas. Cf. Matth.,10, 3.

Il n’est plus question de lui dans l’Évangile à partir de sa vocation à l'Apostolat. Son nom revient pourtant une dernière fois dans les écrits du Nouveau Testament à l'occasion de la descente du S. Esprit et de l’élection de S. Mathias. Que devint-il ensuite ? Dans quelles régions alla-t-il prêcher la bonne nouvelle? Les renseignements de la tradition sur ces deux points sont peu nombreux, incertains et parfois même contradictoires. D’après les témoignages de Clément d’Alexandrie (Stromat. 6) et d’Eusèbe (Hist. Eccles. 3, 24 ; cf. Iren. Adv. Haer. 3, 1, 1), il serait d’abord demeuré quelque temps à Jérusalem : ce n’est que douze ou quinze ans après la Pentecôte qu’il se serait dirigé ἐφ'ἑτέρους. Les autres écrivains ecclésiastiques des premiers siècles lui font exercer son apostolat tantôt en Macédoine (Isidor. Hispal., de vita et morte sanctorum, c. 67), tantôt en Arabie, en Syrie, en Perse, dans le pays des Mèdes (cf. Cave, Antiq. apost., p. 553 et ss.), tantôt en Éthiopie (Rufin, Hist. Eccl. 10, 9 ; Socrate, Hist. Eccl. 1, 19).

Il règne une incertitude semblable relativement à sa mort. Tandis qu’Heracléon (Ap. Clem. Alex., Stromat. 4, 9) le fait mourir d’une manière naturelle, d’autres assurent qu’il termina glorieusement ses jours par le martyre (cf. Nicéphor. Hist. Eccl. 2, 41). L’Église s’est décidée en faveur de cette seconde opinion (Breviar. Rom. 21 sept. ; Cf. Martyrol. rom., ead. die. L'ouvrage apocryphe publié par Tischendorf sous ce titre : « Actes et martyre de S. Matthieu » est sans aucune valeur). Les Latins célèbrent la fête de S. Matthieu le 21 septembre, les Grecs le 16 décembre.

§ 2. — AUTHENTICITÉ DU PREMIER ÉVANGILE.


On a eu quelquefois recours à des preuves intrinsèques pour démontrer que S. Matthieu est réellement l’auteur de l’Évangile qui porte son nom. Les suivantes surtout ont été assez fréquemment alléguées. 1° S. Luc, 5, 29, raconte que Lévi, aussitôt après sa vocation à l'apostolat, donna un grand festin en l’honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; le premier Évangile mentionne ce repas, 9, 9 et suiv., mais sans désigner l’amphytrion. 2° S. Luc et S. Marc, comme il a été dit plus haut (voir le § 1), placent S. Matthieu au septième rang parmi les Apôtres ; l’auteur du premier Évangile ne lui donne que le huitième. 3° Cet auteur est le seul qui ajoute au nom de S. Matthieu, dans sa liste des Apôtres, l’épithète humiliante de publicain. Ces détails minutieux, qui attiraient déjà l’attention d’Eusèbe et de S. Jérôme (voyez Patritii, de Evangeliis libri tres, Fribourg, p. 4 et suiv.), ont certainement leur force probante ; mais il est bien évident qu’ils sont loin de suffire pour démontrer l’authenticité du premier Évangile. Nous ne les signalons donc qu’à titre de simple confirmation. Les vrais arguments, quand il s’agit de prouver qu'un livre est authentique, ont toujours été et seront toujours les arguments d’autorité, ou les preuves extrinsèques. C’est donc spécialement sur ce genre de preuves que nous allons nous appuyer pour soutenir que l’Évangile dit de S. Matthieu est authentique sous sa forme actuelle.

Nous distinguerons, pour plus de clarté, les témoignages des écrivains orthodoxes, ceux des écrivains hétérodoxes, enfin le témoignage des Évangiles apocryphes.

1. Les témoignages des écrivains catholiques sont tantôt directs, tantôt indirects ; directs quand ils affirment positivement que S. Matthieu a composé la première des quatre rédactions évangéliques; indirects quand ils se bornent à citer quelques passages de cette rédaction en leur attribuant la valeur de textes évangéliques.

1° Témoignages directs. — Le plus ancien est celui de Papias, disciple de S. Jean (S. Iren. Adv. haer. 5, 33, 4 ; Hieron. de Viris illustr. 100 18), mort l’an 130 de l’ère chrétienne. Ce saint évêque, dans un ouvrage intitulé Λογίων ϰυριαϰῶν ἐξηγήσεις, dont l’historien Eusèbe nous a conservé quelques fragments (Hist. Eccles. 3, 39), assure que S. Matthieu a exposé les λογία, c’est-à-dire l'histoire de Jésus (Ματθαῖος μὲν οῦν ἑβραἱδι διαλέϰτω τὰ λογία διετάξατο, ἡρμήνεῦσε δ' αὐτὰ ὠς ἠν δυνατὁς εϰαστος. Tel est le passage complet. On a vivement discuté sur le sens de λογία. Il est faux que ce mot désigne simplement, comme le prétendent les rationalistes, les paroles et les discours du Sauveur. « Ce qui prouve que pour Papias, les λογία de S. Matthieu n'excluaient pas la relation des faits, c'est que lui-même avait intitulé son ouvrage Commentaire des λογία du Seigneur, ce qui ne l'empêchait pas de s'occuper des faits, de rapporter des miracles, comme le démontrent les fragments conservés par Eusèbe. De plus, en mentionnant l'évangile de S. Marc, qui certes comprenait des récits et des discours (λεϰθέντα ἡ πραϰθέντα), Papias n'en désigne pas moins les uns et les autres, comme pour S. Matthieu, par ce terme unique : ensemble des discours du Seigneur ; preuve évidente que, pour lui, le mot λογία n'exclut nullement la relation des faits. En outre, S. Irénée, Clément d'Alexandrie et Origène appellent également nos évangiles les λογία du Seigneur. Faut-il en conclure que la partie narrative était encore absente au 3ème siècle ? Il y a bien des années que Schleiermacher et Credner ont émis l'hypothèse dont Renan s’est fait le tardif écho ; mais il y a longtemps aussi que Lücke, Hug, Thiersch, Maier et tant d'autres critiques en ont démontré la fausseté. Freppel, Examen crit. De la Vie de Jésus de M. Renan, 2è édition, p 15 et 16.

S. Irénée, l’illustre archevêque de Lyon, qui vivait vers la fin du second siècle, écrit dans son ouvrage contre les hérésies, 3, 1 : Ὁ μὲν δὴ Ματθαῖος ἐν τοῖς Ἑϐραίοις τῇ ἰδἰα διαλέϰτῳ αὐτῶν ϰαί γραφὴν ἐξἐνεγγϰεν εὐαγγελίου.

Clément d’Alexandrie, Stromat. 1, 21, affirme le même fait. Origène n'est pas moins explicite : Ώς ἐν παραδόσει μαθὼν περί τῶν τεσσάρων εὐαγγελίων, ά ϰαί μόνα ἀναντίῤῥητά ἐστιν ἐν τῇ... ἐϰϰλησία τοῦ Θεοῦ ὄτι πρῶτον μὲν γέγραπται τὸ ϰατὰ τὸν ποτὲ τελώνην, ὕστερον δὲ ἀπόστολον Ἰησοῦ Χριστοῦ Ματθαῖον (ap. Euseb. Hist. Eccl. 6, 25).

Eusèbe de Césarée, S. Cyrille de Jérusalem, S. Épiphane attribuent aussi à S. Matthieu, dans les termes les plus formels, la composition du premier Évangile. Ματθαῖος μὲν, dit Eusèbe, Hist. Eccl. 3, 24, παραδοὺς τό ϰατ αὐτὸν εὐαγγέλιον. Et S. Cyrille, Catech. 14, c. 15 : Ματθαῖος δ γράψας τὸ εὐαγγέλιον. Et S. Epiphane, haer 30, c. 3 : ὡς τὰ ἀληθῆ είπεῖν, ὅτι Ματθαῖος μόνος ἑϐραῖστὶ ἐν τῇ ϰαινῇ διαθήϰῃ ἐποιήσατο τὴν τοῦ εὐαγγελίου ἕϰθεσίν τε ϰαὶ ϰήρυγμα.

Mêmes affirmations dans l’Église latine. Tertullien appelle S. Matthieu « très fidèle commentateur de l'Évangile (De carne Christi, c. 22, Cf. cont. Marcion. 4, 2, 5) » ; le mot commentaire devant ici être pris dans le sens de « recueil de faits destiné aux générations futures ». S. Jérôme, de vir. Illustr. c. 3 (Cf. comment. in Matth. , prolog), écrit de son côté : « Matthieu, qui a aussi pour nom Lévi, publicain devenu apôtre, est le premier à avoir composé un évangile du Christ pour les croyants qui provenaient de la circoncision. »

A ces assertions patristiques, qu'il serait aisé de multiplier, surtout à partir du quatrième siècle, nous ajouterons deux témoignages non moins directs et non moins probants. Le premier est contenu dans la pièce célèbre connue sous le nom de canon de Muratori, qui date certainement du second siècle. Elle mentionne expressément l’Évangile selon S. Matthieu parmi les écrits inspirés. Le second témoignage se déduit des titres placés en tête du premier Évangile, soit dans le texte grec, soit dans les plus anciennes versions, telles que la Peschito syrienne et l’Itala. Ces titres, qui attribuent uniformément le premier Évangile à S. Matthieu (Εὐαγγέλιον ϰατὰ Ματθαῖον, Evangelium secundum Matthaeum, etc.), supposent que, dès l’origine de l’Église, le livre regardé aujourd’hui par tous les chrétiens comme l’œuvre du publicain Lévi, existait dans les rangs des fidèles sous le même nom et avec la même autorité.

2° Témoignages indirects.- Les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles citent de nombreux passages du premier Évangile, les donnant comme des lignes inspirées : preuve que cet Évangile, sous sa forme actuelle, remonte au début du Christianisme.

Ici encore nous nous bornerons à signaler quelques exemples.

S. Clément pape, mort en 101, écrivait aux Corinthiens (1ère lettre, c. 46): Μνῄσθητε τῶν λογων Ίησοῦ τοῦ ϰυρίου ἡμῶν. Εῖπε γαρ· οὐαί τῶ ἀνθρώπῳ ἐϰείνῳ·ϰαλὸν ἦν αὐτῷ εί οὐϰ ἐγεννήθη, ἧ ἕνα τῶν ἐϰλεϰτῶν μου σϰανδαλσαι·ϰρεῖττον ἦν αὐτῷ περιτεθῆναι μύλον ϰαί ϰαταποντισθῆναι εἰς τὴν θάλασσαν, ἦ ἕνα τῶν μιϰρῶν μου σϰανδαλίσαι Il y dans ces paroles deux textes de S. Matthieu, 26, 24 et 18, 6, fondus ensemble. Comparez aussi Clem. Rom., 1 Corinthiens 13 et Matth. 6, 12.

S. Polycarpe, disciple de S. Jean, dit aux Philippiens (lettre ad Philipp. c. 2) : Μνηνονεύσαντες δὲ ὧν εῖπεν ὁ ϰύριος διδάσϰων... Μὴ ϰρίνετε ῖνα μη ϰριθῆτε (Cf. Matth. 7, 1), ἐν ᾧ μέτρῳ μετρῆτε, ἀντιμετρηθήσεται ὑμῖν (Cf. Matth. 7, 2), ϰαί, ὅτι μαϰάριοι οἱ πτωϰοἱ ϰαἰ οἰ διωϰόμενοι ἕνεϰεν διϰαι ο σύνης, etc. (Cf. Matth. 5, 3-10). Voir encore Ep. ad. Philipp. c. 7, et Matth. 6, 13 ; 26, 41.

S. Ignace d’Antioche, ad Rom. c. 6, cite textuellement S. Matthieu, 16, 26. Comparez de même la lettre de S. Barnabé, c. 4 ad fin. et Matth. 20, 16; Athénagoras, Legat. pro Christ,- c. 11, 12, 22 et Matth. 5, 44 et ss. ; Théophile d’Antioche, ad Antol. 3, 13-14 et Matth. 5, 28. 32. 44 et ss. Mais c’est surtout dans les écrits de S. Justin martyr qu’on trouve à glaner au point de vue qui nous occupe. Ils contiennent un nombre considérable de textes particuliers au premier Évangile, qui sont cités tantôt tels que nous les lisons aujourd’hui, tantôt après avoir été combinés les uns avec les autres, quoiqu’ils restent, même alors parfaitement reconnaissables. Il aurait été impossible à S. Justin de faire ces citations s’il n’avait eu sous les yeux un texte du premier Évangile semblable au nôtre.

On comprend maintenant que l’historien Eusèbe, Hist. Eccl. 3, 25, ait compté l’Évangile selon S. Matthieu parmi les livres canoniques dont l'authenticité était indiscutable. On comprend encore cette protestation indignée que S. Augustin adressait au Manichéen Faustus : « Si je commence à lire l’évangile de Matthieu…tu diras tout de suite : ce récit n’est pas de Matthieu, récit que l’église universelle affirme être de Matthieu, depuis les chaires des apôtres jusqu’aux évêques actuels, en une succession ininterrompue (cont. Faust, l. 28, c. 2)

2. S. Irénée (Adv. Haer. 3, 11, 7), parlant des témoignages rendus en faveur des Évangiles par les hérétiques de son temps, s’écriait avec une sainte allégresse: Les évangiles ont une telle autorité que même les hérétiques leur rendent témoignage. Car, c’est en s’appuyant sur eux que chacun d’entre eux essaie de confirmer sa doctrine. Pour nous, comme pour le grand docteur de Lyon, il sera consolant de voir l'authenticité des Évangiles, et tout d’abord celle de S. Matthieu, prouvée par les écrivains hétérodoxes des anciens temps.

Le fameux Basilides, contemporain des derniers membres survivants du collège apostolique, cite S. Matthieu, 7, 6 (Ap. Epiph. Haer. 24, 5). Il connaît aussi l’histoire des Mages telle que la raconte le premier Évangile (cf. Hippol. Philosoph. 7, 27).

Valentin, cet autre gnostique célèbre, qui vivait dans la première moitié du second siècle, appuie son système hérétique sur deux passages de S. Matthieu, 5, 18-19 et 19, 20 et ss. (cf. Iren. adv. Haer. 1, 3, 2 et s.). — Ptolémée, son disciple, connaît également plusieurs textes de notre Évangile : on peut s’en convaincre en comparant sa « lettre à flore », conservée dans les écrits de S. Épiphane (Haer. 33), avec Matth. 12, 25; 19, 8; 15, 5 et ss.; 5, 17. 39.

Isidore, fils de Basilides, mentionne (Ap. Clem. Alex. Strom. 3, 1) plusieurs versets que nous lisons au chapitre 19 (5. 10 et ss.) de S. Matthieu. Cerdo, autre hérétique du second siècle, cite (Ap. Theodor. Haeret. Fab. 1, 24, cf. Matth. 5, 38 et ss.) une partie du discours sur la montagne. D’autres sectaires moins connus, tels que les Ophites, les Naasséniens, les Séthiens, tous antérieurs au troisième siècle, cherchent aussi des bases pour leurs erreurs dans divers récits spéciaux au premier évangéliste (Pour les Ophites, voir Epiph. Haer. 37, 7. Pour les Naasséniens, Hippol. Philosophum. 5, 7 (cf. Matth. 19, 17 ; 5, 45) ; 5, 8 (cf. Matth. 13, 44 ; 23, 27 ; 27, 52 ; 11, 5 ; 7, 21 ; 21, 31 ; 2, 18 etc.). Pour les Séthiens, ibid. 5, 21 (cf. Matth. 10, 34)).

L’ouvrage hérétique connu sous le nom de « Homilies Clementines» contient plusieurs citations évidemment empruntées à l’Évangile selon S. Matthieu, dont quatre sont littérales, dix à peu près exactes, onze un peu plus libres.

Tatien (cf. Clem. Alex. Strom. 3, 12) prétend démontrer d’après Matth., 6. 19, la légitimité de son rigoureux ascétisme. Bien plus, dans son « Diatessaron » qui est la plus ancienne de toutes les concordes évangéliques, il donne une large part au récit de S. Matthieu. Théodote et Marcion font aussi un usage très fréquent du premier Évangile (pour le premier, voir les œuvres de Clément d'Alexandrie, édit Potter, § 59, cf. Matth. 12, 29 ; § 12, cf. Matth. 17, 2 ; § 14 et 51, cf. Matth. 10, 28 ; § 86, cf. Matth. 25, 5. Pour le second, voir Tertull. adv. Marc 2, 7 ; 4, 17, 36 (cf Matth. 5, 45), 3, 13 (cf Matth. 2, 1 et ss.) ; 4, 7 ; 5, 14 (cf Matth. 5, 17) ; etc.).

Il n’est pas jusqu’aux écrivains juifs et païens qui n’aient connu l’œuvre de S. Matthieu et qui ne rendent témoignage à son antiquité. Tels sont d'une part Celse et Porphyre (Ap. Orig. adv. Cels. 1, 58 et 65) ; de l’autre les auteurs israélites du quatrième livre d’Esdras et de l’Apocalypse de Baruch.

3. Les évangiles apocryphes forment la troisième série des témoignages de l’antiquité chrétienne, favorables à l’authenticité du premier évangile canonique. Nulle part assurément ces livres ne mentionnent l'œuvre de S. Matthieu ; néanmoins plusieurs de leurs récits semblent supposer son existence à l’époque ou ils furent eux-mêmes composés. Cela est particulièrement vrai des écrits connus sous les noms de Proto-évangile de S. Jacques, d’Évangile de Nicodème et d’Évangile selon les Hébreux. Par exemple, le chapitre 17 du « Protevangelium Jacobi » (voir Brunet, les Évangiles apocryphes, Paris, 1863, p. 111 et s.) a pour base naturelle Matth., 13, 55; le chapitre 21 est en corrélation parfaite avec Matth., 2. De même le chap. 26 avec Matth., 23, 35. Comparez aussi les chapitres 2 et 9 de l’Évangile de Nicodème (Ibid. p. 215 et ss.) avec Matth., 27, 19. 44-45. Quant à l’Évangile selon les Hébreux, il est probable, comme nous le dirons plus loin, qu’il doit directement son origine à la rédaction de S. Matthieu ; il en prouve donc l'authenticité (On trouvera le développement de ce troisième genre de preuve dans les livres de Constantin Tischendorf.)

De tous les témoignages qui précèdent (le lecteur aura remarqué qu'ils appartiennent pour la plupart aux deux premiers siècles de l'ère chrétienne, circonstance qui rehausse encore leur autorité), nous pouvons conclure de la façon la plus péremptoire que le premier Évangile est authentique : Quiconque refuserait d’admettre la valeur des preuves que nous avons indiquées, devrait, s’il était conséquent avec lui-même, cesser de croire à l’authenticité de quelque livre que ce soit.

4. Et pourtant il s'est trouvé, au XIXème siècle, et en assez grand nombre, de soi-disant critiques qui n’ont pas craint de regarder l’Évangile selon S. Matthieu comme une supercherie littéraire de beaucoup postérieure à l’ère apostolique (dans les temps anciens, il n'y a guère que le Manichéen Faustus qui ait nié l'authenticité du premier Évangile ; cf. August. c. Faust. 17, 1. Au dire de Sixte de Sienne, Biblioth. Sancta, 7, 2, les Anabaptistes l'auraient pareillement rejeté comme apocryphe. Aujourd'hui ce ne sont pas seulement les rationalistes avancés, comme de Wette, Strauss et Baur, qui partagent ce sentiment ; des hommes habituellement modérés, tels que Lücke, Lachmann, Neander, l'admettent sans hésiter. Ce fait est en lui-même assez étrange ; mais ce qui l’est davantage encore, c’est qu’on prétende parler au nom de la science en formulant une telle assertion. Quels peuvent bien être les leviers scientifiques assez puissants pour renverser la croyance de dix-huit siècles ? Aux arguments extrinsèques allégués plus haut, les adversaires du premier Évangile ne trouvent rien de sérieux à opposer. Toutes leurs preuves sont intrinsèques, et par la même subjectives, basées sur des appréciations personnelles. Il suffira de mentionner ici les principales ; nous retrouverons les autres dans le commentaire, à propos des faits particuliers auxquels elles se rattachent.

1° Rien dans le premier Évangile n’annonce que l’auteur a été témoin oculaire des événements qu’il raconte. L’apôtre S. Matthieu aurait été plus précis sous le triple rapport des lieux, des dates, des personnes.

2° Le premier Évangile passe complètement sous silence des faits très importants de la vie de Jésus. Il ne dit rien, par exemple, de son ministère en Judée, de la résurrection de Lazare, de la guérison de l’aveugle-né, etc. C'est donc tout au plus un disciple des apôtres qui l’aura composé (Schneckenburger, Ursprung des erst. Kanon. Evangelium, Stuttgart, 1834).

3° Quelques actions ou paroles de Jésus sont relatées plusieurs fois en divers endroits de l’Évangile, quoique avec de légères variantes. Comparer 9, 32 et ss. avec 12, 2 et ss.; 12, 38 et ss. avec 16,1 et ss.; 14, 13 et ss. avec 15, 29 et ss.; 16, 28 avec 24, 34; 11, 14 avec 17, 11 et ss; 5, 32 avec 19, 9; 10, 40-42 avec 18, 5; etc. (De Wette, Weisse, Holtzmann).

4° Le premier Évangile contient des faits merveilleux, légendaires qu’un apôtre n’aurait certainement pas admis dans son récit (à cette assertion, l'on reconnaît le Dr Strauss ; voir Leben Jesu, passim. Voir aussi de Wette, Kurzgef. Exeget. Handbuch zum N. Test. t. 1, P. 5 4è édit.), Exemples : plusieurs apparitions d’anges dans les premières et les dernières pages de l’Évangile, l’histoire de la tentation de Jésus, ch. 4 ; le didrachme à la bouche du poisson, 17, 24 et ss.; la malédiction du figuier, 21, 18 et ss.; la résurrection de personnes qui étaient mortes depuis un certain temps, 17, 52 et ss.; etc.

5° Plusieurs prophéties de l’Ancien Testament, que l’auteur du premier Évangile voulait faire réaliser par Jésus, ont eu une influence visible sur la narration de certains faits. Voir 21, 7 ; 27, 3 et ss. Nouvelle preuve qu’aucun apôtre n’y a mis la main (De Wette, l. c. p. 6).

Il est aisé de répondre à toutes ces objections. — 1° Nous rencontrerons, presque à chaque page du premier Évangile maint passage ou mainte expression pittoresque dont on pourrait se servir pour prouver que le narrateur avait vu de ses propres yeux la plupart des faits qu’il a insérés dans son récit. Cf. 9, 9 et ss.; 12, 9-10, 13, 49; 13I, 1; 14, 24-32; etc. Si la rédaction de S. Matthieu, comparée à celles de S. Marc et de S. Luc, est en général moins précise et moins détaillée, cela vient de ce que son plan était plus spécialement dogmatique, comme nous le dirons plus bas. — 2° Les omissions qu’on reproche à l’auteur du premier Évangile ont été complètement volontaires de sa part, puisqu’il se proposait surtout de raconter le ministère public du Sauveur en Galilée. Il connaît pourtant et il signale en passant les voyages de Jésus en Judée; Cf.4, 12; 19, 1.— 3° Les répétitions alléguées proviennent tantôt d’une fâcheuse erreur de nos adversaires, qui ont identifié des choses tout à fait distinctes, tantôt de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui a certainement reproduit en différentes circonstances, durant sa vie publique, certaines paroles importantes qu’il voulait fixer dans l'esprit de ses auditeurs.— 4° et 5° Les deux dernières objections attaquent beaucoup plus la véracité du premier Évangile que son authenticité. Elles reposent d’ailleurs sur des idées préconçues, sur des préjugés dogmatiques, dont nous n'avons pas à nous occuper actuellement. — Tant qu’on n’aura pas d’autres motifs à faire valoir contre les saints Évangiles, et, grâce à Dieu, on n’en aura jamais d’autres à faire valoir, nous pouvons les regarder toujours avec confiance comme l’œuvre des saints personnages auxquels les attribue la tradition.


§ 3. — INTÉGRITÉ.


Vers la fin du 18° siècle et durant les premières années du 19°, plusieurs critiques, tout en admettant l’authenticité du premier Évangile considéré dans son ensemble, nièrent cependant qu’il fût en tout point l’œuvre originale de S. Matthieu (c'est l'anglais William qui passe pour avoir formulé le premier ce sentiment). Suivant eux, les deux premiers chapitres, qui racontent l’enfance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ne remonteraient certainement pas jusqu’à l’ère apostolique. Ils auraient été ajoutés à une époque plus ou moins tardive par quelque compilateur inconnu. Deux raisons principales étaient apportées par les partisans de cette singulière opinion. 1° Il est impossible d’établir une harmonie réelle entre les récits du premier et du troisième Évangile relatifs à l’enfance du Sauveur. L’un d'eux est donc nécessairement apocryphe; or ce ne peut être que celui de S. Matthieu, puisque S. Luc se donne « ex professo » 1, 1 et 2, comme l'historiographe des premières années de Jésus. 2° Les chapitres 1 et 2 de S. Matthieu manquaient dans l’Évangile des Ébionites (cf. Epiph. Haer. 30, 13. Cet Évangile est probablement le même que celui des Hébreux) et dans le Diatessaron de Tatien (cf. Théodoret, Haeretic. Fab. 1, 20 : τὰς τε γενεαλογίας περιϰόψας ϰαὶ τὰ αλλα, ὅσα ἐϰ σπέρματος Δαϐίδ ϰατα σάρϰα γεγεννημένον τὸν ϰύριον δείϰνυσιν.) ; preuve qu’ils n’étaient pas généralement regardés comme authentiques dans la primitive Église. Mais ces raisons sont sans valeur. Les contradictions qu’on a prétendu trouver entre la narration de S. Matthieu et celle de Luc n’existent qu’à la surface et en apparence, ainsi que nous le prouverons dans le commentaire. Quant à l’omission des deux premiers chapitres de S. Matthieu dans les sources indiquées plus haut, elle avait eu lieu évidemment dans un but dogmatique, ce qui lui enlève la signification qu’on voudrait lui prêter ici. Les Ébionites voulaient un Messie tout humain, Tatien était un fauteur avoué de l’erreur des Docètes. Pour les Ébionites et pour Tatien, la généalogie du Sauveur, l’histoire de sa conception virginale et de sa naissance, son adoration par des Mages, etc., contenaient des arguments formels contre leurs hérésies ; ils trouvèrent plus commode de supprimer ces faits d’un trait de plume. Une telle suppression est plutôt favorable que contraire à l’intégrité du premier Évangile. Du reste, le début du récit de S. Matthieu ressemble trop aux pages suivantes, soit au point de vue des idées (on y voit déjà paraître, à cinq ou six reprises, ces citations de l'Ancien Testament qui sont des caractères principaux du premier Évangile ; cf. 1, 22-23 ; 2, 4-6, 15, 17, 18, 23), soit sous le rapport de la diction, pour avoir été inséré par un faussaire. Bien plus, ce début est supposé par la suite de la narration. Le verset 13 du chapitre 4 est inintelligible sans la fin du second chapitre (5.23). Le verset 1 du chapitre 3 ferait un très-mauvais exorde : il se rattache au contraire fort bien aux antécédents. J. P. Lange a donc dit avec raison que l’on pourrait tout aussi bien séparer la tête du corps que les deux premiers chapitres des suivants. Si l’on ajoute à ces preuves intrinsèques le témoignage très-formel de plusieurs écrivains du second et du troisième siècle (S. Irénée et Origène citent divers passages de ces chapitres, de même, le païen Celse, comme nous l'avons vu précédemment), l’on comprendra que l’intégrité de notre Évangile soit complètement hors de conteste.

§ 4. — TEMPS ET LIEU DE LA COMPOSITION DU PREMIER ÉVANGILE.


Parmi les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles, tous ceux qui ont eu la pensée d’établir une comparaison entre les quatre Évangiles au point de vue chronologique, assignent invariablement la priorité à celui de S. Matthieu. « Matthieu, dans son évangile, dit Origène, est le premier à avoir fait retentir la trompette sacerdotale (Hom. 7 in Jos. Edit. Ben. t. 2, p. 412 ; cf. Iren. adv. haer. 3, 1, 1). Et ailleurs : Ἀρξάμενοι ἁπὸ τοῦ Ματθαίου, ὅς ϰαὶ παραδέδοται πρῶτος λοιπῶν τοῖς Ἑϐραίοις ὲϰδεδωϰέναι τὸ εὐαγγέλιον τοῖς ἐϰ περιτομῆς πις τεύουσι (Comm. In Jean t. 4, p. 132 ; cf. Euseb. Hist. Eccl. 6, 25). S. Augustin n’est pas moins formel sur ce point : « Pour mettre l’évangile par écrit, chose qu’il faut croire avoir été ordonnée par Dieu lui-même, du nombre de ceux que Jésus avait choisis avant sa passion, deux occupèrent respectivement la première et la dernière place, Matthieu, la première, Jean, la dernière. Pour que ceux qui écoutent la parole, semblables à des fils qu’on étreint (à deux bras), placés par le fait même au milieu, soient par eux des deux côtés fortifiés (de consen. Evangel. Lib. 1, c. 2. De même S. Jérôme, De vir. illust. c. 3. » Ces assertions sont confirmées par la place que l’Évangile selon S. Matthieu a toujours occupée dans le canon du Nouveau-Testament.

Mais à quelle époque précise a-t-il été composé ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer d’une manière certaine, parce que la tradition cesse d’être unanime sur ce point. Théophylacte (Praefat. ad Matth.) et Euthymius Zigabenus (Comm. ad Matth.) fixent son apparition huit ans après l’Ascension (M.Gilly, dans son Précis d'introduction générale et particulière à l'Écriture Sainte, Nimes, 1868, t. 3, p. 203, accepte cette date). Le « Chronicon paschale » et l’historien Nicéphore (Hist. Eccl. 2, 45) la placent vers l’an 45 ou 48 ; Eusèbe de Césarée (Hist. Eccl. 3, 24), au moment où les apôtres se séparèrent pour aller prêcher l’Évangile par toute la terre, c’est-à-dire environ 12 ans après la Pentecôte. Cosmas Indicopleustes (Ap. Montfaucon, Collect. nova patr. Graec. t. 2, p. 245. Cf. Patritii. de Evangel. Lib. 3, p. 50) pense qu’elle aurait eu lieu aussitôt après le martyre de S. Étienne : S. Irénée semble au contraire la reculer jusqu’après l’an 60, lorsqu’il dit que S. Matthieu publia son Évangile « quand Pierre et Paul prêchaient à Rome et y fondaient l’Église (Adv. Haer. 3, 1, 1) ». En effet, les deux apôtres ne se trouvèrent ensemble à Rome que vers l’année 66 ou 67 de l’ère chrétienne. Les écrivains modernes adoptent tantôt l'une, tantôt l’autre de ces dates. La plupart se rangent cependant à l’opinion intermédiaire d’Eusèbe, d’après laquelle notre Évangile aurait été écrit vers l’an 45. Ce qui est certain, c’est qu’il parut avant la prise de Jérusalem par les Romains, par conséquent avant l’an 70, puisque les chapitres 23 et 24 contiennent la prophétie de cet événement.

Des exégètes contemporains (Hug, Einleitung in die Schrift. des N. T. t.2, § 5 ; A. Maier, Einleitung, p. 67 ; etc) ont cru trouver dans plusieurs passages du premier Évangile, des indices d’une composition relativement tardive. Par exemple, l'expression « jusqu’à ce jour », 27, 8; 28, 15, qui désignerait, suivant eux, une époque de beaucoup postérieure à la résurrection du Sauveur, ou encore la parenthèse « que celui qui lit, comprenne », 24, 15, qui prouverait qu’au moment où l’évangéliste écrivait les derniers chapitres, les Romains s’avançaient déjà contre la Judée. Mais ces interprétations sont exagérées; ἕως τῆς σήμερον est une locution juive, qui indique sans doute qu’un certain temps s’est écoulé depuis une époque déterminée, mais sans exiger que ce temps soit considérable. Dix ans, vingt ans suffiraient pour la vérifier. Quant à l’autre passage, nous dirons, en l’interprétant, qu’il contient peut-être une réflexion de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Du reste, eût-il été inséré par S. Matthieu, comme le croient un grand nombre de commentateurs, il signifie simplement que la catastrophe prédite par le Sauveur approchait, que ses symptômes précurseurs étaient visibles, non toutefois qu’elle était imminente.

On a toujours généralement admis que l'Évangile selon S. Matthieu avait été composé en Palestine. Cela ressort très clairement des témoignages que nous a légués l’antiquité sacrée. Qu’il suffise de rappeler celui d’Eusèbe, Hist. Eccl., 3, 24 : Ματθαῖος μὲν γὰρ πρότερον Ἑϐραίοις ϰηρύξας, ὡς ἕμελλε ἐφʹ ἑτέρους ἰέναι...παραδοὺς τὸ ϰατʹ αὺτὸν εὐαγγέλιον, τὸ λοῖπον τῆ αὐτοῦ παρουσίᾳ τούτοις ἀφʹ ᾧν ἐστέλλετο διὰ τῆς γραφῆς ἀπεπλήρου. D'après la Synopse attribuée à S. Athanase, c’est à Jérusalem que le premier Évangile aurait été publié. « Comme cette ville fut le point central d’où rayonna dans tous les sens la parole évangélique, il est très vraisemblable que ce fut là aussi que ce premier Évangile vit le jour (de Valroger, Introduction historique et critique aux livres du N. Test., t. 2, p. 26).

§ 5. — DESTINATION ET BUT DE L'ÉVANGILE SELON S. MATTHIEU.


L’opinion a prévalu, dans les temps anciens et modernes, que S. Matthieu, en écrivant son Évangile, avait surtout en vue ceux de ses compatriotes qui s’étaient, comme lui, convertis au christianisme. Les Juifs devenus chrétiens et surtout les juifs-chrétiens de Palestine, tel fut le cercle spécial auquel il s’adressa directement. Eusèbe de Césarée vient de nous le dire en termes exprès (voir la fin du § précédent). Nous avons lu plus haut (§ 2, 1, 1°) les paroles de S. Irénée et de S. Jérôme affirmant le même fait. Origène (Ap. Euseb. Hist. Eccl. 6, 25 : τοῖς ᾀπὸ Ίουδαῖσμον πιστεύσασι), S. Grégoire de Nazianze (Carm. 13, v. 31 : Ματθαῖος ἕγραψεν Εϐραίοις) et S. Jean Chrysostome (Hom. 1 in Matth.) le tiennent également pour certain. En un mot, la tradition n'a jamais hésité sur ce point. Or, les renseignements qu’elle nous a transmis sont corroborés d’une manière étonnante par le contenu, la forme, et, si l’on nous permet cette expression, le coloris du premier Évangile. Tout y indique « une œuvre judéo-chrétienne, composée pour des judéo-chrétiens (Gilly, l. c. p. 196). » Il est intéressant, sous ce rapport, de comparer l’œuvre de S. Matthieu avec celles de S. Marc et de S. Luc, qui avaient été primitivement écrites pour des lecteurs d’origine païenne. S. Marc entremêle son récit de notes archéologiques destinées à expliquer des expressions ou des coutumes juives, qui n’auraient pas été comprises en dehors du judaïsme : il définit le Corban, 7, 11, la Parascève. 15, 42, explique ce qu’il faut entendre par des mains communes, 7, 2, etc. S. Luc multiplie de son côté les notes géographiques, parce que son ami Théophile, 1, 3, (Cf. Actes des Apôtres 1, 1), ne connaissait pas le théâtre de la vie du Sauveur. Il dit que Nazareth et Capharnaüm étaient des villes de Galilée. 1. 26; 4, 31; que le bourg d’Arimathie était en Judée, 25, 15. Il indique la distance qui séparait Emmaüs de Jérusalem. 24, 13. etc. (cf. Actes des Apôtres 1, 2 ; voir aussi Jean. 1, 38, 41, 42 ; 2, 6 ; 7, 37 ; 11, 18 ; etc). Rien, ou du moins à peu près rien de semblable dans S. Matthieu. Les chrétiens auxquels il destinait son Évangile étaient donc au courant de la langue, des mœurs et des localités de la Palestine ; c’étaient par conséquent d’anciens Juifs convertis. Si, en quelques rares endroits (1, 23 ; 27, 8, 33, 46), les mots hébreux sont accompagnés d’une courte interprétation, ce doit être le fait du traducteur qui fit passer dans l’idiome grec, l’œuvre araméenne de S. Matthieu (voir le § suivant). Si la doctrine des Sadducéens touchant la résurrection des morts est caractérisée d’une manière spéciale, 22, 23, cela provient de ce que la secte sadducéenne était relativement peu connue du peuple juif (cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 1, 4).

De même que l’auteur du premier Évangile a supprimé les détails qu’il croyait inutiles pour ses lecteurs, de même il a fortement appuyé surtout ce qui pouvait impressionner, intéresser davantage des chrétiens issus du judaïsme. Jérusalem est la ville sainte par excellence, Cf. 4, 5 ; 27, 53. La Loi mosaïque ne sera pas détruite, mais transfigurée, ramenée à son idéal par le christianisme, cf. 5, 17-19. Le salut messianique a été prêché tout d’abord aux seuls Juifs, 10, 5 et s. : le ministère personnel du Sauveur leur a été spécialement réservé, 15, 25 : plus tard seulement, les Samaritains et les Païens devaient entendre la prédication de l’Évangile. Par contre, et pour un motif analogue, les préjugés particuliers, les tendances mauvaises des Juifs ont été relevés et combattus à mainte reprise dans l'Évangile selon S. Matthieu. Ainsi, le premier évangéliste s'étend plus que les autres sur les discours dans lesquels Notre-Seigneur Jésus-Christ avait anathématisé les erreurs et les vices des Pharisiens, et opposé à leurs fausses interprétations sa doctrine toute céleste. «Ces discours, rapportés tout au long, n’avaient évidemment d’intérêt que pour des hommes vivant sous l’influence des doctrines et des coutumes pharisaïques, ne pouvaient s’adresser qu’à des lecteurs qu’il était urgent de soustraire a cette influence funeste (Vilmain, Études critiques sur les Évangiles, dans la Revue des sciences ecclésiastiques, Mai, 1867). » De là encore la mention de plusieurs faits ou paroles qui étaient des protestations vivantes contre la doctrine rabbinique d’après laquelle les Juifs seuls seraient sauvés par le Messie, à l'exclusion des païens; Cf. 2, 1 et ss. ; 4, 15 et 16 ; 8, 11 ; 28, 19 ; etc.

Le but et la destination d’un ouvrage sont toujours deux choses corrélatives. Écrit plus directement pour des Judéo-Chrétiens, le premier Évangile devait poursuivre un but spécial, conforme à l’origine, au caractère, aux besoins de ses lecteurs primitifs : c’est en effet ce qui a lieu. Sa tendance bien marquée, parfaitement visible à travers toutes les péripéties du récit, reconnue du plus grand nombre des exégètes, est de prouver historiquement que Jésus de Nazareth est le Messie promis aux Juifs par le Dieu de l'ancienne Alliance. Jésus a réalisé trait pour trait le grand idéal messianique des Prophètes: telle est la pensée fondamentale sur laquelle tout s’appuie, à laquelle tout est ramené dans le récit de S. Matthieu. Il est inutile de décrire l’intérêt que cette thèse, bien développée, pouvait présenter à des Juifs convertis, les services qu’elle pouvait rendre à la cause du Christianisme auprès des Israélites demeurés incrédules. Mieux vaut indiquer rapidement la manière dont l'évangéliste est demeuré fidèle à son but depuis la première jusqu’à la dernière page.

1° Dès le début, il trace la généalogie de Jésus, afin de le rattacher ainsi à David et à Abraham, dont le Messie devait naître d'après les Prophètes.

2° Souvent, et d’une façon toute particulière, il mentionne les écrits de l’Ancien Testament, pour montrer que Jésus en a accompli tel ou tel passage messianique. Les formules dont il se sert alors sont significatives: « Ceci est arrivé pour que soit accompli ce que le Seigneur avait dit par son prophète » ; 1, 22. Cf. 2, 15. 23 ; 3, 14, etc. «C’est alors que s’accomplît ce qui avait été dit... »; 2, 17 ; 27, 9, etc. Il cite jusqu’à quarante-trois fois l'Ancien Testament (parmi ces citations, treize sont tirées du Pentateuque, neuf des Psaumes, seize des écrits prophétiques) d’une manière directe, ce qui n’arrive que dix-neuf fois à S. Luc.

3° Dans la vie publique et dans la Passion du Sauveur, il aime à relever les traits par lesquels le divin Maître a plus ostensiblement manifesté son caractère messianique. Jésus a eu un Précurseur, 3, 3 et 11, 10 ; il a évangélisé de préférence la province de Galilée qui avait autrefois tant souffert, 4, 14- 6 ; il a multiplié les miracles sous ses pas, 8, 17 ; 12, 17 ; volontiers il voilait son enseignement sous la forme des paraboles, 13, 14 ; il est entré un jour dans la capitale Juive triomphalement à la façon d’un roi, 21, 5-16 ; son peuple l’a rejeté, 21, 42, ses disciples l’ont abandonné, 26, 31-56 : tous ces faits et d’autres semblables, qui abondent dans le premier Évangile, prouvent que le but de S. Matthieu était bien de montrer l’accomplissement de la loi et des Prophètes par Notre-Seigneur Jésus-Christ. A ce point de vue, il est vrai de dire que cet Évangile représente le côté juif de la doctrine chrétienne. Mais ce serait une erreur grossière d'ajouter avec quelques écrivains rationalistes (Schwegler, Hilgenfeld) qu'il a judaïsé les idées du Christ et que tous ses éléments non-juifs sont des interpolations. S. Matthieu n'est pas plus un Pétrinien que S. Luc n’est un Paulinien (nos lecteurs savent que ces deux noms barbares, dérivés des noms de S. Pierre et de S. Paul, ont été inventés par les rationalistes pour désigner les prétendus partis qui se seraient formés dans l'Église chrétienne peu de temps après la mort du Christ, l'un favorable aux idées juives et conduit par S. Pierre, l'autre libéral, cosmopolite et dirigé par S. Paul. Voir Le Hir, Études Bibliques, t. 2, p. 293 et ss.), et ce n’est qu’en faussant l’histoire que l’on peut arriver à de pareilles conclusions. — Nous n’avons pas besoin de dire que, malgré le but indiqué plus haut, l’œuvre de S. Matthieu ne saurait être comparée à un écrit exclusivement dogmatique. L’auteur ne s’adresse pas seulement à l’esprit pour prouver que Jésus est le Messie promis, il s’adresse peut-être plus encore au cœur pour persuader que l’on doit vivre conformément à la doctrine du Christ (de Valroger, l. c. p. 25). Au reste, sa méthode demeure avant tout historique.


§ 6. — LANGUE DANS LAQUELLE FUT ÉCRIT LE PREMIER ÉVANGILE.


Ce point, sur lequel il n'exista pas le moindre doute pendant des siècles nombreux, est devenu, depuis la Renaissance, le plus difficile et le plus compliqué (Grawilz, Sur la langue originale de l’Evang. de S. Matthieu, Paris, 1827) de tous ceux que l’on traite dans une Introduction au premier Évangile.

La tradition est cependant aussi claire, aussi formelle que possible lorsqu’il s’agit de déterminer la langue dans laquelle S. Matthieu composa son Évangile. Nos anciens écrivains ecclésiastiques affirment à l'unanimité que ce fut l’hébreu, ou plus exactement, l’araméen (souvent appelé syro-chaldaïque. Schegg est le seul à croire que le premier Évangile a été primitivement écrit en hébreu pur) qui était alors en usage dans toute la Palestine, et dont les Talmuds sont un précieux reste. En parlant de l'authenticité du premier Évangile (§ 2), nous avons cité plusieurs de leurs témoignages : il suffira d’en rappeler ici les expressions principales.

Papias : ἑϐραΐδι διαλέϰτῳ, ap. Euseb. Hist. eccl. 3, 39.

S. Irénée : ἐν τοῖς Ἑϐραίος τῇ ἰδία διαλέϰτῳ αὐτῶν, adv. Hær. 3, l.

S. Pantène, au sujet duquel Eusèbe écrit dans son histoire, 5, 10 : « On rapporte (λέγεται) qu'étant allé aux Indes, il y trouva écrit en hébreu (Αὐτοῖς τε Ἑϐραίων γράμμασῖ) l’Évangile selon S. Matthieu que S. Barthélemy avait apporté dans ces contrées.» S. Jérôme, de Vir. illustr., c. 36, raconte le même fait: « Pantène rapporte que Barthélémy, un des douze apôtres, avait prêché la venue de notre Seigneur Jésus-Christ selon l’évangile de Matthieu, et que, retournant à Alexandrie, il ramenait avec lui cet évangile écrit en lettres hébraïques. »

Origène : γράμμασιν Ἑϐραΐϰοις συντεταγμένον, apud Euseb., Hist. Eccl. 6, 25.

Eusèbe de Césarée : πατρίῳ γλώττῃ, dans la langue maternelle des Hébreux pour lesquelles il écrivait. Hist. eccl., 3, 24. Ailleurs, Ἑϐραΐδι γλώττῃ.

S. Jérôme : « Il (saint Matthieu) a composé un évangile en hébreu » ; Præf. in Matth.; Cf. contr. Pelag. 3, l.

De même S. Cyrille de Jérusalem, Catech. 14, S. Epiphane, Hæres. 30, 3, S. Jean Chrysostome, S. Grégoire de Nazianze, S. Augustin, en un mot tous les Pères de l’Église d'Orient comme de l’Église d’Occident (cf. Richard Simon, Histoire critique du Nouveau Testament, t. 1, p. 54-55). De même, à leur suite, tous les commentateurs jusqu’au 16° siècle. Cette longue chaîne de témoignages, remontant d’anneau en anneau jusqu’à l'ère apostolique, ne dirime-t-elle pas la question en faveur de l’araméen ? Nous l'affirmons sans hésiter. Un examen impartial des témoignages qui précèdent nous conduit à cette conclusion : en face d'un si grand nombre de témoins indépendants les uns des autres, nous violerions les premiers principes de la critique historique, si nous refusions d’admettre que S. Matthieu a écrit son Évangile original en hébreu. Aucun fait relatif à l’histoire des Évangiles n’est établi d’une manière plus pleine et plus satisfaisante. Depuis le temps des Apôtres jusqu’à la fin du 4° siècle, tous les écrivains qui ont eu l'occasion de traiter de cette matière ont attesté la même chose d’un commun accord. Un tel fait nous paraît largement suffire pour prouver que S. Matthieu a écrit primitivement son Évangile dans le dialecte hébreu qui se parlait alors.

Malgré cette masse écrasante de témoignages, Érasme le premier (Annotat. in Matth. 8, 23; Cf. Scholia ad Hieron. Vir. illustr. c. 3 : « Il me semble plus probable que cet évangile a été écrit dans la même langue dans laquelle les autres évangélistes ont écrit » telle est sa conclusion), essaya de prouver que l’Évangile selon S. Matthieu avait été composé en grec, de même que les trois autres. Ses recherches ne le conduisirent cependant pas au-delà d’une simple probabilité. Thomas de Vio, plus connu sous le nom de cardinal Cajetan, incliné par principe vers les opinions nouvelles et singulières, adopta la conclusion d’Érasme. Ils furent bientôt suivis l'un et l'autre par de nombreux écrivains protestants (Calvin, Théodorre de Bèze, Calovius, etc.), qui profitèrent volontiers de cette occasion pour attaquer la valeur de la tradition en général, et pour amoindrir l'autorité de la Vulgate. Le plus célèbre et le plus vigoureux défenseur de la thèse nouvelle fut flaccius Illyricus, qui s’appliqua à en prouver la vérité par de nombreux arguments (Nov. Testam. ex versione D. Erasmi Rotterdami emendata, cum glossa compendiaria Matth. flacii Illyrici, Bâle. 1570, p. 1 et ss. On appréciera plus loin la valeur de sa démonstration, car ses successeurs n’y ont presque rien ajouté). Masch la soutint à son tour avec beaucoup d’entrain (Essai sur la langue originale de l'Évangile selon S. Matthieu, Halle, 1755). Aujourd'hui encore, ses principaux adhérents sont des critiques protestants ou rationalistes (Par exemple, M. Renan, Histoire des langues sémitiques, p. 211 ; de Wette, Fritzsche, Credner; Thiersch, Baumgarten-Crusius, etc. On compte pourtant des noms protestants illustres parmi les partisans de la tradition, v. g. ceux d‘Eichorn, de Guericke, d’Olshausen. Aussi n’a-t-on pas été médiocrement surpris de voir un célèbre professeur catholique, le Dr Hug de Fribourg-en-Brisgau, mettre « toute sa science et son rare talent de combinaison au service de cette opinion négative (De Valroger, l. c. p. 29) »

Pour rompre avec une tradition si constante et si unanime, pour pouvoir écrire, comme l’a fait Holtzmann : Bien que ce fût l'opinion de l'ancienne Église, c’est à peine si quelqu'un croit aujourd'hui à la composition primitive de notre Évangile en langue hébraïque) : « En ce qui concerne la langue originale du premier Évangile, nous sommes en état de contredire toute la tradition », il faut être poussé par de puissants motifs. Examinons ceux que nos adversaires répètent à tour de rôle depuis l’époque d’Érasme et de Flaccius.

Ils se sont tout d’abord appliqués à diminuer, et même à détruire complètement la force probante des témoignages que nous avons cités. De tous les Pères, disent-ils, c’est Papias qui a rapporté le premier que S. Matthieu avait composé son Évangile en hébreu : les témoignages subséquents dépendent donc du sien, s'y rattachent comme à une source unique. Or, quel cas devons-nous faire, sur un point de critique, du jugement d’un homme dont, au dire d'Eusèbe (Hist., Ecc. 3, 39), « les facultés intellectuelles étaient fort médiocres », σφόδρα τοι σμιϰρός ὤν τὸν νοῦν? Quelque ébionite lui aura montré l'Évangile apocryphe selon les Hébreux (voir plus bas), en lui affirmant que c’était l’œuvre primitive de l'apôtre : il l’aura cru, consigné dans ses écrits, et les autres Pères se seront faits les échos de son assertion erronée. Nous avouons qu’un pareil procédé d’argumentation est doué d’une force supérieure, mais pour ruiner, pour anéantir, et vraiment nous ne voyons pas ce qui resterait debout en fait de tradition, si on l'appliquait successivement à tous les points du dogme, de l'histoire, etc.

Mais revenons aux détails pour mieux apprécier l'objection. Papias, il est vrai, était peu judicieux dans le choix de ses renseignements, et c’est ainsi qu’il se laissa induire en erreur par les Millénaires, comme l'ajoute l'historien Eusèbe. Mais fallait-il un si grand génie pour s'assurer qu’un livre avait été écrit en hébreu ? Son témoignage ne saurait donc être invalidé à cause de la note sévère de l'évêque de Césarée. Quand nos adversaires affirment ensuite que tous les témoignages subséquents des SS. Pères ne sont qu’un écho de celui de Papias, ils tombent dans une erreur grossière : les écrivains ecclésiastiques que nous avons cités sont au contraire très-indépendants les uns des autres, et représentent chacun l’opinion d"une époque ou d’une Église spéciale. Des hommes tels que S. Irénée, Origène, Eusèbe, S. Jérôme, étaient assurément capables de se former un sentiment par eux-mêmes sur la matière en question, et elle leur offrait assez d'intérêt pour qu’ils prissent directement toutes les informations désirables, ainsi qu'on le voit du reste dans leurs écrits. Au surplus, selon la remarque fort juste du P. de Valroger (l. c. p. 32), « si l’on pouvait expliquer par quelque intérêt polémique ou dogmatique la tradition relative au texte hébreu de S. Matthieu, la tentative de rendre cette tradition suspecte prendrait peut-être une certaine vraisemblance. Mais, tout au contraire, le désir de rendre notre texte grec plus vénérable, devait disposer à laisser dans l'ombre cette tradition. Pour qu’elle se soit propagée et transmise comme elle l’a fait, il faut qu’elle ait eu de profondes racines et que l'amour pur de la vérité historique en ait maintenu le souvenir. » Elle demeure donc inattaquable sous tous rapports.

Du terrain de la tradition, nos critiques sont passés sur celui de la philologie. La nature même de la question à traiter les y autorisait assurément : voyons s’ils y ont été plus heureux.

Le premier Évangile ayant été directement composé, nous l'avons vu et tout le monde l'admet (cf. le § précédent), pour des habitants de Palestine, convertis du Judaïsme à la religion de Jésus, S. Matthieu devait tout naturellement l’écrire dans la langue de ceux auxquels il l'adressait, c’est-à-dire en araméen, et c’est là un fait qui corrobore d’une manière singulière l'ancienne tradition. On nous répond au contraire, qu'indépendamment de cette circonstance, ou plutôt qu’à cause de cette circonstance, il devait l'écrire en grec. C’est ici surtout que Hug a déployé toute sa science et toute son habileté. Il essaie de démontrer, à grand renfort de documents et de citations, qu’au premier siècle de l’ère chrétienne la langue grecque était devenue d’un usage universel en Palestine, qu’à de rares exceptions près, chacun pouvait la comprendre, la lire, la parler. Mais, outre qu’il résulterait simplement de là que S. Matthieu pouvait composer son livre en grec, et non qu’il l’a réellement écrit dans cette langue, l'affirmation de Hug est exagérée d’une manière notable. Bien que, depuis Hérode, l'hellénisme sous toutes ses formes eût fait une invasion en règle dans les différentes provinces de la Palestine, le grec était encore loin d’avoir supplanté l'araméen et d’être devenu l'idiome populaire. M. Renan, dont nous sommes loin de nier la compétence en pareille matière, l’admet sans hésiter ; «Nous pensons, dit-il, que le syro-chaldaïque était la langue la plus répandue en Judée, et que le Christ ne dut pas en avoir d’autre dans ses entretiens populaires... Le style du Nouveau Testament, et en particulier des lettres de S. Paul, est à demi syriaque par le tour, et l’on peut affirmer que, pour en saisir toutes les nuances, la connaissance du syriaque est presque aussi nécessaire que celle du grec... Josèphe nous apprend que ceux de ses compatriotes qui faisaient cas des lettres helléniques étaient peu nombreux, et que lui-même avait toujours été empêché, par l'habitude de sa langue maternelle, de bien saisir la prononciation du grec. » (Histoire des langues sémitiques, p. 211 et ss.) A côté de l'exemple du juif Josèphe (cf. Guerre des Juifs, 6, 2, 1), ou peut alléguer celui de S. Paul qui, s’adressant à la foule ameutée contre lui dans l'enceinte du temple, gagna immédiatement la sympathie de tous parce qu’il parlait en hébreu, ἐϐραΐδιδιαλέϰτῳ, Actes 22, 2. Ce fait démontre jusqu’à l'évidence que, durant la seconde moitié du premier siècle, le syro-chaldaïque était demeuré la langue populaire de la Palestine. Le grec, quelque progrès qu’il eût pu faire, était encore une langue étrangère pour la masse des habitants : ceux qui la parlaient, fussent-ils fils d’Abraham, portaient le nom de Ἕλληνες, c’est-à.-dire de païens. Pour toutes ces raisons, il était donc très-naturel que S. Matthieu n’écrivît pas en grec, mais en araméen.

Mais nos adversaires ne se tiennent pas pour battus. Pénétrant au sein même du premier Évangile pour en étudier la diction, ils prétendent que le grec dans lequel on le lit depuis le premier siècle, accuse, par sa pureté relative, une œuvre tout à fait originale et nullement une traduction. On y rencontre des tournures et des expressions élégantes, originales, bien plus, des jeux de mots, dont les équivalents ne peuvent guère avoir existé, vu la différence des langues, dans un livre écrit primitivement en hébreu. Telles sont les locutions suivantes : βαττολογεῖν et πολυλογία, 6, 7; ἀφανίζουσι ... ὅπως φανῶσι, 6, 16 ; ϰαϰοὺς ϰαϰῶς ἀπολέσει, 21, 41, etc (Bleek, Holtzmann). Nous répondons qu’il y a là encore des exagérations considérables. D’autres savants (Bolten, Eichhorn, Bertholdt) ont affirmé au contraire que le style grec du premier Évangile sent l’hébreu d’un bout à l’autre et qu’il abonde en fautes de traduction. Ce qui est certain, c’est qu'on y trouve des expressions de couleur tout à fait sémitique, revenant d'une manière fréquente et semblant supposer un texte original araméen; par exemple ϰαὶ ἰδού, דהבה, que S. Matthieu emploie jusqu’à trente fois; ἀποστρέφειν, comme השיב, pour signifier: ramener, rapporter, C. 26, 52 ; 27, 7; ἐγὼ ϰύριε, 21, 30, je suis prêt. הנני ; ὀμνύειν ἐν, formé d’après l’hébreu בשבצ ב sept fois; μέχρι ou ἕως τῆς σήμερον, 11, 23; 27, 8; 8, 15, locution aimée des écrivains de l’Ancien Testament, צד־היום הדה etc. Sur ce point encore, nous avons gain de cause, ou tout au moins la question reste douteuse.

Une dernière objection philologique se tire de la nature des citations de l’Ancien Testament faites par l’auteur du premier Évangile. Ces citations sont de deux sortes : il y a celles que S. Matthieu fait en son propre nom, pour prouver le caractère messianique de Jésus (voici les principales : 1, 23, Cf. Isaïe 7, 14 et ss.: 2, 15, Cf. Os. 11, 4; 2, 48, Cf. Jérémie 31, 15 ; 2, 23; Cf. Isaïe 11, 1 ; 4, 15 et s; Cf. Isaïe 8, 23; 9, 1 ; 8, 17, Cf. Isaïe 53, 4; 53, 35, Cf. Psaume 75, 2; 21. Cf. Zach. 9, 9.), et celles qu’il rapporte comme simple narrateur, parce qu’elles se trouvaient dans les discours du Christ ou d’autres personnages (entre autres : 3, 3, Cf. Isaïe 40, 3; 4, 4, Cf. Deutéronome 8, 3; 4, 6, Cf. Psaume 90, 2 ; 4, 7, Cf. Deutéronome 6, 16; 4, 10, Cf. Deutéronome 6, 13; 15, 4, Cf. Exode 20, 12: 15, 8, Cf. Isaïe 29, 13; 19, 5, Cf. Genèse 2, 24; 21, 42. Cf. Psaume 117, 22; 22, 39, Cf. Lévitique 19, 18; 24, 15, Cf. Dan. 9, 27; 26, 31, Cf. Zach. 13, 7). Or, les premières ont lieu le plus souvent d’après le texte hébreu de l'Ancien Testament, les autres d’une manière régulière d’après la version des Septante, alors même qu’elle s’écarte de l’hébreu. A coup sûr, c’est là un phénomène assez extraordinaire, qui méritait d’attirer l'attention des critiques. Mais prouve-t-il comme le veulent nos adversaires (Hug, Langen) que l'Évangile selon S. Matthieu a été écrit primitivement en grec ? Pas le moins du monde. Nous pourrions en déduire avec tout autant de vérité la composition du premier Évangile en langue araméenne, puisque plusieurs des citations de l'Ancien Testament, par exemple 2, 15, Cf. Os. 11, 1 ; et 8, 17, Cf. Isaïe 53, 4, seraient complètement vides de sens, si elles étaient faites d’après les Septante. Quel Juif, demande à bon droit Langen, quel Juif écrivant en grec et citant l'Ancien Testament, se serait écarté constamment de la version officielle des Septante, pour faire lui-même une traduction indépendante du texte original? Mais, pour être impartial, nous préférons admettre avec Arnoldi que le fait signalé ne prouve ni pour ni contre l’emploi du grec ou de l'araméen par Matthieu. Il est vraisemblable que, dans l’écrit primitif de l’Apôtre, toutes les citations étaient conformes au texte hébreu : c’est le traducteur qui, agissant avec une grande indépendance et désirant peut-être établir, toutes les fois qu’il le pouvait sans nuire au fond des choses, une ressemblance aussi grande que possible entre le premier Évangile et les deux suivants qui avaient fait alors leur apparition, aura adapté une partie des citations de S. Matthieu à la version des Septante.

Mais, nous dit-on, si S. Matthieu a écrit en hébreu, comment expliquer la prompte disparition du texte original ? Est-il concevable qu’à ces âges de foi une œuvre apostolique se soit ainsi perdue, sans qu’il en restât autre chose qu’une traduction ? La réponse que Richard Simon faisait autrefois à cette objection a conservé toute sa valeur : « La raison pour laquelle l'exemplaire hébreu ou chaldaïque ne s’est pas conservé, c’est que les églises de la Judée, pour lesquelles il fut d'abord écrit, n’ont pas subsisté longtemps. Au contraire, les Églises où la langue grecque était florissante, ont toujours duré... Ce n’est donc pas une chose extraordinaire que l'Évangile hébreu de S. Matthieu ait été perdu... Il est cependant à remarquer qu’il ne périt pas entièrement dès les premiers temps du christianisme ; car la secte des Nazaréens, qui tirait son origine des premiers Nazaréens ou chrétiens de la Judée, continua longtemps de le lire dans ses assemblées.

Il passa aussi aux Ébionites qui l'altérèrent en plusieurs endroits. Nonobstant ces altérations, on pouvait toujours dire que c'était l’Évangile hébreu de S. Matthieu (Histoire critique du N. T. t. 1, p. 52 et s. «L'original hébreu, dit de même Reithmeyr, disparut sans doute d'assez bonne heure, quand se fut dissipé le petit groupe de chrétiens qui seul en pouvait faire usage ». Le savant critique, dans ces dernières lignes, fait allusion a l’écrit célèbre qu’on appelait déjà du temps des Pères « l'Évangile selon les Hébreux» (Εὐαγγέλιον ϰαθʹ Εϐραίους, Euseb. Hist. Eccl. 3, 27; Cf. Hierou. Comm. ad Matth. 12, 13) que plusieurs écrivains ecclésiastiques des premiers siècles identifiaient déjà à l'œuvre originale de S. Matthieu. S. Épiphane n’a pas le moindre doute à ce sujet : « Ils possèdent, dit-il des Nazaréens orthodoxes, l’Évangile selon S. Matthieu très-complet en langue hébraïque : ils conservent encore aujourd’hui manifestement cet Évangile tel qu'il a été écrit primitivement en caractères hébraïques (Haer. 29, 9). » S. Jérôme parlant à différentes reprises de l'Évangile des Hébreux, affirme qu’un grand nombre de ses contemporains le regardaient comme l’écrit primitif de S. Matthieu : « Dans l’évangile selon les Hébreux…dont se servent jusqu’à maintenant les Nazaréens, évangile selon les Apôtres, ou comme plusieurs le croient, selon Matthieu, que l’on trouve encore dans la bibliothèque de Césarée (Contr. Pelagi. 3, 1.). «  Évangile dont se servent les Nazaréens et les Ébionites…qui est appelé par la plupart l’évangile authentique de Matthieu (Comm. ad Matth. 12, 13) ». Il dit encore : « L’évangile hébraïque de saint Matthieu lui-même est conservé jusqu’à aujourd’hui dans la bibliothèque de Césarée… Les Nazaréens de Beyrouth en Syrie, qui se servent de ce volume, m’ont accordé l’autorisation de le transcrire (De Vir. illustr. c. 3. Il raconte au chap. 2 qu’il traduisit cet Évangile de l'hébreu en grec et en latin. De ces témoignages, concluons avec Reithmayr (Traduction du P. de Valroger, t. 2, p. 39 et 40.) et avec beaucoup d’autres exégètes (entre autres J. Langen, Bisping, Van Steenkiste, Gilly, etc.), que, dans l'Évangile selon les Hébreux, « nous avons trouvé la source d’après laquelle fut rédigé l’Évangile grec de S. Matthieu, tel que nous l'avons. » L'existence de ce livre, bien qu’il ait été rangé parmi les écrits apocryphes à cause des erreurs ou des fables qu’y ajoutèrent les Ébionites, confirme donc ce que nous avons dit plus haut, touchant la composition du premier Évangile en langue araméenne.

Il nous reste à dire quelques mots de la traduction grecque qui, depuis tant de siècles, a remplacé, dans l'usage officiel comme dans l'usage privé, le texte hébreu. Par qui a-t-elle été composée ? A quelle époque remonte-t-elle ? Quels sont ses rapports avec l'œuvre primitive de S. Matthieu ? On aimerait à le savoir d’une manière précise ; malheureusement l’on est réduit sur ces trois points à des conjectures plus ou moins incertaines.

1° Le traducteur n’était déjà plus connu du temps de S. Jérôme: « Celui qui, par après, l’a traduit en grec n’est pas connu avec certitude » (De vir. illustr., c. 3). Il est vrai que la « Synopsis sacræ Scripturæ » rangée à tort parmi les écrits de S. Athanase (Edit. Bened. t. 2, p. 202 : τὸ μὲν οὖν ϰατὰ Ματθαῖον εὐαγγέλιον ἐγράφη ὑπʹ αὐτοῦ τοῦ Ματθαίου τῆ Εϐραῖδι διαλέϰτῳ ϰαὶ ἐξεδόθη ἐν Ἱερουσαλὴμ, ἡρμηνεύθη δὲ ὑπὀ Ἰαϰώϐου τοῦ αδελφοῦ τοῦ ϰυρίου τό ϰατὰ σάρϰα.) attribue la version grecque du premier Évangile à S. Jacques-le-Mineur ; que Théophylacte, Euthymius Zigabenus et plusieurs manuscrits la regardent comme l'œuvre de l’apôtre S. Jean; que divers auteurs anciens ou modernes ont prononcé dans le même sens les noms de S. Barnabé (Isidor Hispalens.), de S. Marc (l'exégète anglais Greswell), de S. Luc et de S. Paul (Anastasius Sinaïta); enfin que d'assez nombreux exégètes supposent que la traduction fut faite par S. Matthieu lui-même (Olshausen, Lee, Ebrard, Thierseh, etc.) ou du moins sous sa direction (Guericke) : mais ce sont là de simples assertions dénuées de fondement solide.

2° L’Évangile araméen de S. Matthieu dut être traduit de très-bonne heure en langue grecque. Il parut sans doute sous cette nouvelle forme presque aussitôt après sa publication, en tout cas bien avant la fin du premier siècle, car le texte grec était déjà répandu par toute l'Église à l'époque des Pères apostoliques. S. Clément de Rome, S. Polycarpe, S. Ignace d’Antioche l'ont connu et cité (relire leurs citations mentionnées au § 2. 1, 22). Une traduction grecque répondait du reste à un besoin trop urgent des premiers convertis du monde païen pour qu’elle n'ait pas été immédiatement entreprise. Aussi lisons-nous sans aucune surprise dans les fragments qui nous restent de Papias, qu’il y eut tout d’abord des essais multiples en ce sens : ἡρμήνευσε δʹ αὐτὰ (les λογια de S. Matthieu, voir § 3, 1, 1°) ὡς ἦν δυνατὸς ἕϰαστος (Ap. Euseb. Hist. Eccl. 3. 39). Toutes ces versions imparfaites vécurent peu de temps ; une seule reçut bientôt un caractère officiel, et les différentes chrétientés adhérèrent d’une manière inébranlable, comme si c’eût été l'original même de l’apôtre. C’est cette traduction que nous avons encore aujourd’hui.

3° Aucun écrivain de l'antiquité n’a songé à établir une comparaison entre le texte hébreu de S. Matthieu et la traduction grecque. Ce silence même, la réception prompte et uniforme du texte grec et l’autorité canonique qui lui fut conférée dès le début, prouvent qu’il reproduit exactement l’Évangile araméen. Nous avons cependant conclu de la classification des citations de l’Ancien-Testament en deux catégories, et du procédé spécial appliqué à chacune des deux classes, que, selon toute vraisemblance, le traducteur s’est conduit parfois d’une manière assez indépendante, sans pourtant jamais cesser d’être fidèle. C’est du texte grec que toutes les autres versions dérivent, à part une seule, en langue syriaque, qui fut faite immédiatement sur l’original hébreu, comme l'a démontré naguère M. Cureton (Syriac Recei 3, p. 75 et ss. cf. Journal asiatique, juillet 1859, p. 48 et 49; Le Hir, Études bibliques, t. 1, p. 25 et ss.)

§ 7 — CARACTÈRE DU PREMIER ÉVANGILE.


Il est incontestable qu'on ne trouve pas dans le premier Évangile la vie et la rapidité du récit de S. Marc, les brûlantes couleurs et les beautés psychologiques de la narration de S. Luc : c’est le moins graphique de tous les Évangiles. Cela provient de ce que son auteur se borne le plus souvent à tracer les grandes lignes de la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à esquisser les contours des événements, sans s’arrêter à dessiner minutieusement les traits particuliers. N’envisageant les choses que sous leur aspect général, il s’intéresse moins aux circonstances secondaires : de là ce manque de pittoresque qui a été déjà signalé plus haut. Mais, en revanche, comme il plaît par sa noble simplicité, par son calme parfait, par sa majestueuse grandeur. S’il est par excellence l’Évangile du royaume des cieux (l'expression ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν, y revient jusqu’à trente deux fois), l’Évangile du Messie-Roi, le ton du récit est aussi vraiment royal depuis la première jusqu’à la dernière ligne. Du reste, si S. Matthieu a une certaine infériorité comme écrivain lorsqu’il rapporte les faits, il est au premier rang parmi les synoptiques pour exposer les discours du divin Maître. On peut même dire que sa spécialité comme évangéliste consiste précisément à nous montrer Jésus orateur. Il ajoute peu aux événements qu’il abrège au contraire quand ils ne se rattachent pas à son but (Nous noterons dans le commentaire ceux qu’il est seul à raconter); mais il ajoute énormément aux discours et aux paroles du Sauveur. A lui seul, il a conservé jusqu’à sept grands discours se rattachant à différents sujets, et qui suffisent pour nous donner une idée complète du genre d’éloquence de Notre-Seigneur. Ce sont : 1° le sermon sur la montagne, ch. 5-7; 2° l'allocution aux douze Apôtres au moment où Jésus les envoyait prêcher l'Évangile pour la première fois, ch. 10 ; 3° une apologie contre les Pharisiens, ch. 12, 25-45 ; 4° les paraboles du royaume des cieux, ch. 13 ; 5° un discours adressé aux disciples sur les devoirs réciproques des chrétiens, ch. 18 ; 6° une vigoureuse polémique à l’adresse de ses adversaires, ch. 23 ; enfin 7° une prophétie solennelle relative à la ruine de Jérusalem et à la fin du monde, ch. 24-25.

Aux particularités de style qui ont été signalées à l’occasion de la discussion sur l'idiôme dans lequel fut composé le premier Évangile, nous ajouterons les suivantes, qui contribueront aussi à déterminer son caractère général. L'expression δ πατὴρ δ ἐν τοῖς οὐρανοῖς est employée seize fois par S. Matthieu, tandis qu’elle n’apparaît que deux fois dans le second Évangile, pas une seule fois dans le troisième. Jésus y est appelé sept fois υτός Δαϐίδ. La particule τότε ne revient pas moins de quatre-vingt dix fois sous la plume de l’évangéliste, pour ménager quelque transition. Les locutions ϰατʹ ὄναρ, ἡ συντελεία τοῦ αίῶνος, τάφος, προσϰυνεῖν avec le datif, rarement usitées dans les autres écrits du Nouveau-Testament, sont employées six, cinq, six, et dix fois dans notre Évangile. Les mots φρόνιμός, οἰϰιαϰός, ὕστερον, διστάζειν, συναιρεῖν λόγον, μαλαϰία, συμϐούλιον λαμϐάνειν, etc., sont également chers à. S. Matthieu.


§ 8. — PLAN ET DIVISION.


l. Le but que se proposait S. Matthieu en composant son Évangile (Cf. § 5) a évidemment influé sur le choix qu’il a fait des matériaux, et sur la place qu’il leur a accordée dans le récit. Parmi les miracles et les discours du Sauveur, il a donc choisi ceux qui lui paraissaient mieux prouver le caractère messianique de Jésus, ceux qu’il pouvait plus parfaitement rattacher aux anciennes prophéties relatives à la vie du Christ. C’est pour cela qu’il touche à peine au ministère de Notre-Seigneur en Judée, tandis qu’il s’étend longuement et avec amour sur l’activité déployée par le divin Maître dans la province de Galilée. En effet, avec l’histoire de la Sainte Enfance et de la Passion, c’était bien la vie galiléenne de Jésus qui fournissait le plus de ces traits caractéristiques que S. Matthieu pouvait employer dans l'intérêt de sa thèse dogmatique et apologétique. En les réunissant, il lui était facile de montrer en Jésus, d’après les prophètes, un Christ aimable, populaire, digne d’attirer à lui tous les cœurs.

L'ordre suivi par l'évangéliste est en général celui de la chronologie. Néanmoins, il l'abandonne souvent dans les détails secondaires, pour grouper d’après un ordre logique des événements qui ne s'étaient pas suivis d’une manière immédiate. C'est ainsi qu’il a réuni, dans les chapitres 8 et 9, de nombreux miracles de Notre-Seigneur, simplement enchaînés les uns aux autres par les vagues formules τότε, ϰαί ἐγένετο, ἐγένετο δὲ, ἐν ἐϰείνῃ τῇ ημέρα, etc. Cette manière d’accumuler les faits analogues, dans laquelle plusieurs écrivains (Cf. Ayre) ont voulu voir un frappant exemple des habitudes d’ordre et de méthode que S. Matthieu avait contractées pendant qu’il exerçait les fonctions de publicain, donne beaucoup de force au récit, et rend irrésistible la preuve que l'évangéliste désirait ainsi mettre en lumière. Mais on a fortement exagéré, quand on a prétendu découvrir presque partout, par exemple dans les chapitres 5-7, 10, 13, 21-24, des arrangements factices contraires à la réalité historique. Nous nous réservons de démontrer ailleurs tout ce qu’il y a d’erroné dans ce système ( Voir en particulier les préambules des chap. 5 et 10).

2. Presque tous les exégètes s’accordent à diviser le premier Évangile en trois parties, qui correspondent à l’histoire préliminaire de Jésus, à sa vie publique en Galilée, et à la catastrophe finale qui le conduisit au Calvaire ; mais il se séparent ensuite les uns des autres quand il s’agit de déterminer le commencement et la fin de chaque partie. Plusieurs conduisent l'histoire préliminaire du Sauveur jusqu’au milieu du chapitre 4, (§.11), et arrêtent la seconde partie à la fin du chap. 18 (Kern, Hilgenfeld, Arnoldi); d’autres placent dans la première partie les chap. 1 et 2, les chap. 3-25 dans la seconde, enfin les chap. 26-28 dans la troisième (Bisping, Langen, Van Steenkiste). Plusieurs des partisans de cette division vont trop loin quand ils affirment que chaque partie correspond à un des titres du Messie, la première au titre de roi, la seconde au titre de prophète, la seconde à celui de grand-prêtre (Lutterbeck). Nous avons adopté cette dernière division comme la plus naturelle, en lui faisant subir toutefois une légère modification. Les §§. 1-17 du chapitre 1 nous ont semblé former un prélude général. La fin de ce chapitre et le suivant tout entier correspondent à la première partie que nous intitulons : Vie cachée de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La seconde partie, ch. 3-25, correspond à la vie publique du Sauveur ; la troisième, ch. 26-27, à sa Vie souffrante. Nous avons considéré l’histoire de la résurrection, ch. 28, comme un appendice. — M. Delitzsch a inventé une division en cinq livres qu’il met ensuite en parallèle avec les cinq parties du Pentateuque, sous prétexte que l'Évangile selon S. Matthieu représente la Thora, c'est-à-dire la loi de la nouvelle théocratie ; 1,1-2, 15 formeraient la Genèse ; 2, 16-7, l'Exode ; 8-9, le lévitique ; 10-18, le livre des Nombres ; 19-28, le Deutéronome. Mais cette combinaison, quelque ingénieuse qu’elle soit, n’a guère de fondement que dans la belle imagination de l'auteur.


§ 9. — COMMENTAIRES


Il nous reste à indiquer rapidement les meilleurs commentaires qui ont paru sur le premier Évangile depuis l'époque des Pères jusqu'à nos jours.

1°. Commentaires patristiques.

a. Église grecque. — Origène a expliqué l’Évangile selon S. Matthieu. Malheureusement une partie de ses τομόι s'est perdue : nous n’en possédons plus qu’une traduction latine qui commence au 13è chapitre. S. Jean Chrysostome a composé sur le premier Évangile 91 homélies dont la réunion forme un chef-d'œuvre d'exégèse et d’éloquence. Elles remplissent deux volumes de la patrologie de Migne. Plus tard, au 12è siècle, Théophylacte, archevêque des Bulgares, a publié un excellent commentaire grec de S. Matthieu. De même Euthymius Zigabenus, moine de Constantinople.

b. Église latine. — S. Hilaire de Poitiers, Commentarius in Evangelium Matthaei, Migne, Patrologia latina, t. 9, col. 917 et ss.

S. Jérôme, Commentaria in Evangel. S. Matthaei, Migne, ibid. t. 26, col. 15 et ss.—Excellente interprétation.

S. Augustin, Quæstionum 17 in Evangelium sec. Matth. lib. 1. — Œuvre plutôt théologique qu'exégétique, comme celle de S. Hilaire.

5è. Bède (au 8° siècle), Commentariorum in Matthæii Evangelium lib. 4.

S. Thomas d’Aquin (13è siècle), Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, et Chaîne d’Or sur les Quatre Évangiles. [Excellents, téléchargeables gratuitement sur Internet].

2°. Commentaires modernes.

a. Ouvrages catholiques.

Père Marie-Joseph Lagrange, o.p. (1855-1938), Évangile selon saint Matthieu, éd. Lecoffre-Gabalda, collection Études Bibliques, 4ème édition. Paris, 1927. (téléchargeable gratuitement sur gallica.bnf.fr)

Érasme de Rotterdam, Annotationes in Novum Testamentum, Bâle 1516.

Maldonat, Commentarii in 4 Evangelia, 1ère édition en 1596. L’un des meilleurs écrits qui aient été composés sur les Évangiles.

Sylveira, Commentarii in textum Evangelium, edit. 6a, Lugduni,1697.

Cornelius a Lapide, Commentarii in 4 Evangelia, Anvers 1712.

Corn. Jansenius, In Sancta Jesu-Christi Evangelia Commentarius, Louvain 1639.

D. Calmet, Commentaire littéral sur tous les livres de l’Anc. et du Nouv. Testament. t. 19, l'Évangile de S. Matthieu, Paris 1725. Excellent.

Daniel Tobenz, Commentarii in SS. scripturam Novi Fæderis, Vienne, 1818.

Al. Gratz, Hist.-krit. Commentar über das Evangelium des Matthæus, Tubingue,182l-1823.

Aug. von Berlepsch, Quatuor Novi Testamenti Evangelia orthodoxe explanata, Ratisbonne, 1849.

Reischl, die heilig. Schriften des N. Testaments, Ratisb. 1866.

Lipman, het Nieune Testament onzes Heeren Jesus-Christus, 2° édition, 1861.

Arnoldi, Commentar zum Evangelium des S. Matthæus, Trêves, 1856.

Bisping, Erklaerung des Evangeliums nach Matthæus, Munster, 1867, 2° édition.

Schegg, Evangelium nach Matthæus, Munich, 1863, 2°édition.

Mgr Mac-Evilly, Exposition of the Gospels, Dublin, 1876.

Van Steenkiste, Commentarius in Evangelium secundum Matthæum, Bruges, 1876.

b. Ouvrages protestants.

Théodore de Bèze, Annotationes majores in Nov. Testam. Genève, 1565.

Hug. Grotius, Annotationes in Nov. Testamentum, Paris, 1644.

Olearius, Observationes sacræ in Evangelium Matthaei; Leipzig, 1713.

Elsner, Commentarius crit.-philolog. in Evangelium Matthæi, 1769.

Kuinœl, Comment. in libros historicos N . T. t. 1. Evangelium Matthæi, Leipzig, 1807.

Fritzsche, Quatuor Evangelia recensuit, et cum perpetuis commentariis edidit, t. 1, Evangeliam Matth. Leipzig, 1826.

Olhausen, Bibl. Commentar über die Schriften des N. Testam. t.1. die drei ersten Evangelien, Kœnigsberg,1830.

Baumgarten-Crusius, Commentar über das Evang. des Matth. Iena, 1844.

H. W. Meyer, Krit.-exeget. Commentar üb. das N. Test. t. 1, das Evangelium des Matth. 2° édit. Gœttingue, 1844.

J. P. Lange, Theolog.-homilet. Bibelwerk, N. Testam. 1 Theil. Das Evangelium nach Matth. 3° édit. Bielefeld, 1868.

Lymann Abbott, the N. Testament with notes and comments, vol. 1, Matthew. Londres 1875.

Alford, Greek Testament. t.1 the three first Gospels.

c. Ouvrages rationalistes.

Paulus, Philolog. krit. und histor. Commentar üb. das N. Testam 1-3 Th. die drei ersten Evangelien, 1800.

De Wette, Kurzgefasstes exeg. Handbuch zum N. T. t. I, Erklærung des Evang. Matthaei. Leipzig, 1836.

Ewald, die drei ersten Evangelien, Gœttingue, 1850.


Les ouvrages catholiques cités plus haut sont tous remarquables à divers titres : leur réunion forme un commentaire aussi complet que possible sur l’Évangile selon S. Matthieu. Les ouvrages protestants et rationalistes ne sont pas sans valeur ; mais nous croyons devoir rappeler ici qu’on ne peut les lire qu’avec de grandes précautions.










































































































































DIVISION SYNOPTIQUE DE L'ÉVANGILE SELON S. MATTHIEU


PRÉLUDE.


LA GÉNÉALOGIE DE JÉSUS, 1, 1-17.


PREMIÈRE PARTIE.


LA VIE CACHÉE DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST, 1, 18-2, 23


l. — Mariage de Marie et de Joseph.

1. 18-2, 23.

2. — Adoration des Mages. 2, 1-12.

3. — Fuite en Égypte et massacre des SS. Innocents. 2, 13-18.

4. — Retour d’exil et séjour à Nazareth. 2, 19-23.

SECONDE PARTIE

VIE PUBLIQUE DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST, 3-20.


§ l. Caractère général de la vie publique.

§2. Période de préparation. 3, 1-4, 11.

1. — Le précurseur. 3, 1-12.

2. — La consécration messianique. 3-13, 4-11.

1° Le baptême. 3, 13-17.

2° La tentation. 4, 1-11.

§3. Le ministère de Notre-Seigneur Jésus-Christ en Galilée. 4,12—18, 15.

1. — Jésus se fixe à Capharnaüm et commence à prêcher. 4, 12-17.

2. — Vocation des premiers disciples. 4,18-22.

3. — Grande mission en Galilée. 4, 23-9, 34.

1° Résumé général de la mission. 4. 23-25.

2° Discours sur la montagne. 5-7.

a. Coup d’œil général sur la prédication de Jésus.

b. Le grand discours messianique.

3° Divers miracles de Jésus. 8, 1-9, 34.

a. Les miracles de Jésus considérés dans leur ensemble.

b. Guérison d'un lépreux. 8, 1-4.

c. Guérison du serviteur du centurion. 8, 5-13.

d. Guérison de la belle-mère de S. Pierre. 8, 14-17.

e. La tempête apaisée. 8, 18-27.

f. Les démoniaques de Gadara. 8, 28-34.

g. Guérison d’un paralytique. 9, 1-8.

h. Vocation de S. Matthieu. 9, 9-17.

i. La fille de Jaïre et l'hémorrhoïsse. 9, 18-26.

j. Guérison de deux aveugles. 9, 27-31.

k. Guérison d’un possédé muet. 9, 32-34.

4. — Mission des douze Apôtres. 9, 35-10, 42.

1° Nouvelle mission en Galilée. 9, 35-38.

2° Pouvoirs conférés aux Douze. 10, 1-4.

3° Instruction pastorale que Jésus leur adresse. 10, 5-42.

5. — Ambassade de Jean-Baptiste, et discours de Notre-Seigneur Jésus-Christ à cette occasion. 11, 1-30.

6. — Jésus en lutte ouverte avec les Pharisiens. 12, 1-50.

1° Polémique à propos du Sabbat. 12. 1-21.

a. Les disciples accusés de violer le Sabbat. 12. 1-8.

b. Guérison d'une main desséchée. 12. 9-14.

c. Douceur et humilité de Jésus prédites par Isaïe. 12. 15-21.

2° Polémique à propos de la guérison d’un démoniaque. 12. 22-50.

a. Jésus guérit un démoniaque : accusation des Pharisiens. 12. 22-24.

b. Réplique du Sauveur. 12. 25-37.

c. Le signe accordé aux Pharisiens. 12. 38-45.

d. La mère et les frères de Jésus. 12. 46-50.

7. — Les paraboles du royaume des Cieux. 13, 1-52.

1° Idées générales sur les paraboles évangéliques.

2° Occasion des premières paraboles de Jésus. 13. 1-3a.

3° La parabole du Semeur. 13. 3b-9.

4° Pourquoi Jésus enseigne sous la forme de paraboles. 13.10-17.

5° Explication de la parabole du Semeur. 13. 18-23.

6° Parabole de l'ivraie. 13. 24-30.

7° Parabole du grain de sénevé. 13. 31-32.

8° Parabole du levain. 13. 33.

9° Réflexion de l'évangéliste sur cette nouvelle forme d'enseignement. 13. 34-35.

10° Interprétation de la parabole de l’ivraie. 13. 36-43.

11° Parabole du trésor caché. 13. 44.

12° Parabole de la perle. 13. 45-46.

13° Parabole du filet. 13. 45-50.

14° Conclusion des paraboles du royaume des Cieux. 13. 51-52.

8. — Nouvelle série d'attaques et nouveaux miracles. 13, 53-16, 12.

1° Jésus et les habitants de Nazareth. 13, 53-58.

2° singulière opinion d’Hérode au sujet de Jésus, 14, 1-2.

3° Martyre de S. Jean-Baptiste. 14.3-12.

4° La première multiplication des pains. 14, 13-21.

5° Jésus marche sur les eaux. 14, 22-33.

6° Jésus dans la plaine de Génnésareth. 14, 34-36.

7° Conflit avec les Pharisiens à propos des ablutions. 15,1-20.

8° Guérison de la fille de la Cananéenne. 15, 21-28.

9° Seconde multiplication des pains. 15, 29-39.

10° Le signe du ciel. 16. 1-4.

11° Le levain des Pharisiens et des Sadducéens. 16, 5-12.

9. — Confession et primauté de S.Pierre. 16, 13-28.

1° Ce qui précéda la promesse de la Primauté. 16, 13-16.

2° Promesse de la Primauté. 16, 17-19.

3° Ce qui suivit la promesse. 16. 20-28.

10. — La Transfiguration de N.-S. Jésus-Christ. 17, 1-22.

1° Le miracle 17. 1-8.

2° Trois incidents qui se rattachent à la Transfiguration, 17. 9-22.

a. L'avènement d’Élie. 17. 9-13.

b. La guérison d’un lunatique. 17. 14-20.

c. Seconde annonce officielle de la Passion. 17, 21-22.

11. — Dernier séjour de Jésus en Galilée. 17, 23-18, 35.

1° La double drachme. 17, 23-26.

2° Instruction sur les devoirs mutuels des chrétiens. 18, 1-35.

a. Conduite à tenir envers les petits et les humbles. 18, 1-14.

b. La correction fraternelle 18, 15-20.

c. Le pardon des injures. 18, 21-35.

§4. Voyage de Jésus à Jérusalem pour la dernière Pâque. 19, 1-20, 34.

1. — Esquisse générale du voyage. 19, 1-2.

2. — Séjour de Jésus en Pérée, 19,3-20,16.

a. Discussion avec les Pharisiens sur le mariage. 19, 3-9.

b. Entretien avec les disciples sur la virginité. 19, 10-12.

c. Jésus bénit les petits enfants. 19, 13-15.

d. Le jeune homme riche. 19, 16-22.

e. Les richesses et le renoncement. 19, 23-30.

f. Parabole des ouvriers envoyés à la vigne. 20, 1-16.

3. — Derniers incidents du voyage 20, 17-34.

a. Troisième prédiction de la Passion. 20, 17-19.

b. Ambitieuse requête de Salomé. 20, 20-28.

c. Les aveugles de Jéricho. 20, 29-34.


TROISIÈME PARTIE


DERNIÈRE SEMAINE DE LA VIE DE JÉSUS 21-27


1. Première section. Entrée solennelle de Jésus à Jérusalem. 21,1-11

2. Deuxième section. Activité messianique de Jésus à Jérusalem pendant la dernière semaine de sa vie. 21, 12-25, 46

1. Vendeurs chassés du Temple. 21, 12-17.

2. Le figuier maudit. 21, 18-22.

3. Jésus en lutte ouverte avec ses ennemis. 21, 23-23, 39.

1° Première attaque : les délégués du Sanhédrin. 21, 23-22, 14.

a. Les pouvoirs de Jésus. 21, 23-27.

b. Parabole des deux fils. 21, 28-32.

c. Parabole des vignerons perfides. 21, 33-46.

d. Parabole du festin nuptial. 22, 1-14.

2° Deuxième attaque : les Pharisiens et le denier de César. 22, 15-22.

3° Troisième attaque : les Sadducéens et la résurrection. 22, 23-33.

4° Quatrième attaque : encore les Pharisiens. 22, 34-46.

a. Le plus grand commandement. 22, 34-40.

b. Le messie fils de David. 22, 41-46.

5° Réquisitoire de Jésus contre les Pharisiens. 23.

a. Première partie. 23, 1-12.

b. Seconde partie : les malédictions. 23, 13-32.

c. Troisième partie. 23, 33-39.

4. Discours eschatologique du Sauveur. 24-25.

1° Première partie. 24, 1-35.

a. Occasion du discours. 24, 1-3.

b. Pronostic de grandes ruines. 24, 4-35.

2° Seconde partie. 24, 36-25, 30.

a. Il faut veiller. 24, 36-51.

b. Parabole des dix Vierges. 25, 1-13.

c. Parabole du talent. 25, 14-30.

3° Troisième partie. 25, 31-46.

3. Troisième section. Récit des souffrances et de la mort du Sauveur. 26-27

1. Annonce définitive de la Passion. 26, 1-2.

2. Complot du Sanhédrin. 26, 3-5.

3. Le repas et l'onction de Béthanie. 26, 6-13.

4. Trahison de Judas. 26, 14-16.

5. Préparation de la cène pascale. 26, 17-19.

6. Cène légale et prophétie relative au traître. 26, 20-25.

7. Cène eucharistique. 26, 26-29.

8. Jésus prédit la chute de S. Pierre. 26, 20-35.

9. Agonie de Gethsémani. 26, 36-46.

10. Arrestation du Sauveur. 26, 47-56.

11. Jésus devant le Sanhédrin. 26, 57-68.

12. Le reniement de S. Pierre. 26, 69-75.

13. Jésus est conduit au prétoire. 27, 1-2.

14. Désespoir et mort de Judas. 26, 3-5.

15. Emploi des trente deniers. 26, 6-10.

16. Jésus au tribunal de Pilate. 26, 11-26.

17. Le couronnement d'épines. 26, 27-30.

18. La voie douloureuse. 26, 31-34.

19. Jésus en croix. 26, 35-50.

20. Ce qui suivit la mort de Jésus. 26, 51-56.

21. Ensevelissement du Christ. 26, 57-61.

22. Les gardes auprès du tombeau. 26, 62-66.


APPENDICE

LA RÉSURRECTION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST . 28.

a. Les saintes femmes au Tombeau. 28, 1-10.

b. Les gardes corrompus par le Sanhédrin. 28, 11-15.

c. Jésus apparaît aux disciples en Galilée. 28, 16-20.


Évangile selon saint Matthieu

commenté verset par verset


Chapitre 1.

La Généalogie de Jésus. 1, 1‑17. Parall. Luc. 3, 23‑38.

Tandis que l’Ancien Testament abonde en généalogies, nous n’en trouvons qu’une seule dans le Nouveau, celle de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Mais les temps et les choses avaient subi de profonds changements. Quel était le but des anciennes généalogies ? C’était de marquer la séparation des tribus et des familles, de perpétuer la propriété des terres, d’indiquer les vrais descendants de Lévi; c’était avant tout de distinguer, en vue du Messie, les membres de la race royale, puisqu’il devait, d’après les prophètes, faire partie de cette noble race. Mais quand Israël eût cessé d’être exclusivement le peuple de Dieu, quand la terre juive fut au pouvoir des Païens, quand le sacerdoce lévitique fut abrogé, toutes les généalogies, à part une, celle du Christ, devinrent inutiles. Celle‑ci seulement intéresse l’Église ; voilà pourquoi les écrits du Nouveau‑Testament n’en contiennent pas d’autre.



Mt1.1 Généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham. - Généalogie. Le verset 1 renferme un titre, c’est évident ; mais ce titre embrasse‑t‑il tout l’évangile de S. Matthieu, ou bien faut‑il le restreindre soit aux deux premiers chapitres, soit même simplement à la généalogie du Sauveur ? La réponse dépend du sens que l’on attribue aux mot “Généalogie”. On peut, en effet, les traduire de trois manières différentes : “histoire de la vie” ; “histoire de la naissance” ; “tableau généalogique”. Nous croyons, avec la plupart des exégètes, que ce dernier sens est le véritable. Il suffit, pour le prouver, d’un simple rapprochement. S. Matthieu, écrivant en hébreu, donne certainement à “généalogie” la signification qu’elle avait dans cette langue ; or la formule qu’on trouve fréquemment dans la Bible hébraïque, Cf. Genèse 5, 1 ; 6, 9 ; 11, 10, et qui correspond très exactement à “livre de la généalogie”, représente toujours le catalogue, la série d’un certain nombre de générations. Cela est d’ailleurs conforme au sens primitif du Sépher dont la racine est Saphar, compter. A la généalogie du premier Adam, racontée par Moïse, Genèse 5, 1, S. Matthieu oppose donc la généalogie du second Adam, parce que, avec Jésus, commence une nouvelle création, un nouvel avenir des temps (Pensée de S. Remi). L’historiographe du Messie ne pouvait pas agir d’une autre manière. – On s’est parfois demandé si S. Matthieu composa lui‑même la généalogie du Sauveur, ou si, ayant trouvé cette pièce toute faite, il se contenta de l’insérer en tête de son Évangile. La seconde hypothèse nous paraît la plus vraisemblable. Et puis, comme l'a dit Lightfoot (Horae hebr. in h.l.) : « Il était nécessaire ici pour une question aussi fondamentale et aussi essentielle, et qui tenait tant à cœur au peuple Juif, d’établir ce qu’était la généalogie du Messie, pour que non seulement on ne puisse pas contredire la vérité que présenteraient les évangélistes, mais pour qu’elle soit démontrée et corroborée par des registres officiels authentiques ». S. Matthieu puisa donc sans doute à des documents authentiques. Ces documents existaient en grand nombre, et dans les familles, et dans les archives du temple que le Talmud cite à plusieurs reprises. L’opinion des rationalistes, d’après laquelle l’écrivain sacré aurait composé une généalogie fantaisiste, pour faire accroire à ses lecteurs que Jésus était vraiment le Messie, mérite à peine d’être mentionnée. Dans son titre S. Matthieu résume en deux mots toute la généalogie de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Quels sont, en effet, les deux noms essentiels des vv. 2‑16 ? Sans aucun doute, ceux de David et d’Abraham. Abraham, le père du peuple juif, David le plus grand de ses rois, tels étaient en réalité les principaux héritiers des promesses messianiques, Cf. 22, 18 ; 2 Samuel 7, 12, etc. Personne ne pouvait prétendre à la dignité de Messie à moins de démontrer, pièces en mains, qu’il descendait à la fois d’Abraham et de David. “Fils de David” désigne la famille, “fils d’Abraham” la race à laquelle appartenait le Christ : ce sont deux cercles concentriques, l’un plus étroit, l’autre plus vaste, dont Jésus‑Christ est le centre, mais le plus étroit est aussi le plus important, comme nous le montrera presque à chaque pas le récit évangélique. A cette époque, le nom de “fils de David”, dans la bouche du peuple comme sous la plume des savants, était synonyme de celui de Christ ou Messie ; de là les dénominations glorieuses que les Pères grecs appliquent à David. Être fils d’Abraham, c’était simplement être israélite. Ainsi donc Jésus transfigure tout à la fois l’humble tente d’Abraham et le trône glorieux de David. Voilà, dès ce premier verset, toute l’Ancienne Alliance rattachée à la Nouvelle. S. Matthieu prouve, par ces quelques paroles, que l’histoire d’Israël a désormais atteint son but, son terme, dans le Messie. Les versets suivants développeront davantage encore cette grande pensée.

L’arbre généalogique, vv. 2‑16.

Mt1.2 Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères,Juda. Juda est nommé entre tous les fils de Jacob, parce que c’est sur sa tête et sur celle de ses descendants que passèrent, en des termes à jamais célèbres, Genèse 49, 10 cf. Hébreux 7, 14, les promesses messianiques. On mentionne toutefois ses frères d’une manière générale, parce qu’ils furent avec lui les chefs du peuple de Dieu, les fondateurs de ces douze tribus qui devaient former la partie primordiale du royaume du Christ. Juda n’était pas l’aîné de la famille, son père non plus, et de même d’autres personnages de notre liste : le privilège d’être l’ancêtre du Messie ne fut donc pas toujours attaché au droit d’aînesse ; mais alors Dieu faisait connaître ses volontés par des révélations spéciales.



Mt1.3 Juda, de Thamar, engendra Pharès et Zara, Pharès engendra Esron, Esron engendra Aram,Pharès et Zara : c’étaient deux jumeaux, comme Jacob et Esaü. On s’est demandé pourquoi il est fait mention de Zara, puisqu’il ne compte pas parmi les aïeux du Christ. Maldonat répond, avec plusieurs exégètes, par une réflexion empruntée aux circonstances qui accompagnèrent la naissance des deux frères (Cf. Genèse 38, 29) : « Ces jumeaux semblaient lutter dans le sein de leur mère à qui serait le premier-né et l’ancêtre du Christ, de façon à mettre en doute quel serait celui qui naîtrait le premier. [Zara ayant sorti la main le premier, bien que Phares soit né le premier]. Voilà pourquoi l’évangéliste a voulu leur répartir un honneur égal ».De Thamar. L’apparition de Thamar surprend doublement le lecteur, d’abord parce que les Juifs n’avaient pas coutume de mentionner les femmes dans leurs listes généalogiques, en second lieu parce que, si l’une des aïeules du Messie devait être tenue dans l’oubli, c’était assurément Thamar, Cf. Genèse ch. 38. Du reste, on a remarqué depuis bien longtemps que, parmi les cinq noms de femmes signalés dans la généalogie de S. Matthieu, un seul est immaculé, celui de la Vierge Marie ; tous les autres sont entachés de quelque façon. Après l’incestueuse Thamar, il y a Rahab, v. 5, “Rahab la débauchée” comme l’appelle la Bible, Jos 2, 1 ; Hébreux 11, 31 ; il y a Ruth, la Moabite, v. 5, d’origine païenne par conséquent ; il y a la femme d’Urie, ou Bethsabé, v. 6. Pourquoi n’avoir pas cité de préférence Sara, Rébecca ou Lia ? D’après plusieurs Pères, ce serait un fait providentiel destiné à relever les humiliations volontaires de Jésus‑Christ, dans son Incarnation. « Il est à remarquer que dans la généalogie du Seigneur l’Évangéliste ne nomme aucune des saintes femmes de l’ancienne loi, mais uniquement celles dont l’Écriture blâme la conduite. En voulant naître ainsi de femmes pécheresses, celui qui était venu pour les pécheurs veut nous apprendre qu’il venait effacer les péchés de tous les hommes, c’est pour cette raison que nous trouvons dans les versets suivants Ruth la Moabite », S Jérôme in h. l. On admet généralement que ces personnes ont obtenu une mention particulière, parce qu’elles sont devenues les parentes du Messie par des voies extraordinaires et tout‑à‑fait remarquables. Suivant quelques auteurs, S. Matthieu aurait tout simplement admis leurs noms dans sa table généalogique, parce qu’il les aurait trouvés déjà dans les documents écrits qui lui servirent de source pour cet endroit de son Évangile. En outre, il ne faut pas exagérer la culpabilité de ces femmes, ou du moins il est bon de se rappeler les éloges que leur confèrent les Saintes Écritures et les Pères. Juda trouvait Thamar plus juste que lui, Genèse 38, 26, et les saints Pères affirment que sa démarche aussi étrange que coupable auprès de son beau‑père eut pour cause un élan de foi enthousiaste : elle voulait à tout prix, disent‑ils, devenir la mère de la famille choisie par Dieu. Rahab est louée à deux reprises et par deux apôtres dans le Nouveau‑Testament, Heb. 11, 31 et Jac. 2, 25 ; Ruth nous est présentée comme un type admirable de piété filiale, et l’un des livres les plus beaux de la Bible porte son nom ; enfin Bethsabé partagea la pénitence de David et mérita, comme lui, de rentrer complètement en grâce avec Dieu.



Mt1 4 Aram engendra Aminadab, Aminadab engendra Naasson, Naasson engendra Salmon, - D’Aram, d’Aminadab, de Salmon nous ne connaissons pas autre chose que les noms. – D’après Nombres 1, 7, Naasson était le chef de la tribu de Juda au moment de la sortie d’Égypte : s’il s’agit ici du même personnage, comme tout porte à le croire, il paraît évident que le généalogiste aura omis quelques anneaux intermédiaires, car le séjour en Égypte ayant duré 430 ans, Cf. Exode 12, 40 ; Galates 3, 17, ce serait bien peu de quatre générations pour une aussi longue durée. Nous ne trouvons, il est vrai, que ces quatre noms dans le tableau analogue du premier livre des Chroniques 2, 9‑11 ; nous n’en trouvons que quatre aussi, durant la même période, dans la famille de Lévi (Lévi, Caath, Amram et Aaron). Mais cette omission peut s’expliquer aisément. Dieu avait prédit à Abraham, Genèse 15, 13‑16, que sa postérité serait exilée et même esclave sur la terre étrangère durant 400 ans, et qu’ensuite la “quatrième génération” reviendrait en Palestine. Les Juifs prirent ces dernières paroles à la lettre, et ils ne se crurent pas permis de compter plus de quatre générations pour la durée de la servitude égyptienne. Cependant le Seigneur ne voulait parler que d’une manière générale et approximative.



Mt1 5 Salmon, de Rahab, engendra Booz, Booz, de Ruth, engendra Obed, Obed engendra Jessé, Jessé engendra le roi David. - Rahab. On a parfois prétendu, mais sans raison suffisante, qu’il est question en cet endroit d’une Rahab inconnue, distincte de celle dont nous avons parlé plus haut. D’après le traité Megilla, F. 14, 2, Rahab aurait épousé Josué lui‑même ; toutefois, c’est là évidemment une tradition légendaire qui perd toute autorité devant l’affirmation certaine de l’Évangéliste. Peut-être Salmon était‑il l’un des deux espions sauvés par Rahab à Jéricho ; son mariage avec elle serait alors un acte de reconnaissance. – Obed. Il est probable qu’ici encore, entre les noms d’Obed et de Jessé, il existe une lacune dans la liste de S. Matthieu. En effet, il s’écoula environ trois‑cent‑soixante ans entre Salmon et Jessé, ce qui serait un intervalle bien long pour trois générations seulement. Le livre juif Iucharin dit en propres termes que Jessé n’était que le descendant médiat d’Obed, et non son fils. Le nom de Jessé nous rappelle le beau texte d’Isaïe, 11, 1 : « Un rameau sortira de la souche de Jessé, père de David, un rejeton jaillira de ses racines » – le roi David. C’est à partir de David que la race de Jésus devint race royale. Au livre de Ruth, 4, 18-22, nous trouvons, et dans les mêmes termes, les noms des ancêtres de David depuis Pharès ; là aussi, les générations sont réduites au nombre de trois entre Salmon et le grand roi.



Mt1.6 David engendra Salomon, de celle qui fut la femme d'Urie, de celle qui fut la femme d’Urie : il est étonnant, malgré ce que nous avons dit tout-à-l’heure, qu’au lieu de la désigner par son nom propre, on ait choisi un titre qui rappelle plus vivement sa faute.



Mt1.7 Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abias, Abias engendra Asa, Salomon veut dire «pacifique». La paix de la conscience vient des bonnes actions, Ps 118, 165 : profonde paix pour ceux qui aiment ta loi. Roboam convertit le peuple par l’élan de la prédication. ABIA, veut dire «Dieu père», car, par le fait qu’un homme s’applique au progrès spirituel ou corporel des autres. ASA, veut dire «s’élevant».



Mt1.8 Asa engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias - Joram - Oziam. Entre ces deux princes, nouvelle lacune qui embrasse trois générations. Nous parlons cette fois, non pas d’après de simples vraisemblances, mais avec la certitude la plus complète ; car, suivant les données de l’histoire juive, Cf. 2 Rois, 8, 24 ; 11, 2 ; 12, 1 ; 2 Chron., 26, 4, l’arbre généalogique, pour être exact, devrait être ainsi conçu : « Joram engendra Ochozias, Ochozias engendra Joas, Joas engendra Amasias, Amasias engendra Ozias ». On voit par là que le mot “engendra”, dans les énumérations de ce genre, doit se prendre en un sens assez large ; il ne désigne pas toujours une génération directe. Les Orientaux se permettent facilement sous ce rapport des libertés, même considérables, quand la descendance est certaine ; leur principe en pareil cas est que “les petits‑fils sont comme des fils” (Proverbe rabbinique). Il y a plusieurs manières d’expliquer l’omission particulière que nous venons de rencontrer au v. 8. 1° Ce serait une faute de copiste occasionnée très naturellement, dit‑on, par la ressemblance qui existe entre les noms d’Ochosias et d’Ozias. 2° S. Matthieu, pour des motifs que nous déterminerons plus loin, voulait avoir, dans la généalogie du Sauveur, trois séries de quatorze générations ; pour obtenir exactement ce chiffre, il aurait exclu de lui‑même les noms d’Ochosias, de Joas et d’Amasias. Tel était déjà l’avis de S. Jérôme, que de nombreux exégètes ont depuis adopté. 3° Cette exclusion aurait eu pour fondement une raison toute mystique. Comme on le sait, Joram avait épousé Athalie, la fille impie d’Achab et de Jézabel. Irrité contre Achab à cause de son indigne conduite, le Seigneur avait juré, par ses prophètes, Cf. 1 Rois 21, 21-22, d’exterminer toute sa race ; or, d’après le langage des Écritures, la race, en pareil cas, s’étend jusqu’à la quatrième génération (Cf. Maldonat). Par conséquent, le fils, le petit‑fils et l’arrière petit‑fils d’Athalie étaient devant Dieu comme s’ils n’eussent jamais existé, et c’est pour cela que leurs noms auraient été supprimés dans notre document. Il est certain du moins que ces trois rois manquent, jusqu’à un certain point, de légalité au point de vue théocratique. Ochosias fut un roi purement nominal sous la tutelle d’Athalie, sa mère ; Joas, excellent prince tant qu’il eut à ses côtés le prêtre Joïada, ne tarda pas à devenir le jouet de courtisans dépravés ; Amasias, enfin, s’attira par ses infamies la malédiction spéciale de Dieu.



Mt1.11 Josias engendra Jéchonias et ses frères, au temps de la déportation à Babylone. - Jéchonias. Le nom de Jéchonias soulève à son tour une difficulté d'interprétation. En effet, Josias ne fut pas le père, mais l’aïeul de ce prince, Cf. 1 Chron., 3, 15, 16 ; entre eux nous devrions trouver Joakim. En outre, S. Matthieu attribue ici plusieurs frères à Jéchonias, tandis qu’il n’en eut qu’un seul d’après 1 Chron., 3, 16 : « De Joakim naquirent Jechonias et Sedecias » ; entre eux, nous devrions trouver Joakim. Enfin, l’auteur de la généalogie fait vivre à l’époque de la captivité de Babylone le roi Josias, qui était mort depuis vingt années environ quand elle commença. Ce sont donc trois points à élucider. Il est vrai qu’il suffira, pour éclaircir le premier, d’une explication grammaticale relative à l’expression au temps de la déportation à Babylone. On veut donc simplement rappeler que, vers l’époque de la captivité babylonienne, Josias engendra Jéchonias, fait complètement exact, surtout si l’on réfléchit que la “transmigration” n’eut pas lieu en une seule fois, mais qu’elle eut pour ainsi dire, trois actes principaux, et qu’elle se prolongea durant une période assez considérable (606-586 avant Jésus‑Christ) cf. Jérémie 52, 28 et ss. ; 2 Rois 22, 12 et suiv. – Relativement aux deux autres points, nous nous trouvons de nouveau en face de solutions diverses. 1° Ici encore, un anneau aurait été volontairement omis dans la liste généalogique. Cette hypothèse est favorisée par plusieurs manuscrits ou versions qui rétablissent le nom supprimé : “Josias engendra Joakim, Joakim engendra Jéchonias et ses frères”. Mais, cette leçon fût‑elle authentique, reste encore la difficulté tirée des frères de Jéchonias. 2° Pour obvier à cela, plusieurs auteurs ont recours à un “mendum amanuensis” et ils prennent la liberté de reconstituer comme il suit le texte soi‑disant primitif : « Josias engendra Joakim et son frère, Joakim engendra Jechonias pendant la déportation à Babylone ». Nous voudrions pouvoir admettre cette ingénieuse conjecture d’Ewald, qui résout immédiatement le problème, et sous toutes ses faces ; malheureusement c’est un coup d’autorité que rien ne peut justifier. 3° D’autres essaient de dénouer plus patiemment ce nœud gordien. Suivant eux, le nom de Jéchonias, au v. 11, représenterait non pas Jéchonias lui‑même, mais précisément ce Joakim dont nous regrettons l’omission ; soit, disent‑ils, que ces deux appellations fussent identiques chez les Hébreux, soit qu’une erreur des copistes ait substitué l’une à l’autre. Cela posé, la généalogie est intégrale en cet endroit ; elle est, de plus, parfaitement correcte, puisque Joakim eut trois frères, Johanan, Sédécias et Sellum. Toutefois, ajoutent‑ils, Joakim ayant été mis à mort par le roi de Babylone et n’étant jamais allé en captivité, le Jéchonias du v. 12 ne doit pas être le même que celui du verset 11 ; c’est donc le Jéchonias proprement dit, fils de Joakim, petit‑fils de Josias. De quel droit, répondrons‑nous, peut‑on supposer, contre toute vraisemblance, que la généalogie cite deux personnes sous un même nom, alors qu’elle en avait de très‑distincts à sa disposition pour les désigner ? C’est le point faible de ce système. 4° Il nous reste à prendre purement et simplement la note du v. 11 telle qu’elle nous a été transmise, sans y faire aucun changement. Le nom de Joakim aura été passé sous silence, comme ceux de plusieurs autres ancêtres du Christ. Quant à Jéchonias, puisque c’est bien de Jéchonias et de lui seul qu’il est question, il est vrai que la Bible ne lui donne qu’un frère, mais nous aurons plus tard, l’occasion de démontrer que ce nom de frère a, dans la langue hébraïque, une signification beaucoup plus étendue que dans la nôtre, et qu’il pouvait s’appliquer aussi à des cousins, à de proches parents. [le mot cousin n’existe pas en araméen] Au temps de la déportation : l’Évangéliste mentionne expressément cet événement douloureux à cause de sa gravité exceptionnelle pour la famille de David et du Christ ; au retour d’exil elle n’aura plus la dignité royale.


Mt1.12 Et après la déportation à Babylone, Jéchonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel, - Après la déportation ; c’est-à-dire, non pas après qu’elle eût cessé, mais quand elle fut complète, quand tous les captifs eurent été conduits en Chaldée. Nous dirions plus clairement en français : pendant l’exil. – Zorobabel. Tandis qu’Esdras, v.2. et Aggée, son contemporain, 1, 1. 12, 14 : 2, 3, le nomment fils de Salathiel comme S. Matthieu, les tables généalogiques des Chroniques le font naître de Phadaïa, Cf. 1 Chron. 3, 17 ; Salathiel serait donc seulement son grand‑père.



Mt1.13 Zorobabel engendra Abiud, Abiud engendra Eliacim, Eliacim engendra Azor, 14 Azor engendra Sadoc, Sadoc engendra Achim, Achim engendra Éliud, 15 Éliud engendra Éléazar, Éléazar engendra Mathan, Mathan engendra Jacob, - A partir d’Abiud jusqu’à S. Joseph, les documents parallèles à celui de S. Matthieu nous font complètement défaut dans les écrits de l’Ancien Testament ; aucun de ces dix personnages n’y est mentionné. Aussi nous est‑il tout à fait impossible de contrôler ici le catalogue de l’Évangéliste. Abiud lui‑même, on ignore pour quel motif, n’est pas nommé parmi les enfants de Zorobabel, 1 Chron. 3, 17 et 18. Mais chaque famille, à plus forte raison la famille royale, tenait soigneusement en ordre ses registres de généalogie, et il était facile d’y recourir pour obtenir tous les renseignements désirables.



Mt1.16 Et Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus, qu'on appelle Christ. - Entre Jacob et Joseph le verbe “engendrer” est employé pour la dernière fois : l’ordre naturel des naissances cesse en effet avec S. Joseph, l’ordre surnaturel et divin commence. Ce n’est qu’en sa qualité d’époux virginal de Marie que Joseph est entré dans la généalogie du Christ ; de là ce changement remarquable dans la formule “époux de Marie, de laquelle est né...”. Quoiqu’il doive entrer bientôt dans de plus longs détails sur cette génération prodigieuse, S. Matthieu ne veut pas qu’il y ait l’ombre d’un doute à ce sujet ; de là son affirmation anticipée : Joseph n’est que le père putatif de Jésus. - De Marie. Ce nom béni, dont la forme hébraïque était “Miriam”, existait depuis longtemps chez les Juifs, car la sœur de Moïse et d’Aaron s’appelait déjà Marie. Il était fréquemment porté à l’époque de Notre‑Seigneur, comme le prouve le nombre relativement considérable des Marie qui apparaissent dans l’Évangile. Son étymologie est douteuse : il dérive suivant les uns d’une racine signifiant “être fort, dominer” ; suivant les autres, d’une racine semblable signifiant “être rebelle”. Les interprétations que les Pères ont donné de ce beau nom sont en général aussi fausses au point de vue philologique, qu’elles sont gracieuses quant à l’idée. - Qui est appelé, sans avoir toute la force de « on l'appellera », Cf. Luc, 1, 32, 35, ce mot fait plus que rappeler un simple souvenir historique ; il indique non seulement un surnom donné à Jésus, mais une fonction remplie légitimement par le Sauveur. – Christ nous vient, comme l’on sait, directement du grec, oindre, est à son tour la traduction littérale de l’hébreu, maschiach : Christ et Messie sont donc des appellations absolument identiques. Approprié d’abord tantôt aux prêtres et aux rois, qui étaient consacrés par de saintes onctions, tantôt aux prophètes, qui recevaient l’onction d’une manière figurée, ce nom fut plus tard exclusivement réservé au Libérateur promis, qui devint ainsi par antonomase le Messie. Christ est donc une dénomination de fonction et d’emploi ; mais pour Jésus, il fut employé à part à la façon d’un vrai nom propre (Cf. Simon Pierre, Jean Marc, Tullius Cicéron, etc.). L’auteur des Actes des Apôtres et S. Paul écrivent déjà simplement “le Christ”.

















Mt1 17 Il y a donc en tout quatorze générations depuis Abraham jusqu'à David, quatorze générations depuis David jusqu'à la déportation à Babylone, quatorze générations depuis la déportation à Babylone jusqu'au Christ.. – En tout donc. En terminant son tableau généalogique, S. Matthieu le partage en trois groupes dont chacun, dit‑il, contient quatorze générations. Cependant, si nous essayons de vérifier son calcul, nous ne trouvons en tout que quarante‑et‑une générations au lieu de quarante‑deux, et dans le troisième groupe treize seulement au lieu de quatorze. Comment expliquer ce mystère ? On a proposé tantôt de compter Marie parmi les ancêtres du Christ, tantôt d’insérer Joachim après Josias au v. 11, d’après la variante que nous avons indiquée, tantôt d’additionner deux fois le nom de Jéchonias qui terminerait ainsi le second groupe et ouvrirait le troisième. C’est à ce dernier sentiment que nous nous sommes arrêté, parce qu’il nous semble le plus naturel d’après les expressions mêmes employées par l’Évangile dans les vv. 11, 12 et 17. “Depuis David jusqu’à la captivité de Babylone, quatorze générations”, donc Jéchonias est compris dans ce nombre d’après le v. 11 ; “depuis la captivité jusqu’au Christ, quatorze générations”, donc, d’après le v. 12, c’est par Jéchonias que doit commencer la troisième série. Ce prince étant considéré à deux époques différentes, avant et après la déportation des Juifs en Chaldée, doit par là-même entrer à deux reprises dans le calcul de S. Matthieu. Sans doute David aussi est mentionné deux fois au v. 17, et néanmoins il n’appartient qu’à un seul groupe ; mais remarquons bien qu’il n’y a pas de parité sous ce rapport entre le Roi‑Prophète et Jéchonias. Le premier est simplement nommé pour lui‑même, tandis que le second est mis en rapport avec un événement historique de la plus haute gravité, et c’est précisément pour ce motif qu’il est compté deux fois. D’après ce principe, nous obtenons les trois groupes suivants :

1. – 1. Abraham

2. Isaac - 3. Jacob - 4. Juda - 5. Pharès - 6. Esrom - 7. Aram - 8. Aminadab – 9. Naasson – 10. Salmon – 11. Booz – 12. Obed – 13. Jessé – 14. David.

2. - 1. Salomon

2. Roboam – 3. Abia – 4. Asa – 5. Josaphat – 6. Joram – 7. Ozias – 8. Joathan – 9. Achaz – 10. Ezéchias – 11. Manassès – 12. Amon – 13. Jéchonias (à l’époque de l’exil).

3. 1. Jéchonias (après l’exil).

2. Salathiel – 3. Zorobabel – 4. Abiud – 5. Eliacim – 6. Azor – 7. Sadoc – 8. Achim – 9. Eliud – 10. Eléazar – 11. Mathao – 12. Jacob – 13 – Joseph – 14. Jésus‑Christ.

Ce partage des ancêtres du Christ en trois groupes est très‑naturel ; il était tout indiqué par l’histoire juive qui, d’Abraham à Jésus‑Christ, se divise d’elle‑même en trois périodes principales, la période de la théocratie, entre Abraham et David, la période de la royauté, de David à l’exil, la période de la hiérarchie ou du gouvernement sacerdotal, depuis l’exil jusqu’au Messie. On peut les appeler encore périodes des patriarches, des rois et des simples descendants royaux. Durant la première, la famille choisie par Dieu suit une marche ascendante, elle s’avance glorieusement vers le trône. La seconde ne nous offre que des rois, mais des rois fort inégaux en mérite et en grandeur ; vers la fin c’est même déjà une complète décadence. Pendant la troisième période, la décroissance est de plus en plus rapide, du moins humainement parlant, et le dernier nom de la liste est celui d’un humble charpentier ; mais tout à coup la race d’Abraham et de David se relève jusqu’au ciel avec le Messie. Dans la famille de Jésus, nous retrouvons donc toutes les vicissitudes des autres familles humaines : on y rencontre des hommes de toute sorte, des bergers, des héros, des rois, des poètes, des saints, de grands pécheurs, de pauvres artisans. A la fin, elle était ce qu’avait prédit Isaïe en parlant des humiliations du Christ, 53, 2. Mais l’Esprit‑Saint veillait spécialement sur elle et, somme toute, elle représente la plus haute noblesse qui ait jamais existé dans le monde entier. – La division de chaque série en quatorze générations s’explique moins aisément que celle de la généalogie entière en trois groupes. S. Matthieu, ou le généalogiste dont il suivait les documents, ne se serait‑il proposé, comme l’ont pensé Michaëlis, Eichhorn, etc., que de venir en aide à la mémoire des lecteurs ? Non, il avait en vue quelque chose de plus important qu’une leçon de mnémotechnie. N’aurait‑il pas, à la façon des Cabbalistes, obtenu le nombre quatorze en additionnant les chiffres qui correspondent aux trois lettres du nom hébreu de David ? Pas davantage : un calcul de ce genre pourrait avoir sa raison d’être dans une généalogie dont David serait le terme ; il n’en aurait aucune dans celle du Christ. On a aussi remarqué qu’en multipliant 3 par 14 on obtient 42 ; or, ce chiffre étant celui des stations par lesquelles fut interrompue la marche des Hébreux dans le désert, il y aurait là un rapprochement extraordinaire dont on aurait voulu garder le souvenir : 42 stages de part et d’autre avant la Terre promise. L’idée suivante est encore plus ingénieuse ; elle s’appuie sur le culte du nombre 7 chez les anciens. 14, nous dit‑on, égale 7 fois 2 ; trois fois 14 ou 42 = 6 fois 7, c’est-à-dire 6 fois le nombre sacré. 7 est donc à la base de la généalogie du Sauveur. Ce n’est pas tout : d’après la doctrine du Nouveau‑Testament, avec le Christ arriva la plénitude des temps ; or dans la liste de S. Matthieu, Jésus‑Christ termine précisément le sixième septénaire de générations, et avec Lui commence le septième septénaire, la dernière semaine du monde qui sera suivie du Sabbat éternel. – L’Évangéliste a‑t‑il eu vraiment ces pensées à l’esprit ? Ce qui est certain, c’est que les Juifs aimaient à diviser leurs généalogies en groupes distincts et artificiels, d’après des nombres mystiques fixés d’avance ; pour ramener ensuite les générations à ce nombre, ils répétaient ou omettaient certains noms, comme nous l’avons vu, sans le moindre scrupule. Par exemple, les générations qui séparent Adam de Moïse sont réparties par Philon entre deux décades auxquelles il ajoute une série de sept membres (10 + 10 + 7) ; mais il a fallu pour cela compter deux fois Abraham. Au contraire, un poète samaritain partage la même série de générations en deux décades seulement, à la condition toutefois de sacrifier six noms choisis parmi les moins importants. – Après avoir étudié dans le détail la généalogie de Jésus selon S. Matthieu, il nous reste à examiner encore deux points généraux que leur gravité ne nous permet pas de passer sous silence. Le premier regarde cette généalogie en elle‑même ; le second concerne ses rapports avec l’arbre généalogique de S. Luc, 3, 23-38. 1° La généalogie de Jésus‑Christ selon S. Matthieu considérée en elle‑même. C’est la généalogie de S. Joseph que le premier évangéliste nous a transmise ; il n’y a pas de doute à ce sujet. D’Abraham à S. Joseph, il signale une suite de générations plus ou moins immédiates, mais toutes réelles, comme le démontre l’emploi du verbe engendrer, auquel nous n’avons aucune raison d’attribuer un sens métaphorique. Cependant, n’est‑il pas surprenant que S. Matthieu, voulant composer la généalogie de Jésus‑Christ, écrive la généalogie non de la sainte Vierge, par laquelle seulement Notre‑Seigneur se rattachait à la grande famille humaine, mais de S. Joseph qui n’était que son père putatif ? Pour expliquer ce fait extraordinaire on a eu recours à trois principales raisons. a. Chez les Juifs, comme chez plusieurs autres peuples de l’antiquité, c’était un principe que les femmes ne comptaient pas dans les générations. Écrivant surtout pour des Juifs, S. Matthieu devait se conformer à leurs lois. La généalogie de la mère n’eût rien prouvé pour eux, il était dès lors inutile de la donner. b. Bien qu’à proprement parler Jésus‑Christ ne fût pas le fils de S. Joseph, il en était néanmoins le fils adoptif, et par conséquent légal, puisque Joseph était l’époux de sa mère. Cela posé, Jésus héritait nécessairement de tous les droits de son père nourricier ; il recevait de lui, devant la loi juive, le caractère de fils de David. Marie transmettait bien au Sauveur le sang royal mais elle ne lui transmettait pas les droits à la succession parce que, chez les Israélites comme chez nous, la couronne ne tombait pas de lance en quenouille [passer de l'homme (qui manie la lance) à la femme (qui utilise fuseau et quenouille]. Il fallait que S. Joseph fût là pour le faire héritier légal du trône de David ; Jésus n’ayant pas de père sur la terre, il n’y avait pas d’autre moyen de prouver sa descendance du grand roi. c. Marie faisait partie comme Joseph de la famille de David ; cela ressort de l’enseignement implicite de S. Luc et de S. Paul et des affirmations très‑expresses de la tradition. Pour S. Luc, voir 1. 32. S. Paul a des textes encore plus formels, Romains 1, 3, et dans la lettre aux Hébreux 7, 14 cf. Galates 3, 16. Quant aux Pères et aux autres écrivains ecclésiastiques, il n’y a pas là-dessus le moindre doute dans leur esprit. – 2° La généalogie de S. Matthieu dans ses rapports avec celle de S. Luc. Il nous semble plus naturel de renvoyer à l’explication du troisième Évangile l’examen approfondi des faits qui touchent à cette question délicate. Notre dessein est donc simplement d’indiquer ici le nœud de la difficulté et le sommaire des principales solutions qu’elle a reçues. La généalogie de Notre‑Seigneur d’après S. Luc diffère et quant à la forme et quant au fond de celle que nous venons de lire dans S. Matthieu. Les divergences de forme sont peu considérables et s’expliquent sans peine ; les divergences matérielles sont beaucoup plus sérieuses, et il y a longtemps qu’elles exercent le génie des commentateurs. Elles se ramènent au fait suivant : entre David et Jésus‑Christ, les deux listes n’ont rien de commun, si ce n’est les trois noms de Salathiel, de Zorobabel et de S. Joseph ; tous les autres ancêtres attribués à Notre‑Seigneur par S. Luc durant cette longue période, diffèrent de ceux que lui donne S. Matthieu. Tandis que le premier évangéliste rattache Jésus‑Christ à David par Salomon, le second le fait descendre du grand roi par Nathan. Pourquoi ces lignes différentes ? Pourquoi, en fin de compte, S. Joseph est‑il appelé d’une part fils de Jacob, de l’autre fils d’Héli ? Il existe sur ce point bien des systèmes, mais pas de solution certaine et il n’est guère probable qu’on en trouve jamais. Voici du moins les deux hypothèses les plus communément admises ; elles suffisent pour répondre aux attaques du rationalisme. 1. Les deux généalogies sont celles de S. Joseph. Si elles lui attribuent deux pères distincts, c’est que, d’après la loi juive, Cf. Deutéronome 25, 5-10, sa mère aurait été soumise à ce qu’on nommait le mariage du Lévirat. Jacob est donc le père naturel, Héli seulement le père légal. Quelque chose d’analogue aurait eu lieu pour Salathiel cf. Matth. 1, 12 ; Luc. 3, 27. – 2. La première généalogie est celle de S. Joseph, la seconde celle de la sainte Vierge. Les saints époux appartenaient l’un et l’autre à la famille royale, avec cette différence que S. Joseph descendait de la branche directe par Salomon, Marie d’une branche collatérale par Nathan. Ce système ingénieux a trouvé de très nombreux partisans dans les temps modernes, même parmi les protestants. – Nous croyons terminer utilement cette étude sur la généalogie de Jésus‑Christ selon S. Matthieu en notant les principaux passages de l’Ancien Testament qui peuvent servir de preuve ou de commentaire au texte évangélique. - Jésus fils de David : Psaume131, 11 et 12 ; Isaïe 11, 1 ; Jérém. 23, 5 ; 2 Samuel 7, 12 ; Actes des Apôtres 13, 23 ; Romains 1, 3. – Jésus fils d’Abraham : Genèse 12, 3 ; 22, 18 ; Galates 3, 16. – Isaac : Genèse 21, 2 et 3 ; Romains 9, 7-9. – Jacob : Genèse 25, 25. – Juda : Genèse 29, 35 : 49, 10 ; Heb. 7, 14. – Phares et Zara : Genèse 38, 16. – Esron : 1 Chron. 2, 5. – Aminadab : 1 Chron. 2, 10. – Naasson : Exode 6, 23 ; 1 Chron. 2, 10. – Salmon : 1 Chron. 2, 11 ; Ruth. 4, 20. – Rahab : Josué 2, 1 ; 6, 24. 25. – Booz et Obed : Ruth. 4, 21. 22 ; 1 Chron. 2, 11. 12. – Isaï et David. ibid. ; 1 Samuel 16, 11 ; 1 Rois 12, 16 etc. – Salomon : 2 Samuel 12, 24. – Roboam : 1 Rois 11, 43. – Abias : 1 Rois 14, 31. – Asa : 1 Rois 15, 8. – Josaphat : 1 Chron. 3, 10. – Joram : 2 Chron. 21, 1 ; 2 Rois 8, 16. – Ozias (ou Azarias) : 2 Rois 14, 21 ; 2 Chron. 26, 1. – Joatham : 2 Rois 15, 7 ; 2 Chron. 26, 23. – Achaz : 2 Rois 15, 38 ; 2 Chron. 27, 9. – Ezéchias : 2 Chron. 28, 27 ; 2 Rois 16, 20. – Manassés : 2 Rois 20, 21 ; 2 Chron. 32, 33. – Amon : 2 Rois 21, 18. – Josias : 2 Rois 21, 24. – Jéchonias : 1 Chron. 3, 16. – Captivité de Babylone : 2 Rois 24 et 25, 2 Chron. 36. – Salathiel et Zorobabel : 1 Chron. 3, 17-19. – Abiud et les autres : la tradition et les écrits juifs.





















Mt1.18 Or la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi. Marie, sa mère, étant fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu'ils eussent habité ensemble, qu'elle avait conçu par la vertu du Saint-Esprit. - « Étant sur le point de raconter une chose inouïe et prodigieuse, il excite l’esprit de l’auditeur avec élégance et professionnalisme », Érasme in h.l. S. Matthieu reporte le lecteur au v. 16, dont il veut éclaircir et compléter le sens en montrant, par un court résumé des faits, la nature des rapports qui unissaient Jésus‑Christ à Joseph. Ce résumé, bien qu’il contienne les choses les plus merveilleuses et les plus sublimes que jamais historien ait eu à raconter, se recommande par son étonnante simplicité. Ce n’est pas avec cette sobriété de style que les écrivains du paganisme relatent l’origine prétendue virginale de Bouddha, de Zoroastre, de Platon et d’autres que le rationalisme oppose si volontiers à Jésus. – La naissance. C’est donc la genèse, l’origine du Christ, c’est-à-dire sa conception et sa naissance, qui va nous être racontée. – Fiancée. Quelle est la meilleure manière de traduire cette expression ? Faut‑il dire mariée, ou simplement fiancée ? Les théologiens en ont toujours débattu, le débat remonte aux premiers jours de l’exégèse. La question, comme on l’a déjà compris, revient à savoir si le mariage de la Ste Vierge et de S. Joseph précéda l’Incarnation, ou s’il n’eut lieu que plusieurs mois après, dans la circonstance présentement décrite par S. Matthieu. Les Pères la résolvent contradictoirement ; les commentateurs du moyen âge et des temps modernes se montrent en général plus favorables à la première hypothèse ; les contemporains, au contraire, adoptent assez communément la seconde. Ces derniers s’appuient et sur l’impression générale produite par le récit de l’Évangile, et sur les coutumes matrimoniales des anciens Juifs, et sur la philologie. Il est certain qu’après une lecture attentive des versets 18-25, faite sans idée préconçue, on se sent porté de préférence à voir dans ce passage la relation même du mariage de Joseph et de Marie. Bornons‑nous à signaler sommairement cette appréciation ; nous discuterons les preuves archéologiques et philologiques au fur et à mesure que le texte de S. Matthieu nous en fournira l’occasion. Et d’abord, revenons à l’expression qui a servi de point de départ à cet exposé du problème. La signification n’est pas “épouser” mais “se fiancer” ; on pourra facilement s’en convaincre en jetant un coup d’œil sur ce mot dans le dictionnaire grec. S. Luc, dans son récit de l’Incarnation, 1, 27, exclut même formellement, pour ce qui est de la Très‑Sainte Vierge, le sens secondaire et dérivé ; car il associe à “fiancée” le substantif “vierge” ; ont dit bien en effet, une vierge fiancée, mais jamais une vierge mariée. – avant qu'ils eussent habité ensemble. Nous nous trouvons de nouveau en face de deux traductions opposées : les uns disent “avant que le mariage soit consommé” (S. Jean Chrys. Théophylacte, etc.) ; les autres, avec S. Hilaire, “avant que Marie n'ait été emmenée chez son époux”, ou plus clairement, avant la cohabitation ; et tel est, croyons‑nous, le véritable sens. Chez les Juifs, en effet, des fiançailles solennelles précédaient rigoureusement le mariage, qui n’était célébré d’ordinaire qu’un an plus tard ; or, la principale cérémonie des noces consistait précisément à conduire en grande pompe la fiancée dans la maison de son époux. Il y est fait une allusion très‑directe au passage suivant du Deutéronome, 20, 7 : “Quiconque s’est fiancé une femme, et ne l’a pas encore emmenée chez lui”. Ne voit‑on pas que nous avons ici exactement les termes employés par S. Matthieu ? A l’époque où nous transporte l’Évangéliste, Marie n’habitait donc pas encore la maison de S. Joseph, preuve qu’ils n’étaient pas mariés. – il se trouva, c’est-à-dire “il apparut” ; on vit qu’elle était devenue mère. Cette observation nous conduit, au point de vue chronologique, trois mois environ après la conception du Sauveur, par conséquent aux jours qui suivirent immédiatement le retour de Marie à Nazareth, après sa visite à sa cousine cf. Luc. 1, 56. – par la vertu du Saint-Esprit. C’est par anticipation que l’Évangéliste écrit ces mots dès à présent ; leur vraie place est au v. 20 où nous les retrouverons bientôt ; mais S. Matthieu ne veut pas que le lecteur puisse supposer un seul instant que Jésus est né comme les autres hommes. Nous avons déjà remarqué, v. 16, son soin vigilant pour sauvegarder l’honneur virginal de Jésus‑Christ et de Marie. L’homme ordinaire naît “de la volonté de la chair, de la volonté de l'homme”, Jean 1, 13 ; le Christ, le second Adam, Sauveur et Rédempteur d’un monde corrompu, ne pouvait être engendré que par Dieu. Assurément, il devait être uni à l’humanité par des liens très-étroits, se faire chair de sa chair, os de ses os, et c’est pour cela qu’il prit une mère parmi les enfants d’Eve ; mais il fallait aussi qu’il fût pur et saint, séparé des pécheurs (Hébreux 7, 26), et de race divine, et c’est pour cela qu’il n’eut pas de père sur la terre. Les convenances les plus simples exigeaient qu’il en fût ainsi. – La préposition du texte grec est plus énergique que le de correspondant de la Vulgate, car elle exclut davantage toute paternité humaine ; mais la particule latine traduit assez bien aussi la pensée de l’écrivain sacré. Elle a même passé d’une manière définitive dans le langage théologique de l’Église d’Occident : “conçu du Saint Esprit, né de la Vierge Marie”. L’Incarnation du Verbe, comme toutes les opérations de Dieu “ad extra”, a été accomplie de concert par les trois personnes divines ; on l’impute toutefois plus spécialement à l’Esprit Saint en vertu de l’appropriation, parce que c’est une œuvre génératrice et que la troisième personne de la Sainte Trinité est regardée comme le principe générateur et vivificateur. Nous le voyons remplir ce beau rôle dès l’origine du monde, Genèse 1, 2. Voir sur cette question, S. Thom. Summa Philos. lib. 4, cap. 46, et les théologiens.



Mt1.19 Joseph, son mari, qui était un homme juste, ne voulant pas la diffamer, résolut de la renvoyer secrètement. - Son mari. Nous avons vu précédemment, Cf. v. 16, que cette expression doit se traduire par “époux” et nos adversaires tirent de là un de leurs principaux arguments. Ce nom donné actuellement à S. Joseph prouve, suivant eux, jusqu’à l’évidence, que les liens du mariage unissaient déjà ce saint patriarche à Marie. Nous répondrons que les fiançailles créaient chez les Hébreux, et même en général chez les peuples anciens, des relations beaucoup plus strictes qu’aujourd’hui ; aussi désignait‑on fréquemment par les noms de mari et de femme les personnes entre lesquelles elles avaient été conclues. La Bible nous en offre plusieurs exemples frappants. Au livre du Deutéronome, 22, 24, la simple fiancée est appelée “femme” ; de même, Genèse 29, 20. 21, où Jacob dit à Laban en parlant de Rachel : “Donne-moi ma femme”, bien qu’il ne l’eût pas encore épousée. - Juste désigne avant tout la justice théocratique de l’Ancien Testament cf. Luc. 1, 6 ; 2, 25. L’Évangéliste ne veut donc pas relever ici la bonté, la douceur de S. Joseph, comme l’ont cru plusieurs anciens exégètes (S. Jérôme), mais bien son esprit de fidélité aux lois. Étant juste, il ne pouvait pas épouser une personne qui, selon toute apparence, devait être gravement coupable. C’est en cela précisément que consiste le nœud de la situation tragique qui nous est plutôt indiquée que décrite par S. Matthieu. Dans la circonstance épineuse où il se trouvait, le juste Joseph devait rompre complètement avec Marie ; mais il avait deux manières de le faire, l’une pleine de rigueur, l’autre aussi douce que possible. La voie de la rigueur consistait à faire connaître publiquement sa situation, la dénoncer publiquement, la diffamer ; le parti de la clémence consistait à la renvoyer secrètement. De part et d’autre, cela veut dire que S. Joseph était libre de citer Marie devant les tribunaux juifs pour qu’elle rendît compte de sa conduite ; mais il pouvait aussi la répudier sans bruit, sans éclat. Cependant, d’après la loi mosaïque, il n’était pas possible que le secret fût absolu, les fiançailles, de même que le mariage, ne pouvant être dissoutes que par un acte de répudiation. « Dès qu’elle était fiancée, la femme était l’épouse de son mari, même si celui-ci ne l’avait pas encore connue. Et si le fiancé voulait la répudier, il lui fallait un libelle de répudiation », Maimon., traité Ischoth. Or, pour la validation de cet acte, il fallait nécessairement deux témoins. Il est vrai qu’on pouvait ne pas mentionner dans la pièce officielle les motifs du divorce, et telle était justement l’intention de S. Joseph à l’égard de Marie. De la sorte, il prenait le parti mitoyen entre la sévérité du droit strict et les tendresses désormais impossibles de l’affection. – Joseph était donc bien “décidé” à ne pas livrer Marie aux tribunaux, et il “inclinait” à la renvoyer purement et simplement ; mais il n’avait pas encore pris de résolution arrêtée sur ce point. – Il ressort clairement de ce récit que la Sainte Vierge n’avait pas fait connaître à son fiancé le mystère de sa grossesse. Une pareille réserve paraît tout d’abord surprenante. D’un mot, il lui eut été si facile, ce semble, d’épargner à S. Joseph, de s’épargner à elle‑même de cruelles souffrances. Mais elle croyait à bon droit devoir garder le secret de Dieu ; il n’appartenait qu’au Seigneur, pensait‑elle, de le révéler directement, et sa foi l’assurait que Joseph serait un jour providentiellement averti, comme l’avait été la mère de Jean‑Baptiste. D’ailleurs, quelle preuve aurait‑elle pu fournir de sa véracité.







Mt1.20 Comme il était dans cette pensée, voici qu'un ange du Seigneur lui apparut en songe, et lui dit : "Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie ton épouse, car ce qui est formé en elle est l'ouvrage du Saint-Esprit. - Comme il était dans cette pensée. C'était sa constante préoccupation, comme un glaive acéré qui se retournait sans cesse dans son âme, le torturant d’autant plus que la situation se compliquait d’une question pratique difficile à résoudre. Que de choses dans ces quelques paroles. Il ne saurait y avoir en effet de position plus douloureuse pour un homme juste et droit. Cependant la main de la Providence va délier doucement le nœud qu’elle a formé ; Marie ne s’était pas trompée en abandonnant sa cause à Dieu. - voici. Les Hébreux employaient volontiers cette particule pour figurer le caractère imprévu, soudain, d’un événement ; S. Matthieu l’intercale fréquemment dans sa narration. Un ange du Seigneur : traduction littérale de la célèbre expression qui revient si souvent dans les écrits de l’Ancienne Alliance, et sur laquelle on a tant discuté. L’ange de Dieu avait autrefois porté au patriarche Abraham la grande promesse messianique, il vient maintenant apprendre à S. Joseph la prochaine réalisation de cette bonne nouvelle. – En songe. Comme son homonyme de l’Ancien Testament, qui était également fils de Jacob, S. Joseph est célèbre par ses songes. (Voir dans le Bréviaire romain, Fest. S. Joseph, Lect. 2. Noct, un beau parallèle de S. Bernard entre ces deux illustres personnages). Chose étonnante, sa vie, telle qu’elle nous est connue par l’Évangile, se compose uniquement de quatre songes surnaturels et de quatre actes d’obéissance qui leur correspondent. – Les avertissements divins communiqués sous la forme de songes ne sont pas rares dans la Bible. On a parfois prétendu qu’ils constituaient un mode très‑inférieur de révélation ; mais si nous considérons l’éminence des personnes à qui Dieu se révéla de cette manière, l’importance des ordres qu’il leur donna durant leur sommeil, nous rejetterons cette allégation odieuse. L’Esprit souffle non‑seulement où il veut, mais aussi comme il veut. - Fils de David. L’ange lui rappelle ce titre glorieux parce que la nouvelle qu’il se dispose à lui transmettre est messianique, et qu’elle le concerne directement comme descendant de la famille royale ; c’est l’œuvre par excellence de sa race qui va lui être confiée. Les mots suivants, ne crains pas, répondent parfaitement à l’état d’âme de S. Joseph : il “craignait” de blesser la justice, d’offenser Dieu en s’unissant à Marie par les liens du mariage ; le messager céleste lui enlève cette inquiétude. – Prendre avec toi, c’est-à-dire conduire dans ta maison et par conséquent épouser cf. l’explication du v. 18. Telle était l’expression usitée pour désigner les mariages juifs, parce qu’au jour des noces le fiancé recevait sa fiancée des mains du père de cette dernière. Prendre (recevoir) n’a jamais signifié retenir chez soi, garder, comme on l’a quelquefois affirmé ; on ne reçoit pas ce que l’on possède déjà. – Ton épouse équivaut à « en qualité d’épouse ». On peut aussi regarder ces deux mots comme formant apposition à “Mariam” ; dans ce cas, Marie porterait d’avance le nom d’épouse de même que Joseph celui de mari, conformément à la coutume que nous avons signalée. – Au lieu de il faudrait “engendré”, d’après le grec ; le neutre est employé parce que l’Ange n’a pas encore spécifié la nature de l’enfant. – Tout soupçon disparut devant le nom de l’Esprit Saint ; mais les paroles de l’Ange n’ont pas seulement pour but d’enlever les doutes de Joseph, elles lui indiquent en même temps d’une manière implicite le rôle de protecteur qu’il devra remplir en tant que fils de David à l’égard de Jésus et de Marie.





Mt1.21 Et elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés." - Dans ce verset, l’envoyé de Dieu détermine d’abord la nature de “ce qui a été engendré” dans le sein de la Vierge. Il révèle ensuite à Joseph et le nom prédestiné qu’il devra imposer à ce Fils des Merveilles (titre donné au Messie par les Rabbins), et la parfaite relation qui existe entre ce nom d’une part, et d’autre part le rôle que jouera l'enfant divin. – Tu lui donneras le nom. A chaque page, l’Ancien Testament fait ressortir l’importance des noms appliqués aux personnes et aux choses. Primitivement, Cf. Genèse 2, 19, les dénominations n’avaient rien d’arbitraire ; elles exprimaient l’essence même des individus qui les portaient. Mais le péché, en obscurcissant l’esprit humain, l’empêcha de découvrir comme auparavant la nature intime des êtres, et alors les noms furent la plupart du temps livrés au hasard et dépourvus d’harmonie intrinsèque, quoique l’étymologie nous dévoile assez souvent encore des coïncidences frappantes. Du moins, quand c’est Dieu qui se charge de donner directement un nom, et surtout quand c’est à son Fils qu’il le donne, il le choisit tout-à-fait conforme à l’essence la plus intime. – Jésus. Cette appellation était déjà bien ancienne parmi les Juifs lorsque l’archange Gabriel l’apporta du ciel à Marie pour son enfant, lorsque l’ange du Seigneur en fit connaître le mystère à S. Joseph. Avant l’exil, sa forme ordinaire était en hébreu, “Josué” d’après la Vulgate, c’est-à-dire Dieu est Sauveur ; après l’exil il subit une légère abréviation et devint “Ieschouah”, Sauveur, Cf. Néhem. 7, 17. C’est le plus doux et le plus suave de tous les noms : il exprime si mélodieusement et d’une manière si complète dans sa brièveté toute l’œuvre de salut opérée par Notre‑Seigneur. Cf. Eccli. 46, 12. Après avoir prononcé ce nom sacré, l’Ange en fait l’exégèse au fiancé de Marie, et indique le motif pour lequel Dieu le destine au Verbe incarné. C’est donc le cas de répéter avec les anciens que le nom est présage. – Il sauvera, de là le titre célèbre, Sauveur, appliqué à Jésus‑Christ d’abord chez les Grecs puis dans toute l’Église : ce n’est d’ailleurs que la traduction de son nom propre. – Son peuple représente directement les Juifs. Par sa naissance, par ses fonctions premières et immédiates, Jésus appartenait à la nation israélite et venait tout d’abord pour elle, ainsi que les prophètes l’avaient depuis longtemps annoncé ; voir aussi Romains 1, 16 ; 9, 5. Mais les Païens ne sont nullement exclus : le vrai peuple de Jésus, c’est tout l’Israël spirituel et mystique. “J’ai d’autres brebis, dira‑t‑il lui‑même, qui ne font pas partie de cette bergerie ; il faut que je les amène et il n’y aura qu’une seule bergerie et un seul pasteur”, Jean 9, 16. – De ses péchés. Sauver le monde du péché, tel est le côté le plus intime, l’âme pour ainsi dire du ministère de Jésus ; il nous délivre non seulement du péché, mais aussi de ses funestes conséquences. Le salut messianique sera donc essentiellement moral et religieux : le Libérateur promis ne viendra pas sur la terre dans un but humain, politique, comme on ne le croyait que trop alors. – Ses est au pluriel parce que “peuple” est un nom collectif : c’est un enallage.



Mt1.22 Or tout cela arriva afin que fût accompli ce qu'avait dit le Seigneur par le prophète : 23 "Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils, et on le nommera Emmanuel" c'est à dire Dieu avec nous. Le message de l’Ange est achevé ; ce que nous allons entendre dans ces deux versets n’est plus qu’une réflexion de l’évangéliste, ainsi qu’on l’admet communément. Nous verrons plus d’une fois S. Matthieu interrompre le récit d’un événement ou d’un discours pour insérer une pensée personnelle, surtout pour montrer le rapport qui existe entre le fait qu’il relate et les prophéties de l’Ancien Testament ; c’est sa manière d’écrire la philosophie de l’histoire de Jésus. Mais cette philosophie est extrêmement simple, malgré sa profondeur réelle ; elle consiste habituellement dans la phrase suivante : telle chose est arrivée parce qu’elle avait été prédite. Nous retrouverons si souvent ces mots dans le premier Évangile, leur sens a été si complètement dénaturé, leur importance dogmatique est si grande, qu’on nous permettra de leur consacrer ici quelques lignes. D’abord, on a affecté de ne voir dans la conjonction « afin que » et le verbe « accomplir » que l’annonce d’une simple accommodation, d’un pur rapprochement de deux événements analogues, dont la liaison n’existerait pas en dehors de l’esprit de l’Évangéliste. L’historien sacré se donnerait donc le plaisir de citer les prophètes, de même que nous citons nos poètes favoris, quand notre mémoire nous rappelle à propos quelques‑uns de leurs vers. Mais rien n’est plus faux que cette affirmation. “Afin que” établit une vraie cause finale entre l’événement raconté par l’évangéliste et la prophétie de l’Ancien Testament qu’il en rapproche. De même, le verbe “accomplir” doit être pris dans sa signification stricte et primitive ; il s’agit d’un accomplissement réel, d’une réalisation proprement dite et non d’une rencontre de hasard : le résultat indiqué avait été prévu, voulu antérieurement par Dieu. Ainsi ramenée à sa véritable interprétation, la formule “pour que s’accomplisse” rappelle un fait aussi important en lui‑même que riche en conséquences dogmatiques. Dans l’Ancienne Alliance, tout tendait au Messie et à son œuvre, comme le disent des textes fameux, Hébreux 10, 8 ; S. Aug. ; tout s’élançait vers l’avenir et le figurait, le présageait. Cela doit particulièrement s’affirmer des paroles prophétiques, dont chacune devait avoir un jour son accomplissement infaillible. Il faut ajouter cependant, pour être exact sur ces matières délicates, que les prophéties verbales n’étaient pas toujours directement, immédiatement messianiques. Parfois, assez souvent même, elles avaient un premier sens qui devait se réaliser avant l’époque du Messie ; mais alors, sous ce premier sens, il s’en cachait un autre plus relevé, relatif à la vie ou aux opérations du Christ, et qui ne devait pas s’accomplir moins fidèlement. Dans ce cas, le premier était le type du second. Il y a donc les prophéties directement messianiques et les prophéties indirectement messianiques ou typiques. Nous allons avoir dans un instant l’occasion d’appliquer cette distinction à un texte des prophètes. – Ce que le Seigneur avait dit par le prophète. Dieu est la cause, la source première des prédictions surnaturelles ; les prophètes ne sont que ses instruments, ses organes. Les citations de l’Ancien Testament ont lieu dans le Nouveau, tantôt d’après l’hébreu, tantôt d’après la traduction des 70 [les 70 ou 72 traducteurs de la Bible Septante] ; mais elles sont rarement littérales, et il leur arrive même de s’écarter tout à la fois et du texte hébreu et du texte grec. Tel est le cas pour la célèbre prophétie d’Isaïe, 7, 14, que S. Matthieu met en parallèle avec la révélation de l’Ange à S. Joseph. La voici d’après l’hébreu : “Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel”. Nous renvoyons le lecteur aux commentaires du prophète pour l’explication détaillée de ce passage. Nous nous bornerons à indiquer ici les deux opinions adoptées par les exégètes croyants, relativement à sa signification primitive. Est‑il directement messianique ? Ne l’est‑il que médiatement ? Dans le premier cas, Dieu en révélant cette grande parole à Isaïe, et Isaïe en la prononçant, n’auraient eu en vue que la Vierge par excellence qui, sans perdre sa virginité, devait enfanter le véritable Emmanuel, le Messie. Dans le second, la prophétie aurait eu pour objet immédiat une jeune femme du palais, ou l’épouse même du prophète, à laquelle on annonçait dans un prochain avenir la naissance d’un fils nommé Emmanuel. Cette jeune femme serait le type de la sainte Vierge, en ce sens qu’on lui prophétisait, ainsi qu’il arriva plus tard pour Marie, sa maternité avant son mariage, ou du moins avant sa grossesse ; Emmanuel serait le type du Christ, soit par son nom dont le Sauveur devait réaliser le sens, soit parce qu’il fut donné comme un signe de salut dans un temps de grandes souffrances et de graves dangers. Les partisans de cette interprétation typique allèguent en faveur de leur opinion les deux raisons suivantes. 1° Il n’est pas prouvé que le substantif Alma, désigne forcément, uniquement une Vierge proprement dite ; ce nom peut s’appliquer aussi à une jeune femme, même mariée. 2° Le sens directement messianique n’est pas naturel dans la circonstance où la prophétie fut prononcée. De quoi est‑il immédiatement question ? De promettre du secours, et un prompt secours, aux Juifs en danger, à Jérusalem menacée par deux rois puissants ; et le prophète, en guise de consolation, annoncerait que le Messie naîtra d’une Vierge au bout de sept cents ans. Le sens typique est très‑naturel au contraire : “dans peu de mois, telle personne aura un fils, et, avant que cet enfant soit parvenu à l’âge de raison, les ennemis que vous redoutez auront été anéantis”. La réponse divine cadre parfaitement avec la situation extérieure. Le Seigneur, il est vrai, voyait beaucoup plus loin ; dans sa pensée, une réalisation bien supérieure était réservée à sa parole et c’est cette réalisation, comprise ou révélée dans la suite des temps, qui est notée présentement par S. Matthieu. Les défenseurs de la première opinion disent de leur côté que le premier évangéliste a clairement déterminé le sens du mot “vierge” par la manière dont il l’a employé dans son récit ; il est bien certain qu’il a voulu parler d’une Vierge proprement dite et qu’il a vu, par conséquent, dans la conception toute divine de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, l’accomplissement direct, immédiat de la prédiction d’Isaïe. Il n’est pas facile de faire son choix entre ces deux sentiments : la signification typique semble réellement plus naturelle quand on lit le chapitre 7 d’Isaïe, mais d’autre part on donne la préférence à l’interprétation directement messianique lorsqu’on vient de lire le récit de S. Matthieu. Au point de vue doctrinal, les deux opinions sont parfaitement licites ; cependant il est plus conforme à l’interprétation des SS. Pères et des exégètes catholiques de regarder ce texte comme strictement messianique. Quoi qu’il en soit, on a fait observer avec beaucoup de justesse que cette prophétie est la clef d’or qui ouvre toutes les autres, elle a en effet des liens universels avec tout ce qui concerne le Messie; sans son secours, les autres prédictions relatives à la personne du Christ seraient très souvent incompréhensibles, car elles lui attribuent des qualités tout à fait inconciliables avec la nature humaine ; or Isaïe nous apprend précisément ici qu’il est Emmanuel, Immanou‑El, Dieu avec nous. – Emmanuel. Et pourtant Jésus n’a jamais porté ce beau nom. Mais il a fait plus que cela ; il en a vérifié la signification, ce qui suffit largement pour réaliser la prophétie. – Ce qui signifie. Cette note a été ajoutée sans doute par le traducteur grec du premier Évangile ; les destinataires, qui étaient des Juifs d’origine, n’avaient pas besoin qu’on leur interprétât un nom hébreu.



Mt1.24 Réveillé de son sommeil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait commandé il prit avec lui Marie son épouse. 25 Mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle enfantât son fils premier-né, à qui il donna le nom de Jésus. - Réveillé. Admirable et prompte obéissance de S. Joseph. Il reçoit les ordres les plus difficiles, et il s’y soumet ponctuellement, sans hésiter. – il prit... Cf. v.20. Le mariage fut donc célébré selon les cérémonies ordinaires des Juifs, que nous aurons plus tard l’occasion de décrire en détail. Tout le monde connaît les chefs‑d’œuvre que cette scène a inspiré aux Raphaël, aux Poussin, aux Vanloo, aux Pérugin, etc. – Et il ne l'avait pas connue. L’Esprit saint ne se lasse pas de répéter que Marie était demeurée Vierge bien qu’elle fût devenue mère ; c’est pour la cinquième fois qu’il nous le dit depuis le v. 16. Mais qu’arriva‑t‑il après la naissance de Jésus ? L’expression jusqu'à ce qu'elle enfantât son fils premier-né ne suppose-t‑elle pas que Marie fut encore mère, et cette fois sans conserver son glorieux privilège ? On connaît la discussion orageuse que souleva sur ce point l’hérétique Helvidius, et la vigueur avec laquelle S. Jérôme réfuta ses perfides insinuations. Aujourd’hui la question est tout à fait tranchée. jusqu'à ce que, comme le grec et comme l’hébreu, exprime ce qui s’est fait jusqu’à une certaine époque, sans mettre le moins du monde l’avenir en question. Les citations à l’appui de cette assertion abondent dans les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Genèse 8, 7. : « et il lâcha le corbeau ; celui‑ci fit des allers et retours, jusqu’à ce que les eaux se soient retirées, laissant la terre à sec » ; s’en suit‑il que le corbeau revint ensuite ? Psaume 109, 1 : « Assieds‑toi à ma droite, jusqu'à ce que j'aie fait de tes ennemis ton marche‑pieds ». Les ennemis une fois réduits, le Verbe quittera‑t‑il son poste d’honneur ? Cf. Isaïe 22, 14, etc. En soi, cette manière de parler ne prouve ni pour ni contre la virginité subséquente de Marie, dont l’évangéliste n’avait pas à s’occuper. Il en est de même de “premier né”. En effet, S. Matthieu suit ici la coutume juive, d’après laquelle on appelait premier‑né, tout enfant “qui ouvre le sein maternel”, comme parle l’Écriture, sans s’inquiéter s’il y en aurait d’autres après lui. Cf. Exode 13, 2 ; Nombres 3, 13. “Premier né” laisse donc intacte la question de la virginité de Marie après l'accouchement, qui n’est pas directement traitée dans l’Écriture. Mais on sait que, prenant la tradition pour base, le second concile de Constantinople et le second de Latran ont solennellement défini que la Mère de Jésus est demeurée Vierge parfaite, avant l'enfantement, pendant l'enfantement, après l'enfantement. « Qu'une vierge conçoive, qu'une vierge enfante et demeure vierge, voilà qui, humainement, est inhabituel et inaccoutumé, mais relève de la Puissance divine », S. Léon le Grand, Sermon en la Nativité. Après avoir concouru en tant que fiancée de l’Esprit saint à la génération du second, du céleste Adam, comment Marie aurait‑elle pu coopérer ensuite à propager la race du premier Adam ? Et cela est tellement en accord avec le sens chrétien, qu’on a vu des écrivains protestants combattre avec une louable énergie en faveur de l’honneur virginal de la Sainte Vierge. La postérité directe de David, héritière du trône et des promesses, n’alla donc pas au‑delà du Messie ; elle a trouvé en Jésus son couronnement magnifique. – Les “frères de Jésus”, comme nous le démontrerons plus loin, sont tout autre chose que les enfants de Marie et de Joseph. – Il donna le nom, non pas immédiatement après la naissance, mais huit jours après, au moment de la circoncision cf. Luc 2, 21. L’imposition du nom fut faite par S. Joseph, car l’usage réservait ce droit au père.



Chapitre 2



2. – Adoration des Mages, 2, 1-12

S. Luc nous apprend, 2, 8 et ss., que les Juifs furent les premiers à recevoir, dans la personne des pasteurs de Bethléem, la bonne nouvelle de la naissance du Messie, les premiers aussi à venir adorer leur Roi dans son humble étable ; c’était juste, comme nous l’avons conclu de la réflexion adressée par l’Ange à S. Joseph, 1, 21. Mais il n’était pas moins juste, pas moins conforme aux desseins providentiels, que le monde païen fût représenté de bonne heure auprès du berceau de celui qui était venu racheter et sauver tous les hommes sans exception ; et voici justement les Mages, prosternés aux pieds du divin Enfant. Preuve vivante que Dieu n’oublie pas ses promesses relatives à la vocation de tous les peuples à la foi. Ainsi donc, après avoir vu par la généalogie du premier chapitre quelle fut la part des Juifs au Messie, nous allons apprendre maintenant quelle sera celle des Païens : les uns se rattachent à Lui par le sang, les autres par la foi et l’amour. Tout à l’heure, les païens étaient sans relations avec Jésus ; actuellement ce sont au contraire les Juifs qui s’éloignent de Lui. Dès les premiers jours de la vie de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, nous pouvons constater ce fait qui se reproduira fréquemment : le Judaïsme le repousse, le monde païen le reçoit. Ici même, Jérusalem ignore sa naissance et elle s’effraie quand elle en est avertie ; les princes des prêtres et les docteurs de la loi indiquent froidement le lieu où il est né, mais ils ne songent pas à aller l’adorer eux‑mêmes ; Hérode veut le faire périr. Au contraire, les Mages, des païens, le recherchent et arrivent jusqu’à Lui : ils appartiennent, au point de vue moral, à la race choisie des Melchisédech, des Jéthro, des Job, des Naaman, qui vénéraient le vrai Dieu sans appartenir au peuple juif.



Mt2.1 Jésus étant né à Bethléem de Judée, aux jours du roi Hérode, voici que des Mages arrivèrent d'Orient à Jérusalem, – S. Matthieu s’occupe en général fort peu des détails topographiques ou chronologiques : jusqu’ici, sa narration est restée dans le vague sous le rapport du temps et du lieu ; il ne nous a pas même fait connaître l’endroit où habitaient Marie et Joseph au moment de leur chaste mariage, il s’est borné à relater les faits. Mais la nature des événements qu’il doit maintenant raconter l’oblige à signaler le lieu et la date de la naissance du Christ. 1° Le lieu : à Bethléem de Judée ». Bethléem était situé tout à la fois dans la tribu de Juda et sur le territoire de la province de Judée. L’ancienne division du pays en douze tribus n’existant plus à l’époque de Jésus‑Christ. Primitivement appelée Ephrata, la fertile, Genèse, 35, 16, elle devint, assez longtemps après l’occupation de la Palestine par les Hébreux, “la maison du pain”, Beth‑lechem ; les Arabes la nomment aujourd’hui Beit‑lahm, maison de la viande. Dieu n’a pas permis qu’elle eût jamais de grands avantages temporels ; elle a toujours été une petite ville (Cf. Michée 5, 1) sans importance commerciale ni stratégique, promptement dépassée par ses deux rivales du Nord et du Sud, Jérusalem et Hébron. Mais, en revanche, quelle gloire ne lui confère pas la double naissance de David et du Messie. Avait‑elle donc besoin d’autres prérogatives ? Elle s’élève à 9 km au Sud de Jérusalem, sur une colline de calcaire jurassique. Sa forme actuelle est celle d’un triangle irrégulier au Sud duquel s’élève la célèbre basilique de Sainte‑Hélène, sorte d’église fortifiée, bâtie sur l’emplacement de la grotte de la Nativité (comparez l’explication de Luc, 2, 7), et entourée des couvents latin, grec et arménien. La population de Bethléem est d’environ 28.000 habitants. S. Luc nous dira, 2, 1 et 2, pourquoi Joseph et Marie se trouvent en ce moment à Bethléem. Ils n’y sont pas venus d’eux‑mêmes, et en quelque sorte pour accomplir la prophétie de Michée ; une volonté supérieure les y a conduits, se servant pour cela de moyens tout humains. – 2° aux jours. Après nous avoir fait connaître le lieu de la naissance du Christ, l’évangéliste indique la date de ce grand événement : aux jours du roi Hérode, c’est-à-dire, si nous traduisons cette formule hébraïque en langage simple : “sous le gouvernement d’Hérode”. Date bien vague en elle‑même, puisque Hérode régna en Judée de 714 à 750 U. C.; mais nous avons essayé plus haut (Introd. gén.) de la préciser, en établissant que Jésus‑Christ naquit peu de mois avant la mort d’Hérode, probablement le 25 décembre 749, 4 années avant le début de l’ère dite chrétienne. – Du roi Hérode ; Hérode‑le‑Grand. L’histoire et le caractère de ce prince sont parfaitement connus, grâce aux historiens juifs et romains. Fils d’Antipater, qui avait exercé les fonctions de “procurateur” en Idumée et en Judée, il fut lui‑même nommé par les Romains tétrarque de cette dernière province. Bientôt, à la demande du triumvir Antoine, son puissant protecteur, le sénat changea ce titre en celui de roi et agrandit ensuite considérablement le territoire soumis à sa juridiction. Mais Hérode fut obligé, avec le secours de ses bienfaiteurs, de faire littéralement la conquête de son royaume et de sa capitale, dont Antigone, l’un des derniers rejetons de la race illustre des Machabées, s’était récemment emparé. Ce n’est qu’en 717 qu’il put s’installer à Jérusalem après l’avoir prise d’assaut et avoir versé des flots de sang. Il était Iduméen de naissance : le sceptre avait donc quitté Juda, quand ce descendant d’Esaü prit possession du trône de David, Cf. Genèse 49, 10, signe évident que le Messie était proche. Son règne fut pacifique à partir de ce moment, très‑brillant au dehors et illustré par de splendides constructions dans tout le pays et une grande richesse matérielle ; mais, au‑dedans, c’était la corruption et la décadence, la civilisation grecque prenant la place des mœurs judaïques. La théocratie marcha rapidement vers sa fin sous ce prince à demi païen. Le caractère d’Hérode est un des types les plus fameux de l’ambition, de la ruse et de la cruauté : les événements que va raconter S. Matthieu nous fourniront amplement l’occasion de le démontrer. – Rappelons, avant d’aller plus loin, qu’il est parlé de quatre Hérode dans le Nouveau Testament. Ce sont : Hérode‑le‑Grand ; 2. son fils Hérode Antipas, qui fit décapiter S. Jean‑Baptiste, Matth., 14, 1 et suiv., et qui insulta Notre‑Seigneur Jésus‑Christ dans la matinée du Vendredi‑Saint, Luc, 23, 7, 11 ; 3. son petit‑fils Hérode Agrippa 1, fils d’Aristobule ; c’est lui qui devint le meurtrier de S. Jacques et qui périt misérablement, sous le coup des vengeances du ciel, Actes des Apôtres 12. 4. son arrière‑petit‑fils, Hérode Agrippa 2, fils d’Agrippa 1er, devant lequel S. Paul, prisonnier du procureur Festus à Césarée, se défendit admirablement des accusations lancées contre lui par les Juifs, Actes des Apôtres 25, 23 et suiv. – Voici, Cf. 1, 20. – des Mages. Nous avons à étudier ici les quatre questions suivantes : Qu’étaient les Mages ? Quel fut leur nombre ? D’où venaient‑ils ? A quelle époque précise eut lieu leur visite ? – A. Qu’étaient les Mages ? Leur nom ne le dit qu’imparfaitement. Mais l’histoire nous donne des informations plus précises. Les Mages formaient à l’origine une caste sacerdotale que nous trouvons en premier lieu chez les Mèdes et chez les Perses, et qui s’étendit ensuite dans tout l’Orient. La Bible nous les montre en Chaldée, à l’époque de Nabuchodonosor : ce prince conféra même à Daniel le titre de Rab‑Magh ou de Grand‑Mage, pour le récompenser de ses services, Dan., 2, 48. Ils avaient, comme tous les prêtres de l’antiquité, le monopole à peu près exclusif des sciences et des arts ; le domaine de leurs connaissances embrassait particulièrement l’astronomie ou plutôt l’astrologie, la médecine, les sciences occultes. « Les mages, qui forment en Perse un collège de savants et de sages », Cicéron, Traité de la Divination, 1, 23. Ce double titre de prêtres et de savants leur conférait une influence considérable ; aussi faisaient‑ils souvent partie du conseil des rois. Il est vrai que ce nom glorieux de Mage, ayant pénétré en Occident, perdit peu à peu de son lustre, et qu’il finit même par être pris en mauvaise part, pour désigner les magiciens, les sorciers. Les écrits du Nouveau Testament nous fournissent plusieurs exemples de cette espèce de dégradation : « Simon le magicien », Actes des Apôtres, 8, 9, Elymas, le magicien”, Actes des Apôtres, 13, 8, etc. Toutefois, c’est dans son acception originale qu’il est employé ici par S. Matthieu, comme le démontre l’ensemble de la narration. Quelques auteurs modernes ont prétendu que les Mages venus à Jérusalem étaient de race juive, et qu’ils appartenaient à ce qu’on nommait du temps de Jésus‑Christ, la dispersion, Cf. 1 Pierre 1, 11, en d’autres termes, à cette multitude d’Israélites qui habitaient les diverses contrées de l’Orient depuis la captivité babylonienne ; mais c’est là une erreur manifeste, que réfutent et les propres expressions de nos saints personnages « Où est… le roi des Juifs », v. 2, et la croyance universelle de l’Église, qui a toujours vu en eux, comme nous l’avons dit, les prémices du monde païen consacrées au Seigneur. Une tradition ancienne et populaire en fait des rois. On a voulu leur appliquer à la lettre des passages de l’Ancien Testament relatifs au Messie et qui semblent, de prime abord, les concerner directement ; par exemple , Psaume, 71, 10 « Les rois de Tarsis et des Îles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande » ; Isaïe., 60, 3-6 « Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore... Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ». Mais, à vrai dire, ces passages ne concernent pas le fait particulier de la visite des Mages ; ils ont pour but la conversion générale des païens au Messie et, par suite, la catholicité de l’Église chrétienne. Il est probable cependant que les Mages étaient au moins des chefs de tribus, tels que sont aujourd’hui les émirs, les scheiks des Arabes ; S. Matthieu nous les présente, dans tous les cas, comme des personnages importants. – B. Quel était leur nombre ? La tradition est loin d’être unanime sur ce point. Les Syriens et les Arméniens en comptent jusqu’à douze ; de même S. Jean Chrysostome et S. Augustin. Toutefois, chez les Latins, nous trouvons d’assez bonne heure le chiffre de trois, qui semble définitivement fixé à partir de S. Léon‑le‑Grand. De la sorte, il y aurait eu autant de Mages que de présents offerts à l’enfant Jésus ; ou bien, les trois Mages représenteraient les trois grandes familles de l’humanité, les races sémite, japhétique et chamite. S. Hilaire d’Arles va même jusqu’à les rapprocher des trois personnes de la Sainte‑Trinité. leurs noms seraient Melchior, Balthasar et Gaspard. On n’ignore pas, du reste, que la légende s’est depuis longtemps emparée de leurs personnes et de leur vie cf. Acta Sanctorum, 16. Jan. On vénère leurs reliques dans la cathédrale de Cologne. C. D’où venaient‑ils ? Le texte évangélique nous l’apprend, mais d’une manière si générale que nous n’en sommes guère plus avancés. D'Orient, de même que l’hébreu désigne tout ce qui est à l’orient de la Palestine, par conséquent toute une série de nombreuses contrées. Aussi, les exégètes ont‑ils fait les choix les plus variés, se décidant tantôt pour la Chaldée, tantôt pour le pays des Parthes, tantôt pour la Perse, tantôt pour l’Arabie. Ce sont les deux dernières hypothèses qui réunissent le plus grand nombre de suffrages, vu, d'une part, que « le nom de mages est un mot qui appartient en propre aux Perses », et que d'autre part, « Plaident en sa faveur la nature des dons et la proximité du lieu », Maldonat. L’Arabie pour les Hébreux, était par excellence le pays de l’Orient. - D. Quant à l’époque de la visite des Mages, elle n’est pas expressément marquée dans l’Évangile. Plusieurs auteurs anciens, tels qu’Origène, Eusèbe, S. Épiphane, prenant le v. 16 pour base de leurs calculs, assurent que les Mages ne vinrent qu’environ deux ans après la naissance du Sauveur, puisque Hérode fit périr les enfants de Bethléem : « de deux ans et moins, d’après le temps qu’il s’était fait préciser par les mages. ». Mais il y a là une exagération évidente, comme le montrera l’explication de ce verset. La plupart des Pères croient au contraire que la visite des Mages à la crèche eut lieu très peu de temps après Noël ; beaucoup d’entre eux maintiennent même rigoureusement la date fixée dès l’antiquité pour la célébration de l’Épiphanie, c’est-à-dire le treizième jour à partir de la naissance de Jésus‑Christ. Sans vouloir prescrire des limites aussi étroites, nous nous bornerons à dire ici que l’adoration des Mages dut suivre d’assez près la Nativité du Sauveur. Il semble qu’il n’y eut pas d’intervalle entre l’apparition de l’étoile, la naissance de Jésus et le départ des Mages. Du reste, alors même que les saints voyageurs fussent partis de la Perse lointaine, il leur était facile, montés sur leurs dromadaires, de parcourir en peu de temps des distances considérables. Il est reconnu qu’un bon dromadaire franchit en une seule journée ce qu’un cheval ne parcourt qu’en huit ou dix jours. Nous examinerons plus tard, en étudiant la question de l’accord du récit de S. Luc avec celui de S. Matthieu, quelle est la place la plus convenable pour la visite des Mages. – Jérusalem. C’était la métropole de l’état juif ; ils espéraient y trouver mieux que partout ailleurs les renseignements précis dont ils avaient besoin pour arriver au terme de leur voyage ; ou plutôt ils espéraient y trouver Celui‑là même qu’ils cherchaient. Où devait‑il être sinon dans la capitale de son royaume, dans le palais des rois ses aïeux ?



Mt2.2 disant : "Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus l'adorer." - Ils savent que ce n’est qu’un nouveau‑né, mais ils sont parfaitement sûrs du fait même de sa naissance. Ils n’ignorent qu’une chose, sa résidence actuelle, et c’est sur elle que porte leur demande. – Quel sens les Mages attribuaient‑ils au titre de Roi des Juifs ? Certainement, ce n’est pas un roi ordinaire que ces fils du désert viennent vénérer de si loin ; ce n’est pas non plus un roi destiné aux Juifs d’une manière exclusive. Bien qu’il soit le roi des Juifs par excellence, son pouvoir, ils n’en doutent pas, s’étendra bien au‑delà des limites de la Judée, et ce pouvoir sera religieux avant tout ; voilà pourquoi ils lui apportent leurs hommages. On les comprit, comme nous le montrera la suite du récit, et l’on traduisit immédiatement l’expression “Roi des Juifs” par un titre plus clair encore, celui de Messie, Cf. v.4. Remarquons en passant que le nom de roi des Juifs, donné à Jésus dès sa plus tendre enfance, sera écrit en trois langues sur sa croix, au moment où il rendra le dernier soupir, et, là encore, ce seront des païens qui l’appliqueront au Sauveur. Jean 19, 19-22. – Nous avons vu son étoile. Les Mages indiquent le motif qui leur a fait quitter leur patrie pour accourir jusqu’en Judée : ils ont vu l’étoile du roi des Juifs. Mais en quoi consistait cette étoile ? Indiquons deux hypothèses formées à son sujet. Première hypothèse : un miracle pur et simple, l’étoile des Mages n’était pas un astre proprement dit, mais un météore mobile, transitoire, créé pour la circonstance, qui apparaissait, disparaissait, marchait, s’arrêtait sans quitter notre atmosphère, à la façon de la nuée de feu qui avait autrefois servi de guide aux Hébreux dans le désert. C’était donc un phénomène complètement surnaturel et miraculeux. Ainsi ont pensé les Pères et la plupart des commentateurs des divers siècles : c’est à coup sûr l’hypothèse la plus simple, la plus conforme à la lettre du texte, celle qui s’impose en quelque sorte à l’esprit, quand on lit cet épisode dans le récit de S. Matthieu. Pour l’évangéliste en effet il est clair que l’étoile fut le résultat d’un miracle. « Que cette étoile ne figure pas parmi le nombre des étoiles, qu’elle ne soit même pas une étoile, mais une certaine vertu invisible qui prenait la forme d’une étoile, se découvre d’abord par son chemin… » S. Jean Chrys., Homélie 6 sur S. Matthieu. Autre hypothèse : Origène, c. Cels. et le philosophe platonicien Chalcidius ont cru que l’étoile du Messie était une comète. Ce serait même, a‑t‑on dit, une comète célèbre, vue par les Chinois en 750 depuis la fondation de Rome, l’année même de la naissance de Jésus, et fidèlement notée dans leurs tables astronomiques. Cette opinion n’a trouvé qu’un nombre très restreint de défenseurs, car elle est bien peu vraisemblable. – Le récit évangélique suppose un miracle réel, c’est du moins l’opinion générale ; mais ce miracle ne ressort pas catégoriquement, nécessairement du texte. On ne saurait nier que Dieu emploie très‑souvent les causes naturelles pour arriver à ses fins. Toutefois, nous préférons nous en tenir ici à la lettre de l’Évangile et au sentiment des saints Pères. – Son étoile. Dernière et importante observation relative à l’étoile. Quelle que fût sa nature, comment les Mages connurent‑ils en la voyant que c’était l’astre du roi des Juifs, et que ce roi venait de naître ? La légende simplifie beaucoup les choses en prêtant la parole à l’étoile, ou aux anges qui la conduisaient. Mais les réponses sérieuses ne font pas défaut. Toute l’antiquité croyait qu’aux principaux événements de la terre, spécialement à la naissance des grands hommes, présidaient des phénomènes céleste correspondants. Cf. Justin. Hist. 37 ; Sueton. Vit. Caes. c. 88. De plus, il y avait alors dans le monde entier comme un pressentiment général d’une nouvelle ère pour l’humanité et cette ère nouvelle, croyait‑on, devait avoir la Judée pour point de départ. Les textes de Tacite et de Suétone, qui commentent en quelque sorte le mot de la Samaritaine « Le salut vient des Juifs », Jean 4, 22, sont dans toutes les mémoires : « Une ancienne et constante opinion était répandue dans tout l’Orient à l’effet  qu’à cette époque on allait en Judée pour s’approprier des choses. », Suétone in Vespas. « Plusieurs étaient persuadés qu’il était contenu dans les lettres des prêtres, à cette époque où l’Orient jouissait d’un grand prestige. On allait en Judée pour s’approprier des choses », Tacit. Hist. 5, 13 ; Cf. Jos. Guerre des Juifs, 1, 5, 5. L’Orient était alors rempli de Juifs, descendants des anciens captifs de Babylone, qui se faisaient remarquer par un ardent prosélytisme, et qui ne faisaient un mystère ni de leur religion ni de leur Messie. C’est grâce à eux que s’étaient répandues ces espérances universelles qui tenaient le monde en suspens. Les Mages, tout nous porte à le croire, étaient donc sous l’influence d’idées semblables quand tout à coup ils aperçurent un astre nouveau. Pour eux, selon la belle pensée de S. Augustin, c’était un langage extérieur bien capable d’exciter leur foi : « L’étoile qu’était‑elle sinon une magnifique langue du ciel ? », Serm. 201, 4, al. de Temp. 31. Mais à ce langage extérieur dut s’unir une parole plus claire encore, une révélation intérieure qui leur montra distinctement le rapport qui existait entre l’astre nouveau et le Messie, et qui les pressa de se rendre en Judée : c’est ce qu’enseignent presque tous les Pères. « Ils connurent l’étoile du Christ par une révélation », August., Sermo 117, al. 67. « Celui qui a présenté le signe en a donné l’intelligence à ceux qui le regardaient », S. Léon le Grand, Serm. 4 de Epiph. On a dit aussi que les Mages pouvaient bien connaître la prophétie de Balaam où il est question de l’étoile du Messie, Nombres 24, 17 et suiv. : “Je le vois, mais pas encore ; je le contemple, mais non de près. Voici qu’une étoile sort de Jacob, et qu’un sceptre s’élève du milieu d’Israël”. C’est peu probable ; car l’on admet généralement que, dans cet oracle, il ne s’agit pas d’un astre proprement dit, destiné à être le signe précurseur du Messie. Le mot étoile y est plutôt employé dans un sens figuré, pour désigner le Messie en personne, de même que le “sceptre” du second hémistiche. Remarquons, avant de quitter le sujet, la manière admirable dont la Providence adapte constamment les moyens aux dispositions de ceux qu’elle veut convertir. Jésus attire à lui les pécheurs de Galilée par des pêches miraculeuses, les malades par des guérisons, les docteurs de la Loi par l’explication des textes de l’Écriture, les Mages, c’est-à-dire des astronomes, par une étoile au firmament. Observons encore que le second avènement du Christ sera accompagné d’un signe merveilleux dans le ciel, de même que le premier. Cf. Matth. 24, 30. – En Orient. Il faut prendre ces mots dans leur signification stricte ; ils n’équivalent nullement au qualificatif orientale appliqué à l'étoile, ainsi que l’ont affirmé divers commentateurs. – l'adorer, selon S. Augustin, les rois mages ne rendaient pas hommage à un roi terrestre, mais à un roi céleste, une personne en qui ils comprirent que se trouvait la puissance divine. S’ils avaient cherché un roi terrestre, ils auraient perdu toute dévotion lorsqu’ils le trouvèrent dans la pauvreté de la crèche. Ils apprirent par révélation que l’homme-Dieu était né ? En effet, Dieu qui leur envoya une étoile, leur envoya également un ange qui le leur révéla. Selon le pape S. Léon le Grand : de même, que leurs yeux étaient remplis à l’extérieur de la lumière de cette étoile, de même un rayon divin leur faisait une révélation intérieure sur la divinité de l’enfant. Par ceci s’accomplit le Psaume 71, 11 : les rois l’adoreront, toutes les nations le serviront.



Mt2.3 Ce que le roi Hérode ayant appris, il fut troublé et tout Jérusalem avec lui. - Ce verset est vraiment dramatique ; il décrit l’effet produit à la cour et dans la ville par la nouvelle inattendue qu’apportent les Mages. Qu’on se représente une longue caravane faisant son entrée dans une de nos grandes villes, et suscitant par son seul aspect la curiosité de la foule ; qu’on se représente les chefs de ce riche cortège demandant à ceux des habitants qu’ils rencontrent : “Où est votre roi qui vient de naître ?” et l’on comprendra ce qui dut se passer alors à Jérusalem. Les paroles des Mages volent de bouche en bouche et bientôt elles franchissent le seuil du palais d’Hérode, portant en tous lieux une vive émotion ou même un violent effroi. – Fut troublé. Effroi d’abord dans le cœur d’Hérode. Matthieu, d’un seul mot, et comme en passant, a exprimé de la façon la plus précise l’état d’esprit et le tempérament d’Hérode. Hérode avait des raisons particulières d’être troublé par ce bruit soudain. Roi de Judée non par le droit, mais à force d’intrigues et de violences, détesté d’une grande partie de ses sujets à cause de sa tyrannie ou de son caractère anti‑théocratique, prince ambitieux et jaloux de son autorité au point de faire périr les membres de sa famille, de crainte d’être supplanté par eux, il apprend tout à coup qu’il a auprès de lui un puissant rival, le Messie en personne, et il se demande avec anxiété si son trône pourra bien subsister à côté de celui du Christ. Quelle affliction pour un tel homme d’entendre dire que des savants orientaux viennent saluer dans sa propre capitale le nouveau roi des Juifs. – Et tout Jérusalem. Jérusalem aussi avait ses raisons d’être émue. Elle se trouble parce qu’elle espère que son Messie va la délivrer du joug romain, qu’il la placera à la tête des nations et la comblera de prospérités ; or, les grandes espérances agitent et font trembler, quand elles sont sur le point d’être réalisées. Elle redoute les maux nombreux, les bouleversements épouvantables que les Rabbins lui prédisaient sous le nom de “Douleurs du Messie” et qui devaient, lui disait‑on, précéder l’apparition du Christ ; elle redoute encore quelque nouveau massacre opéré par Hérode dont elle connaît les accès de jalousie cruelle. Des causes opposées troublent donc fortement le roi et les sujets.



Mt2.4 Il assembla tous les Princes des prêtres et les Scribes du peuple, et leur demanda où devait naître le Christ. - Il assembla. Dans cette circonstance délicate, Hérode ne dément pas le portrait qu’ont tracé de lui les anciens auteurs au point de vue de la ruse et de l’habilité. Il ne fallait ni trop de mystère, ni trop d’éclat : trop de mystère eût excité l’effervescence populaire au lieu de la calmer ; trop d’éclat eût entraîné tout le monde auprès du Messie. Hérode saura choisir à merveille le juste milieu recommandé à l‘homme sage. Non moins que les Mages, il tient à savoir où est “le roi des Juifs”, son concurrent inattendu. Il dissimule son inquiétude, semble désireux de rendre service aux illustres voyageurs, et, comme leur demande concernait un fait religieux, bien plus, le fait religieux par excellence du Judaïsme, la naissance du Messie, il convoque en séance extraordinaire le grand conseil des Juifs: le Sanhédrin. Ce corps célèbre, que nous trouvons mentionné plusieurs fois dans le premier Évangile, Cf. 5, 22 ; 10, 17 etc., et dont le nom, malgré sa couleur hébraïque, laisse facilement reconnaître son origine grecque, se composait de 71 membres, c’est-à-dire d’un président qui était ordinairement le grand prêtre, et de 70 assesseurs. Ces membres formaient trois classes distinctes. Il y avait 1° les princes des prêtres. On désignait ainsi non‑seulement le souverain Pontife actuellement en fonctions, qui était le prince des prêtres par excellence, ou ses prédécesseurs encore vivants, mais aussi les chefs des vingt‑quatre familles sacerdotales cf. 1 Chron. 24. – 2° les Scribes, ou docteurs de la Loi, comme les nomme S. Luc. Ils constituaient une corporation nombreuse et puissante, dont le ministère consistait surtout à interpréter la Loi mosaïque. Comme la religion et la politique étaient très étroitement associées sous le régime théocratique de l’Ancien Testament, les Scribes étaient tout à la fois des jurisconsultes et des théologiens. Ils appartenaient presque tous au parti pharisaïque et jouissaient d’un grand crédit auprès du peuple. Naturellement, ce n’étaient que les plus illustres d’entre eux, tels que les Gamaliel, les Nicodème, qui faisaient partie du Sanhédrin. Leur dénomination montre qu’une de leurs fonctions était aussi d’écrire les actes publics. – 3° les Anciens, c’est-à-dire les notables, qui étaient pris parmi les chefs des principales familles. Ils formaient l’élément purement laïque du grand conseil. Bien que la question à décider dans la circonstance présente fût complètement du domaine de la théologie, les anciens durent être convoqués avec les deux autres classes, parce qu’Hérode voulait une réponse officielle, authentique, qui réclamait la présence de tous les Sanhédristes. Si l’évangéliste ne les nomme pas, au v. 4, cela tient à ce que la décision du cas proposé regardait de préférence les princes des prêtres et les docteurs de la Loi. Plus tard encore, nous rencontrerons des omissions semblables, alors même qu’il s’agira certainement d’une réunion complète des assesseurs. Cf. Matth. 20, 18 ; 26, 59 ; 27, 1. – devait naître le Christ. Hérode, comme les Mages, s’informe seulement du lieu de la naissance du Christ ; . Le fait en lui‑même est supposé certain ; l’attente du Messie était alors universelle, on sentait que les temps étaient accomplis. Voir le livre des abbés Joseph et Augustin Lémann, juifs devenus prêtres catholiques, La question du Messie et le Concile du Vatican, Lyon, 1869, chap. 2.



Mt2.5 Ils lui dirent "A Bethléem de Judée, selon ce qui a été écrit par le prophète : 6 Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es pas la moindre parmi les principales villes de Juda, car de toi sortira un Chef qui doit paître Israël, mon peuple." - Ils lui dirent. Le problème était facile à résoudre et ne demandait pas de longues réflexions, tant la Révélation avait été claire sur ce point cf. Jean 7, 42 et s. Aussi les Sanhédristes répondent‑ils sans hésiter : A Bethléem de Judée. Ils donnent aussitôt la preuve de leur assertion: il a été ainsi écrit, il y a longtemps que le prophète Michée l’a prédit cf. Mich. 5, 1. La parole du Sanhédrin est aussi précise que celle des Mages et, comme celle des Mages, elle s’appuie sur une autorité extérieure ; les Mages avaient cité l’étoile, les princes des prêtres et les docteurs de la Loi citent un texte prophétique. – Et toi, Bethléem... la prophétie de Michée, que les anciens Rabbins appliquent unanimement au Messie, est citée librement et s’écarte tout à la fois de l’hébreu et des Septante : Michée 5. 1 Et toi, Bethléem Éphrata, petite pour être entre les milliers de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit être dominateur en Israël et ses origines dateront des temps anciens, des jours de l'éternité. 2 C'est pourquoi il les livrera jusqu'au temps où celle qui doit enfanter aura enfanté et le reste de ses frères reviendra aux enfants d'Israël. 3 Il se tiendra ferme et il paîtra ses brebis dans la force du Seigneur, dans la majesté du nom du Seigneur, son Dieu et on demeurera en sécurité car maintenant il sera grand, jusqu'aux extrémités de la terre. 4 C'est lui qui sera la paix. Quand l'Assyrien viendra dans notre pays et que son pied foulera nos palais, nous ferons lever contre lui sept bergers et huit princes du peuple.

Si nous rapprochons maintenant les deux textes, nous verrons que la différence n’existe que dans la forme et nullement dans la pensée. L’idée que voulait exprimer le prophète était celle‑ci : Bien que Bethléem soit un bourg trop insignifiant pour qu’on puisse le compter parmi les villes principales de la Judée, néanmoins il en sortira un chef illustre pour le peuple juif. S. Matthieu a modifié l’expression pour dire que Bethléem n’est nullement une ville insignifiante, attendu qu’il donnera aux Juifs un chef distingué. Qui ne voit que, malgré cette affirmation d’une part, cette négation de l’autre, la prédiction demeure tout à fait la même dans sa partie essentielle : le Messie doit naître à Bethléem, lui conférant ainsi une grande gloire ? Les autres traits sont des points minutieux et l’évangéliste ne s’en fait pas esclave. C’est ainsi qu’il s’est permis de dire “Bethléem terre de Judée” au lieu de “Bethléem Éphrata”. – paître. Nous venons de voir que le grec nous présente le Messie sous la figure non d’un roi, mais d’un pasteur. Dans l’antiquité, on avait compris qu’il y a, suivant la parole de Xénophon, plus d’une ressemblance entre les devoirs d’un bon roi et les devoirs d’un bon pasteur. C’était leur rappeler les soins affectueux qu’ils doivent à leurs sujets. Cette même image revient à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament cf. 2 Samuel 5, 3 ; Jérem. 23, 2 et s., et le psaume 22.



Mt2.7 Alors Hérode, ayant fait venir secrètement les Mages, apprit d'eux la date précise à laquelle l'étoile était apparue. - Hérode a maintenant deux données certaines : les Mages lui ont appris que le Messie est né, les membres du Sanhédrin que Bethléem doit être sa patrie. Il veut en obtenir une troisième qui lui permettra d’exécuter plus sûrement les projets homicides qui se pressent déjà dans son esprit, et de mieux saisir l’étendue des mesures à prendre : ce sont encore les Mages qui la lui fournissent. – ayant fait venir secrètement ; en secret pour bien cacher son jeu et de crainte qu’on ne devinât ses plans. C’était une inconséquence, puisque Hérode avait ouvertement convoqué le grand Conseil. – apprit, expression très énergique dans le texte grec. – la date précise. C’est-à-dire l’année, le mois, le jour où elle est apparue d’abord. Les astronomes avaient coutume de noter cela minutieusement. Tel est donc le dernier renseignement que le tyran voulait connaître ; il supposait très‑naturellement qu’il existait une relation étroite entre l’apparition de l’étoile et l’époque de la naissance du Christ.



Mt2.8 Et il les envoya à Bethléem en disant : "Allez, informez-vous exactement de l'enfant et lorsque vous l'aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que moi aussi j'aille l'adorer." - Les envoyant. Hérode conclut qu’à un âge si faible son rival n’aura pas encore été éloigné du lieu où il est né. Le roi eût pu sans doute partir lui‑même immédiatement pour Bethléem, mais la chose eût fait trop de bruit, ce qu’il voulait à tout prix éviter. Il est beaucoup plus habile de sa part et beaucoup plus simple de transformer les Mages en espions inconscients, allez, informez-vous. – Afin que moi aussi... C’est bien là le monarque hypocrite dont nous parle l’historien Josèphe. Il essaie, par ces dévotes paroles, de tromper les âmes bonnes et droites des Mages, qui eussent été pris au piège sans la révélation spéciale qu’ils reçurent plus tard, v.12.



Mt2.9 Ayant entendu les paroles du roi, ils partirent. Et voilà que l'étoile qu'ils avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu'à ce que, venant au-dessus du lieu où était l'enfant, elle s'arrêta. - Ils partirent. Les Mages, heureux des renseignements qu’ils ont reçus, quittent Jérusalem et se dirigent vers la cité de David. La route qu’ils suivirent traverse d’abord la profonde vallée de Gihon et gravit les flancs escarpés de la montagne du Mauvais Conseil ; elle parcourt ensuite un terrain rocailleux qui n’est cultivé que par intervalles, mais qu’illustrent de nombreux souvenirs, en particulier le tombeau de Rachel et la fontaine où les trois héros vinrent puiser un peu d’eau pour David au péril de leur vie ; 2 Samuel 23, 15 et suiv. – Et voi que l'étoile. Cette apparition eut lieu au sortir de Jérusalem : elle suppose que le départ des Mages s’était effectué le soir ou durant la nuit, selon la coutume orientale ; elle suppose en outre une éclipse temporaire de l’étoile. Peut-être même cet astre mystérieux, après s’être montré aux Mages en Orient, était‑il resté caché jusqu’alors ; en effet, ils n’avaient pas besoin de guide pour venir de leur pays à Jérusalem. “Ils n'avaient pas vu l’étoile pendant tout le voyage ”, Bengel. – Allait… s'arrêta, on ne dit pas d’une étoile qu’elle marche ou qu’elle s’arrête, et on le dit moins encore d’une constellation, ce verset accrédite l’idée d’un phénomène purement miraculeux.



Mt2.10 A la vue de l'étoile, ils se réjouirent d'une grande joie. Ils se sentirent alors si visiblement conduits par Dieu lui‑même que cela leur causa de vifs transports de joie quand l’étoile leur apparut de nouveau.



Mt2.11 Ils entrèrent dans la maison, trouvèrent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils l'adorèrent, puis, ouvrant leurs trésors, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. - La maison. Ce mot, d’après un assez grand nombre d’anciens auteurs (S. Justin, S. Jean Chrysost., S. Augustin, etc.), serait un euphémisme pour désigner l’étable. Mais on admet plus généralement aujourd’hui qu’il faut le traduire d’une manière littérale ; d’où l’on conclut, et ce semble, à juste titre, que depuis Noël S. Joseph avait pu trouver à Bethléem un logement plus convenable que la pauvre grotte de la Nativité. L’affluence des premiers jours, occasionnée par le recensement, Cf. Luc 2, 1, 7, n’avait pas été de longue durée. – Se prosternant, ils l'adorèrent. Cette attitude prouve que les Mages ont reconnu la vertu divine de l'enfant, ils reçurent à ce sujet des révélations spéciales. Telle est la croyance générale de l’antiquité chrétienne. « Ceux‑ci adorèrent Dieu dans des petits membres », S. Augustin, sermo 200, al. 30 ; Cf. S. Jean Chrys. Homil. 8 in Matth. Il y a là plus qu’une cérémonie extérieure accomplie devant le berceau d’un enfant, c’est un véritable hommage spirituel. – Leurs trésors. Ils lui offrirent comme cadeaux. D’après l’usage immémorial de l’Orient, on ne visite jamais des personnes de quelque importance sans leur offrir des présents. – De la myrrhe. “La myrrhe est le produit d’un arbre qui croît dans plusieurs endroits de l’Arabie (Les botanistes modernes l’ont nommé “Balsamodendron myrrha” ; il appartient à la famille des Térébinthacées). Il est épineux et sa feuille ressemble à celle de l’olivier. On pratique sur lui deux incisions par an ; mais il produit spontanément, avant l’incision, une myrrhe appelée stractée, qu’on préfère à toutes les autres. En général, la bonne myrrhe a la forme de globules résultant de la concrétion d’un suc blanchâtre qui se dessèche peu à peu. (…) Elle s’emploie à l’état liquide après qu’on l’a fait dissoudre dans quelque essence”, Pline, Hist. Nat., 156. – Ces dons avaient une signification symbolique, il n’existe pas le moindre doute à ce sujet ; toutefois, la tradition a tellement varié dans l’interprétation du symbole, qu’il est très difficile de savoir à quelles idées il est préférable de s’arrêter. Les deux opinions les plus reçues sont 1° celle de S. Irénée et de Théophylacte, que suit la prose de Noël :

L'or nous déclare qu'il est roi ;

La myrrhe, un homme sous la loi ;

Le pur encens, qu'il est Dieu même.

S. Jérôme disait dans le même sens : « Le prêtre Juvencus fait une belle synthèse des sacrements liés à ces cadeaux lorsqu'il écrit ce vers : « Ils apportent l'or, l'encens et la myrrhe, pour le roi, le dieu et l'homme »

2° celle de S. Fulgence, qui établit un rapport de ressemblance entre la triple offrande des Mages et la triple fonction du Messie : « Ils voulaient par l’or représenter son règne, par l’encens son pontificat, et par la myrrhe sa mort » (ou mieux, selon d’autres, sa dignité prophétique.) D’autres interprétations ont été faites. Quoi qu’il en soit, ces offrandes durent être d’une utilité providentielle à la Sainte Famille au moment de son départ précipité pour l’Égypte. – On trouvera dans les Évangiles apocryphes de singulières légendes, qui font remonter la matière de ces présents jusqu’à Noé ou même jusqu’au paradis terrestre, à travers toute sorte de péripéties. – Les peintres qui ont représenté le mystère de l’Adoration des Mages ont choisi de préférence l’instant où ils offrent leurs dons à l'enfant Jésus : les plus célèbres sont Rubens (musée de Lyon), Véronèse, Andrea del Sarto, van Eyck, Ghirlandajo, Bernardino Luini, Bonifazzio ; ces trois derniers maîtres en avaient fait leur sujet favori.



Mt2.12 Mais ayant été avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin. - Avertis en songe. Il est probable qu’ils avaient conçu quelque soupçon contre Hérode et interrogé le Seigneur à son sujet. - Ne pas retourner. Jérusalem n’était pas sur la route des Mages quand ils retournaient de Bethléem en Orient ; ils auraient fait un détour pour y aller porter à Hérode les nouvelles qu’il leur avait demandées. Après l’avertissement surnaturel qu’ils reçurent de Dieu, ils retournèrent directement par un autre chemin, probablement par la voie du Sud, qui leur faisait rejoindre, après quelques heures, la route suivie par les caravanes de l’Est.



Fuite en Égypte et massacre des saints Innocents, 2, 13-18.

Fuite en Égypte, vv. 13-15.

Mt2.13 Après leur départ, voici qu'un ange du Seigneur apparut à Joseph pendant son sommeil, et lui dit : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, fuis en Égypte et restes-y jusqu'à ce que je t'avertisse, car Hérode va rechercher l'enfant pour le faire périr." - Voici qu'un ange. C’est le second songe mystérieux de S. Joseph. – L'enfant et sa mère. Ces mots ont été choisis à dessein pour montrer encore que Joseph n’est pas le père de l'enfant, mais qu’il joue simplement le rôle de gardien envers Lui et envers Marie. De même au vv. 14, 20 et 21. – Fuis en Égypte. Pourquoi l’Égypte ? Pourquoi, demandons‑nous aussi, ceux de nos compatriotes qui redoutent quelque persécution politique se dirigent‑ils immédiatement du côté de la Suisse, de la Belgique, de l’Espagne, selon la zone qu’ils habitent ? Parce que ces contrées sont les plus faciles à atteindre pour un Français, et aussi, parce qu’après avoir franchi la frontière, ils sont à l’abri de toute poursuite. Il en était de même de l’Égypte ; c’était la terre étrangère le plus à la portée de S. Joseph. Placée directement sous la domination romaine, elle se trouvait complètement en dehors de la juridiction d’Hérode. Entre elle et la Judée s’étendait le désert protecteur de l’Arabie Pétrée, traversé par des routes connues et fréquentées. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois que l’Égypte servait de refuge à des Juifs forcés de s’exiler : dès l’origine de l’histoire juive, chassé par la famine, Abraham, Cf. Genèse 12, 10, était allé lui demander du pain. Des événements providentiels y conduisirent plus tard le patriarche Jacob, qui s’installa avec toute sa famille dans la terre de Gessen, Cf. Genèse 46. Jéroboam, fuyant devant Salomon, avait pris, lui aussi, le chemin de l’Égypte, Cf. 1 Rois 11, 40. C’est là pareillement qu’un grand nombre d’Israélites, suivis par Jérémie, vinrent se cacher après l’assassinat de Godolias, pour échapper à la vengeance des Chaldéens, 2 Rois 25, 26 cf. Jérém. 43. Cette série d'événements a fait dire avec beaucoup de justesse à Maldonat, Comm. in h.l. : « L'Égypte semble être une école de fils de Dieu qui ne peuvent grandir que s'ils sont châtiés ». Au début de l’ère chrétienne, l’Égypte comptait parmi ses habitants une multitude d’Israélites qui s’y étaient établis, les uns pour se livrer à de grandes entreprises commerciales, les autres afin de s’y mettre à l’abri de la tyrannie d’Hérode. Ces Juifs formaient une colonie florissante : ils avaient à Héliopolis leur magnifique basilique bâtie par Onias ; si grande, dit le Talmud avec fierté, que, la voix de l’officiant ne pouvant pénétrer à ses extrémités, le sacristain était obligé d’agiter un mouchoir pour avertir du moment où l’on devait répondre Amen. Ils avaient leurs corporations riches et puissantes dont les largesses à l’égard des concitoyens malheureux étaient devenues proverbiales. La Sainte Famille pouvait donc trouver là les secours et la protection dont elle avait besoin. – Hérode va rechercher l'enfant.., preuve qu’Hérode avait immédiatement conçu le projet de faire mourir l'enfant, dès qu’il avait appris la nouvelle de son existence.



Mt2.14 Joseph se leva, et la nuit même, prenant l'enfant avec sa mère, il se retira en Égypte. - la nuit même. L’avertissement prophétique que nous venons de lire fut sans doute donné à S. Joseph peu de temps après le départ des Mages, et à la dernière extrémité : c’est pourquoi il était si pressant, c’est pourquoi il est exécuté sans retard, en pleine nuit. – Se retira. Après avoir quitté Bethléem, la Sainte Famille se dirigea rapidement vers la limite méridionale de la Judée, qu’elle put atteindre en quelques heures ; elle s’enfonça ensuite dans le désert et gagna, après cinq ou six jours de marche, l’ancienne province de Gessen. La distance à franchir était d’environ quarante lieues. Ce pénible voyage a été idéalisé par de nombreuses peintures qui représentent les saints voyageurs tantôt se reposant à l’ombre d’un palmier et servis par les anges (Lorrain, Poussin, Breughel, Raphaël), tantôt s’avançant à travers mille obstacles ou mille prodiges (Maratti, van der Werff, etc.). Les Évangiles apocryphes racontent, à propos de l’entrée en Égypte, les faits les plus merveilleux, parfois les plus ridicules cf. Brunet, Évangiles apocryphes 2° édit., p. 61 et ss. Il n’est pas possible de fixer avec précision l’endroit qui servit de séjour à Jésus, à Marie et à Joseph pendant leur exil égyptien : la tradition désigne plus communément Matarea, auourd’hui Matarieh, village situé à quelque distance de l’antique ville sacerdotale d’Héliopolis. On y trouve une source d’eau vive qu’on dit être la meilleure de toute l’Égypte, et à laquelle les Musulmans comme les Chrétiens attribuent une grande vertu miraculeuse. C’est là aussi que Kléber triompha d’une armée dix fois supérieure en nombre à la sienne.



Mt2.15 Et il y resta jusqu'à la mort d'Hérode, afin que s'accomplît ce qu'avait dit le Seigneur par le Prophète : "J'ai rappelé mon fils d’Égypte." - Et il y resta... L’évangéliste nous donne bien ici la “date de fin” pour calculer la durée du séjour de la Sainte Famille en Égypte ; mais, comme il n’a pas indiqué la “date de début”, c’est-à-dire le point de départ, on ne pourra jamais savoir avec une certitude complète combien de temps Jésus vécut sur la terre d’exil. Les appréciations des SS. Pères et des anciens exégètes varient entre deux et huit années. S’il est vrai que Notre‑Seigneur naquit vers la fin de l’année 749 après la fondation de Rome, Hérode étant mort dans les premiers mois de l’an 750, l’Égypte n’aura gardé le Sauveur que pendant quelques semaines ; tel est l’avis qui a prévalu dans les temps modernes. Le récit de S. Matthieu ne suppose nullement un long séjour : les événements qu’il renferme, combinés avec ceux que nous trouverons dans S. Luc, purent aisément s’accomplir entre le 25 décembre 749 et le commencement d’avril 750. – Afin que s'accomplît : Cf. 2, 22. – Par le Prophète... Ces paroles du prophète Osée, 11, 1, sont citées d’après le texte hébreu ; le texte des Septante, que S. Matthieu suit ordinairement de plus près, ne convenait nullement dans la circonstance présente, attendu qu’il porte “mes fils”. Un regard jeté sur la prophétie d’Osée suffira pour montrer que le passage emprunté par l’évangéliste concerne très directement le peuple juif, d’après le sens historique et littéral. Le contexte le démontre de la manière la plus évidente : “L'enfant était Israël, et d’Égypte j'ai appelé mon fils”. C’est d’Israël qu’il s’agit en premier lieu, et de sa délivrance miraculeuse du joug des Pharaons sous la conduite de Moïse. Envisagé collectivement comme un seul homme, il portait depuis longtemps le glorieux nom de fils de Dieu. « Le Seigneur dit ces choses, mon Fils premier‑né d’Israël », Exode 4, 22. Cf. Jérémie 31, 9. Cette première signification de la prophétie d’Osée s’était accomplie anciennement ; mais il y en avait une autre qui devait se réaliser aussi : « Les mots qui précèdent, selon la vérité et le sens plénier, se rapportent au Christ….De telle sorte que ce qui est écrit : j’ai appelé mon fils d’Égypte se dit, il est vrai, du peuple d’Israël, mais s’applique proprement et parfaitement au Christ », S. Jérôme, in Osée, 11, 1. La destinée du fils adoptif était donc le type de celle qui était réservée au vrai Fils : l’un et l’autre ils furent conduits en Égypte parmi des circonstances particulières, qui ont entre elles plus d’une analogie. – C’est ici le lieu de rappeler le rôle tout-à-fait intéressant de l’Égypte au point de vue historique et religieux. De l’Égypte est venue la vieille civilisation qui se répandit d’abord sur la Grèce et de là sur toute l’Europe ; en Égypte s’est développée la théologie chrétienne ; en Égypte se sont formés les premiers moines ; l’éducation du peuple théocratique se fit en Égypte ; c’est en Égypte que vint à son tour le Fils de Dieu, avant de réformer le régime de l’ancienne Alliance.



Massacre de saints Innocents, vv. 16-18.

Mt2.16 Alors Hérode, voyant qu'il avait été trompé par les Mages, entra dans une grande colère, et envoya tuer tous les enfants qui étaient dans Bethléem et dans les environs, depuis l'âge de deux ans et au-dessous, d'après la date qu'il connaissait exactement par les Mages. - Les premiers jours qui s’écoulèrent après le départ des Mages durent être pour Hérode des jours de grande surexcitation morale et de vives impatiences. Le vieux roi tremblait sur son trône, depuis qu’il avait entendu demander en pleine Jérusalem “où est le roi des Juifs qui vient de naître ?”. Cette surexcitation et ces impatiences allèrent croissant et se terminèrent par un de ces paroxysmes de rage auxquels Hérode était sujet à la fin de sa vie, lorsqu’il comprit que les Mages l’avaient trompé. –Il avait été trompé par les Mages. Il suppose que c’est une trahison complète qui a été ourdie contre lui ; alors, ne pouvant plus se contenir, il renonce à toute dissimulation, et fait appel à la violence ouverte, brutale. Et pourtant ce n’étaient pas les Mages, c’est Dieu même qui s’était moqué de lui. - envoya. Il choisit ses mandataires parmi ses gardes du corps. On sait que les soldats attachés à la garde des rois orientaux étaient chargés, comme les licteurs romains, de l’exécution des peines capitales. Le tyran donne une large étendue à ses ordres cruels, afin de ne pas manquer son but une seconde fois ; il embrasse le plus possible en fait d’espace et de temps. Les demi‑mesures n’étaient pas de son goût, et la vie humaine n’a jamais eu beaucoup de prix à ses yeux. - Tous les enfants. Le massacre devait comprendre, au point de vue du sujet, tous les enfants mâles sans exception, comme si Hérode eût pris pour modèle l’ancien persécuteur égyptien, Cf. Exode 1, 15, 16, 22 ; au point de vue du lieu, non seulement la ville de Bethléem, mais encore tous les environs, Bethléem et dans tous les environs, c’est-à-dire les hameaux, les maisons isolées qui lui appartenaient ; au point de vue du temps, deux ans et en‑dessous... On a conclu quelquefois de cette dernière réflexion que l’étoile s’était peut-être montrée aux Mages un certain temps avant leur départ d’Orient, par exemple dès l’Incarnation du Sauveur. Mais nous croyons qu’il est plus simple et plus exact de dire avec S. Jean de Chrysostome : « la fureur et la crainte dont il était agité le portaient, pour plus de sûreté, à ajouter encore au temps indiqué par les mages, afin que nul enfant de cet âge ne pût lui échapper », Homélie 7. – Quant au nombre des enfants massacrés à Bethléem, il ne dut pas être bien considérable. La liturgie éthiopienne et le ménologe grec l’évaluent, il est vrai, à 144 000, comme si le passage de l’Apocalypse, 14, 1, que l’Église fait chanter le jour de la fête des SS. Innocents, devait être pris à la lettre et appliqué directement à eux ; mais c’est là une exagération monstrueuse. La statistique peut nous fournir des renseignements assez précis. Bethléem, y compris ses environs, comptait alors tout au plus deux mille habitants, Cf. Michée 5, 1 ; or, à chaque millier d’habitants correspondent à peu près 30 naissances annuelles qui se partagent d’une manière assez égale entre les deux sexes. Nous aurions ainsi, pour une année, quinze enfants mâles ; mais il en faut soustraire la moitié, car telle est la part ordinaire de la mort. Pour deux ans, nous arriverions donc à peine au chiffre de 30 : la plupart des commentateurs modernes le trouvent même trop fort, ne croyant pas que le nombre total des victimes ait dépassé 10 ou 15. – Les rationalistes ont vivement attaqué la véracité de la narration évangélique à propos du massacre de Bethléem, sous le spécieux prétexte que les historiens du paganisme qui se sont occupés d’Hérode, surtout le juif Josèphe qui suit pas à pas les actes du despote, ont complètement passé cette cruauté sous silence. Nous ferons d’abord une observation à laquelle nous osons attribuer quelque valeur. Si l’on eût retrouvé dans les écrits d’un auteur obscur du Bas‑Empire, et là seulement, le renseignement que nous a conservé S. Matthieu, on se sera félicité comme d’une précieuse découverte mais c’est un Évangéliste qui a tiré cet événement de l’oubli, à coup sûr il a été trompé ou il a voulu tromper. Répondons maintenant d’une manière directe à l’objection. 1° Le massacre des enfants de Bethléem est parfaitement conforme à la nature cruelle et emportée d’Hérode‑le‑Grand. “Quand on prend en considération les arrêts de mort et tous les outrages sanglants qu’il fit subir à ses sujets et à ses plus proches parents, quand on se rappelle la dureté inexorable de son cœur, il est impossible de ne pas le déclarer un barbare, un monstre sans pitié. Il suffisait de ne pas parler selon ses idées, ou de ne pas se montrer son très‑humble serviteur en toutes choses, ou encore d’être soupçonné de manifester peu de respect ou de soumission à son égard, pour qu’aussitôt on devînt l’objet de sa colère aveugle et violente, qui atteignait indistinctement parents, amis et ennemis” Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 15. 2° Cette atrocité n’avait aucune portée politique au point de vue des historiens anciens qui se sont occupés d’Hérode ; de plus elle était, quant à son étendue, assez insignifiante dans la vie d’un pareil tyran. Il avait fait périr sa propre femme Mariamne, trois de ses fils, son frère, des sujets sans nombre : qu’était‑ce que le sang de quelques enfants à côté de cruautés perpétuelles ? Une goutte d’eau dans la mer, a‑t-on dit avec beaucoup de justesse. « Après tant d’exemples de cruauté donnés par Hérode à Jérusalem et dans à peu près toute la Judée, après avoir supprimé ses parents et ses amis, ce n’était pas pour lui une grosse affaire d’avoir mis à mort des enfants d’une ville ou d’un village et d’un territoire adjacent. Les lieux étaient trop petits pour qu’il y ait un grand carnage. », Wetstein, d'après J. Vossius. 3° Le silence des écrivains de l’antiquité n’est pas aussi complet qu’on l’a prétendu. Le païen Macrobe fait une allusion manifeste à l’événement raconté par S. Matthieu, dans un passage qui, bien qu’un peu confus, n’en conserve pas moins pour nous une autorité véritable, Sat. conv. 2, 4 : « Quand Auguste entendit dire que, parmi les enfants de moins de deux ans que le roi des Juifs Hérode avait, en Syrie, ordonné de mettre à mort, il y avait aussi son fils, il dit : « Il est préférable d’être le pourceau d’Hérode plutôt que son fils. ». Il nous semble qu’on ne peut rien souhaiter de plus significatif.



Mt2.17 Alors fut accomplie la parole du prophète Jérémie disant : 18 Une voix a été entendue dans Rama, des plaintes et des cris lamentables : Rachel pleure ses enfants et elle n'a pas voulu être consolée parce qu'ils ne sont plus. - Alors fut accomplie. Par cet acte barbare, Hérode accomplissait sans le savoir une prophétie messianique. – Par Jérémie, 31, 15. Ici encore, S. Matthieu s’écarte tout à la fois du texte hébreu et de la version d’Alexandrie (la Bible Septante) ; mais la divergence est très‑légère et n’atteint que l’expression. De même que la parole d’Osée citée au v. 15, ce beau passage de Jérémie a une double signification, l’une verbale, l’autre typique. Suivant le sens verbal, il concerne la déportation des Juifs en Chaldée, après le triomphe de Nabuchodonosor et la chute du royaume de Juda. Rachel avait été enterrée non loin de Bethléem, Cf. Genèse 35, 19. Par une admirable figure, le prophète suppose qu’au moment où les descendants de Benjamin, qui faisaient partie du royaume de Juda, étaient conduits en exil, elle sortit de son tombeau, poussant des gémissements lugubres, comme une mère à qui l’on arrache ses fils et que rien ne peut consoler de cette déchirante séparation. Mais, comme le dit S. Augustin, les divines Écritures ont souvent plus d’un sens : « La sainte écriture a un premier sens, un second et un troisième », et il faut que ces divers sens, quand ils ont été voulus par Dieu, s’accomplissent jusqu’à un iota, selon la parole de Jésus‑Christ. La prophétie de Jérémie devait donc trouver plus tard une seconde réalisation, supérieure à la première. Rachel sortit une seconde fois de sa tombe pour pleurer amèrement, au nom des pauvres mères de Bethléem, sur les innocentes victimes de la tyrannie d’Hérode : son deuil d’autrefois était un type de son deuil actuel. Les littérateurs ont maintes fois admiré cette personnification pathétique. – Rama. Rama, suivant quelques exégètes, serait un nom commun qui désignerait les hauteurs de Bethléem. En effet, râm, signifie “élevé”, et c’est ainsi que S. Jérôme traduit dans la Vulgate le texte hébreu de Jérémie : « Une voix dans les cieux a été entendue ». Mais Rama est plus probablement un nom propre, celui d’une petite ville située à deux lieues au Nord de Jérusalem, et dont les ruines sont encore appelées Er‑Râm par les Arabes. C’est là que les exilés furent réunis avant leur départ pour la Chaldée cf. Jérémie 90, 1 et suiv. On peut aussi dire que Jérémie évoque à Rama l’ombre de Rachel. – des plaintes et des cris lamentables. Dans sa prophétie, Jérémie ajoute, après la description tragique de ce grand deuil : « Ainsi parle le Seigneur : Retiens le cri de tes pleurs et les larmes de tes yeux. Car il y a un salaire pour ta peine, - oracle du Seigneur : ils reviendront du pays de l’ennemi. Il y a un espoir pour ton avenir, - oracle du Seigneur : tes fils reviendront sur leur territoire. » 31, 16 et 17. De même dans la circonstance présente : le Messie, l’enfant bien‑aimé de Rachel, est sauvé ; qu’elle se console. Il reviendra bientôt de la terre d’exil pour le salut et le bonheur de tous. – La peinture et la poésie ont rivalisé de zèle pour célébrer le martyre des SS. Innocents. On connaît à ce sujet les hymnes ravissantes de Prudence, insérées dans le bréviaire romain, «le tyran anxieux a entendu » et «enfants martyrs, fleurs innocentes ». On connaît aussi les belles toiles du Guide, de Rubens, de Nicolas Poussin, de Matteo di Giovanni. - Terminons ce touchant récit par deux pensées de S. Augustin : « Fleurs des Martyrs, ces premiers boutons de l'Église naissante, que l'ardeur de la plus cruelle passion fait éclore au milieu de l'hiver de l'infidélité, et qui ont été emportés par la gelée de la persécution », Serm. 3. « Bienheureux enfants, tout juste nés, jamais tentés, n'ayant pas encore lutté, déjà couronnés. ».



Retour d’exil et séjour à Nazareth, 2, 19-23. Parall, Luc, 2, 39

Mt2.19 Hérode étant mort, voici qu'un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph dans la terre d’Égypte, 20 et lui dit : "Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et va dans la terre d'Israël, car ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant sont morts." - Hérode ne jouit pas longtemps de la sécurité factice que lui avait procurée le massacre des enfants de Bethléem. Il mourut quelques semaines seulement ou tout au plus deux ou trois mois après cet acte d’inutile cruauté, dans les premiers jours d’avril 750 U. C. Il avait vécu soixante‑dix ans et en avait régné trente‑sept. Josèphe nous raconte son horrible fin dans les termes suivants : “Un feu intérieur le consumait lentement ; il lui était impossible, à cause des affreuses douleurs d’entrailles qu’il éprouvait, de satisfaire son besoin pressant de prendre quelque nourriture. Une grande quantité d’eau s’était amassée au ventre et dans les jambes. Lorsqu’il était debout, il lui était impossible de respirer : son haleine exhalait une puanteur infecte ; des crampes dans tous les membres lui donnaient une vigueur extraordinaire. C’est en vain qu’il essaya les bains de Callirhoë ; on l’en rapporta plus malade à Jéricho. Sentant alors qu’il ne guérirait pas, il fut saisi d’une rage amère, parce qu’il supposait avec raison que tous se réjouiraient de sa mort. Il fit donc assembler dans l’amphithéâtre de Jéricho et cerner par des soldats les personnes les plus notables, et il ordonna à sa sœur Salomé de les faire égorger dès qu’il aurait rendu le dernier soupir, afin qu’il y eût des larmes versées à l’occasion de sa mort. Mais Salomé n’exécuta pas cet ordre. Comme ses douleurs augmentaient de plus en plus, et qu’il était en outre tourmenté par la faim, il voulut se donner un coup de couteau, mais on l’en empêcha. Il mourut enfin dans la trente‑septième année de son règne” ; Ant. 17, 6, 1. C’est la première page du traité de Lactance “De la Mort des Persécuteurs”. L’évangéliste n’emploie pourtant qu’un seul mot, de la plus grande simplicité, “Hérode étant mort”. – Apparut en songe ; pour la troisième fois, Cf. 1, 20 ; 2, 13. – Ceux qui… sont morts ; pluriel très‑extraordinaire puisqu’il n’est question que d’Hérode. C’est un pluriel ou “de majesté” ou “de catégorie”, pour employer les expressions des grammairiens ; le premier s’emploie comme une marque de respect à l’égard des personnages haut placés, le second désignerait ici la classe entière des persécuteurs de Jésus. On les trouve fréquemment l’un et l’autre chez les classiques. L’Ange fait probablement allusion à une parole qui avait été adressée à Moïse dans une circonstance analogue, Exod. 4, 19 : « Va, retourne en Égypte, car ils sont morts, tous ceux qui en voulaient à ta vie ». Là aussi, il s’agissait uniquement du Pharaon ; mais tandis que Moïse recevait l’ordre de rentrer en Égypte, S. Joseph reçoit celui de la quitter.

Mt2.21 Joseph s'étant levé, prit l'Enfant et sa mère, et vint dans la terre d'Israël. - S'étant levé ; répétition à peu près littérale du v. 14. Nous avions déjà rencontré une formule semblable au chap. 1, v. 24. C’est une sorte de refrain qui retentit à travers l’histoire de l'enfant Jésus et qui en marque les principaux événements.











Mt2.22 Mais, apprenant qu'Archélaüs régnait en Judée à la place d'Hérode, son père, il n'osa y aller, et, ayant été averti en songe, il se retira dans la Galilée - Archélaüs. Par son testament, Hérode avait partagé son royaume entre ses trois fils, donnant à l’aîné Archélaüs la Judée, l’Idumée et la Samarie, à Hérode Antipas la Galilée et la Pérée, à Philippe la Batanée, la Trachonite et l’Hauranite. Auguste respecta les dernières volontés du tyran ; toutefois il n’accorda que le titre d’ethnarque à Archélaüs, se réservant de le créer roi quelque temps après, s’il se rendait digne de cet honneur ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 17, 11, 4. Mais l’honneur ne fut pas mérité ; bien plus, Archélaüs se conduisit en si digne fils d’Hérode que les Juifs, poussés à bout par ses cruautés et par son mépris pour leur Loi, vinrent l’accuser à Rome et implorer contre lui le secours de l’empereur. Reconnu coupable, il fut déposé et relégué à Vienne en Dauphiné, où il mourut. Son administration n’avait duré que neuf années, 750-759 U. C. cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 17, 13, 2 ; de Bello Jud. 2, 7, 3. – Régnait ne doit donc pas être pris à la lettre, mais au sens large, comme synonyme de gouverner. Le caractère dur et soupçonneux d’Archélaüs était depuis longtemps connu du peuple. S. Joseph savait donc, lui aussi, ce qu’était Archélaüs : c’est pourquoi, lorsqu’il eût appris que ce prince avait succédé à son père en Judée, il craignit d'y aller ; redoutant de nouvelles persécutions pour le divin enfant, il décida de lui‑même qu’il n’irait pas s’établir en Judée. Cette réflexion semble indiquer que S. Joseph avait d’abord songé à se fixer aux environs de Jérusalem, vraisemblablement même à Bethléem où était né Jésus. – Averti en songe, pour la quatrième et dernière fois. Une direction supérieure vient ainsi confirmer le dessein de Joseph, et déterminer le lieu précis où il devra se réfugier avec le précieux dépôt qui lui a été confié. – Dans la Galilée. Le tétrarque Hérode Antipas, qui gouvernait en Galilée, était beaucoup moins redoutable que son père et que son frère ; son administration était même assez bienveillante, car il avait à cœur d’attirer dans ses états des habitants des autres provinces, par des avantages de tout genre et par la tranquillité qu’il s’efforçait de procurer à ses sujets. Plus tard cependant la volupté le rendit cruel à l’égard de S. Jean‑Baptiste.



Mt2.23 et vint habiter une ville nommée Nazareth, afin que s'accomplît ce qu'avaient dit les prophètes "Il sera appelé Nazaréen."Nazareth. S. Luc nous fera connaître, 1, 26 et ss., le séjour antérieur de Marie et de Joseph dans cette fameuse bourgade qui avait été témoin du mystère de l’Incarnation, et où le Verbe fait chair va passer désormais la plus grande partie de sa vie. L’Ancien Testament, le Talmud, l’historien Josèphe ne la mentionnent nulle part : c’est ici qu’elle apparaît pour la première fois. Bâtie à 347 mètres au‑dessus du niveau de la mer, sur le territoire de la tribu de Zabulon, dans un amphithéâtre formé par des collines crayeuses d’une blancheur éblouissante, elle ressemble, suivant l’étymologie de son nom, Natzar, “qui verdit, qui fleurit”, à une fleur des montagnes, symbole de la fleur céleste qui devait y germer. « Nous irons à Nazareth et nous verrons la fleur de la Galilée, car Nazareth veut dire fleur », S. Jérôme Lettre 44. Grâce à sa position isolée au milieu des montagnes, et à son éloignement de toute grande voie de communication, elle convenait admirablement à la vie cachée que Jésus devait y mener durant près de trente ans. – Afin que s'accomplît. Dans ce séjour de Jésus‑Christ à Nazareth, S. Matthieu voit un nouvel accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Mais de qui est le texte il sera appelé Nazaréen, qu’il cite à cette occasion ? On a beau parcourir tous les écrits des Prophètes, et même tous les livres de l’Ancienne Alliance, on ne le trouve nulle part. S. Jean Chrysostome et quelques commentateurs après lui ont supposé que ce passage a été emprunté à un livre prophétique qui s’est perdu depuis ; mais de pareilles explications n’expliquent absolument rien. S. Matthieu semble avoir voulu nous mettre lui‑même sur la voie de la bonne interprétation en employant une formule extraordinaire pour introduire son texte ; pourquoi donc se sert‑il ici du pluriel qui est nécessairement très vague ? Ce qu'avaient dit les prophètes. Cela ne signifie‑t-il pas qu’il voulait citer plusieurs textes condensés en un seul ? Telle est depuis longtemps l’opinion générale. Aussi est‑ce à tort que quelques anciennes versions ont remplacé le pluriel par le singulier “prophète”. Il nous reste maintenant, et c’est le point essentiel, à fixer le sens de la citation. Il est évident que l’évangéliste joue sur les mots à la façon orientale ; il fait actuellement une de ces combinaisons spirituelles qui leur ont été plus d’une fois directement inspirées du ciel, ainsi que nous devons l’admettre pour la circonstance présente. S. Matthieu aperçoit donc, à la lumière d’en haut, une connexion mystique qui existe entre le nom de la ville de Nazareth où Jésus‑Christ habita de longues années, et un prédicat appliqué au Messie par les prophètes en termes généraux, sous une forme ou sous une autre. Quel est ce prédicat ? Évoquons deux hypothèses à son sujet. 1° Ce serait le Nazir, “saint, consacré”, plus spécialement au Seigneur par le vœu du “nazirat” cf. Juges 13.5 car tu vas concevoir et enfanter un fils. Le rasoir ne passera pas sur sa tête, car cet enfant sera nazaréen de Dieu, dès le sein de sa mère et c'est lui qui commencera à délivrer Israël de la main des Philistins." 6 La femme alla dire à son mari : "Un homme de Dieu est venu vers moi, il avait l'aspect d'un ange de Dieu, un aspect redoutable. Je ne lui ai pas demandé d'où il était et il ne m'a pas fait connaître son nom 7 mais il m'a dit : "Tu vas concevoir et enfanter un fils et maintenant, ne bois ni vin ni liqueur forte et ne mange rien d'impur, parce que cet enfant sera nazaréen de Dieu dès le sein de sa mère, jusqu'au jour de sa mort." Les prophètes ont certainement prédit plus d’une fois que le Christ serait saint et même le Saint par excellence, qu’il serait éminemment consacré à Dieu ; mais Jésus n’a jamais été “nazir” dans le sens strict de cette expression ; l’Évangile l’affirme expressément puisqu’il buvait parfois du vin, cf. Matthieu. 11, 19. 2° Ce serait le substantif netzer, “rejeton, rameau”. Ce sentiment est, croyons‑nous, le plus vraisemblable des deux. En effet, - a. c’est le plus exact étymologiquement parlant. Bien que l’orthographe hébraïque du nom de Nazareth ne soit complètement certaine, il est néanmoins très probable qu’on écrivait anciennement par un tsadé et non par un zaïn, et que sa vraie racine, comme nous le disions plus haut est la même par conséquent que pour “netzer”. – b. Les prophètes attribuent réellement au Messie la dénomination de “netzer”, soit d’une manière très expresse, par exemple dans ce passage d’Isaïe : « Un rameau (en hébr. netzer) sortira de la souche de Jessé, père de David, un rejeton jaillira de ses racines, » 11, 1 ; soit en termes analogues, v. g. : Jérémie 23, 5 ; 33, 15 ; Zach. 3, 8 ; 6, 12, etc., qui nomment le Christ, germe. Ainsi pensait déjà S. Jérôme : « Ce que tous les exégètes catholiques cherchent sans le trouver, à savoir où il est écrit qu’il sera appelé nazaréen, les érudits Juifs pensent que Matthieu l’a tiré du passage suivant d’Isaïe : 11, 1 ». Puis, dans son commentaire sur S. Matthieu, expliquant notre passage, il donne la traduction suivante du texte d’Isaïe : « Il sortira une tige de la racine de Jessé et un Nazaréen poussera de ses racines ». Encore une fois, c’est un jeu de mots sacré, quelle que soit l’hypothèse que l’on adopte. – Sur la croix, au lieu de “Nazaraeus”, nous lirons “Nazarenus”, et les Juifs appellent encore Notre‑Seigneur Jésus‑Christ “Jéschou Ha‑notz’ri”. Nazaréen, Galiléen, noms de mépris qui ont été depuis couverts de gloire. – “Béthléem et Nazareth, voilà donc la double patrie de Jésus‑Christ, Bethléem qui l’a vu naître, Nazareth qui le verra grandir. Il est né dans celle‑là comme fils des rois, il vivra dans celle‑ci comme fils d’un ouvrier. L’une a entendu le chant des anges, reçu la visite des Mages..., l’autre, ne verra que la vie humble et cachée du Fils de l’homme et ne comprendra que bien tard le trésor qui l’honore”, Le Camus, Préparation exégétique à la Vie de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, p. 431. – L’enfant, après sa disparition de Bethléem, passa probablement pour mort, et ceux‑là même dont l’attention avait été excitée par l’arrivée des Mages, la réponse du Sanhédrin, etc., ne s’occupèrent bientôt plus de Lui. Cependant l’enfant divin grandissait à l’ombre de Nazareth. S’il nous est apparu pauvre, fugitif, ignoré du grand nombre, remarquons les beaux témoignages que nous avons eus en sa faveur : l’Ange, l’étoile, les docteurs juifs, les Mages, les Prophètes, les soins délicats de la Providence, tout nous a parlé de sa grandeur. Tels sont donc les renseignements que S. Matthieu nous fournit sur l’Enfance et la vie cachée de Jésus. Il a choisi, conformément à son plan général, les faits qui lui permettaient de mieux montrer l’accomplissement des prophéties messianiques par Jésus‑Christ : Jésus est né de David et d’une Vierge, dans la ville de Bethléem, et il a longtemps séjourné à Nazareth, quatre circonstances qui avaient été prédites. Nous étudierons le reste dans S. Luc, et nous nous réservons d’établir alors une harmonie parfaite entre les deux récits inspirés. Dans ces premiers chapitres de S. Matthieu, dont on a de nos jours transformé les différentes parties en mythes ou en légendes, nous n’avons trouvé rien que de très naturel et de très authentique.

Chapitre 3



Mt3.1 En ces jours-là parut Jean-Baptiste, prêchant dans le désert de Judée, - En ces jours‑là. – C’est ici seulement que commençait, d’après S. Épiphane, Haeres. 19, 14, l’édition de l’Évangile selon S. Matthieu tronquée par les Ébionites. – L’évangéliste fixe d’abord, mais en termes très vagues, l’époque vers laquelle le Précurseur fit sa première apparition : “en ces jours‑là”. Les Hébreux disaient de même, Cf. Exode 2, 11, 23 ; Isaïe 38, 1. Cette expression, empruntée au style populaire de l’Orient, recevra de S. Luc, 3, 1 et ss., le commentaire le plus clair et le plus complet : elle désigne directement le temps durant lequel Jésus vivait retiré à Nazareth, 2, 23 : « Jésus a habité à Nazareth. Cela indique un intervalle de temps qui n’est pas court, mais qui n’est marqué par aucun changement important », Bengel. C’est donc avant la fin de ce long séjour que le Précurseur parut tout à coup sur la scène. – Jean‑Baptiste ; nom glorieux qui se compose de deux parties distinctes, comme celui de Jésus‑Christ. Il y a d’abord le nom propre et personnel “Jean”, en hébreu Iochanan, qui avait été apporté du ciel par l’Ange Gabriel, Luc, 1, 13, et dont la signification, “Dieu est propice”, était d’heureux augure pour le peuple juif ; il y a ensuite le surnom “Baptiste” tiré d’une des fonctions principales de S. Jean et dérivé du grec, baptiser. S. Matthieu garde le silence le plus absolu sur l’origine et la vie antérieure de Jean‑Baptiste ; il était réservé à S. Luc de nous fournir ces renseignements. Le nouvel Élie était du reste parfaitement connu des lecteurs du premier Évangile. Il avait environ trente ans comme Jésus. – Le premier lieu de son ministère fut le désert de Judée. On nommait ainsi une région peu habitée et à peu près inculte, quoique riche en pâturages, située à l’Ouest de la mer Morte. Elle est mentionnée plusieurs fois dans l’Ancien Testament, Cf. Juges 1, 16 ; Psaume 62, 1. C’était un désert d’après la signification orientale de ce mot, c'est-à-dire un espace territorial qui n’est pas celui d’une ville, ni d’un gros village, ni d’un lieu célèbre et populeux, mais de type champêtre, et non pas, comme on est porté à le croire en Occident, une contrée complètement aride et désolée, un petit Sahara. Les déserts de Thécua, d’Engaddi, de Ziph et de Maon, souvent mentionnés dans l’Écriture, lui servaient de prolongements au Nord-Ouest, au Sud-Est et au Sud : sa passe septentrionale venait aboutir aux environs de Jéricho, à quelque distance de l’endroit où le Jourdain se jette dans la mer Morte, et c’est là précisément que le Précurseur prêchait et baptisait au début de son ministère. Cependant il ne s’y fixa pas d’une manière définitive ; il parcourait tour à tour les rives orientale et occidentale du fleuve, ainsi que nous l’apprendra la suite de sa vie.



Mt3.2 et disant "Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche." - Repentez-vous, c’est le cri, “convertissez-vous”, que les Prophètes avaient fait si souvent retentir : ce sera également le cri de Jésus, Cf. 4, 17, le cri de tous les messagers envoyés par Dieu aux hommes pour les sauver. Il exprime très énergiquement la nature de la vraie pénitence. Ce mot suppose une transformation complète du sens moral, toute une révolution opérée dans l’âme, et par suite dans les voies extérieures des pénitents ; mais l’essentiel se passe au fond du cœur. Le Talmud assure en termes exprès que cette pénitence est nécessaire pour avoir part au royaume et au salut messianiques : « Si les Israélites font pénitence, alors ils seront libérés par le Messie », Sanh. F.97, 2. Elle était d’autant plus nécessaire que, d’une part, le Messie venait précisément sur la terre pour effacer le péché, Cf. Matth. 1, 21, ce qui ne saurait avoir lieu sans le repentir sincère, et que, d’autre part, les Juifs étaient alors très corrompus. L’historien Josèphe, leur concitoyen, témoigne l’indignation que lui inspiraient leurs vices honteux : « Je crois que, si les Romains avaient tardé à punir ces misérables, la ville eût été engloutie dans un abîme ou détruite par une inondation, ou qu'elle eût attiré sur elle la foudre de Sodome ; car elle a produit une race beaucoup plus impie que celle qui a subi ces châtiments », de Guerre des Juifs, Livre 5, c.13. – Est proche. Nous allons entendre le motif pour lequel S. Jean‑Baptiste exhorte à la pénitence d’une manière si pressante : Le royaume des cieux est proche. Il est presque là. – Mais que faut‑il entendre par le royaume des cieux qui nous apparaît ici pour la première fois ? Distinguons le nom et l’idée. 1° Parmi les écrivains du Nouveau Testament, S. Matthieu emploie seul cette locution qu’il répète environ trente fois et qui désigne, selon la lettre, un royaume venu du ciel, établi par le ciel, tendant au ciel. Cependant les autres évangélistes et S. Paul parlent fréquemment aussi d’un royaume semblable et en des termes à peu près identiques : “Royaume des cieux, règne de Dieu, règne du Christ, règne du Fils de Dieu, règne du Fils de l'homme”, ou simplement “règne”. Toutes ces expressions sont évidemment synonymes ; elles ne diffèrent guère que par le sujet auquel elles attribuent le royaume en question : c’est tantôt le Père, tantôt le Fils, selon le point de vue auquel on se place. Il ne faudrait pas croire qu’elles fussent alors complètement nouvelles et qu’on ne les rencontre que dans les pages du Nouveau Testament. Les Rabbins les emploient très souvent ; le livre de la Sagesse, 10, 10. En remontant plus haut jusqu’à Daniel, jusqu’à David, nous trouvons ce royaume annoncé déjà d’une manière générale cf. Dan. 7, 13, 14, 27, etc. ; Psaume 2, 109. Le “Royaume des cieux” est donc une des notions qui, visibles à l’état de germe dans les livres protocanoniques de l’Ancienne Alliance, se développent en passant par les écrits deutérocanoniques et sous la plume des vieux Rabbins, pour se montrer en parfaite maturité et en pleine lumière dans le Nouveau Testament. 2° L’idée représentée par ce nom était très claire pour les Juifs contemporains de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ : tout le monde savait fort bien qu’il désignait le royaume messianique, ce royaume éminemment céleste dans son origine, dans ses moyens, dans sa fin, dans son auguste Souverain. Mais la connaissance exacte de Dieu et de ses relations avec le monde nous fournit là-dessus des lumières plus complètes encore, capables d’éclaircir maints passages dogmatiques des Saints Évangiles. Dès que le Seigneur sortit de lui‑même comme Créateur, qu’il eût formé des êtres libres, il exista un royaume dont il devint l’unique Maître. Ce “royaume de Dieu” demeura pur et parfait tant que le péché ne se fut pas introduit sur la terre ; car, jusqu’à cette heure funeste, la plus étroite union ne cessa d’exister entre le gouvernant et les gouvernés. Mais, après la désobéissance d’Adam, le mal pénétra dans le royaume de Dieu, qui se serait immédiatement transformé en un royaume de Satan, si le Créateur n’eût agi dès lors pour nous sauver. A ce moment, du vivant même de notre premier père, commence le royaume du Messie. A la place du “règne de Dieu” s’ouvre donc le “règne du Fils de Dieu” qui eut trois phases distinctes dans le cours des temps. 1. Il fut d’abord tout intérieur, existant dans l’âme des justes, des enfants de Dieu, comme les appelle la Bible. 2. Plus tard, il se manifesta au dehors, quand Dieu fit une alliance spéciale avec Israël, et qu’il le choisit pour son peuple de prédilection. 3. Mais la théocratie juive n’était qu’une figure, qu’une préparation à la forme parfaite du royaume messianique. C’est l’Église catholique qui est aujourd’hui, qui sera jusqu’à la fin du monde le véritable royaume du Messie. Cependant, durant ces trois périodes, le royaume du mal subsiste à côté de celui du Christ auquel il fait une guerre acharnée, et cette lutte durera jusqu’au jugement final. Mais alors, quand le règne de Satan aura été anéanti avec la mort et le péché, quand notre corps, ainsi que notre âme, aura participé à la Rédemption, quand toute la nature aura été régénérée, le Messie victorieux remettra son autorité entre les mains de son Père. En réunissant ces différentes notions, on peut avoir une idée suffisamment exacte du “règne des cieux” tel qu’il est dépeint dans les écrits du Nouveau Testament, et l’on comprend pourquoi il ne nous y est pas toujours présenté sous le même aspect, mais tantôt comme présent, tantôt comme futur, tantôt comme intérieur, tantôt comme extérieur. – Le royaume des cieux ou du Messie était alors impatiemment attendu par les Juifs ; aussi furent‑ils vivement émus quand le Précurseur leur en annonça l’établissement prochain, et qu’il leur dit de s’y préparer par une conversion sincère, s’ils voulaient avoir part à ses suites heureuses. Mais quelle idée grossière et charnelle ils s’en faisaient. Vraiment, ce n’était plus un royaume céleste, tant ils l’avaient défiguré en rattachant au trône messianique des espérances étranges nées de l’orgueil, de l’égoïsme et des autres passions humaines. Le Messie‑Roi devait d’abord faire son apparition au milieu de prodiges signalés : son premier acte serait de ressusciter tous les descendants d’Abraham, le second de marcher avec eux contre les païens qu’il soumettrait par la force des armes à la domination israélite. Alors commencerait un règne de mille ans, règne de prospérité, de gloire et de plaisirs. Voilà ce qu’enseignaient ouvertement les Rabbins, ce que les Apôtres croyaient comme les autres, ainsi que nous le verrons par plusieurs passages des Évangiles. Jésus luttera constamment, ouvertement, contre ces idées fausses de ses contemporains ; mais il réussira bien rarement à les convaincre, et tout le secret de son insuccès auprès de la plupart des Juifs consiste précisément dans son refus perpétuel de se prêter au rôle tout humain qu’ils attribuaient au Messie.



Mt3.3 C'est lui qui a été annoncé par le prophète Isaïe, disant : "Une voix a retenti au désert : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers." - C'est lui. Évidemment, c’est une réflexion personnelle de l’Évangéliste que nous entendons dans ce verset. – Par le prophète Isaïe. Cf. Isaïe 40, 3-5. Le rapport de cette prophétie avec le ministère de S. Jean‑Baptiste était tellement manifeste que les quatre Évangélistes l’ont expressément signalé. Les synoptiques appliquent eux‑mêmes au Précurseur les paroles d’Isaïe ; d’après S. Jean, 1, 23, le Baptiste s’en fit une application directe, lorsqu’il répondit à la délégation du Sanhédrin venue tout exprès de Jérusalem pour lui demander qui il était. La citation est faite suivant les Septante. Le prophète, divinement éclairé, contemple en esprit et décrit sous une forme dramatique le futur retour des Juifs en Palestine, après la captivité de Babylone. Dieu, leur roi, marche à leur tête à travers le désert pour les reconduire sûrement dans leur patrie ; un héraut le précède, selon l’usage de l’Orient, pour annoncer son prochain passage et faire remettre en bon état les routes auxquelles, aujourd’hui comme dans ces temps reculés, aucune main ne touche si ce n’est dans des circonstances analogues. Tel est le sens primitif et direct de la prophétie. D’après le sens typique, que les Rabbins admettaient déjà en faveur du Messie, Dieu figure ici le Christ ; les Israélites revenant de la Chaldée représentent les enfants de Dieu délivrés de la captivité du péché par la Rédemption ; le héraut n’est autre que Jean‑Baptiste. – Voix, la voix du héraut, c’est-à-dire du Précurseur. – au désert : Voix d’un homme qui crie ; rectifiez dans les lieux inhabités les chemins de notre Dieu. Jean‑Baptiste prêchait dans le désert, Cf. v. 1. – Préparez le chemin... Euthymius fait justement observer que les voies et les sentiers de Jésus‑Christ sont les âmes de ceux qu’il vient sauver, et que ces routes spirituelles par lesquelles il veut passer doivent être aplanies, redressées, dégagées de tout obstacle moral, sans quoi il s’arrêterait aussitôt et prendrait une autre direction. Beaucoup de Juifs étaient orgueilleux, infatués d’eux‑mêmes et remplis d’hypocrisie : Jean‑Baptiste avait pour mission d’abaisser ces montagnes, de rendre droits ces chemins tortueux. Il fut loin de réussir complètement dans ce ministère difficile.



Mt3.4 Or Jean avait un vêtement de poils de chameau, et autour de ses reins une ceinture de cuir, et il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. - Le v. 4 décrit en peu de mots la vie mortifiée du Précurseur. Quelle harmonie parfaite nous trouvons, d’après ce tableau, entre la prédication et les mœurs de Jean‑Baptiste. Il n’est pas de ceux qui placent sur les épaules d’autrui de lourds fardeaux qu’ils se gardent bien de toucher eux‑mêmes du bout du doigt : il est au contraire le premier à pratiquer la pénitence qu’il prêche aux autres. Les détails qui suivent concernent son habillement et sa nourriture. a. Vêtement... Son habillement se composait de deux pièces aussi rudes que communes : la première était une tunique de poils de chameau. De tous temps, dans les contrées de l’Orient, on a fabriqué avec les poils du chameau un drap épais et grossier, qui sert de vêtement aux pauvres et de toile pour les tentes. Tandis qu’un Tibère et qu’un Hérode étaient revêtus de la pourpre, tandis qu’Anne et Caïphe brillaient sous les ornements sacerdotaux, le Précurseur “était vêtu de poils de chameau”, Marc, 1, 6. Divers auteurs ont pensé que la tunique de Jean‑Baptiste était faite d’une peau de chameau, et qu’elle ressemblait aux pardessus en peau de chèvre qu’on porte fréquemment de nos jours ; le texte évangélique s’oppose formellement à cette interprétation, car il parle de poils et non d’une peau. – Et une ceinture de cuir. C’est la seconde pièce du costume. Pour relever la lourde robe que nous venons de décrire, le Baptiste avait une ceinture du même genre. Les riches et les élégants affectaient de porter des ceintures précieuses, couvertes de broderies : la sienne était simplement une lanière de cuir. Il est intéressant de noter la ressemblance non‑seulement d’âme et d’esprit, mais encore de formes extérieures, qui existait entre S. Jean‑Baptiste et Élie, son modèle. Le premier Élie était, lui aussi, quant à l’habillement, “C’était un homme portant un vêtement de poils et une ceinture de cuir autour des reins”, 2 Rois 1, 2-8. – b. Sa nourriture. Deux mets principaux la composaient, les sauterelles et le miel sauvage. - Les sauterelles. « Chez les Orientaux et les peuples de Lybie… il est d'usage de manger des sauterelles », S. Jérôme, contre Jovin., 2, 6. Moïse, Levit. 11, 22, indique quatre familles de sauterelles qui étaient pures suivant la Loi, et qui pouvaient servir d’aliment aux Hébreux. Pline l’Ancien nous fournit de très curieux renseignements sur ce comestible dans son Histoire Naturelle, 4, 35 ; 11, 32, 35. On enlève habituellement les pattes et les ailes de l’insecte, et on le prépare ensuite de mille manières. Tantôt il est frit au beurre ou cuit à l’étuvée, tantôt on le rôtit, tantôt on le fume, ou bien on le fait sécher au four et on le pile pour faire des gâteaux avec cette singulière farine. Les sauterelles de l’Orient sont en général plus grosses que les nôtres dont elles diffèrent d’ailleurs notablement. Bien loin d’exciter la moindre répugnance, elles sont pour la plupart des Orientaux un mets très agréable. Miel sauvage. Il y a deux manières d’expliquer cette expression. D’après l’opinion la plus commune et la plus naturelle, elle désigne, selon les paroles d’Euthymius, un miel composé par les abeilles sauvages dans les vieux troncs d’arbres et dans les fissures des rochers. Ce miel se rencontre abondamment dans le désert de Judée où il coule parfois le long des arbres, selon la description de Virgile. Il est un peu amer, mais très aromatique et très délicat. Suivant plusieurs écrivains modernes, ce “miel sylvestre” ne serait pas un miel proprement dit, mais une sorte de gomme sucrée que distillent, en Orient et spécialement au Sud de la Palestine, certains arbres tels que le figuier, le palmier, etc. On mentionne aussi un suc du même genre fourni par une espèce particulière de sapins aux environs de Vienne en Autriche ; les paysans le recueillent et l’étendent sur leur pain en guise de beurre. Malgré ces raisons nous persistons à trouver le premier sentiment beaucoup plus naturel. Quoi qu’il en soit, du reste, rien n’était plus simple et plus vulgaire que la nourriture de Jean‑Baptiste.



Mt3.5 Alors venaient à lui Jérusalem, et toute la Judée, et tout le pays qu'arrose le Jourdain. - La nouveauté, l’extraordinaire, la sainteté attirent promptement la multitude ; on veut entendre de sa propre bouche la grande nouvelle qu’il proclame. – Jérusalem ; les habitants de la capitale quittent eux‑mêmes leurs occupations et leurs plaisirs pour accourir auprès de Jean‑Baptiste. – Toute la Judée ; c’était la province dans laquelle se tenait alors le Précurseur. – tout le pays qu'arrose le Jourdain : la région appelée autrefois “le cercle du Jourdain”, aujourd’hui “le Ghôr” ; vallée profonde située entre le lac de Tibériade et la mer Morte. Cette expression désigne toutes les parties riveraines du Jourdain, de quelque province qu’elles ressortissent : on venait non seulement de la Judée, mais encore de la Pérée, de la Gaulanite, de la Galilée et de la Samarie. A coup sûr il y avait dans cette foule un très grand nombre de curieux ; mais le Précurseur savait distinguer ces auditeurs mal disposés ou mal préparés et il s’efforçait de toucher leurs cœurs en leur inspirant une frayeur salutaire cf. v. 7 et ss.



Mt3.6 Et, confessant leurs péchés, ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain. - A sa prédication, S. Jean avait joint un rite extérieur qui lui avait été sans doute directement inspiré de Dieu, et qui consistait dans une immersion complète dans les eaux du Jourdain, selon l’étymologie du mot “baptiser”. – Ce rite était un symbole très intelligible, qui figurait la purification de l’âme nécessaire pour participer au royaume du Christ : c’était donc le corollaire ou plutôt l’explication pratique de la grave parole “Faites pénitence”; c’était en même temps un acte d’initiation au règne messianique. Rien ne prouve que ce baptême fût obligatoire ; cependant toutes les âmes pieuses et croyantes s’empressaient de le recevoir. Le livre des Actes, 19, 3, nous apprend qu’il survécut pendant longtemps au Précurseur. Quoique nouveau sous le rapport du but spécial qu’il indiquait, il était déjà très ancien et très universel au point de vue extérieur, c’est-à-dire dans la matière et dans le mode d’administration qui lui servaient de bases : les ablutions de divers genre prescrites par la Loi mosaïque à ceux qui avaient contracté des souillures légales, en dehors du judaïsme, les “lustrations” nombreuses qui avaient lieu chez les peuples païens, n’étaient‑elles pas en vérité des cérémonies analogues à celle de Jean‑Baptiste ? – Confessant leurs péchés. L’immersion dans le Jourdain était accompagnée non d’holocaustes matériels comme la plupart des purifications légales, mais de l’élément le plus spirituel du sacrifice, la confession des péchés. Il est assez difficile de le déterminer. L’expression du texte grec semble supposer un aveu public qui entrait sans doute dans quelques détails, mais dont l’étendue variait selon le degré de ferveur et d’humilité des baptisés.



Mt3.7 Voyant un grand nombre de Pharisiens et de Sadducéens venir à ce baptême il leur dit: "Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? - L’évangéliste nous a fait connaître plus haut, v. 2, le ton général de la prédication de S. Jean- Baptiste ; il donne maintenant un échantillon de sa prédication particulière. Le précurseur savait admirablement adapter ses paroles aux différents genres d’auditoires qui affluaient autour de lui ; il excellait surtout dans les applications pratiques, sans lesquelles il n’y a pas de véritable enseignement religieux ; les vv. 7-42 vont nous le faire apprécier sous ce rapport. – Les Pharisiens et les Sadducéens, qu’on retrouvera plus tard presque à chaque page de l’Évangile, formaient deux sectes ou partis, célèbres dans l’histoire des derniers temps de la théocratie juive. Leur origine semble remonter jusqu’au milieu du second siècle avant Jésus‑Christ, c’est-à-dire à l’époque des Maccabées. Cependant, grâce aux noms qu’ils adoptèrent ou qui leur furent imposés par le peuple, on parvient à se faire une idée assez précise de leur naissance et de leurs premiers développements. Il faut se souvenir que, sous la domination des princes Asmonéens, l’Hellénisme envahit peu à peu l’antique religion de Moïse, par suite des relations forcées que les Juifs eurent alors avec les nations étrangères. Dès l’apparition de cet élément corrupteur, il se forma au sein de la nation, ou du moins dans les classes supérieures, deux tendances à peine perceptibles d’abord, l’une pour repousser, l’autre pour admettre les idées et les coutumes grecques. La première fut appelée, en hébreu “perischout”, et ses adeptes “les séparés”, peroushin ou perouschim : c’étaient les Puritains du Judaïsme. Avec un attachement à la loi orale qui dégénérait en casuistique hypocrite et coupable. La seconde reçut le nom en hébreu de tsedâka. Par réaction aux pharisiens, ils refusaient toute loi orale pour ne prétendre se fonder que sur la loi écrite. Mais peu à peu ces tendances, suivant leurs cours naturel, furent érigées en vrais systèmes qui allèrent s’écartant de plus en plus l’un de l’autre, poussés qu’ils étaient jusqu’à leurs conséquences les plus rigoureuses : finalement, ce furent deux partis extrêmes, toujours en guerre et se servant de la religion comme de la politique pour se renverser mutuellement. Il ne nous appartient pas de tracer l’histoire de leurs luttes ; on en trouvera les détails parfois sanglants, dans les écrits de l’historien Josèphe et dans le Talmud. Qu’il suffise de dire ici que cette guerre intestine, et aussi les principes pernicieux des deux sectes, portèrent un coup mortel à la théocratie, de telle sorte qu’elle n’était plus qu’une ombre d’elle‑même au temps où nous sommes arrivés. Les Évangiles nous fourniront les renseignements les plus intéressants sur leurs mœurs et sur leur attitude à l’égard de Jésus. Pour éviter des redites inutiles, nous renvoyons aux divers passages où il sera question de ces puissants partis, l’examen des doctrines qu’ils professaient et de la conduite qu’ils tenaient au dehors. Aux notes qui précèdent, nous ajouterons seulement quelques traits qu’il importe de connaître dès à présent. Les Sadducéens étaient pour la plupart des prêtres ou des nobles ; les Pharisiens se recrutaient surtout parmi les lettrés et les scribes. Les premiers avaient en mains la puissance civile et politique ; les seconds jouissaient d’une immense autorité morale, grâce à l’appui du peuple qui, ébloui par leur sainteté apparente, avait conçu pour eux les sentiments de la plus vive estime. A l’époque de Jésus, les Sadducéens étaient arrivés au bas de la pente fatale sur laquelle ils s’étaient imprudemment lancés : beaucoup d’entre eux avaient perdu la foi. D’un autre côté, la piété pharisaïque, dirigée dès le début vers l’extérieur, était devenue un pur formalisme, une affaire de parade et souvent d’hypocrisie, comme Jésus saura bien le dire. Voilà ce qu’étaient alors les chefs du Judaïsme, ses membres les plus influents. Quel besoin par conséquent de pénitence et de rédemption ! - A côté des Pharisiens et des Sadducéens, existait une troisième secte également célèbre, quoique elle ne soit pas mentionnée dans le Nouveau Testament ; nous voulons parler des Esséniens, ces moines de religion mosaïque, si on peut les nommer ainsi, qui menaient une vie vraiment édifiante. Malheureusement, ils avaient pour mobile un mysticisme exagéré qui gâta sous plus d'un rapport leurs bonnes intentions. Il a été de mode, pendant quelque temps, de prétendre que Jean‑Baptiste et Jésus lui‑même appartenaient à l'Essénisme, et que le dogme chrétien n'est pas autre chose que la doctrine essénienne perfectionnée, mais c'était là une assertion si manifestement ridicule, si dépourvue de tout fondement, qu'on a fini par y renoncer d'une manière à peu près générale. - venir à ce baptême ; ils venaient soit pour faire comme tout le monde, soit parce qu'ils prenaient Jean‑Baptiste pour le Messie cf. Jean 1, 19-24. Il est probable que la sévère réprimande du Précurseur les arrêta, car S. Luc déclare formellement que les Pharisiens en général ne reçurent pas son baptême. Voir Luc 7, 30. D’après Oléarius, les Pharisiens et les Sadducéens viennent donc auprès de Jean « pour s'opposer au baptême ». - Race de vipères. A deux reprises, Matth. 12, 34 ; 23, 33, Jésus‑Christ lui‑même infligera aux Pharisiens en particulier ce titre infamant que les écrivains de l’Ancienne Alliance, Isaïe 14, 29 ; 59, 5 ; Psaume 57, 5, et les auteurs classiques (Sophocle) emploient aussi, dans des circonstances analogues, pour désigner des hommes pleins de venin et d’astuce. Les deux sectes, par leur doctrine et leurs exemples, n’empoisonnaient‑elles pas lentement les esprits ? C’est là sans doute un langage dur et sévère, mais il est inspiré par le zèle et par la charité ; il faut parfois frapper de grands coups sur les pécheurs endurcis et superbes, afin de les faire sortir de leur torpeur. - Qui vous a appris. Ces paroles expriment l'étonnement et simultanément le soupçon. - A fuir la colère qui vient. Quelle est cette colère future dont S. Jean menace les orgueilleux sectaires, et que S. Paul mentionne également dans sa première lettre aux Thessaloniciens, 1, 10 ? C’est la sainte fureur de Dieu à l’égard des pécheurs impénitents ; non qu’elle soit complètement « à venir », car elle se manifeste habituellement dès ce monde ; mais ses effets ne seront irrévocables et complets qu’après le jugement dernier et la sentence finale. Les Pharisiens et les Sadducéens n’avaient nullement pensé à fuir la divine colère et ses suites en venant auprès du Jourdain ; le Précurseur leur suggère cet excellent motif, afin de faire sur eux une plus vive impression. Ne dirait‑on pas qu’il prophétise les malheurs épouvantables qui tomberont bientôt sur les Juifs ?



Mt3.8 Faites donc de dignes fruits de repentir. - Après la parole de réveil que nous venons d’entendre, en voici une d’exhortation et de direction. Ce « donc » est très énergique. Il suppose une déduction tirée de la pensée qui précède : Si vous voulez échapper aux terribles vengeances du ciel, faites donc... etc. Il y a là une belle métaphore : le repentir ressemble à une plante dont la racine est au fond de notre cœur, et qui projette au dehors des branches chargées de fruits. La vraie pénitence se manifeste nécessairement par des œuvres cf. Actes des Apôtres 26, 20. Nous trouverons dans S. Luc, 3, 11, l’énumération de plusieurs « fruits de pénitence » adaptés aux différentes classes d’auditeurs qui entouraient S. Jean‑Baptiste.





Mt3.9 Et n'essayez pas de dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père, car je vous dis que de ces pierres mêmes Dieu peut faire naître des enfants à Abraham. - Parole de grave avertissement : Ne vous fiez pas à vos privilèges extérieurs. - Dire en vous‑mêmes, locution hébraïque, pour signifier « réfléchir », la réflexion étant comme un langage intérieur qu’on se parle à soi‑même au fond de son cœur. - Ces cœurs charnels se disaient intérieurement bien des choses étranges ; le Précurseur signale ici la plus grossière de leurs imaginations : Nous avons Abraham pour père. Abraham est notre père ; nous ne sommes donc pas une race de pécheurs comme les Païens ; nous sommes essentiellement une nation sainte, qui n’a pas besoin de pénitence et à laquelle le royaume du ciel s’ouvrira de lui‑même. Nous savons, par divers passages du Nouveau Testament et des livres rabbiniques, que les Juifs, les Pharisiens surtout, déduisaient de leur titre d’Abrahamides des conséquences aussi vaines qu’exorbitantes. Être fils d’Abraham, c’était être certainement et en quelque sorte nécessairement sauvé, les mérites de l’aïeul suffisant, croyait‑on, pour toute sa postérité, et devant être appliqués à tous les Israélites sans exception. « Tout Israël aura part au siècle futur (c’est-à-dire au bonheur éternel) », Sanh. 90, 1. « Dans les temps futurs, Abraham sera assis à côté des portes de la Géhenne, et ne permettra à aucun Israélite circoncis d'y descendre », Bereschit. R. 18, 7. Ainsi donc, cette noblesse, car c’en était une véritable, au lieu d’obliger à une vie plus parfaite, dispensait au contraire de toute vertu personnelle, puisqu’elle assurait le salut quand même. Les Rabbins allaient jusqu’à diviser l’humanité en deux classes composées : l’une des enfants de la promesse ou des Juifs, l’autre des enfants de la menace ou des Païens. Le Précurseur attaque de front ce préjugé immoral des sectaires qui l’entourent en ce moment, et, à la place du particularisme révoltant qu’ils enseignent, il établit, comme le fera plus tard Jésus‑Christ, l’universalité, la catholicité du « royaume des cieux ». - Dieu peut susciter. Le pouvoir et la liberté de Dieu ne sont nullement restreints par le droit héréditaire des Juifs ; il peut rejeter, condamner ces faux enfants d’Abraham et extraire des matériaux les plus durs, les plus vils, les moins capables de formation, une nouvelle race de vrais Abrahamides. « Ne croyez pas, quand même vous péririez tous, que le saint patriarche demeure privé de postérité. Non, Dieu ne le souffrira pas, parce qu’il peut de ces pierres même faire naître des hommes qui seront fils d’Abraham », S. Jean Chrys. Hom. 11 in h. l. - De ces pierres. En prononçant ces mots, le Précurseur montrait du doigt les pierres qui abondent en ce lieu du désert et qui figuraient parfaitement les païens endurcis dans leurs péchés, mais destinés quand même à devenir les fils spirituels du Père des croyants. Abraham lui‑même, suivant l’expression magnifique d’Isaïe, n’était‑il pas un rocher dans lequel ses descendants selon la chair, dont des Juifs orgueilleux, avaient été taillés ? « Regardez le rocher dans lequel vous avez été taillés, la carrière d’où vous avez été tirés. Regardez Abraham votre père, et Sara qui vous a enfantés » Isaïe 51, 1 et 2. S. Paul développera plus tard avec toute sa vigueur dogmatique cette légitime conclusion du Précurseur cf. Romains 4 ; 9 ; Galates 4.



Mt3.10 Déjà la cognée est à la racine des arbres : tout arbre donc qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu. - Parole de terreur salutaire. Pour nous ramener au temps présent, car la vengeance divine est imminente… elle ne peut subir de délai. D’après le verset précédent, les Païens pourront devenir fils d’Abraham ; d’après celui‑ci, les Juifs peuvent être exclus du royaume messianique. Il y a gradation dans l’idée. Ce sont deux illusions que Jean le Baptiste renverse tour à tour. - La cognée… à la racine. Belle et vivante image. Un arbre au pied duquel est placé la cognée du bûcheron n’a pas pour longtemps à rester debout ; or, les Pharisiens et les Sadducéens sont cet arbre. Ils sont marqués, eux aussi, pour la ruine, dans le cas où ils refuseraient de s’améliorer. - tout arbre. Métaphore très fréquente dans les saints Livres, qui représente à chaque instant les hommes sous la figure d’arbres bons ou mauvais, fertiles ou stériles cf. Psaume 1 ; Isaïe 6, 13; Matth. 7, 17-20 ; Romains 11, 17, etc. - Sera coupé et jeté ; indique la proximité des vengeances divines. - Au feu. Les Juifs croyaient qu’à la venue du Messie les païens, après d’horribles châtiments, seraient finalement précipités dans un lac de feu ; et voici qu’on les menace eux‑mêmes des flammes dévorantes.



Mt3.11 Moi, je vous baptise dans l'eau pour le repentir, mais celui qui doit venir après moi est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de porter sa sandale, il vous baptisera dans l'Esprit-Saint et dans le feu. - Parole d’instruction, relative à Jésus‑Christ qui était le centre de la prédication de Jean‑Baptiste. La liaison de ce verset avec le 10ème a été diversement indiquée. Elle consiste, d’après l’opinion la plus probable, dans la pensée suivante : Ce n’est pas moi qui exécuterai le redoutable jugement dont je viens de vous parler, le Messie lui‑même sera votre juge. On sait que le Précurseur rendit témoignage à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ devant trois sortes d’auditoires : l’ensemble du peuple, la délégation du Sanhédrin, ses propres disciples ; nous trouvons ici un exemple de la manière dont il proclamait la haute dignité et le rôle supérieur du Christ, en présence de la foule mélangée qui accourait de tous côtés pour l’entendre. - Moi… mais celui... Le témoignage a lieu sous la forme d’un double rapprochement, rapprochement entre les baptêmes, rapprochement entre les personnes. - a. Les baptêmes. Je vous baptise... Ces paroles du Précurseur achèvent de nous donner une juste idée de son baptême, dont elle précise nettement la nature, le but et l’infériorité par rapport à celui qu’instituera le Christ. - Dans l'eau : je n’administre que le symbole extérieur, c’est un autre qui donnera la réalité. - Pour la pénitence. S. Marc, 1, 4, appelle de même le baptême de S. Jean un « baptême de pénitence pour la rémission des péchés ». Ces mots indiquent la fin, la tendance des immersions prescrites par le Précurseur : elles sont destinées simplement à exciter le repentir dans les consciences ; elles ne sont pas assez puissantes pour agir « ex opere operato » (expression en latin qui signifie : par la seule valeur du sacrement validement administré), pour effacer véritablement les taches de l’âme, car elles ne lavent qu’au dehors. - Au contraire, Lui, il vous baptisera « Dans l'Esprit Saint », c’est donc l’Esprit de Dieu qui est le principe de la purification et de la profonde régénération intérieure produites par le baptême du Christ. Quelques anciens manuscrits ont supprimé les mots « et dans le feu » que les copistes croyaient peut-être inutiles ; mais ils ont une très grande importance dans ce passage, et d’ailleurs leur authenticité est parfaitement démontrée. Les exégètes sont pourtant loin d’être d’accord relativement à leur vraie signification. Suivant Origène, S. Basile le Grand et un assez grand nombre d’auteurs contemporains, « feu » désignerait ici les flammes de l’enfer comme au v. 12, de telle sorte qu’il s’agirait d’un troisième baptême, le baptême des pécheurs impénitents dans le feu éternel. Mais il est manifeste que cette interprétation ne repose sur aucun fondement sérieux. 1° Elle introduit une regrettable confusion d’idées dans ce verset. 2° Elle a contre elle les expressions mêmes employées par S. Jean. Pourquoi dit‑il « dans l'Esprit Saint et dans le feu », et non pas « et dans le feu », s’il veut parler de deux baptêmes distincts ou plutôt opposés ? L’union intime qu’il établit entre les substantifs suppose l’unité du fait représenté par eux. De même, comment peut‑il vouer les mêmes personnes, « vous », à l’Esprit Saint et au feu de l’enfer ? Ne pouvait‑il pas au moins mettre la particule « ou » à la place de « et » ? 3° Nulle part, dans l’Écriture, les peines de l’enfer ne sont comparées à un baptême de feu. Pour tous ces motifs réunis, l’antiquité a vu le plus souvent dans l’expression « et dans le feu » une apposition à « Esprit Saint », destinée à relever la force du baptême chrétien et sa supériorité sur celui du Précurseur. Il a ajouté et le feu, pour mieux marquer la différence avec l'eau ; celle-ci lave en surface, mais ne pénètre pas l'intérieur ; mais le feu envahit l'intérieur et purifie. Cette prophétie de Jean‑Baptiste s’accomplit à la lettre au jour de la Pentecôte, quand l’Esprit Saint descendit sur les Apôtres sous la forme de langues de feu : du reste, il y a longtemps que ce double effet de la venue du Messie avait été annoncé cf. Joël, 2, 28 ; Malachie 3, 2, 3. Ainsi donc le baptême de S. Jean est à celui de Jésus‑Christ ce que l’eau est par rapport au feu, lorsqu’il s’agit de purifier : on voit par là toute son infériorité. S. Thomas d’Aquin, Somme Theologique, Tertia Pars, q. 38, ad. 1, le range simplement parmi les sacramentaux. « Quant au baptême de Jean, il était de beaucoup supérieur à celui des Juifs, mais inférieur au nôtre ; c'était comme le trait d'union qui les unissait et il conduisait de l'un à l'autre », dit S. Jean Chrysost. Homélie sur le baptême de Notre‑Seigneur et l'Épiphanie. - b. Les personnes. Celui qui doit venir..., cette périphrase désigne évidemment le Messie, d’après le contexte. Le Précurseur se compare ici au Christ relativement au rôle, au pouvoir personnel, et, comme résultat de sa comparaison, il trouve et avoue franchement que le Christ est plus puissant que lui, est plus puissant que moi ; bien plus, il va même jusqu’à ajouter ces humbles paroles : et je ne suis pas digne... etc. Chez les Juifs, les Grecs et les Romains, c’étaient les derniers esclaves qui apportaient et remportaient les chaussures de leurs maîtres, qui en liaient et en déliaient les courroies : de là les noms de « puelli sandaligeruli » (enfant esclave porteur de sandales), qu’on rencontre dans les classiques. S. Jean Baptiste admet, par ce langage figuré, qu’il n’est que le dernier des serviteurs du Messie. « R.Josué, fils de Lévi, a dit : « Tous les travaux que fait un serviteur font de lui un héros, même ce que le disciple rend à son précepteur, sauf le délaçage de ses propres sandales ». Le Précurseur assure qu’il ne reculerait pas devant cet acte d’humilité.



Mt3.12 Sa main tient le van, il nettoiera son aire, il amassera son froment dans le grenier et il brûlera la paille dans un feu qui ne s'éteint pas." - Ce verset décrit l’autorité judiciaire du Christ. - Son van... ; image dramatique, que les coutumes agricoles de l’Orient rendent facile à saisir. « Dans la Palestine, on avait des aires à la campagne, battues, durcies, aplanies et préparées exprès pour y battre le grain. On y amassait les gerbes et on les y battait sous les pieds des chevaux ou des bœufs, ou avec de grosses planches armées de fer ou de pierres que l’on traînait par dessus. Quand le grain est battu, on enlève la grosse paille et on la met dans des sacs pour la nourriture des animaux ; mais la paille qui est réduite en poussière, on la jette au vent avec des pelles et le bon grain retombe dans l’aire. Quand l’aire et le bon grain sont nettoyés, on met le feu à cette menue paille ou aux balayures et on les laisse brûler jusqu’à ce qu’elles soient entièrement consumées », Dom Calmet. Ce mode expéditif de vanner le blé était aussi pratiqué en France. - il nettoiera... exprime très bien la perfection avec laquelle aura lieu l’opération. - feu qui ne s'éteint pas. Ce mot franchit les limites de la comparaison, mais il est parfaitement dans l’idée : « il passe de la figure à la chose figurée ». Voir cette idée dans Isaïe, 66, 24. L’application des expressions figurées « blé, grenier, paille, feu... » est aisée. L’aire du Messie, c’est la terre ; le froment représente les hommes qui croient en lui ; la paille, les incrédules et les pécheurs ; le grenier figure l’Église et le ciel, tandis que le feu qui ne s’éteint jamais n’est autre que celui de l’enfer. - Telle était la prédication de Jean‑Baptiste ; les détails contenus dans S. Luc nous permettront de l’apprécier d’une façon plus complète. Le crayon de Rembrandt, le pinceau de Léonard de Vinci, de Maratti, d’Albano (musée de Lyon), etc., en ont traduit habilement les principales pensées.

La consécration messianique de Jésus. 3, 13 - 4, 11

Quoique préparé à ses fonctions publiques par la longue retraite de Nazareth, Jésus n’en commencera néanmoins l’exercice qu’après avoir reçu une consécration solennelle. Sa consécration sera double : il y aura l’inauguration du baptême et l’inauguration de la tentation. La première lui conférera en quelque sorte ses titres officiels, la seconde le fera passer par le creuset de l’épreuve : elles attesteront l’une et l’autre qu’il est vraiment le Messie selon le cœur de Dieu.

1° Le baptême de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. 3, 13-17. Parall. Marc. 1, 9-11 ; Luc. 3, 21-22.

Cette mystérieuse cérémonie, dont nous essaierons plus bas d’indiquer les motifs, ouvre la vie messianique de Jésus. Homme privé avant de l’avoir subie, il agit ouvertement comme Messie après son baptême. Car, selon la belle parole de S. Justin, « bien que le Christ soit né et qu’il habite en quelque endroit, il est inconnu et il ne possède aucun pouvoir jusqu’à ce qu’Élie l’ait consacré par l’onction et l’ait ainsi manifesté à tous », Dialogue contre Tryphon C’est donc à une seconde Épiphanie que nous allons assister, ainsi que l’Église nous le montre en honorant au même jour le mystère de la Visite des Mages et le mystère du baptême de Notre‑Seigneur.



Mt3.13 Alors Jésus, venant de Galilée, alla trouver Jean au Jourdain pour être baptisé par lui. - Alors, c’est-à-dire au temps où Jean‑Baptiste prêchait et baptisait. Mot solennel, qui annonce un grave changement dans l’histoire évangélique et dans l’existence du Sauveur. Deux notes chronologiques qui nous seront fournies l’une par S. Luc, 3, 23, l’autre par S. Jean, 2, 13 et ss., nous aideront plus tard à fixer d’une manière au moins approximative la date de cet événement. Jésus étant né l’an de Rome 749, et ayant environ trente ans (Cf. S. Luc, 3, 23) au moment de son baptême, sa vie publique dut commencer en 780, quelques mois après celle du Précurseur. - venant de Galilée. Ce voyage du divin Rédempteur fut assurément, à cause de ses conséquences pour le salut du monde, la démarche la plus importante qu’il eût faite, depuis celle qui l’avait conduit du ciel dans le sein virginal de Marie. S. Marc est plus précis : « de Nazareth en Galilée », 1, 9. - Au Jourdain. Le quatrième évangéliste nous aurait conservé, d’après quelques exégètes, le nom du lieu qui servit de théâtre au baptême du Sauveur, Jean 1, 28 : « Cela s’est passé à Béthanie, de l’autre côté du Jourdain, à l’endroit où Jean baptisait ». Mais ce n’est là qu’une conjecture incertaine. Le village de Béthanie, appelé aussi Béthabara, était situé au S. de la Pérée, à peu près en face de Jéricho. - Pour être baptisé par lui. Nous avons dans ces mots le motif du voyage entrepris alors par Jésus ; mais quel pouvait bien être celui de l’acte même auquel il se soumit en arrivant auprès du Précurseur ? Il n’avait pas besoin de pénitence ; pourquoi donc en accepter le symbole ? S. Jean‑Baptiste a résolu en partie la question par cette parole significative : « si je suis venu baptiser dans l’eau, c’est pour qu’il soit manifesté à Israël » ; Jean 1, 31. Ainsi, le baptême du Christ était destiné à le manifester solennellement au monde. Mais ce rite avait encore d’autres raisons d’être. Le Verbe divin s’était incarné pour expier les péchés du monde, et bien que son œuvre de rédemption ait commencé dès le premier instant de son Incarnation, on peut dire néanmoins qu’elle eut un caractère tout particulier, plus complet, à partir de sa vie publique. Or, d’après la théologie, l’expiation des péchés embrasse deux éléments, la pénitence et le châtiment ; le premier consiste dans les sentiments du cœur, le second dans la satisfaction proprement dite. L’expiation comprend donc, en définitive, les sentiments et les actes, la disposition et l’exécution. Ici, au baptême, le Christ nous apparaît comme pénitent ; sur la croix, nous le verrons satisfaire pour la dette de l’humanité dont il a daigné se charger. Le baptême et la mort sont donc le commencement et la fin de son œuvre de réconciliation. En recevant l’eau du baptême, il manifestait la disposition où il était de porter et d’expier le fardeau du genre humain ; par le baptême de sang, sur la croix, sa disposition s’est transformée en acte. L’acceptation du baptême était par conséquent une acceptation formelle du rôle messianique. Il convenait qu’au premier acte de sa vie publique il se présentât comme un pécheur et qu’il revêtît l’habit de la pénitence, comme à la fin de sa vie il a subi sur la croix la peine du péché. Ainsi le baptême n’est pas seulement, de la part de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, un pur accommodement à un usage qui existait alors ; il a pour lui un but réel, une signification profonde, c’est en quelque sorte le vœu de sa future immolation. S. Ambroise et après lui S. Thomas d’Aquin attribuent encore un motif secondaire au baptême du Sauveur : « Jésus a été baptisé non parce qu’il voulait être purifié, mais pour purifier les eaux, pour que, dépolluées par le corps du Christ qui n’a pas connu le péché, elles aient le pouvoir de baptiser ; et pour laisser après lui des eaux sanctifiées pour ceux qui auront à être baptisés. » S. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Tertia Pars, question 39 art. 1.



Mt3.14 Jean s'en défendait en disant : "C'est moi qui dois être baptisé par vous et vous venez à moi" - Jean s’en défendait. Il l’empêchait, du geste, de la voix, du regard. Cette expression suppose des efforts sérieux, extérieurs, pour dissuader Jésus. Jean‑Baptiste ne fait des difficultés, relativement à son baptême, qu’à deux sortes de personnes, aux sectaires juifs et au Sauveur ; à celui‑ci parce qu’il est au‑dessus de ce rite qui est indigne de lui, à ceux‑là parce qu’ils ne sont pas dignes de recevoir le signe de la purification. - C'est moi qui dois. Moi, je dois. Ou mieux : j’ai comme tâche, comme mission de… « Si quelqu’un de nous doit à tout prix être baptisé, c’est moi plutôt que toi, qui es le plus digne, qui dois demander le baptême. » Grotius. Et c’est toi qui viens à moi ? » - Et vous venez à moi. Jean et Jésus se tiennent en face l’un de l’autre comme autrefois leurs mères, Cf. Luc., 1, 40 et suiv., et le langage du premier rappelle vivement celui d’Élisabeth : « D’où m’est‑il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? ». Le Précurseur comprend qu’il y a une sorte d’inconvenance pour lui à baptiser celui dont il ne mérite pas même de dénouer la sandale. Ne serait‑ce pas sortir de son rôle ? En effet, « il est indiscutable que c’est toujours le supérieur qui bénit l’inférieur » , Hébreux 7, 7. La pureté éminente de Jésus et le baptême « de pénitence » lui semblent être deux choses contradictoires : Vous êtes saint, vous ne pouvez être baptisé, surtout par moi qui suis pécheur. L’objection de S. Jean est donc aussi simple que légitime. La narration de S. Matthieu suppose manifestement que le Précurseur connaissait Notre‑Seigneur avant de le baptiser ; or, ce même Précurseur dit en propres termes d’après le quatrième Évangile, 1, 31 et suiv. : « Et moi je ne le connaissais pas... ». Il est très probable que Jean‑Baptiste, à cette époque, connaissait déjà personnellement son cousin, et même qu’il l’avait vu à différentes reprises. De plus, il avait certainement appris de son père et de sa mère les prodiges qui avaient accompagné sa propre naissance et celle de Jésus, comme aussi le rôle que Dieu leur avait dès lors assigné à l’un et à l’autre. Voilà pourquoi, au moment où Jésus s’approche de lui pour être baptisé, il s’écrie dans le sentiment de son indignité : « C'est moi qui dois être baptisé », etc. Toutefois, il ne le connaissait pas encore d’une manière officielle, si l’on peut s’exprimer ainsi. En tant que Précurseur, Jean‑Baptiste a reçu de Dieu la promesse d’un signe qui lui manifestera le Messie, Cf. Jean, 1, 33 ; avant d’avoir vu ce signe, il pourra bien connaître le Messie pour son propre compte, mais il ne le connaîtra pas comme Précurseur, de façon à pouvoir déclarer ouvertement à la foule qu’il est le Christ promis... Telle est l’opinion commune des exégètes. D’autres supposent, mais avec moins d’autorité, qu’au moment de baptiser Jésus, S. Jean ne le connaissait réellement pas, mais qu’il fut alors saisi d’un pressentiment prophétique qui lui dicta les humbles paroles contenues dans le v. 14.



Mt3.15 Jésus lui répondit : "Laisse faire maintenant, car il convient que nous accomplissions ainsi toute justice." Alors Jean le laissa faire. - Dans cette réponse, nous avons la seconde parole évangélique de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ; la première, que celle‑ci rappelle par sa profondeur, avait été prononcée par le Sauveur enfant, lorsque Marie et Joseph le retrouvèrent dans le temple, au milieu des Docteurs cf. Luc 2, 49. - Laisse faire maintenant : Permets‑le maintenant. Non pas : ne cherche pas à savoir maintenant qui est plus grand ou plus petit, ce qui donnerait une grande fadeur à la pensée, mais : souffre‑le pour un moment. « Car, dit‑il, il n’en sera pas toujours ainsi. Tu me verras un jour dans l’état où tu désires me voir. Maintenant, accepte. » St. Jean Chrysostome, Hom. in Matth., h.l. Jésus reconnaît au fond la valeur de l’objection du Précurseur : celui‑ci a raison à son point de vue, mais qu’il se tranquillise ; leurs relations actuelles ne sont que transitoires, car le Messie prendra bientôt la place qui lui convient. - Puis, Jésus ajoute, indiquant le motif qui les porte à changer de rôle pour cette fois : car il convient, etc. Ne convient‑il pas que nous accomplissions l’un et l’autre toute justice ? Il convient ; le baptême n’est pas pour lui d’une absolue nécessité ; ce n’est qu’une simple convenance, quoique une convenance du plus haut degré. - Nous. Cette convenance atteignait les deux interlocuteurs, « moi recevant, toi donnant le baptême », Maldonat. Et pourquoi les atteignait‑elle si rigoureusement ? Parce qu’elle faisait partie de la « justice », et qu’ils devaient l’un et l’autre ne rien négliger sous ce rapport. - Toute justice. Mais quelle est cette justice qui nous est représentée comme distincte du devoir proprement dit, et dont la non‑exécution serait pourtant fâcheuse ? Il ne faut pas la confondre, comme il est souvent arrivé, avec les prescriptions légales et divines ; dans ce cas, Jésus aurait dit « il faut » et non « il convient ». Elle est plutôt synonyme de Perfection, « tout ce qui a la raison du juste et de l’honnête », Érasme ; et l’on comprend alors que Jésus tienne tant à y satisfaire, bien qu’il n’y ait pas pour lui une stricte obligation. - Jean le laissa faire. La vraie traduction serait  : alors, il le lui permit, ou il accepta de faire ce qu’il voulait. Jean‑Baptiste a saisi la force de la raison qui vient de lui être présentée avec un mélange si parfait de grâce et de majesté : ses scrupules sont réduits au silence ; du moins il fait violence à son impression personnelle pour céder à l’autorité de son Maître, et il procède au baptême. Mais quel sublime conflit d’humilité entre le Fils de Dieu et le plus grand des enfants des hommes. Et c’est un motif de plus grande perfection qui y met un terme.



Mt3.16 Jésus ayant été baptisé sortit aussitôt de l'eau et voilà que les cieux lui furent ouverts et il vit l'Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. 17 Et du ciel une voix disait "Celui-ci est mon Fils bien-aimé qui a toute ma faveur." - 2° Les manifestations extraordinaires qui suivirent le baptême de Jésus furent au nombre de trois : le ciel s’ouvre, l’Esprit‑Saint en descend sous la forme d’une colombe, une voix divine se fait entendre. - Jésus, ayant été baptisé : Jésus fut baptisé selon le rite habituel, c’est-à-dire par immersion. Les peintres et les sculpteurs font donc un contre‑sens historique lorsqu’ils supposent, dans leurs représentations, que le baptême fut administré au Sauveur par effusion (simple versement d’eau sur sa tête). Signalons en passant, puisque nous avons nommé les peintres, les tableaux d’Annibal Carrache, de Louis Carrache, de Nicolas Poussin, d’Albano, de Raphaël et les fresques de Pérugin et de Flandrin. - Sortit aussitôt. Les autres baptisés restaient quelque temps dans le fleuve pour faire la confession de leurs péchés ; Jésus, qui n’avait pas de fautes personnelles à accuser, sort immédiatement du Jourdain, et vient, d’après une note importante de S. Luc. 13, 21, prier sur le rivage. - C’est alors qu’ont lieu les trois phénomènes que nous avons indiqués. - a. Les cieux ouverts, S. Marc emploie une expression qui est encore plus pittoresque. Mais qu’est‑ce à dire, les cieux ouverts ou déchirés ? Cela signifie, d’après Paulus, que le ciel, nuageux auparavant, se serait subitement éclairci ; d’après Kuinoel, qu’un orage aurait éclaté tout à coup. Voilà bien de ces tours de force réalistes auxquels le rationalisme ne nous a que trop habitués ; on en trouvera la réfutation dans l’excellent ouvrage de M. Dehaut, l’Évangile expliqué, défendu, médité, t. 1, p. 464, 5è édit. Il est pourtant assez difficile de se faire une idée exacte de cette ouverture des cieux. Plusieurs exégètes, au sentiment desquels nous nous rallions volontiers, croient qu’elle eut lieu sous la forme « d’une lumière subite qui parut sortir du fond du ciel ou d’une nuée, comme quand on voit les éclairs ou la foudre fendre l’air et se faire jour à travers la nue ». D. Calmet. Ainsi pensait déjà S. Justin ; l’Évangile des Ébionites parle dans le même sens. Le but de cette première apparition était de montrer que la colombe et la voix venaient véritablement du ciel. - b. Descente de l’Esprit‑Saint. Et il vit l'Esprit de Dieu... Le sujet du verbe est Jésus et non S. Jean‑Baptiste cf. Marc., 1, 10 : « Et aussitôt, en remontant de l’eau, il vit les cieux se déchirer et l’Esprit descendre sur lui comme une colombe... » Mais le Précurseur fut aussi témoin de ce miracle, ainsi qu’il l’atteste lui‑même dans le quatrième Évangile, Jean, 1, 32. Il faut prendre ces mots « il vit » dans leur acception ordinaire, de manière à leur faire désigner un phénomène extérieur et réel, et non pas seulement, comme le voulait Origène, une vision purement spirituelle et interne. - Descendre comme une colombe. On a fréquemment conclu dans les quatre Évangiles que les écrivains sacrés voulaient simplement établir une comparaison entre la descente du Saint‑Esprit rendu visible et le mouvement d’une colombe à travers les airs, par exemple « il vint rapide comme une colombe », Fritzsche ; « L’éclair n’a pas été aperçu subitement, mais peu à peu, comme cela sied aux colombes, en descendant » dit aussi Rosenmüller. Toutefois le terme de comparaison est la forme sous laquelle apparut l’Esprit‑Saint, et nullement le mode de son apparition ; il descendit comme une colombe, c’est-à-dire sous la forme d’une colombe. Le texte très explicite de S. Luc, « L’Esprit Saint, sous une apparence corporelle, comme une colombe, descendit sur Jésus », 3, 22, renverse ces opinions plus ou moins rationalistes, dont le but manifeste est de supprimer le miracle ou d’en diminuer l’étendue. La tradition écrite et monumentale est de même tout-à-fait formelle sur ce point. Si l’on demande maintenant pourquoi le Saint‑Esprit s’est manifesté de préférence sous la forme d’une colombe, nous répondrons que, dans le langage symbolique des divines Écritures, cet oiseau nous est toujours présenté comme le type de la pureté, de la sainteté, de la douceur, par conséquent, comme le type des qualités qui conviennent si éminemment à l’Esprit de Jésus. « Ce n’est pas sans raison que c’est une colombe qui vient pour indiquer l’agneau de Dieu, car rien ne convient mieux à un agneau qu’une colombe. Ce que l’agneau est pour les animaux, la colombe l’est pour les oiseaux. L’un et l’autre représentent l’innocence suprême, la douceur suprême, la simplicité suprême », S. Bernard de Clairvaux, Serm. 1, de Epiph. S. Jean Chrysostome, Hom. in h.l., nous ouvre une autre perspective : « Au déluge, cet oiseau est apparu portant dans son bec une branche d’olivier, et annonçant la tranquillité définitive de toute la terre. Et le signe de la colombe apparaît aussi dans le baptême pour nous montrer le libérateur ». En ce moment s’accomplirent les célèbres prophéties d’Isaïe, 11, 2 : « Que l’Esprit du Seigneur repose sur lui, l’esprit de sagesse et d’intelligence », etc. ; 61, 1 : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, du fait que c’est le Seigneur qui m’a oint. » Notre‑Seigneur Jésus‑Christ reçut visiblement l’onction de l’Esprit‑Saint par laquelle il fut consacré Roi‑Messie. - venir sur lui. S. Jean ajoute : « il demeura sur lui.  », 1, 32, montrant ainsi que ce fut une effusion permanente. - c. La voix céleste : Et du ciel une voix disait. « Fils de Dieu, dit saint Hilaire de Poitiers, Can. 2, il est montré par l’ouïe et par la parole. A la plèbe infidèle et désobéissante aux prophètes, la vue et la parole témoignent de leur Seigneur. » La voix qui se fit entendre au baptême du Christ fut de même nature que la voix de la Transfiguration, Cf. Matth. 17, 5, que la voix du lundi saint ou du mardi saint, Cf. Jean, 12, 28, voix véritable, distincte, articulée, qui semblait venir du ciel. - Celui‑ci est ; d’après S. Marc et S.Luc, la voix s’adresse directement à Jésus : « Tu es ». - Mon Fils, tout à la fois au point de vue juif et au point de vue chrétien. Au point de vue juif cette appellation désigne simplement le Messie, qui était regardé comme le Fils de Dieu par excellence ; au point de vue chrétien, et d’après le sens métaphysique que nous ne saurions exclure de ce passage, elle affirme que Jésus possède vraiment la nature divine cf. Psaume, 2, 7. - qui a toute ma faveur ; une faveur absolue, éternelle, qui ne cesse jamais. N’est‑ce pas là déjà ce qu’avait prédit le Seigneur, et presque dans les mêmes termes, par la bouche d’Isaïe ? « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu qui a toute ma faveur. J’ai fait reposer sur lui mon esprit », Isaïe, 42, 1. - L’Esprit‑Saint venait de se manifester ; dans les paroles prononcées par la voix du ciel, nous voyons les deux autres personnes de la Très Sainte Trinité, le Père et le Fils, non moins clairement indiquées, ce qui faisait dire à un ancien auteur : « Va au Jourdain, et tu verras la Trinité ». Le Père choisit le Fils comme médiateur entre lui et les hommes, le Fils accepte cette grande mission, l’Esprit‑Saint descend du ciel pour jouer le rôle de consécrateur dans cette ordination messianique. Mais cette révélation trinitaire, déjà si lumineuse au jour du baptême personnel de Jésus, sera devenue semblable à un soleil de vérité, quand il instituera plus tard le sacrement du « baptême de régénération » en disant à ses apôtres : « Allez, baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint‑Esprit », Matth., 28, 19 cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Tertia Pars, q. 39, article 8.



Chapitre 4



La tentation du Christ. 4, 1-11. Parall. Marc., 1, 12-13 ; Luc., 4, 11-13.

Quel contraste. Il n’y a qu’un instant, Jésus‑Christ voyait les cieux s’ouvrir, l’Esprit‑Saint descendre visiblement sur lui, il s’entendait déclarer Fils de Dieu, et voici que le démon s’approche maintenant de lui pour le tenter. Il arrive fréquemment que les grandes joies spirituelles soient suivies de grandes tentations : cela s’est réalisé pour le Maître aussi bien que pour les disciples.



Mt4.1 Alors Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert pour y être tenté par le diable. - Alors, c’est-à-dire immédiatement après le baptême de Jésus ; les deux autres synoptiques le disent en termes très explicites : « Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert  », Marc. 1, 12 ; « Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert  », Luc. 4, 1. Il n’y eut donc pas d’interruption notable entre les deux faits. - Fut conduit, il fut conduit en haut : le désert témoin de la retraite et de la tentation du Sauveur était par conséquent plus élevé, que la vallée dans laquelle serpente le Jourdain. Nous venons de voir que S. Marc et S. Luc emploient des expressions d’une énergie particulière : « être poussé, être conduit ». - Dans le désert. Divers auteurs ont placé ce désert aux alentours du Sinaï ; mais cette opinion, qui est dénuée de tout fondement, est aujourd’hui complètement abandonnée. On peut affirmer d’une manière générale qu’il s’agit encore du désert de Juda, de même qu’au v. 3. Quant au lieu précis de l’événement que nous étudions, il est assez facile de le déterminer à l’aide des données évangéliques et de la tradition. S. Matthieu nous a dit que son altitude était supérieure à celle du Ghôr où coule le Jourdain ; il devait en outre, d’après l’ensemble du récit, n’être pas très éloigné de ce fleuve dans lequel Jésus avait été baptisé : enfin un trait pittoresque de S. Marc, 1, 13, « Il vivait parmi les bêtes sauvages », suppose que c’était un lieu tout à fait sauvage. Or, le désert de la Quarantaine, désigné par une tradition vénérable comme l’emplacement de la tentation du Christ, remplit fort bien ces trois conditions. Il est situé à l’Ouest du Jourdain, entre Jéricho et Béthanie, la patrie de Lazare : de là vient le nom de désert de Jéricho qu’il porte dans l’Ancien Testament et dans les écrits de Josèphe, Antiquités Judaïques, 16, 1 ; Guerre des Juifs, 4, 8, 2. Son appellation moderne fait allusion aux 40 jours qu’y passa Notre‑Seigneur. C’est une région affreuse, désolée, couverte de rochers nus et déchirée en tous sens par de profondes ravines. A l’extrémité septentrionale du désert, non loin de Jéricho, se dresse la montagne également appelée Quarantaine, qui aurait servi plus spécialement de refuge au Sauveur. L’ascension en est très pénible et même dangereuse ; ses flancs sont remplis de cavernes, qui étaient autrefois habitées par des ermites désireux d’honorer sur les lieux mêmes le mystère de la tentation de Jésus. En face, de l’autre côté du Jourdain, on aperçoit le mont Abarim, du sommet duquel Moïse put contempler la Terre Promise avant de mourir. - Par l'Esprit ; l’Esprit de Dieu, dont il avait reçu naguère abondamment l’onction, le conduit ou plutôt le pousse violemment comme un champion sur le champ de bataille. - Pour être tenté ; tel est le but direct et principal de la marche du Christ vers le désert : de même qu’il était venu de Nazareth au Jourdain pour être baptisé par S. Jean, de même il se dirige actuellement vers la solitude de la Quarantaine pour y être tenté par Satan. Le verbe « tenter » signifie quelquefois « éprouver » et alors il ne présente à l’esprit qu’une idée excellente et noble ; mais le plus souvent il est employé en mauvaise part, dans le sens de « provoquer au mal, tenter d’une manière proprement dite ». C’est cette seconde signification que nous devons lui appliquer ici : Jésus sera réellement tenté, on lui proposera de faire des choses vraiment coupables et indignes de son caractère messianique. Il y a là assurément un grand mystère. En effet, si le baptême du Précurseur semblait de prime abord ne pas convenir à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, n’être même pour lui qu’une humiliante cérémonie, que dirons‑nous de la tentation ? Aussi, pour l’excuser en quelque sorte, a‑t-il été d’usage d’alléguer toute sorte de motifs capables de la réconcilier avec notre esprit ; Sylveira en cite jusqu’à dix. Nous croyons trouver la plus simple et la meilleure des explications dans quelques textes de S. Paul : « Bien qu’il soit le Fils, il apprit par ses souffrances l’obéissance », Hébreux v. 8. ; « un grand prêtre éprouvé en toutes choses, à notre ressemblance, excepté le péché », Hébreux 4, 15 ; « Il lui fallait donc se rendre en tout semblable à ses frères, pour devenir un grand prêtre miséricordieux et digne de foi pour les relations avec Dieu, afin d’enlever les péchés du peuple.  », Hébreux 2, 17. Après avoir lu ces paroles inspirées, on admet sans peine et sans hésitation le mystère de l’abaissement complet du Sauveur. « Il était juste, ajoute saint Grégoire le Grand, qu’il triomphe de nos tentations par ses tentations, comme il venait vaincre notre mort par sa mort ». S. Jean Chrysostome donne une autre raison de convenance non moins juste que belle : « C’est comme font les athlètes. Car, pour enseigner à leurs disciples comment vaincre, ils se mêlent à leurs jeux dans les palestres, se donnent en spectacle corps à corps avec les adversaires, pour qu’ils apprennent la façon de vaincre », Hom. in h.l. C’est donc pour nous, plutôt que pour lui‑même, que Jésus a été tenté. Nous avions tous partagé la honteuse défaite de notre premier père ; il était juste que nous eussions tous part à la victoire de notre divin chef. - Mais comment Jésus put‑il être tenté, lui qui était impeccable ? Si le premier Adam « a pu ne pas pécher », le second Adam « n'a pas pu pécher », comme le disent les expressions théologiques consacrées. La réflexion suivante de S. Grégoire contient la solution de ce problème : « Toute cette tentation diabolique fut externe, non interne », Hom. 16 in Evang. Jésus n’avait pas en lui d'inclination au péché ; pour lui, la tentation ne pouvait donc provenir que du dehors : c’est pour cela que l’évangéliste déclare formellement qu’il fut tenté par le diable. - Ce nom, qui dérive du grec, calomnier, désigne habituellement dans la Bible le chef des esprits mauvais, Satan comme l’appelaient les Juifs, Cf. v. 10. L’histoire de Job, chap. 1, et l’Apocalypse, 12, 10, en justifient parfaitement la signification, nous montrant le démon sous les traits d’un odieux calomniateur de l’humanité devant le trône du Seigneur. Ce « serpent antique » avait subi lui aussi l’épreuve de la tentation, mais il avait honteusement succombé ; de là sa perte éternelle, de là sa haine mortelle contre le genre humain et son désir d’entraîner tous les hommes dans sa propre ruine. Il vient donc tenter le second Adam, comme il avait autrefois tenté le premier. Remarquons ici un contraste frappant que l’évangéliste se proposait évidemment de mettre en relief lorsqu’il écrivait ce verset : « Jésus fut conduit dans le désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable  ».  S. Matthieu nous montre ainsi les deux principes opposés, l’Esprit de Dieu et le démon, agissant en sens contraire sur le Christ. Olshausen est tombé dans une erreur singulière quand il a cru que le Saint Esprit avait abandonné Jésus à ses propres forces au moment de la tentation, pour ne rentrer en lui qu’après son triomphe sur Satan. Rosenmüller s’est trompé plus grossièrement encore en affirmant, malgré les assertions très expresses des synoptiques, que le tentateur fut non pas le prince des démons, mais un Juif perfide qui, sous les faux semblants de l’amitié, voulait détourner Jésus de sa vocation et le porter au péché. Voilà les inventions auxquelles sont réduits ceux qui regardent le démon, son histoire et ses apparitions comme des « fables de vieille femme » (sic.). - Avant de reprendre notre commentaire, faisons encore, à la suite des Pères et des anciens exégètes, un rapprochement qui se présente de lui‑même à l’esprit. La scène du désert de Jéricho est la contre‑partie de celle qui s’était passée quatre mille ans auparavant sous les ombrages de l’Eden. « Il est certain que le premier père de l’humanité, lié à sa descendance par une si étroite et si profonde solidarité qu’il l’enfermait en quelque sorte en lui‑même, a subi la grande épreuve des êtres libres dans un séjour de beauté et de gloire, tandis que Jésus‑Christ l’a traversée dans une affreuse solitude, image d’un monde où sont gravés les stigmates de la chute et de la condamnation. Ces rochers dénudés,... cette mer de soufre, tout ce pays de la mort, immobile et muet comme le tombeau, quel théâtre convenait mieux à l’homme de douleur pour sa lutte ?... Tout marque le contraste entre la première tentation et la seconde ; il ne s’agit plus en effet simplement de conserver l’union bienheureuse avec Dieu, mais de la reconquérir dans les amères conditions qui ont été le résultat de sa rupture » ; de Pressensé, Jésus‑Christ, sa vie, son temps, son œuvre, p. 314.



Mt4.2 Après avoir jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, il eut faim. - Ce jeûne du Sauveur fut complet, absolu ; s’il eût été seulement relatif, ainsi que l’affirment plusieurs auteurs modernes, c’est-à-dire s’il eût consisté dans la privation de la nourriture ordinaire et dans la manducation d’herbes et de racines sauvages recueillies au milieu du désert, pourquoi S. Matthieu aurait‑il fait mention des nuits, « et quarante nuits » ? Du reste le récit de S. Luc, 4, 2, renverse directement cette interprétation, en disant de la façon la plus claire que Jésus « ne mangea rien durant ces jours‑là ». - Quarante jours... Ces mots déterminent nettement la durée du jeûne de Notre‑Seigneur ; on doit les prendre à la lettre car ils sont d’une exactitude rigoureuse et ne représentent pas, comme on l’a insinué, un nombre plus ou moins arrondi par l’écrivain sacré. Durant cette longue période, Jésus vivait de la vie de l’âme et de l’esprit, occupé tout entier de Dieu et de son œuvre : ce fut pour lui une continuelle extase, durant laquelle les besoins corporels étaient miraculeusement suspendus. Autrefois, dans des circonstances analogues, Moïse et Élie, deux types du Christ, avaient passé eux aussi par un jeûne de quarante jours cf. Deutéronome 9, 18 et 1 Samuel 19, 8. - Il eut faim. La nature, domptée jusque‑là, reprend ses droits avec une vive énergie ; Jésus sent violemment l’aiguillon de la faim. En pareil cas, l’homme ordinaire est faible et succombe aisément à la tentation : Satan ne l’ignore pas, et c’est pour cela qu’il choisit cette heure pour s’approcher du Christ.



Mt4.3 Et le tentateur, s'approchant, lui dit "Si vous êtes le Fils de Dieu, commandez que ces pierres deviennent des pains." - Et le tentateur, s'approchant. Le tentateur par antonomase. Ce nom convient entre tous au démon, dont il indique le rôle le plus habituel. Nous remarquerons que Satan se présente d’abord à Jésus, couvert d’un masque hypocrite et sous les traits empruntés de l’amitié ; à la fin seulement, il se montrera sous son vrai jour, comme l’ennemi déclaré de Dieu et du Messie. - Voilà donc les deux antagonistes en face l’un de l’autre et tout prêts à se mesurer : le moment est par conséquent venu de nous demander quels furent le mode et la nature de la scène qui va suivre. A cette question qui a été l’occasion de vifs et nombreux débats, l’on a fait cent réponses différentes. Comme il serait fastidieux et inutile de les énumérer toutes, nous nous bornerons à les grouper sous cinq chefs principaux. 1. Nous sommes simplement en présence d’un mythe ou d’une histoire idéale (Strauss, de Wette, Meyer). 2. Le récit de la tentation ne serait qu’une parabole racontée par Jésus‑Christ à ses disciples, pour leur montrer, et dans leur personne aux chrétiens à venir, la manière de se conduire en des circonstances semblables (Schleiermacher, Usteri, Baumgarten‑Crusius, etc). 3. Les partisans du troisième sentiment (Eichhorn, Dereser, etc.), sans aller aussi loin, éliminent pourtant la réalité du phénomène extérieur ; bien plus, ils rejettent complètement le surnaturel ; assurant que nous avons sous les yeux dans ce passage l’exposé d’un simple combat intime qui se serait passé dans l’âme ou dans l’imagination du Christ. 4. La tentation a eu lieu véritablement, mais en vision, d’une manière extatique ; ce fut un phénomène purement intérieur quoique surnaturel. Plusieurs anciens auteurs, tels qu’Origène, S. Cyprien, Théodore de Mopsueste, ont soutenu cette opinion. 5. Tout s’est passé littéralement comme le racontent les évangélistes ; la tentation du Christ fut un événement extérieur, réel et miraculeux : Satan lui apparut sous la forme humaine ou angélique et le tenta dans les termes que nous allons lire. Tel est le sentiment qui a toujours été le plus communément admis, qui mérite l’épithète de traditionnel, car il a été soutenu par la plupart des Pères et des Docteurs. On doit le suivre sans hésiter, soit à cause de cet appui solide de l’autorité chrétienne, soit parce qu’il est seul logique, naturel, conforme à la lettre et à l’esprit des Évangiles. Nous regarderons donc cet épisode comme un fait objectif et surnaturel : si on lui enlevait ce double caractère, nous ne voyons pas auquel des événements de la vie de Jésus on ne pourrait pas l’arracher par contre‑coup ou par analogie. Voir Dehaut, l’Évangile expliqué, défendu, 5è édit., t. 1, p. 477 et ss. - Lui dit. La première tentation se rattache à la faim qui tourmentait déjà le divin Maître. - Si vous êtes le Fils de Dieu. La voix qui s’était fait récemment entendre, Cf. 3, 17, avait pu apprendre au tentateur la nature et la dignité de Jésus, qu’il devait du reste soupçonner depuis longtemps. Il emploie le titre de « Fils de Dieu » non seulement d’après la signification qu’il avait alors généralement chez les Juifs, comme synonyme de Messie, mais aussi jusqu’à un certain point selon le sens littéral et métaphysique. « Si tu es. ». Ce si est tout à fait habile et insidieux. « Le démon pensait, dit fort bien Euthymius, que Jésus serait piqué par cette parole qui supposait qu’il pouvait n’être pas le Fils de Dieu ». Faites cela si vous pouvez. Dites cela si vous l’osez. Qui ne se sent porté, en face d’une pareille provocation, à agir, à oser, quand même il devrait garder le calme de l’inertie ? - Commandez. Le démon suppose et à bon droit que le Messie, en tant que Messie, est doué du pouvoir d’opérer de grands miracles. - Que ces pierres ; il montrait du doigt, en parlant ainsi, les pierres sans nombre qui couvrent la surface du désert de Jéricho. Des voyageurs dignes de foi assurent qu’auprès de la montagne de la Quarantaine, on trouve en grande quantité des pierres qui, par leur forme et leur couleur, ressemblent beaucoup à des morceaux de pain, de telle sorte qu’on peut s’y laisser facilement tromper. Ce trait ajoute un nouvel intérêt à la scène que nous expliquons. - Jésus était donc tenté d’user pour lui‑même, dans un but charnel et sans attendre la Providence, de la puissance supérieure qu’il possédait. Le Fils de Dieu doit‑il souffrir comme un simple mortel ? ne peut‑il pas s’aider lui‑même par un prodige pour satisfaire ses besoins personnels, et pour écarter la douloureuse sensation de la faim ? Si le Sauveur eût prêté l’oreille à cette suggestion perfide, « il aurait, au moins momentanément, subordonné sa nature divine aux besoins de son humanité, placé l’humain au‑dessus du divin, transformé le divin en moyen, l’humain en terme ; il aurait par conséquent renversé l’ordre établi par Dieu », Bisping, Comm. in h. 1.



Mt4.4 Jésus lui répondit "Il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu." - Mais Jésus refuse avec énergie. S’il consent plus tard à changer l’eau en vin à la requête de sa Mère et dans l’intérêt de quelques amis, il ne consentira jamais à changer les pierres du désert en pain pour assouvir sa propre faim. Et, afin de donner plus de force à sa réponse, il l’emprunte tout entière à la Bible. - Il est écrit. C’est jusqu’à trois reprises qu’il réfutera à l’aide d’une parole inspirée les attaque dirigées contre lui par le démon cf. v. 7 et 10. Chaque verset des Saintes Écritures n’est‑il pas, suivant l’expression de S. Paul, un glaive spirituel dont nous devons nous armer contre nos ennemis « Prenez… le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu » ? Éphésiens 6, 17. Le Verbe éternel nous montre ainsi l’usage que nous pouvons faire de la parole inspirée. Les deux premiers textes qu’il oppose à Satan sont empruntés à l’histoire des quarante années passées par les Hébreux dans le désert après la sortie d’Égypte, c’est-à-dire à une période de pénible tentation pour le peuple de Dieu, et qu’on peut regarder pour ce motif comme la figure de la tentation du Messie : il n’est donc pas étonnant que Jésus se les approprie dans la circonstance présente. - Pas seulement de pain... Cette citation est tirée du Deutéronome, et elles est faite d’après la traduction des 70. C’est une parole rétrospective de Moïse concernant la manne, cette nourriture miraculeuse, gratuitement fournie par le Seigneur à la nation qu’il s’était choisie. « Tu te souviendras de tout le chemin par lequel le Seigneur ton Dieu t’a conduit pendant quarante années dans le désert, pour te donner des afflictions et des tentations. Il t’a infligé une pénurie, et donné la manne en nourriture, que tu ne connaissais ni toi ni tes pères. Pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », Deutéronome 8, 2 et 3. - L'homme, l’homme en général ; il n’est pas question dans ce passage « de cet homme remarquable, i.e. le Messie », comme le veut Fritzsche. - De toute parole. « Parole » représente ici la parole créatrice du Seigneur, le « fiat » qui produit et conserve les êtres. Fritzsche tombe donc dans une nouvelle erreur, lorsqu’il donne à la formule employée par Moïse et par Jésus le sens de « accomplissant tout commandement divin ». L’expression « toute parole qui sort de la bouche de Dieu » ne désigne pas la nourriture spirituelle, par exemple l’obéissance aux divins commandements, les vérités religieuses qui fortifient l’âme, par opposition aux aliments physiques destinés à sustenter le corps ; elle désigne une nourriture obtenue miraculeusement, fournie à point par la Providence, pour subvenir à une profonde détresse. Assurément, tel est le sens de la réponse actuelle de Jésus. Dieu maintient d’ordinaire la vie humaine au moyen du pain naturel ; mais il peut, quand il lui plaît, manifester sa puissance et son amour à l’égard de ses enfants en leur procurant d’une manière extraordinaire de quoi se nourrir cf. Sagesse 16, 26. Aussi, quand l’homme a faim et que les aliments naturels lui manquent, doit‑il se confier en Dieu qui peut, grâce à sa parole toute‑puissante, lui en donner de miraculeux, comme il l’a fait pour les Israélites. Jésus‑Christ (en tant qu’homme) attendra donc patiemment le secours de son Père qui ne saurait lui manquer. Il ne l’offensera pas par une coupable défiance ; il s’en rapporte complètement à lui pour la conservation de sa vie.



Mt4.5 Alors le diable le transporta dans la ville sainte, et l'ayant posé sur le pinacle du temple, - Le tentateur vient d’être une première fois battu, cependant il ne se décourage pas ; il se sent au contraire stimulé à une nouvelle attaque. Mais, auparavant, s’opère un changement de lieux que l’évangéliste décrit en peu de mots. Quel est ici la véritable signification du verbe « transporter » ? Faut‑il le prendre au propre, ou bien se contenter de l’interpréter d’une manière figurée, en disant avec Fritzsche : « C’est le diable qui est responsable de ce que Jésus se soit rendu là » ; ou avec Berlepsch : « Satan a amené Jésus sur le toit du temple de Jérusalem comme un compagnon docile » ? Nous croyons plus conforme au texte de dire avec S. Jérôme et avec la plupart des exégètes catholiques que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ permit à Satan de le porter à travers les airs, d’une manière rapide, invisible, de même que l’Ange avait autrefois transporté Habacuc cf. Dan. 45, 35 et ss. - Dans la ville sainte. Jérusalem, la ville sainte par excellence, parce qu’elle était le centre de la théocratie et qu’elle servait de résidence à Dieu. Ce nom glorieux avait été attribué de longue date à la capitale juive ; nous le lisons dans Isaïe, 48, 2, dans Néhémie, 11, 1, etc, tout aussi bien que sur les monnaies des Maccabées parvenues jusqu’à nous. Bien plus, les Arabes, aujourd’hui même, se plaisent à appeler Jérusalem, El Kuds, la sainte, ou Beit‑el‑Mukaddis,  maison du sanctuaire. - Sur le pinacle du temple. Il y a controverse entre les exégètes pour savoir quelle est la partie du temple désignée par cette expression. Était‑ce le rebord du toit ou parapet ? le faîte extrême de la toiture ? le fronton en forme d’aile ? Le mot du texte grec semble favoriser ce dernier sentiment. Observons, du reste, que Jésus ne fut pas déposé par le démon sur le pinacle du temple proprement dit, mais au sommet d’un des édifices secondaires qui l’entouraient, car le grec le dit expressément. Peut-être était‑ce le portique de Salomon, ou bien le portique royal, qui se dressaient l’un et l’autre, d’après l’historien Josèphe, Antiquités Judaïques, 20, 9, 7 ; 15, 11, 5, au bord d’un précipice vertigineux, le premier à l’Est, le second au Sud du temple.



Mt4.6 il lui dit "Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit Il a donné pour vous des ordres à ses anges et ils vous porteront dans leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre la pierre." - Et il lui dit. La localité est changée, mais le tentateur conserve la même méthode. Pour la seconde tentation comme pour la première, il s’appuie sur la voix du ciel qui a déclaré Jésus Fils de Dieu. Toutefois s’il s’était adressé précédemment à la chair, il s’adresse maintenant à l’esprit. En essayant d’inspirer à Jésus de la défiance envers Dieu, il n’avait réussi qu’à lui faire exprimer la plus entière confiance à l’égard de la Providence divine ; il va, dans une nouvelle tentative, le pousser à la présomption. - Jetez-vous en bas ; car il est écrit..., Satan se manifeste vraiment ici, ainsi qu’on l’a dit, comme le « singe de Dieu ». Il a senti l’effet puissant d’une bonne citation de l’Écriture ; à son tour, il apporte un passage scripturaire à l’appui du perfide conseil qu’il vient de donner à Jésus. L’admirable texte dont il fait un usage sacrilège est emprunté au Psaume 91, vv. 11 et 12, selon la traduction des Septante, et décrit en très beaux termes le soin paternel que Dieu prend en tout temps des justes. N’a‑t-il pas promis que ses Anges les porteraient délicatement dans leurs bras, pour les sauver de tout danger ? « A fortiori » protégera‑t-il son Christ. Si Jésus est le Fils de Dieu, pourquoi hésiterait‑il donc à se précipiter du haut de l’édifice ? La citation et l’application étaient assez heureuses, Cf. Hébreux 1, 14, sans compter qu’en se prêtant aux idées de Satan, Jésus éblouirait par ce coup d’éclat la multitude des Juifs, et serait immédiatement acclamé comme le Messie depuis longtemps attendu, venant tout droit du ciel. Mais non. Dieu aurait‑il donc promis de nous protéger contre nous‑mêmes au milieu de toutes nos folies ? « Car il ordonnera à ses anges de te garder dans toutes tes voies », avait dit le Psalmiste, 91, 11 ; quand nous sommes hors de nos voies nous cessons d’avoir droit aux secours providentiels. Le démon abuse donc du texte sacré pour encourager au péché, Jésus‑Christ saura bien le lui démontrer.



Mt4.7 Jésus lui dit "Il est écrit aussi Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu." - Il est écrit. La citation du Sauveur ne réfute pas celle de Satan, elle l’explique : la parole poétique des Psaumes est éclaircie au moyen d’une parole légale et plus précise, extraite du Deutéronome, 6, 16. « L'Écriture doit être interprétée par l'Écriture et coordonnée avec elle », Bengel. Les Hébreux, manquant d’eau à Raphidim, Cf. Exode 17, 2, s’étaient permis des murmures injurieux contre le Seigneur, tentant de la sorte, ainsi que le leur reprocha Moïse, sa divine Majesté ; ce qui était une grave offense. En effet, tenter Dieu c’est le provoquer, le mettre à l’épreuve avec arrogance, le forcer d’abandonner, sur le moindre de nos caprices, les sages desseins qu’il a tracés d’avance, et d’accomplir à notre intention les prodiges les plus singuliers cf. Psaume 77, 18, 19. Jésus aurait donc vraiment tenté Dieu à la suite des Juifs si, obéissant à la suggestion du démon, il s’était précipité sans raison du haut du temple, uniquement pour demander un déploiement inutile de secours céleste. Par conséquent, la parole de vérité, que le tentateur avait voulu transformer en mensonge, brille de nouveau dans tout son jour, et si la première réponse du Sauveur a déjà clairement déterminé les limites qui existent entre le Souverain Maître et sa créature, la seconde les fixe plus nettement encore, non sans infliger à Satan une humiliante leçon. Peut-être même Jésus a‑t-il modifié à dessein le texte biblique pour le faire retomber plus rudement sur son adversaire ; toujours est‑il que Moïse avait dit : « Vous ne tenterez pas » au lieu de « Tu ne tenteras pas ». - On sait que S. Luc a interverti en cet endroit l’ordre des tentations subies par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ et qu’il a placé au troisième rang celle qui occupe le second d’après S. Matthieu et « vice‑versa ». Mais on accorde généralement la préférence au plan suivi par le premier évangéliste, parce qu’il présente une gradation plus logique et plus naturelle. La seconde tentation venant après la troisième serait tout à fait insignifiante : celle‑ci doit de toute nécessité occuper le dernier rang ; et puis, comment le démon eût‑il osé revenir à la charge après avoir été formellement chassé par le Christ, Cf. v. 10 ? Concluons donc avec Bengel, Gnomon in h.l. : «Matthieu décrit les assauts du démon dans l’ordre du temps où ils ont été faits. Luc observe une gradation dans les lieux, et il décrit le désert, la montagne et le temple. »



Mt4.8 Le diable, de nouveau, le transporta sur une montagne très élevée et lui montrant tous les royaumes du monde, avec leur gloire, - Sur une montagne très élevée. Les efforts des commentateurs pour déterminer cette montagne merveilleuse ont complètement échoué ; on a bien nommé le Thabor, le Nébo, le mont de la Quarantaine, etc. ; mais on pourrait passer en revue toutes les hauteurs les plus considérables de la Palestine et du monde entier, sans obtenir de résultat certain. « C’est en vain qu’on cherche à le trouver quand l’histoire se tait, » dit avec raison Rosenmuller. « Toute tentative pour savoir où et quelle était la montagne en question demeurera stérile, aucune donnée n’étant fournie par le texte », Alford, in h. l. Il est même probable qu’elle n’appartient pas à la géographie terrestre, car où trouver une montagne du sommet de laquelle on puisse contempler tous les royaumes du globe ? Il est vrai que le verbe montra peut signifier, si l’on veut, décrire par la parole (Kuinoel) ; ou encore, montrer la direction, etc. Il est vrai aussi que le sens des mots tous les royaumes du monde peut être semblablement restreint, de manière à ne représenter, comme l’ont pensé divers auteurs, que la Terre Sainte et les provinces avoisinantes, ou du moins « une terre extrêmement étendue » toutefois, nous préférons laisser de côté ces subterfuges plus ou moins mesquins et interpréter littéralement, suivant notre coutume, les expressions employées par l’évangéliste. Rappelons‑nous que nous sommes en présence d’un fait surnaturel et qu’une grande puissance a été laissée par Dieu au démon : nous ne voyons pas ce qui l’aurait empêché d’en user dans la circonstance actuelle pour essayer de séduire Jésus‑Christ. S. Luc favorise ce sentiment lorsqu’il ajoute, 4, 5, que le phénomène dont nous parlons eut lieu « en un clin d’œil » : ce fut donc quelque chose de magique, une sorte de fantasmagorie, de mirage. Nous ne mentionnerons qu’à titre de curiosité l’opinion singulière d’après laquelle le tentateur se serait contenté de déployer sous les yeux de Jésus une carte géographique, dont il lui aurait expliqué les détails avec emphase. - Avec leur gloire, leur gloire extérieure, perceptible au regard ; par exemple les villes, les palais, la richesse matérielle, etc.



Mt4.9 il lui dit "Je vous donnerai tout cela, si, tombant à mes pieds, vous m'adorez." Pensant avoir ébloui le Sauveur par ce magnifique spectacle, Satan prend la parole pour achever de le gagner. - Je vous donnerai tout cela. Dans les âmes ordinaires, la vue des biens et des honneurs terrestres excite aussitôt l’ardent désir de les posséder et d’en jouir ; le tentateur va tout droit au‑devant de ce désir qu’il croit avoir fait naître dans le cœur de Jésus, et il promet d’en procurer la satisfaction complète. « Toutes cela » ; ce sera la monarchie universelle. « Dans son arrogance et dans son orgueil, il se vante de faire ce qui dépasse son pouvoir, car il ne peut disposer de tous les royaumes, puisque nous savons qu'un grand nombre de Saints ont reçu la royauté des mains de Dieu lui-même », s'écrie S. Jérôme. Il a sans doute, avec la permission de Dieu, un certain pouvoir sur le monde, non toutefois celui dont il se vante ici ; il parle donc en vrai père du mensonge. - si, tombant à mes pieds, vous m'adorez. Telle est la condition obligatoire qu’il met à sa faveur, condition monstrueuse et tout à fait satanique : Jésus devra le reconnaître pour son Seigneur et Maître, et lui rendre hommage en se prosternant à ses pieds, manifestant par cet acte extérieur sa soumission et son obéissance intérieures. Il est facile de le reconnaître, dans cette tentative suprême et décisive le démon a entièrement transformé sa méthode. Il ne dit plus « Si tu es le Fils de Dieu » ; comment eût‑il été possible d’associer ce titre à une proposition aussi infâme ? Il semble plutôt, selon la pensée de S. Hilaire, vouloir se faire passer lui‑même pour le Fils de Dieu. Il ne cite plus l’Écriture à la façon d’un Scribe : où trouverait‑il cette fois un texte à alléguer ? Il ne cache plus son jeu, au contraire il met bas le masque et, puisqu’il a échoué sous son déguisement, il agit désormais ouvertement comme le rival et l’ennemi de Dieu dont il veut prendre la place ici‑bas. « Adore-moi », telle est, dans toute sa nudité, l’horrible demande qu’il ose adresser à celui qu’il sait être le Christ. Le rôle du Messie consiste à reconquérir pour Dieu le monde coupable, après l’avoir arraché au joug du démon : le tentateur propose à Jésus d’en accepter la possession et le gouvernement glorieux sous sa suzeraineté. C’est le renversement total des choses.



Mt4.10 Alors Jésus lui dit "Retire-toi, Satan car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu et tu ne serviras que lui seul." - Mais le second Adam ne sera pas séduit comme le premier : à cette offre diabolique d’une étonnante hardiesse et qui revenait à dire, comme autrefois dans l’Éden, Tu seras semblable à Dieu, il fait une réponse brève mais péremptoire. - Retire‑toi, Satan. Il n’y pas de contrat possible avec le démon. - Jusqu’ici le tentateur avait pu passer pour un ami bien intentionné, quoique trop empressé et peu éclairé ; maintenant qu’il s’est démasqué, Jésus le traite selon sa véritable nature et l’appelle par son nom ignominieux de Satan, qui signifie contradicteur et qui est, dans la Bible, l’appellation personnelle du chef des démons cf. Job. 1, 6 et ss. ; 2, 1 et ss. Puis, le Sauveur réfute son assertion révoltante par une dernière citation des saintes Lettres, faite librement, comme les précédentes, d’après la version d’Alexandrie (Bible Septante) et tirée du Deutéronome, 6, 13. - Le Seigneur ton Dieu... C’est la loi fondamentale de la vraie religion, le premier des commandements, qui renferme tous les autres : il suffit à Jésus d’en rappeler la formule pour réduire son adversaire au silence. - Lui seul n’existe ni dans le texte hébreu, ni dans la traduction des 70, mais ce mot est évidemment renfermé dans l’idée même du commandement, de sorte que Notre‑Seigneur a pu l’ajouter sans rien changer au sens. Tels sont les traits particuliers de la tentation de Jésus‑Christ. Bisping fait observer avec justesse, d’après la première lettre de S. Jean, 2, 16, qu’on y trouve les trois formes principales sous lesquelles la tentation s’est toujours et partout présentée aux hommes, « concupiscence des yeux, concupiscence de la chair et l'orgueil » ; aussi pourrait‑on dire que cet épisode est un abrégé de toutes les tentations.



Mt4.11 Alors le diable le laissa, aussitôt des anges s'approchèrent et ils le servaient. - Satan battu sur toute la ligne s’enfuit honteusement ; d’un autre côté, aussitôt après la disparition de la puissance ennemie, les vertus célestes environnent Jésus pour célébrer avec lui son triomphe. - aussitôt des anges... Adam, vaincu par le serpent et chassé du paradis terrestre, avait vu les anges lui en fermer l’entrée ; le Fils de l’homme victorieux voit le désert se transformer en Éden et les esprits bienheureux s’approcher de lui pour le servir. - ils le servaient. De quelle manière ? L’Évangile ne le dit pas, mais il est facile de deviner. « Sans doute, il lui fallait agir de façon à lui présenter de la nourriture », Bengel. « Servir » a souvent ce sens soit dans la Bible, Cf. Marc. 1, 31 ; Luc. 8, 3, soit chez les classiques ; Wettstein, Hor. hebr. in h. 1., en cite de nombreux exemples. Élie avait eu, lui aussi, le bonheur d’être servi par un ange cf. 1 Samuel 19, 5. - Signalons les tableaux de Lebrun et d’Ary Scheffer, et la fresque de Fra Angelico. L’antiquité chrétienne nous a également transmis des miniatures et des sculptures où abondent la grâce ; voir le bel ouvrage de Rohault du Fleury, les Évangiles, études iconographiques et archéologiques, Tours 1874, t. 1, p. 106 et ss.



Le ministère de Jésus en Galilée 4, 12-18, 35.

1. - Jésus se fixe à Capharnaüm et commence à prêcher, 4, 12-17 Parall. Marc., 1, 14-15 ; Luc., 4, 14-15.

Mt4.12 Quand Jésus eut appris que Jean avait été mis en prison, il se retira en Galilée. - Quand Jésus eut appris. Quand on rapproche le récit des trois premiers évangélistes de celui de S. Jean, on voit sans peine qu’il existe entre ce verset et le précédent une lacune considérable, qui équivaut certainement à plusieurs mois. En effet, c’est avant l’arrestation du Précurseur, avant l’installation de Jésus à Capharnaüm, qu’eurent lieu les événements racontés par le disciple bien‑aimé dans ses premiers chapitres, 1, 19 - 4, 42. Voici quelle fut la vraie suite des faits d’après l’ordre chronologique : la tentation de Jésus, Matth. 4, 1-11 et parall. ; le témoignage rendu par Jean‑Baptiste au Messie devant la députation du Sanhédrin et devant ses propres disciples, Jean 1, 19-34 ; la première vocation de Pierre, d’André, de Philippe et de Nathanaël, Jean 1, 35-51 ; le changement de l’eau en vin aux noces de Cana et un séjour momentané de Jésus à Capharnaüm, Jean 2, 1-12 ; le voyage de Notre‑Seigneur à Jérusalem à l’occasion de la Pâque et l’expulsion des vendeurs du temple, Jean 2, 13-25 ; l’entretien avec Nicodème, Jean 3,1-21 ; les débuts du ministère du Sauveur en Judée, Jean 3, 22-36 ; sa marche vers la Galilée à travers la Samarie et l’entretien avec la Samaritaine, Jean 4, 1-42, enfin son arrivée en Judée et son établissement à Capharnaüm, Matth. 4, 12 et ss. et parall. Jean 4, 43. Nous aurons plus d’une fois à signaler d’autres lacunes semblables dans le compte‑rendu des synoptiques : leur plan étant de raconter la vie publique de Jésus‑Christ en Galilée, ils ont presque complètement passé sous silence son ministère en Judée et à Jérusalem, où ils ne le conduiront que peu de jours avant sa mort. - Jean avait été mis en prison. Livré, mis en prison : mot appartenant au vocabulaire juridique qui est utilisé par les écrivains profanes et sacrés et qui porte sur ce qui est livré à ceux qui ont le pouvoir de nuire. S. Matthieu veut désigner par cette expression l’emprisonnement du Précurseur par Hérode Antipas ; il réserve pour plus tard, Cf. 14, 4 et suiv., les détails de cet acte tyrannique, afin de les associer au récit du martyre de S. Jean. - Il se retira, mot qui exprime l’idée d’un danger auquel le Sauveur se proposait en même temps d’échapper cf. Jean 4, 1-3. - En Galilée. Heureuse province, tant favorisée de Jésus et pendant sa vie cachée et durant sa vie publique. Elle lui fournira un excellent séjour, la plupart de ses apôtres, de nombreux et fidèles disciples. Nulle part il ne pouvait jouir d’une plus grande liberté, d’une plus complète indépendance ; nulle part il n’échappait mieux aux fausses tendances messianiques qui exerçaient surtout leur influence à Jérusalem et en Judée. Nous décrirons plus bas la province de Galilée au point de vue physique et politique.



Mt4.13 Et laissant la ville de Nazareth, il vint demeurer à Capharnaüm, sur les bords de la mer, aux confins de Zabulon et de Nephtali, - Et laissant... peut signifier, ou bien que Jésus quitta la ville de Nazareth après un nouveau séjour qu’il venait d’y faire, ou qu’il renonça simplement à l’habiter désormais. Dans le premier cas, il l’avait nécessairement traversée avant de se rendre à Capharnaüm, ainsi que le veulent de nombreux commentateurs ; dans le second, il l’aurait laissée à sa gauche sans y passer, comme l’affirment d’autres exégètes. La cause du litige est dans la place différente attribuée d’un côté par S. Luc, 4, 16-30, de l’autre par S. Matthieu, 13, 54-58, et par S. Marc, 6, 1-6, à l’attentat sacrilège des habitants de Nazareth envers Jésus‑Christ. Mais nous prouverons, en expliquant ces passages, que la visite de Jésus à Nazareth racontée par les deux premiers synoptiques diffère de celle que rapporte S. Luc, par conséquent que le Sauveur s’arrêta réellement dans cette ville en revenant de la Judée et avant d’aller se fixer à Capharnaüm. - Notre‑Seigneur abandonne donc formellement la ville de Nazareth parce qu’elle s’était rendue indigne, par son incrédulité, de le conserver plus longtemps dans ses murs ; bien plus, parce qu’elle l’avait banni de la manière la plus criminelle. Mais, l’eût‑elle parfaitement reçu, eût‑elle cru à sa divine mission, le Sauveur, à cette époque de sa vie, ne pouvait plus conserver à Nazareth sa résidence habituelle. Cette petite cité perdue au milieu des montagnes ne convenait plus à la nouvelle existence de Jésus : excellente pour une retraite, elle ne valait rien pour un ministère public. Il fallait maintenant au Christ un espace plus étendu, plus fréquenté, plus intelligent, plus abordable. C’est pourquoi il s’établit dans une ville qui remplissait ces conditions. - Il vint demeurer à Capharnaum. Le nom de Capharnaüm signifie en hébreu « village de la consolation », il s’adapte à merveille aux grâces accordées par Jésus à son nouveau domicile. Malheureusement, la ville du lac fut incrédule et ingrate comme celle des montagnes, et par là elle s’attira une malédiction terrible que nous verrons s’accomplir à la lettre, Matth. 11, 20 et ss. Elle n’est mentionnée nulle part dans l’Ancien Testament. Elle était située sur les bords de la mer de Galilée ou lac de Tibériade, du côté de l’Occident et, selon toute vraisemblance, assez près de l’endroit où le Jourdain se jette dans le lac. Placée sur la route qui conduisait des rivages de la Méditerranée à Damas, dans la partie la plus habitée et la plus fréquentée de la Palestine, elle était alors un centre important de commerce entre l’Occident et l’Orient. Elle possédait un poste de douane et une garnison romaine. Les relations que le négoce n’avait pas manqué d’établir entre ses habitants juifs et les païens dont elle était remplie, avaient imprimé à l’esprit des premiers une tournure si libérale, comme nous dirions aujourd’hui, qu’elle s’attira de la part des Rabbins le titre infamant de ville hérétique et libre‑penseuse. Depuis cette époque, l’Évangile l’appelle au contraire la propre cité du Christ ; 9, 1 ; etc. - aux confins... Capharnaüm était bâtie sur les limites des anciennes tribus de Zabulon et de Nephthali : un coup d’œil jeté sur une bonne carte de Palestine suffira pour montrer au lecteur la vérité de cette réflexion. L’évangéliste la fait, comme l’indiquent les vv. 14-16, pour introduire sa citation d’Isaïe, et pour montrer le rapport providentiel qui existe entre la prédiction du grand prophète et l’arrivée de Jésus à Capharnaüm avec l’intention de s’y fixer.



Mt4.14 afin que s'accomplît cette parole du prophète Isaïe 15 "Terre de Zabulon et terre de Nephtali, route de la mer, pays au-delà du Jourdain, Galilée des Païens. 16 Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière et sur ceux qui étaient assis dans la région de l'ombre de la mort, la lumière s'est levée. - du prophète Isaïe ; Isaïe 8, 22 - 9, 2. Cette prophétie est directement messianique ; l’évangéliste la transcrit non pas d’après le grec des 70, comme il avait fait pour la plupart des textes de l’Ancien Testament que nous avons rencontrés jusqu’ici, mais d’après l’hébreu, tout en usant de sa liberté ordinaire. Voici la traduction littérale des paroles d’Isaïe : 8.22 Il élèvera ses regards en haut et les abaissera vers la terre : et voici la détresse, l'obscurité, une sombre angoisse, il sera rejeté dans les ténèbres. 23Mais il n'y a plus de ténèbres pour la terre qui a été dans l'angoisse. Comme le premier temps a couvert d'opprobre le pays de Zabulon et le pays de Nephtali, le dernier temps remplira de gloire le chemin de la mer, le pays d'au-delà du Jourdain et le district des nations. 9.1 Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière et sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre de la mort, la lumière a resplendi. 9.2 Vous avez multiplié votre peuple vous avez rendu grande la joie, il se réjouit devant vous comme on se réjouit à la moisson, comme on pousse des cris au partage du butin. Isaïe, après avoir fait allusion aux maux affreux que la Palestine septentrionale, représentée par les territoires de Zabulon et de Nephtali, eut à endurer de la part des Assyriens à la suite de leurs invasions réitérées, promet à ce pauvre pays un dédommagement grandiose dans l’avenir. « La lumière après les ténèbres », lui crie‑t-il ; prends patience, console‑toi, car la lumière par excellence brillera un jour spécialement sur toi. L’accomplissement est manifeste, comme le reconnaissent les exégètes. De quelle lumière serait‑il question dans cette prophétie sinon de l’ « astre d'en haut », Luc. 1, 78 ? Et trouver pour la Galilée supérieure une consolation comparable à celle qu’elle reçut du Messie ? Expliquons maintenant quelques expressions des vv. 15 et 16. route de la mer, rappelle que ces pays sont situés dans le voisinage du lac de Tibériade, aux rives duquel ils conduisent comme autant de routes différentes. Le second nom, pays au‑delà du Jourdain, a reçu des interprétations contradictoires, les uns lui faisant désigner, d’après la signification qu’il a très habituellement dans la Bible, la province de Pérée, du moins dans sa partie Nord ; les autres voulant au contraire, dans la circonstance présente, l’appliquer uniquement à la région cis‑jordanienne ; la pensée demeure la même car le Prophète - et l’évangéliste après lui - n’a pas voulu parler exclusivement des pays situés à l’O. du lac ou des pays situés à l’E., mais des contrées riveraines en général, c’est-à-dire de la zone septentrionale de la Terre Sainte. - Le troisième nom, Galilée des nations, est calqué visiblement sur l’hébreu, qui signifie « cercle » ou « district des païens »: il provenait de ce que la Galilée supérieure, voisine de la Syrie et de la Phénicie, avait été envahie de bonne heure par des païens qui y avaient établi leur séjour. - Dans les ténèbres, les ténèbres au figuré, c’est-à-dire l’affliction et la désolation causées par les barbaries assyriennes. - La région de l'ombre de la mort ; c’est une image semblable, qu’on rencontre fréquemment dans la Bible : une région des ténèbres épaisses étaient répandues. La mort personnifiée est censée régner sur de sombres et tristes régions.



Mt4.17 Dès lors Jésus commença à prêcher, en disant "Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche." - Jésus commença à prêcher. C’est donc alors seulement que Jésus commença son ministère proprement dit en Galilée, sa prédication évangélique. On est tout d’abord surpris de voir que son enseignement ne diffère en rien de celui du Précurseur, Cf. 3, 2. - Faites pénitence... C’est des deux côtés l’exhortation à la pénitence, motivée par la proximité du royaume des cieux. Faut‑il conclure de là, d’une part, avec de Wette, que la prédication de Jésus se transforma plus tard complètement sous le rapport de la doctrine, par suite de je ne sais quelles évolutions opérées dans ses idées ? d’autre part avec Strauss qu’à cette époque de sa vie le Sauveur ne se croyait pas encore appelé à jouer le rôle de Messie ? L’Évangile réfute à chaque page ces assertions blasphématoires. Non, Jésus n’ a jamais modifié son enseignement qui est, à la fin de sa vie publique, ce qu’il avait été au début. Mais n’était‑il pas naturel que, prenant la place de son Précurseur, il rattachât sa prédication à celle de Jean par l’emploi des mêmes formules, pour se faire reconnaître ainsi plus aisément ? Du reste, la pénitence est la condition fondamentale de l’entrée dans le royaume de Dieu, royaume que Jésus‑Christ était venu fonder ; c’est pour cela qu’elle constitua le fond de l’enseignement du Christ.



2. Vocation définitive des premiers disciples. 4, 18-22 . Parall. Marc. 1, 16-20 ; Luc. 5, 1-11.

Mt4.18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, Jésus vit deux frères, Simon, appelé Pierre et André son frère, qui jetaient leur filet dans la mer car ils étaient pêcheurs. - L’appel des quatre premiers disciples, tel qu’il nous est raconté ici par S. Matthieu, S. Marc. 1, 16-20, diffère‑t-il de celui que nous lisons dans l’Évangile selon S. Luc, v, 1-11 ? Ou bien, les trois synoptiques exposent‑ils sous des faces diverses un seul et même fait ? Tout d’abord, après une rapide comparaison établie entre les récits, on se sent plus porté à se prononcer dans le premier sens : S. Luc semble en effet relater un événement distinct. Pour lui, l’appel adressé aux disciples se complique d’une pêche miraculeuse et de plusieurs petits incidents à propose desquels les deux autres évangélistes gardent le silence. Aussi divers exégètes ont‑ils admis la distinction des faits. Suivant eux, Pierre, André, Jacques et Jean auraient reçu deux appels consécutifs, le premier dans les conditions rapportées par S. Matthieu et par S. Marc, le second un peu plus tard, au milieu des circonstances indiquées par S. Luc. Quoique cette opinion soit parfaitement acceptable, la seconde, qui croit à l’identité des récits, nous paraît beaucoup plus probable après un examen approfondi du texte sacré. Au fond, n’avons‑nous pas de part et d’autre mêmes détails généraux, mêmes personnages occupés à peu près de la même manière, mêmes résultats obtenus ? Et puis, est‑il vraisemblable qu’à quelques jours ou quelques semaines d’intervalle, Jésus ait dit à deux reprises aux quatre pêcheurs : « Je ferai de vous des pêcheurs d'hommes » et que, deux fois de suite, ils aient tout quitté pour le suivre ? Ces raisons nous déterminent à dire, avec la plupart des commentateurs, qu’il n’y eut qu’une seule vocation, bien que son souvenir nous ait été différemment conservé par les synoptiques, S. Matthieu et S. Marc se bornant à esquisser les traits principaux, S. Luc traçant un tableau complet. - Comme il marchait le long de la mer. D’après le troisième Évangile, cette promenade solitaire du Sauveur fut bientôt troublée par la foule qui, avide de l’entendre, l’entoura de tous côtés. Apercevant alors les pêcheurs et leurs barques, il monta dans le bateau de Pierre, fit donner un coup de rame de manière à s’écarter un peu du rivage, et de cette chaire improvisée, il enseigna la foule pendant quelque temps. La pêche miraculeuse eut lieu immédiatement après et se termina par le divin appel. - La mer de Galilée. Lac qui a porté divers noms durant l’histoire de la Révélation. L’Ancien Testament l’appelle lac de Cinnéreth, soit à cause d’une ville ainsi nommée qui s’élevait autrefois sur sa rive occidentale, soit à cause de sa forme que l’on trouvait assez semblable à celle du Kinnor, sorte de harpe. Les évangélistes le nomment alternativement mer de Galilée, mer de Gennésareth, ou mer de Tibériade. Ces deux dernières appellations provenaient l’une d’une plaine fertile qu’il baigne à l’O., l’autre de la cité célèbre de Tibériade, bâtie un peu plus au Sud. Par suite d’une dépression volcanique qu’a d’ailleurs subie le Jourdain presque tout entier, le bassin du lac de Galilée est à 211 mètres au‑dessous du niveau de la mer ; il semble même beaucoup plus profondément encaissé quand on le contemple du haut des collines environnantes.

Il fait 21 km de long et 13 km de large. La limpidité de l’atmosphère orientale le fait paraître plus petit qu’il n’est en réalité. Son apparence générale est celle d’un ovale assez régulier. Le Jourdain y entre par le Nord et en sort par le Sud, après l’avoir traversé dans toute son étendue. Les montagnes qui lui servent de cadre et de digue ont à l’Est et à l’Ouest des physionomies très distinctes. Celles de l’Est sont plus élevées et plus compactes ; elles forment un mur gigantesque, haut de 600 mètres, qui épaule le plateau de Basan et qui court indéfiniment vers le Sud. Leur sommet uni et régulier ressemble à une ligne droite qui coupe l’horizon. Celles de l’Ouest sont plus variées, plus pittoresques : séparées, découpées, elles s’échelonnent les unes derrière les autres de manière à former une complication très intéressante, telle qu’on en aperçoit rarement en Palestine. Au printemps, toutes ces hauteurs de gauche et de droite sont revêtues d’un frais gazon ; mais, les arbres ayant depuis longtemps disparu, elles ne présentent, durant la plus grande partie de l’année, que des cimes chauves et des flancs décharnés. Leur pied s’arrête toujours à une certaine distance du lac, de manière à laisser tout autour une plage plus ou moins considérable que longeait autrefois une route très fréquentée. Les eaux du lac sont fraîches, agréables au goût, limpides aussi, ce qui surprend, car le Jourdain à son entrée est un fleuve sale et boueux. Par suite de la dépression que nous signalions plus haut, le climat des bords du lac est vraiment tropical : un Européen vivrait difficilement en été dans ce brasier ardent. Mais en revanche l’hiver s’y fait à peine sentir ; quand la neige tombe jusque sur le rivage, ce qui est rare, elle fond aussitôt tandis qu’on la voit fréquemment blanchir le sommet des montagnes voisines. La végétation, comme le climat, rappelle les tropiques. Nous voyons dans ces parages, vivant très à l’aise, des plantes qui ne tarderaient pas à périr sur les plateaux de la Galilée et même dans la plaine d’Esdrelon. Le Nabk, espèce d’arbre épineux qui aime les grandes chaleurs, et le laurier‑rose croissent partout le long des rives ; les melons y mûrissent un mois plus tôt qu’à Damas. Une végétation abondante tempérait les ardeurs excessives du soleil et cette contrée, que Josèphe appelle merveilleuse, était assurément l’une des plus bénies de la terre. - Vit deux frères. Ce n’était pas la première fois qu’il les voyait. S. Jean nous racontera, 1, 35 et ss., comment ils étaient devenus les amis de Jésus ; S. Matthieu va nous dire de quelle manière eut lieu leur appel officiel. Il importe en effet de distinguer ces deux choses pour répondre au reproche de contradiction que les rationalistes adressent ici encore à l’Évangile. En embrouillant les faits à leur guise, en ne tenant aucun compte des différences de temps et de lieux, il est facile à ces pseudo‑critiques de porter le désordre dans le texte sacré et d’en rejeter ensuite la faute sur les évangélistes. Il n’y avait pourtant pas là matière à une objection sérieuse. L’entrevue dont parle S. Jean eut lieu sur les bords du Jourdain, dans la Pérée méridionale ; celle que raconte S. Matthieu se passa en Galilée, au milieu d’un concours de circonstances toutes nouvelles, et cinq ou six mois plus tard. La vocation de plusieurs d’entre les apôtres fut donc graduelle et progressive : elle eut jusqu’à trois actes ou degrés distincts. L’appel préliminaire et préparatoire que nous lisons dans S. Jean fit d’eux des disciples au sens large ; après le second appel, dont la description nous occupe en ce moment, ils furent disciples de Jésus d’une manière stricte et définitive ; plus tard enfin, nous les verrons appelés à l’apostolat. - Simon. Simon est un nom hébreu ; sa forme primitive était Siméon. - Appelé Pierre, ou mieux Céphas, Cf. Jean, 1, 42, dans la langue syrochaldaïque que parlaient alors les Juifs de Palestine. Relativement à l’origine de ce surnom, comparez Jean, 1, 42 ; Matth., 16, 18. - André dérive directement du grec. On sait qu’à cette époque les dénominations grecques avaient envahi la Terre‑Sainte et spécialement la Galilée : nous en trouverons d’autres dans l’Évangile et même dans le collège apostolique. - Les deux frères avaient été les disciples de Jean‑Baptiste avant de s’attacher à Jésus. Ils étaient de Bethsaïda. Après avoir suivi le Sauveur pendant quelques mois, ils avaient repris leurs occupations habituelles ; mais l’heure est venue où ils doivent quitter leur métier pour se préparer aux sublimes fonctions que la Providence leur destine. Qui jetaient leurs filets : détail graphique ; de même « réparant leurs filets » au v. 21. Pierre et André se servaient d’un grand filet double ; Jacques et Jean de filets simples et plus petits. - Car ils étaient pêcheurs. Les pêcheurs du lac de Tibériade étaient très nombreux. Il se faisait un commerce considérable de poissons dans les villes riveraines et bien au‑delà ; deux d’entre elles tiraient même leur nom (Bethsaïda, maison de pêche) de leur célèbres pêcheries. Les eaux de la mer de Galilée étaient réputées si poissonneuses que Josué, au dire des Rabbins, lorsqu’il partagea la Palestine entre les douze tribus, accorda à tous les Israélites sans exception le droit d’y pêcher, sachant bien qu’elles ne couraient aucun risque d’être dépeuplées. - « Ce sont des pêcheurs et des illettrés qui sont envoyés prêcher, pour que la foi des croyants ne paraisse pas provenir de l’éloquence ou de la science, mais de la puissance de Dieu », S. Jérôme. Ceux qui ont appris à supporter de pénibles travaux et à s’exposer à toutes sortes de périls sont mieux préparés pour devenir les compagnons et les disciples de Jésus. Nous reviendrons plus loin, 10. 2 et 3, sur l’humble condition des Apôtres.



Mt4.19 Et il leur dit "Suivez-moi et je vous ferai pêcheurs d'hommes." - Suivez-moi. C’était l’expression consacrée par laquelle les anciens Prophètes et les Rabbins attachaient à leur personne ceux qu’ils avaient choisis pour disciples. - Pêcheurs d'hommes. Jésus fait ici un jeu de mots à la façon des Orientaux. Désormais, tel est le sens de ses paroles, vous jetterez le filet du royaume des cieux dans la mer des nations, car vous demeurerez pêcheurs à mon service, quoique en un sens plus élevé : vous serez pêcheurs d’hommes. de même que Dieu avait autrefois transformé le berger David en un pasteur d’hommes, Cf. Psaume 127, 70-72, ainsi Jésus rattache la nouvelle vocation de ses disciples à l’ancienne, leur montrant en même temps combien la seconde l’emporte sur la première. La Bible et les auteurs classiques emploient aussi quelques fois des expressions semblables pour désigner la conquête des esprits et des cœurs cf. Jérémie 16, 16 ; Ézéchiel 97, 10.







Mt4.20 Eux aussitôt, laissant leurs filets, le suivirent. - Ce simple langage décrit à merveille l’influence irrésistible que Jésus exerçait sur les âmes. De même au verset 22. Ceux qu’il appelle lui obéissent à la façon d’Abraham, ignorant où ils vont ; ils savent seulement quel est celui auquel ils s’attachent ; ils ont appris à le connaître un peu pendant les jours qu’ils ont déjà passés auprès de lui, et cela leur suffit pour qu’ils le suivent avec la plus entière confiance.



Mt4.21 S'avançant plus loin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée et Jean son frère, dans une barque, avec leur père Zébédée, réparant leurs filets, et il les appela. 22 Eux aussi, laissant à l'heure même leur barque et leur père, le suivirent. - S'avançant plus loin. Un second triomphe accompagne de près le premier, et deux autres disciples, également unis par les liens du sang, se mettent généreusement à la suite du Messie. - Jacques. C’était l’aîné ; à son nom, qui est identique à celui de l’ancêtre par excellence d’Israël, l’évangéliste ajoute le nom de son père, Zébédée (sous‑entendu « fils »), pour le distinguer de S. Jacques le Mineur, fils d’Alphée. - Jean. Jean signifie en hébreu, comme nous l’avons dit précédemment, « Dieu a fait grâce » : Jésus étant le Dieu du Nouveau Testament, son disciple préféré pouvait‑il être désigné par une appellation plus heureuse ? - Laissant leurs filets. Sur un signe de Jésus, S. Jacques et S. Jean abandonnent tout, même leur père. - Jacques et Jean étaient sans doute, eux aussi, d’anciens disciples du Précurseur. On croit du moins généralement que l’apôtre favori du Christ se désigne lui‑même d’une manière indirecte lorsqu’il raconte la première entrevue de Notre‑Seigneur avec S. André, Cf. Jean 1, 35 et ss.

3. - Grande mission en Galilée. 4, 23-9, 34

1° Résumé général de la mission. 4, 23-25. Parall. Marc. 1, 35-39 ; Luc. 4, 42-44

Mt4.23 Jésus parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, prêchant l’Évangile du royaume de Dieu et guérissant toute maladie et toute infirmité parmi le peuple. - Le divin Maître fit à travers les différentes parties de la Galilée, durant la première année de sa vie publique, trois voyages qui correspondent à trois missions importantes. La première de ces missions eut lieu dans les régions montagneuses, la seconde autour du lac, la troisième dans les villes. En cet endroit il est plus spécialement question de la première, bien que l’exposé de S. Matthieu puisse convenir à toutes. Elle embrasse les chap. 5-8 du premier Évangile. Nous trouverons le début de la seconde indiqué par S. Luc, 8, 1-3, et celui de la troisième dans S. Matthieu, 9, 35 et ss. - Toute la Galilée. Elle occupait l’ancien territoire des quatre tribus d’Aser, de Nephtali, de Zabulon et d’Issachar ; c’était donc la province la plus septentrionale de la Palestine. Ses limites se confondaient au N. avec celles du pays juif ; elles étaient formées à l’E. par le Jourdain, le lac Mérom et le lac de Tibériade, au S. par le Carmel et l’extrémité méridionale de la plaine d’Esdrelon, à l’O. par la Méditerranée et la Phénicie. C’était, du temps de Jésus‑Christ, une région riche, très‑peuplée, bien cultivée, parsemée de villes et de bourgades qu’habitait une population vigoureuse et indépendante. Son nom dérive, comme nous l’avons vu, Cf. le v. 15 et Isaïe 9, 1, de l’hébreu Galil, et signifie cercle, district. A l’époque dont nous parlons, elle se partageait en Galilée inférieure et en Galilée supérieure. La première embrassait la vaste plaine d’Esdrelon avec les premières ramifications des montagnes situées au N. de cette plaine et à l’E. jusqu’au Jourdain ; la seconde comprenait tout le Nord du pays, à partir d’une ligne droite qu’on tirerait entre Ptolémaïs et la partie supérieure du lac de Tibériade. C’est un plateau assez élevé, aux ondulations nombreuses, planté de magnifiques bois de chêne. Malgré tous ses malheurs, la Galilée a conservé, plus que toutes les autres zones de la Terre Sainte, des traces assez nombreuses de son ancienne splendeur, en particulier sous le double rapport de la population et de la fertilité. - Enseignant dans leurs synagogues. Le pronom « leurs » désigne les habitants de la province qui vient d’être mentionnée. - La synagogue est un local célèbre au point de vue du culte juif en général qui lui a conféré un si grand rôle, et relativement à la vie du Seigneur puisqu’elle a servi de théâtre à plusieurs de ses miracles et de ses discours. Son nom hébreu était, Beth‑Hakkenéceth, maison de réunion. Il est certain que l’existence des synagogues remonte à une haute antiquité. Au temps de Jésus‑Christ, chaque ville ou village de la Palestine en possédait au moins une ; à Jérusalem, on en comptait jusqu’à 450 au dire des Rabbins. C’étaient des édifices aussi richement construits que le permettaient les ressources de la population. On tâchait de les bâtir sur un emplacement élevé, dans la ville ; elles étaient orientées de telle sorte qu’en entrant et qu’en priant les fidèles regardassent dans la direction de Jérusalem. On les consacrait par des prières spéciales, comme nos églises. L’arrangement intérieur était celui du tabernacle, c’est-à-dire qu’au fond, du côté de Jérusalem, se trouvaient une lampe à plusieurs branches qu’on allumait aux grands jours et l’arche qui contenait le livre de la Loi ; vers le milieu de la salle, une plate‑forme élevée sur laquelle était dressée le pupitre du lecteur. L’assistance avait sa place à l’entrée, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, séparés par une cloison. Le reste de l’ameublement consistait en troncs pour les aumônes, en cadres destinés à recevoir les affiches, et en placards où l’on déposait les trompettes sacrées et divers autres objets. On se réunissait dans les synagogues aux jours saints et aux heures saintes. Les jours saints étaient, indépendamment des solennités spéciales, le second ou lundi, le cinquième ou jeudi et le septième ou samedi ; les heures saintes, la troisième, « schaharith », 9 heures du matin, la sixième, « mincha » ou midi, et la troisième, « arabith », 3 heures du soir. Mais la plupart de ces réunions étaient facultatives ; la fréquentation des synagogues ne devenait obligatoire qu’aux jours de fête et de sabbat. Quant au culte qui s’y pratiquait, il reproduisait en petit, sauf les sacrifices, celui que les prêtres célébraient dans le temple ; il se composait de prières, de lectures extraites de la Bible, de prédications et de cérémonies qui variaient suivant les fêtes. Les coreligionnaires étrangers, quand c’étaient des personnes honorables, étaient fréquemment invités par le président à adresser quelques paroles d’édification à l’assemblée ; Jésus profitait volontiers de cette occasion pour annoncer ce que S. Matthieu appelle ici la bonne nouvelle du royaume. - Nous avons expliqué dans l’Introduction générale aux Évangiles , ch. 1, l’origine et la signification du mot Évangile. - Et guérissant toute maladie... Prêcher et guérir, tels étaient les deux grands actes de Jésus missionnaire ; il se montrait ainsi le médecin tout à la fois des âmes et des corps. Les miracles disposaient les cœurs à bien recevoir la prédication, dont ils attestaient la vérité ; la divine semence de la prédication jetée partout sur les consciences empêchait les prodiges de ne produire qu’un effet superficiel et transitoire. Ces deux œuvres résument toute la vie publique du Sauveur, en même temps qu’elles expliquent le mot bien connu de S. Pierre : « Là où il passait, il faisait le bien », Actes des Apôtres 10, 38.





Mt4. 24 Sa renommée se répandit dans toute la Syrie, et on lui présentait tous les malades atteints d'infirmités et de souffrances diverses, des possédés, des lunatiques, des paralytiques, et il les guérissait. 25 Et une grande multitude le suivit de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée et d'au-delà du Jourdain. - Ces deux versets décrivent l’admirable résultat produit sur le peuple par les bienfaits que répandait Jésus, et spécialement par ses miracles de guérison. - Sa renommée se répandit. Sa renommée, après avoir franchi les limites de la Galilée, remplit la Palestine entière, v. 25, elle dépasse bientôt celles de la Terre Sainte et s’étend dans toute la « Syrie ». Les Septante et les écrivains du Nouveau Testament nomment ainsi une région d’une étendue considérable, bornée au N. par les monts Amanus et Taurus, à l’E. par l’Euphrate et le désert d’Arabie, au Sud par la Palestine, à l’Ouest par la mer Méditerranée et la Phénicie. - Et on lui présentait... On apprend que Jésus est bon et qu’aucune maladie ne résiste à sa puissance ; chaque famille lui amène donc de près ou de loin ses infirmes de toute espèce. L’évangéliste note ici trois catégories de maladies générales. - Souffrances - Maux : ce sont les souffrances aiguës. - Les trois maladies particulières signalées ensuite sont plus connues. La première est le mal affreux de la possession, possédés du démon, sur lequel nous aurons à revenir plus tard, Cf. 8, 28. La seconde atteint non pas l’âme proprement dite comme la précédente, mais l’âme inférieure ; le mot lunatiques la représente. Par ce nom extraordinaire on désignait dans l’antiquité l’épilepsie et d’autres affections morbides du même genre, que l’on attribuait en tout ou en partie à l’influence de la lune, « de Diane irritée », comme s’exprime Horace. La troisième est une maladie du corps, paralytiques ; les anciens et les modernes ont ainsi nommé ceux dont les nerfs ont perdu leur puissance et qui ont perdu par là-même l’usage de leurs membres. - une grande multitude le suivit... Gagnée par les bienfaits du divin Maître, les foules s’attachent à ses pas ; ne pouvant plus se séparer de lui une fois qu’elles l’ont vu et entendu, elles lui forment partout où il va un royal cortège. Jésus est si parfaitement, mais dans un sens relevé, l’homme du peuple. et le peuple, quand il n’est pas aveuglé par les passions ou égaré par de faux guides, reconnaît si promptement ceux qui veulent son vrai bien. - S.. Matthieu nous donne la liste des principales contrées de la Palestine qui envoyaient des admirateurs à Jésus. C’était naturellement en premier lieu la Galilée qu’il habitait alors. C’était aussi la Décapole, district situé au N. E. de la Terre Sainte et en grande partie au‑delà du Jourdain. Il tirait son nom de dix villes qui l’avaient primitivement formé et dont les principales étaient Scythopolis à l’O. du Jourdain, Hippos, Gadara et Pella à l’E. Du reste, elles ne sont pas mentionnées de la même manière par les anciens géographes, ce qui prouve que les limites de la Décapole subirent des variations successives. Il semble, d’après les indications laissées par Josèphe, Pline et Ptolémée, que ces dix villes avec leurs dépendances ne formaient pas une suite non‑interrompue de territoires : c’étaient plutôt comme des îles séparées au milieu des provinces juives, une sorte de confédération placée sous le protectorat immédiat de l’empire romain. Cette région, autrefois extrêmement prospère et très peuplée, est aujourd’hui ruinée, presque déserte : on n’y rencontre qu’un petit nombre de familles, vivant comme des bêtes sauvages dans des cavernes qui servaient jadis de tombeaux, ou sous les débris tremblants d’anciens palais. - On accourait encore auprès de Jésus de la capitale juive, de la Judée, et de au‑delà du Jourdain, autrement dit de la Pérée, province trans‑jordanienne comprise entre les fleuves Jabbok et Arnon.



Chapitre 5



1° Discours sur la montagne. 5-7 Parall. Luc. 6, 17-49.

A. Coup d’œil général sur la prédication de N.-S. Jésus‑Christ.

L’objet de l’enseignement de Notre‑Seigneur est le royaume de Dieu et son établissement sur la terre, la morale évangélique, le dogme chrétien, l’Ancien Testament dans ses rapports avec le Nouveau ; en un mot, c’est la vraie religion considérée, annoncée, sous tous ses points de vue. La doctrine du Sauveur est la plus belle, la plus divine qui ait existé. Un trait caractéristique de la prédication de Jésus envisagée dans son objet, c’est qu’elle porte toute entière sur le divin Maître lui‑même, de sorte qu’il en est vraiment le centre, le fond intime. Par là, il se distingue de tous les docteurs qui ont enseigné avant ou après lui, qu’ils soient philosophes ou prophètes. Cela vient de ce qu’il n’est pas, comme eux, un simple témoin plus ou moins autorisé de la lumière, mais la lumière elle‑même qui s’affirme. - Sous le rapport de la forme de l’enseignement du Christ, il est le plus éloquent de tous les orateurs : « Jamais un homme n'a parlé comme cet homme », Jean 7, 46. Le plus éloquent, non pas dans le sens profane de ce mot, qui rappelle presque toujours des petitesses humaines, en particulier la recherche de l’effet. Pour Jésus,  l’éloquence est un vertu ; voilà pourquoi son enseignement produit tant d’impression et tant de bien sur les consciences, il vise toujours directement, au lieu de ne s’adresser qu’à l’imagination et à la frivolité de l’auditoire, comme il arrive si souvent ailleurs. - La portée universelle de l’enseignement de Notre‑Seigneur n’est pas moins remarquable que son caractère éminemment moral. « Il tombe d’aplomb, dit M. de Pressensé, sur le cœur humain tel qu’on le retrouve à tous les degrés de culture et de civilisation ». Il est accessible aux simples et aux enfants non moins qu’à la science et qu’à l’âge mûr. Aujourd’hui, il accomplit les mêmes merveilles qu’à l’époque de Jésus, et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps, chez toutes les nations du globe. Son influence ne diminuera jamais ; il gagnera constamment les petits par sa simplicité lumineuse, les grands par ses étonnantes profondeurs. - Que n’aurions‑nous pas à dire de sa variété toujours admirablement appropriée aux circonstances de lieux et de personnes ? « Le Sauveur, pour sauver l’homme, emploie tous les accents et varie à l’infini son langage. Tantôt il menace et avertit, tantôt il s’indigne, tantôt il exprime sa pitié par des larmes » (Clément d’Alexandrie). Nous pourrions ajouter : Tantôt il instruit, tantôt il moralise, tantôt il converse familièrement, tantôt il s’élève jusqu’aux plus hautes sublimités du langage... Il nous offre le modèle de tous les genres possibles de prédication : sermon solennel, catéchisme, homélie, dialogue à la Socrate, discours polémique, simple riposte souvent écrasante, etc. Mais ce n’est pas seulement le genre qui varie chez lui suivant les occasions, c’est encore le ton, la couleur dans chaque genre. Parfois il emploie la parabole, cette forme spéciale de son enseignement sur laquelle nous aurons à revenir plus tard : parfois il donne à sa pensée le tour d’un aphorisme, d’une sentence originale. Il manie puissamment l’ironie, le paradoxe ; il emploie avec un rare succès les figures de rhétorique. Cette variété est toujours en harmonie avec la composition de l’auditoire auquel Jésus s’adresse. En changeant de milieu, il modifie la forme de son langage : quelle différence entre le discours sur la montagne et les malédictions lancées contre les Pharisiens, entre l’entretien avec Nicodème et l’entretien avec la Samaritaine, entre les deux discours prononcés devant la foule et ceux qui avaient les disciples pour objectif. - La popularité, voilà encore un des traits distinctifs de la prédication du Sauveur ; mais popularité noble et sainte, qui n’a rien de commun avec les faiblesses malheureusement trop fréquentes de ces ambitieux vulgaires par lesquels on voit exploiter les passions et les préjugés de la foule. Jésus, au contraire, en tant qu’orateur, s’est rendu populaire en combattant les erreurs courantes, les idées favorites de ses contemporains. Ce caractère apparaît sous toutes les faces de sa prédication. Le Sauveur est populaire dans le choix de ses auditeurs : tandis que les Pharisiens et les Scribes méprisent le peuple et dédaignent de l’instruire, c’est aux petits que Jésus s’adresse le plus volontiers. Il est populaire dans le choix du local : à d’autres il faut la chaire de Moïse pour faire entendre leurs discours pompeux ; pour lui il se contente de la margelle d’un puits, de la place publique, du sommet d’une montagne. Il est populaire dans le choix de ses expressions ; il n’y a rien de doctoral, rien d’affecté dans son langage qui se distingue toujours par sa simplicité, sa limpidité, alors même qu’il devient profond ou sublime. Signalons encore les gracieuses images qui l’ornent et le colorent constamment, images empruntées pour la plupart aux mœurs, aux coutumes du peuple et qui lui communiquent un délicieuse saveur. - A quelque point de vue qu’on se place pour examiner l’enseignement de Jésus, on lui reconnaît donc une perfection incomparable, digne du Christ, digne du Fils de Dieu. Aussi voudrait‑on que les évangélistes n’eussent pas omis, dans leurs relations, une seule des paroles tombées de ses lèvres éloquentes. Du moins, guidés par l’Esprit‑Saint, ont‑ils choisi parmi les discours de Jésus et consigné sur leurs pages sacrées des modèles de tous les genres oratoires. Nous pourrons donc, à mesure que nous avancerons dans l’histoire de sa vie nous faire une idée plus complète de son éloquence, et nous comprendrons toute la portée de ce mot profond et hardi de S. Matthieu : « car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes », 7, 29.



Mt5.1 Jésus, voyant cette foule, monta sur la montagne et lorsqu'il se fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui. - Voyant cette foule ; les foules qui ont été mentionnées à la fin du chap.4, v. 25. Le discours sur la montagne se trouve rattaché par là-même au ministère général du Sauveur en Galilée, tel qu’il vient d’être décrit par S. Matthieu, 4, 23-25. Cette circonstance nous fournit un point d’appui pour déterminer, au moins d’une manière approximative, l’époque vers laquelle il fut prononcé. Vraisemblablement, d’après le sentiment commun des exégètes, il remonte aux débuts du ministère public de Notre‑Seigneur et à la première des trois missions dont nous avons parlé. C’est la position que lui assignent très ouvertement le premier et le troisième des synoptiques, Cf. Luc, 6, 12. - Monta sur une montagne. C’est précisément de là que dérive la dénomination très ancienne de « Discours sur la montagne ». De même qu’on nous a montré au Sud, dans la Judée, la montagne de la Quarantaine, témoin de la tentation du Sauveur, de même on nous fait voir au Nord, dans la Galilée, la « montagne des Béatitudes », qui servit pour ainsi dire de chaire à Jésus en ce jour solennel. Elle se nomme en arabe « Kouroûn‑Hattin », les cornes d’Hattin. Elle est située à mi‑chemin entre le Thabor et Capharnaüm, à peu près en face de Tibériade et seulement à trois heures du lac de Gennésareth. Sa position s’accorde bien avec l’ensemble du récit évangélique, car elle est facilement abordable de toutes parts et se trouve justement dans la région où prêchait alors Notre‑Seigneur. De plus, elle mérite seule, entre toutes les hauteurs qui l’avoisinent à l’Ouest du lac, le nom de montagne par excellence, tant elle se distingue des autres par sa forme particulière et par son élévation plus considérable. Supposons à l’extrémité orientale du plateau de Galilée, une grande plaine ondulée, interrompue tout-à-coup par une longue arête; supposons encore, au bout de cette arête, une colline carrée, en forme de selle, terminée de deux côtés par des pointes. Il existe entre ces deux pointes une belle plate‑forme, capable de contenir un nombreux auditoire et du haut de laquelle on jouit d’une magnifique perspective. - Les cornes d’Hattin n’ont pas toujours retenti de bruits aussi doux, aussi pacifiques que la voix du Sauveur. C’est à leurs pieds que Saladin battit les croisés, fit prisonnier le roi Guy de Jérusalem et s’empara de la vraie croix qu’avait apportée l’évêque de Bethléem (1187) ; c’est encore à leurs pieds, mais plus à l’Ouest, que Bonaparte, à la tête de 3000 Français, triomphait de 25 000 Turcs. - D’après S. Jérôme, c’est au sommet du Thabor qu’aurait été prononcé le sermon sur la montagne. - Ses disciples. Ce nom, dont il ne faut pas trop restreindre ici la signification, représente le cercle plus ou moins considérable d’amis que Jésus s’était alors attachés, et parmi lesquels furent choisis les douze apôtres. Ils se groupent auprès de l’orateur ; la foule se masse derrière eux quand elle voit que le Maître va parler.



Mt5.2.2 Alors, ouvrant sa bouche, il se mit à les enseigner en disant - Ouvrant sa bouche. La plupart des exégètes ont à bon droit trouvé de l’emphase dans cette expression : quoi de plus solennel, en effet, que le moment où le Verbe incarné se dispose à proclamer pour la première fois, d’une manière complète et suivie, les éternels principes du Nouveau Testament. Cf. Maldonat, in h. l. Ce n’est donc pas un simple hébraïsme, comme le veulent quelques auteurs, mais une tournure graphique d’un caractère spécial, qui a été employée dans des cas semblables par d’autres écrivains soit sacrés, Job. 3, 1 ; Dan. 10, 16 ; Actes des Apôtres 8, 35 ; Cor. 6, 11 ; Éphésiens 4, 19, soit profanes. - il se mit à les enseigner. Le pronom « les » désigne directement les disciples mentionnés au v. 1, car c’est eux que Jésus avait plus spécialement en vue lorsqu’il prit la parole ; toutefois on ne peut sans erreur exclure le reste de la foule de l’auditoire que Notre‑Seigneur se proposait d’instruire cf. v. 1 ; 7, 28. Le Christ parle à ses disciples, auxquels s’adressent tout d’abord quelques‑uns de ses enseignements ; mais il parle aussi au peuple, à tous les fidèles qui existeront jusqu’à la fin du monde. Il prononce actuellement sur la terre des paroles d’après lesquelles il jugera un jour tous les hommes lorsque aura lieu son second avènement. - En disant. - 1° Le discours sur la montagne d’après S. Matthieu et d’après S. Luc. On sait que ces deux évangélistes nous ont seuls conservé cet important discours. Mais il existe des différences entre leurs rédactions. Par exemple, celle de S. Luc est beaucoup plus courte ; elle ne contient que trente versets, tandis que le discours occupe trois chapitres et 107 versets dans le récit de S. Matthieu. S. Luc omet en cet endroit, pour les rapporter ailleurs, de nombreuses paroles que le premier évangéliste place ici même sur les lèvres du Sauveur. A ces divergences de fond et de forme, viennent s’en ajouter d’autres qui regardent les circonstances préliminaires cf. Matth. 5, 1-2 ; Luc. 6, 12, 17-20. Prises dans leur ensemble, elles ont donné naissance aux trois hypothèses qui suivent : 1. Les discours que nous lisons au ch. 6 de S. Luc et dans les chap. 5, 6, 7, de S. Matthieu sont complètement distincts l’un de l’autre : ils diffèrent quant au temps, quant au lieu, quant à l’auditoire, quant aux idées mêmes. Telle est l’opinion de S. Augustin. 2. Ce sont bien deux discours, mais ils ont été prononcés à très peu d’intervalle l’un de l’autre. Le premier (S. Matth.) est plus complet, parce que Jésus l’adressa seulement à ses disciples réunis autour de lui sur la cime de la montagne ; c’est un discours ésotérique. Le second (S. Luc) est plus court et supprime une grande quantité de détails, parce qu’il était destiné à la multitude qui attendait en bas de la colline, « sur un terrain plat », Luc. 6, 17 ; il est donc exotérique. J. P. Langen est l’auteur de cette opinion. 3. Les deux synoptiques ne rapportent qu’un seul et même discours de Jésus‑Christ : ce sont simplement leurs rédactions qui diffèrent. Cette hypothèse a toujours été la plus généralement adoptée ; nous nous déclarons à notre tour en sa faveur, parce qu’elle est de beaucoup la plus rationnelle et la plus conforme au texte des Évangiles. Il n’est pas possible d’établir une distinction tranchée entre les deux relations comme si, dans la première, Jésus s’était renfermé dans son cercle intime, tandis que, d’après la seconde, il aurait parlé à la multitude. L’auditoire est le même et la seule différence entre les deux Évangiles, c’est que l’un nous donne le discours avec tous ses développements, au lieu que l’autre nous l’a conservé sous une forme plus brève et plus vive. Ajoutons que toutes les autres circonstances sont pareillement favorables à l’identité : nous avons même début, même corps du discours, même conclusion, même miracle aussitôt après, Cf. Matth. 8, 5 et ss. ; Luc 7, 1 et ss., etc. Aussi n’y a‑t-il guère que les amis de la concorde à outrance et de l’harmonie méticuleuse qui puissent transformer en deux discours ce qui n’en a formé qu’un seul. Que si l’un des rédacteurs parle d’une montagne, l’autre d’un lieu plat, l’un d’un orateur assis, Matth. 5. 1, tandis que l’autre fait tenir Jésus debout, Luc, 6, 17, pour les mettre d’accord il suffit de se rappeler l’axiome : «  Distinguez les temps, et l'Écriture est en harmonie avec elle‑même ». Ainsi, Jésus était debout avant de prendre la parole, pendant qu’il guérissait les malades qu’on lui avait amenés, Luc 6, 17-18, et pendant que le peuple prenait place autour de lui ; il s’assit à la façon des docteurs juifs dès qu’il commença son exorde. Retiré d’abord sur l’une des cornes d’Hattin avec ses disciples, il descendit ensuite sur la plate‑forme que nous avons décrite, pour s’adresser à la multitude qui s’y était réunie. Les autres différences s’harmonisent avec la même facilité, comme nous le verrons en expliquant S. Luc. - Mais ici surgit une nouvelle question. Puisque nous avons admis deux rédactions d’un même discours, il faut dire encore laquelle de ces rédactions reproduit le discours sous sa forme la plus authentique et la plus exacte. Cette fois, il n’y a place que pour deux sentiments : les uns attribuent au récit de S. Luc, les autres à celui de S. Matthieu la note de la plus grande originalité. Les premiers allèguent deux raisons qu’ils croient péremptoires : l’exactitude habituelle de S. Luc, l’habitude qu’a S. Matthieu de grouper des choses qui n’ont en réalité qu’une connexion logique. Toutefois si ces raisons sont justes d’une manière générale, nous ne les croyons pas applicables au fait qui nous occupe. S. Luc se pique d’exactitude, il est vrai ; mais il ne prétend pas être toujours complet, ce qui est très différent : or, il se trouve précisément que les passages omis par lui dans ce discours, ou bien n’intéressaient que fort peu les lecteurs d’origine païenne auxquels il s’adressait plus particulièrement, ou bien devaient apparaître en d’autres endroits de son Évangile, probablement parce que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ répéta plusieurs fois, devant des auditoires divers, quelques‑unes de ses leçons les plus importantes. D’un autre côté, il est faux de prétendre que S. Matthieu nous livre ici une « composition libre », un discours dont les différentes pièces appartiendraient sans doute au Sauveur, mais qui n’aurait jamais été prononcé par lui tel que nous l’avons sous les yeux. Le Discours sur la montagne du premier Évangile, quand on l’étudie à fond, produit complètement l’effet d’une œuvre originale, coulée dans un moule unique et d’un seul jet. De là cette suite régulière des pensées, cet ordre parfait, cette unité logique qu’on y observe. N’était‑il pas juste qu’à cette époque de sa vie publique, Jésus, après avoir réuni de grandes foules autour de lui, après avoir vivement excité l’attente dans les cœurs, indiquât nettement ce qu’il voulait et quel était son but ? Ne fallait‑il pas qu’après avoir parlé en termes énigmatiques du Royaume des cieux qu’il venait établir, il expliquât d’une manière bien claire et bien formelle ce qu’était son royaume ? Il l’a fait d’après S. Matthieu ; il ne l’aurait pas fait réellement d’après la rédaction de S. Luc. - 2° Caractère général du Discours de la Montagne. Nous avons déjà déterminé ce caractère en affirmant que le Discours de Jésus sur la montagne est, pour ainsi dire, la grande charte de l’État messianique. Il est à l’Église chrétienne ce que la législation du Sinaï était à la théocratie de l’Ancien Testament : il équivaut donc à une promulgation solennelle de la Loi nouvelle. Mais ici un rapprochement, ou plutôt un contraste, s’établit de lui‑même entre les deux codes divins, considérés dans les circonstances extérieures au milieu desquelles ils furent donnés à la terre. C’est d’une part le désert brûlant, un affreux et gigantesque rocher tout couronné d’éclairs, une contrée d’épouvante ; c’est d’autre part un plateau gazonné d’où l’on domine une des plus gracieuses contrées du monde. Là-bas la parole divine retentit comme un tonnerre qui glace les cœurs ; ici elle est pleine de suavité. Là, les sujets reçoivent l’ordre de se tenir à l’écart, Cf. Exode 19 ; ici, ils s’approchent familièrement du Législateur qui est en même temps le Sauveur de l’humanité. On pourrait sans peine prolonger ce parallèle à la suite des Pères : nous résumerons tout en un seul mot si nous ajoutons que là c’est la Loi, tandis qu’ici c’est l’Évangile. - Le fond et la forme de ce discours sont d’une beauté incomparable : il contient la doctrine la plus sublime sous le style le plus attrayant. De plusieurs sentences particulières qui s’y rencontrent, on peut ainsi que nous le verrons bientôt, rapprocher des textes analogues extraits des écrits rabbiniques ou même des auteurs païens ; mais l’ensemble est à tout jamais inimitable, parce que Dieu seul peut tenir un pareil langage. Cf. Augustin de Sermone Domini in monte, lib. 2. - Le dogme ne fait dans le Sermon sur la montagne que de rapides apparitions. Dieu fasse que ceux qui en aiment tant la morale, écoutent également le dogme. Jésus‑Christ y donne des règles pour la conduite pratique, les principes généraux d’après lesquels un chrétien devrait se conduire mais non un recueil de doctrines.

Le grand discours messianique, 5. 3 - 7. 27.
Les Béatitudes ou conditions d’entrée du Royaume des cieux, 5, 3-12.

S. Jean Chrysostome, Hom. in h. l., fait observer comme une chose digne de remarque que Jésus‑Christ n’emploie pas la formule du commandement pour énumérer ces conditions, mais qu’il exprime sa volonté au moyen de paroles douces et gracieuses qui attirent aussitôt les cœurs. Il ne dit pas : Soyez pauvres d’esprit, soyez miséricordieux et purs si vous voulez avoir part à mon royaume ; il ne menace pas immédiatement comme Moïse, il préfère commander tout en paraissant féliciter et louer, il prescrit au milieu des promesses. Et pourtant cette octave des Béatitudes, comme l’appelle Bossuet, réclame l’exercice des plus sublimes vertus : elle commence par les larmes et elle est scellée par le sang ; les faibles y sont appelés à l’héroïsme le plus viril. Aussi la parole de Jésus est‑elle ici d’une étonnante hardiesse ; un Dieu seul pouvait la prononcer. - Ces phrases vives et rapides, qui se gravent immédiatement dans la mémoire, ont toutes la même forme extérieure. Chacune d’elles comprend deux hémistiches ; dans le premier, Jésus mentionne une vertu chrétienne et proclame bienheureux ceux qui la pratiquent ; dans le second, il ajoute le motif de ses félicitations et ce motif est toujours un privilège spécial dont jouissent les bons chrétiens dans le royaume messianique. Le second hémistiche correspond très exactement au premier, en ce sens que la récompense promise est en rapport parfait avec la nature de la vertu recommandée et en forme le divin couronnement ; mais, au fond, cette récompense est constamment la même, bien que Jésus lui donne différents noms : c’est partout la vraie félicité. « À la première béatitude, comme royaume. À la seconde, comme terre promise. À la troisième, comme la véritable et parfaite consolation. À la quatrième, comme le rassasiement de tous nos désirs. À la cinquième, comme la dernière miséricorde qui ôtera tous les maux et donnera tous les biens. À la sixième, sous son propre nom, qui est la vue de Dieu. À la septième, comme la perfection de notre adoption. À la huitième, encore une fois comme le royaume des cieux », Bossuet, Méditations sur l’Évangile, Premier jour cf. S. Jean Chrys. et S. Aug. in h. l. Mais de même qu’il y a deux stades, l’un présent, l’autre futur, dans le royaume messianique (voir la note de 3, 2), il faut distinguer aussi deux degrés dans l’accomplissement des promesses faites ici par le Sauveur : elles seront réalisées en partie sur la terre avant de l’être complètement dans le ciel. - Y a‑t-il dans la série des huit Béatitudes, telles que S. Matthieu les expose, cette cohésion tout à fait logique, cette gradation psychologique que plusieurs commentateurs croient y avoir rencontrées ? En d’autres termes, découlent‑elles directement l’une de l’autre comme la conclusion des prémisses ? Sans vouloir nier qu’il existe entre elles d’étroites relations, nous pensons qu’elles sont plutôt simplement juxtaposées qu’enchaînées d’une manière rigoureuse : ce sentiment semble plus conforme à la méthode habituelle de Jésus, comme aussi à la véritable interprétation du texte. - Nous verrons, en expliquant le troisième Évangile, que S. Luc ne signale que quatre Béatitudes : toutefois, il ne manque rien d’essentiel dans l’abrégé qu’il nous transmet. De plus, il ajoute par manière de contraste quatre malédictions à l’adresse des quatre situations opposées à celles que le Sauveur avait proclamées bienheureuses. Peut-être y eut‑il, dans le discours primitif de Jésus, huit malédictions rapprochées des huit Béatitudes. Extérieurement, les Béatitudes ne sont autre chose qu’une suite d’étranges paradoxes, qui, à première vue, paraissent faux, mais qui sont reconnus comme très vrais par ceux qui réfléchissent. Jésus choisit à dessein cette forme, soit pour frapper davantage son auditoire, soit parce que le royaume qu’il venait établir était en opposition radicale avec l’esprit du monde. Il peut donc en toute vérité nommer bienheureux ceux que le monde trompeur appelait malheureux.



Mt5.3 "Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. - Heureux. Jésus ouvre la bouche, v. 2, et c’est cette parole consolante qui s’échappe la première de ses lèvres. Elle correspond à l’exclamation hébraïque si fréquemment usitée qu’on la trouve jusqu’à vingt‑cinq fois dans le livre des Psaumes. Le divin Maître répond donc, dès l’exorde de son discours, au désir le plus vif, le plus ardent du cœur humain : « Tout le but de l’homme est d’être heureux. Jésus‑Christ n’est venu que pour nous en donner le moyen », Bossuet, Médit. sur l’Evang. 1er jour. - Pauvres en esprit. On a de toutes manières interrogé ces deux mots, pour déterminer l’espèce de pauvreté que Notre‑Seigneur avait en vue quand il les prononça. D’après Fritzsche, ils désigneraient la pauvreté intellectuelle, « des hommes de peu d'intelligence et de savoir » ; mais c’est là un contresens manifeste, que faisait déjà sciemment l’apostat Julien pour se rire de la doctrine évangélique. Suivant la plupart des Pères et des exégètes anciens ou modernes, ils indiquent la pauvreté au sens moral, c’est-à-dire l’humilité. « Il ajoute en esprit, pour que tu comprennes que la pauvreté dont il parle signifie l’humilité et non la pénurie. », S. Jérôme, in h. l. Selon Tertullien, S. Cyprien, Maldonat et divers auteurs, Jésus‑Christ dans ce verset voulait parler avant tout de l’esprit de pauvreté, c’est-à-dire tout à la fois de la pauvreté matérielle proprement dite, patiemment subie ou volontairement embrassée, et du détachement des biens de ce monde quand on les possède. A leur avis, c’est donc dans le sens littéral et pas au figuré qu’il faut prendre le mot « pauvres ». Ils sont fortement autorisés par la rédaction de S. Luc qui, d’une part, oppose un « Malheur aux riches » très formel à la première Béatitude, d’autre part omet le substantif « esprit », enlevant ainsi toute cause d’ambiguïté. Comme nous l’a montré l’exemple de S. Jérôme, c’est en effet le substantif qui a occasionné toutes ces différences d’interprétations, bien qu’il eût précisément pour but de mieux déterminer la pensée du Sauveur. Aussi à quelles violences n’a‑t-il pas été soumis. Pauvres d'esprit, ceux qui se soumettent à l'Esprit, qui acceptent d'être régis par lui. Pour Wetstein, il s’agirait de l’Esprit Saint. Une autre interprétation possible est plate et insignifiante : « Les pauvres sont ceux qui sont bienheureux en esprit, c'est-à-dire dans leur âme ». Qu’on accepte la belle traduction du P. Lacordaire : Bienheureux les pauvres de gré, et aussitôt tout devient clair et significatif, et l’on comprend que Jésus prescrit à bon endroit l’amour de la pauvreté comme une condition sine qua non de la participation à son royaume, comme le premier caractère de ses disciples ; car lorsque l’attache aux biens terrestres remplit les cœurs, il n’y reste plus de place pour Dieu, ni pour les choses du ciel. Aussi les prophètes avaient‑ils promis tout particulièrement aux pauvres l’entrée dans le royaume du Messie cf. Isaïe 61, 1 ; 66, 2 ; Soph. 3, 12 et 13 ; Matth. 11, 5. Il faut pourtant noter encore un autre sens que donnent à l’expression « pauvres en esprit » plusieurs exégètes. S’appuyant sur Théophylacte, qui la rend en grec, ils lui font représenter l’état intérieur d’une âme ayant conscience de la misère et de la faiblesse dans lesquelles nous avons tous été jetés par le péché, et sentant vivement son néant spirituel, le besoin qu’elle a de rédemption. Cette idée est ingénieuse ; elle a de plus le mérite de la science, car ses partisans la rattachent habilement au corrélatif hébreu du « pauvre », qui désigne parfois la misère morale ; mais elle nous semble pécher par défaut de simplicité et peu convenir au contexte où tout est pris dans le sens le plus obvie. - Car le royaume des cieux... « La félicité éternelle leur appartient sous le titre majestueux de royaume. Parce que le mal de la pauvreté sur la terre, c’est de rendre méprisable, faible, impuissant, la félicité leur est donnée comme un remède à cette bassesse, sous le titre le plus auguste, qui est celui de royaume », Bossuet. - Est, et non « sera » ; cela est déjà vrai même sur la terre. Quel baume pour les souffrances des pauvres. - Le paradoxe contenu dans cette Béatitude est facile à saisir : Les pauvres, heureux. Les pauvres, rois. Aux Juifs qui attendaient un royaume messianique plein d’or et de richesses et de biens matériels, cet exorde du discours offrait une singulière déception.



Mt5.4 Heureux ceux qui sont doux car ils posséderont la terre. - Tandis que la plupart des autres Béatitudes ont simplement quelque base générale dans l’Ancien Testament, celle‑ci en est littéralement extraite. Cf. Psaume 37, 8-11. Voici en effet ce que nous lisons au Psaume 37, 8-11 : «8 Laisse la colère, abandonne la fureur ; ne t'irrite pas, pour n'aboutir qu'au mal. 9 Car les méchants seront retranchés, mais ceux qui espèrent dans le Seigneur posséderont le pays. VAV. 10 Encore un peu de temps et le méchant n'est plus ; tu regardes sa place et il a disparu. 11 Mais les doux posséderont la terre, ils goûteront les délices d'une paix profonde. » Jésus nous dira dans un instant qu’il ne vient que pour développer et perfectionner la révélation de l’ancienne Alliance. - Doux ne désigne pas une douceur purement extérieure, mais un sentiment qui a sa racine jusqu’au fond du cœur, là où prend sa source la sainte charité. Il faut aimer, en effet, pour être toujours doux et patient, Cf. Éphésiens 4, 2, pour pratiquer cette vertu qui est en apparence le don des âmes faibles, mais qui n’appartient de fait qu’aux esprits généreux et dépouillés d’eux‑mêmes. - Ils posséderont la terre. Récompense magnifique pour ceux qui savent être doux à la suite de Jésus, le « doux de cœur », par excellence. Mais quelle est cette terre qui leur sera donnée comme une propriété ? Serait‑ce la nôtre, comme le demande S. Augustin, Théophylacte, Euthymius ? Mais, dans ce cas, ainsi que le fait observer Maldonat avec sa finesse habituelle, « cette sentence ne serait pas vraie. Les doux n’ont pas coutume de posséder la terre, mais plutôt d’être privés de sa possession ». Est‑ce le ciel, la vraie terre des vivants ? Origène, S. Basile, S. Grégoire de Nysse, S. Jérôme et d’autres encore l’affirment avec plus de justesse. Conformément au principe que nous avons émis précédemment quand nous parlions des Béatitudes en général, nous dirons que cette terre est tout à la fois l’Église militante et l’Église triomphante, c’est-à-dire le Royaume des cieux envisagé dans son ensemble. C’est une locution empruntée à l’Ancien Testament où elle désigne régulièrement la Terre Sainte, la terre par excellence pour les Israélites, puis dans le sens typique le règne du Messie, la Palestine mystique où abonde la douceur, où coulent le lait et le miel. Posséder la terre et entrer dans le Royaume des cieux sont donc deux expressions synonymes. - Notons encore le paradoxe de cette parole : En ce monde, il arrive presque toujours aux âmes douces d’être les victimes des puissants, des violents, et c’est justement à elles que Jésus promet de magnifiques conquêtes. Par conséquent, nouvelle déception pour les Juifs pharisaïques qui espéraient que leur Christ leur procurerait, les armes à la main, la domination universelle.



Mt5.5 Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. - Cette Béatitude s’appuie elle aussi sur une promesse spéciale de l’ancienne Alliance, où le royaume fondé par le Messie nous apparaît comme un lieu dont les larmes sont bannies cf. Isaïe 25, 6-8 ; 61, 1-3. - Ceux qui pleurent. Il faut laisser au mot « pleurer » sa signification générale, sans vouloir lui donner des bornes trop étroites, par exemple « ceux qui pleurent leurs péchés », ou bien « les leurs ou ceux des autres », S. Jérôme et S. Léon. Il désigne toutes les afflictions, tout ce qui fait couler nos larmes, pourvu bien entendu que notre tristesse demeure selon Dieu et qu’elle soit patiemment supportée, car il est des tristesses mondaines et charnelles cf. 2 Corinthiens 7, 10. - Ils seront consolés. Verbe de la forme moyenne employé avec le sens du passif cf. 2, 18 ; Psaume 76, 4 ; 118, 52 ; Eccli. 35, 21. - D’autres passages du Nouveau testament contiennent des prédictions semblables ; en particulier Jean 16, 20 ; Apocalypse 7, 17 ; Luc 2, 25. Si leur plein accomplissement est réservé à un monde meilleur, il est vrai aussi que, même ici‑bas, le Christ a tari dans leur source ou rendu moins amères des millions de larmes, surtout en les rendant méritoires. Aussi les rabbins l’appelaient déjà le Consolateur par antonomase. - Paradoxe : Les pleurs et les souffrances, sources de consolation.



Mt5.6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice car ils seront rassasiés. - Faim et soif; belle métaphore pour marquer un désir pressant, un besoin extrême. - Justice, c’est-à-dire la perfection, la sainteté dans toute son étendue, qui consiste à se conformer exactement à l’adorable volonté de Dieu. Pour plaire au Christ, il ne suffit donc pas, observent S. Jean Chrysostome et S. Jérôme, de vouloir simplement la justice, il faut la souhaiter ardemment, de manière à souffrir tant que notre souhait n’aura pas été satisfait, de même qu’on est empressé de manger et de boire quand on est travaillé de la faim ou de la soif et qu’on souffre jusqu’à ce qu’on ait été rassasié. Maldonat, qui est ici à peu près seul de son avis, prend « faim et soif » à la lettre et sous‑entend « à cause de » devant « justice » ; il détruit ainsi une des Béatitudes, car alors la quatrième se confond avec la huitième. - Ils seront rassasiés. La faim qui rassasie. la soif qui rafraîchit. Mais il n’en est pas du royaume de Dieu comme de ce monde où l’abondance et la satiété suscitent au contraire de nouveaux désirs plus impérieux que les premiers. « De quoi sera‑t-on rassasié, se demande Bossuet, si ce n’est de la justice ? On le sera dès cette vie ; car le juste se rendra plus juste, et le saint se rendra plus saint, pour contenter son avidité. Mais le parfait rassasiement sera dans le ciel où la justice éternelle nous sera donnée avec la plénitude de l’amour de Dieu ». Je serai rassasié, s’écriait en effet le Psalmiste, 16, 15, lorsque votre gloire m’apparaîtra. Cette justice était la nourriture de Jésus, Cf. Jean 4, 34 ; elle sera celle de ses disciples dans les nouveaux cieux, sur la nouvelle terre « où résidera la justice », 2 Pierre 3, 13.



Mt5.7 Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde. - Les miséricordieux, non pas assurément ceux qui n’ont pour le prochain qu’une compassion sentimentale et sans réalité, mais ceux qui, regardant les maux d’autrui comme les leurs, travaillent par toutes sortes de moyens à les adoucir. Il faut donc étendre le plus possible le sens de cet adjectif, selon l’étymologie que lui attribue S. Augustin, « donner son cœur au miséreux », selon la définition qu’en donne Bossuet, « être tendre à la misère d’autrui », et ne pas le restreindre à l’aumône avec S. Grégoire de Nazianze et S. Léon. Ce sont en quelque sorte les âmes douces du v. 5 qui, après s’être tenues sur la défensive, ont pris hardiment l’offensive, mais afin de rendre le bien pour le mal. Les doux supportent patiemment les injustices du monde ; les miséricordieux attaquent vaillamment ses souffrances pour les faire disparaître. - Ils obtiendront miséricorde, en obtenant le salut messianique qui est le plus grand acte de la miséricorde divine. Nous trouverons plus loin, 18, 23 et ss., le développement de l’idée opposée, sous la forme d’une admirable parabole.



Mt5.8 Heureux ceux qui ont le cœur pur car ils verront Dieu. - Salomon avait dit presque dans les mêmes termes « Qui s’attache à purifier son cœur a des paroles aimables, le roi est son ami. », Prov. 22, 11 cf. Psaume 23, 4. - Le cœur pur. Cette expression correspond, suivant les uns (S. Augustin, Maldonat), à l’hébreu qui désigne la droiture, la simplicité de cœur ; selon d’autres, plus communément et très probablement, à ce qui représente une conscience pure, un cœur innocent, éloigné de tout péché. Ce n’est donc pas seulement la virginité, la chasteté, que Jésus proclame bienheureuses, quoique ces vertus soient tout naturellement comprises dans la sixième Béatitude. - Ils verront Dieu. « C’est avec raison que cette béatitude est promise à la pureté du cœur, car l’esprit brillant de l’impur ne pourra pas voir la splendeur de la vraie lumière », S. Léon, Serm. In festo Omn. Sanct. Il existe ainsi une parfaite harmonie entre le mérite et la récompense. L’âme pure ressemble à un miroir sans tache qui reflète aussi bien que possible l’image de Dieu. Au contraire, le cœur souillé est incapable de contempler l’être divin cf. Hébreux 12, 14 ; 1 Jean, 3, 6. « Voir Dieu », c’est l’idée du plus grand bonheur dont nous puissions jouir. « Je vais passer devant toi avec toute ma splendeur », disait le Seigneur à Moïse lorsqu’il daigna se montrer lui‑même à son serviteur, Exode 33, 19. Et cette vision, qu’on a si justement nommée béatifique, sera réelle, comme l’affirmait Job en termes solennels, 19, 27, et aussi complète que le permet notre nature. Nous n’apercevrons plus seulement comme ici‑bas des « vestiges de Dieu », nous contemplerons son essence même sans intermédiaire, « face à face », 1 Corinthiens 13, 12. En face d’une telle promesse, qui ne s’écriera pas, à la suite de David : « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu », Psaume 50, 12 ?



Mt5.9 Heureux les pacifiques car ils seront appelés enfants de Dieu. - Les pacifiques, les pacificateurs, ceux qui, non contents d’aimer la paix pour eux‑mêmes (« artisans de la paix », Cf. Jac. 3, 18), travaillent à l’établir entre les autres partout où elle n’existe plus. Noble et belle vertu qui a reçu chez tous les peuples les éloges les plus flatteurs et les plus grandes promesses de récompense. Cf. Psaume 33, 15 ; 36, 37. « Voici, disent les Rabbins, les choses dont l’homme recueille les fruits aussi bien dans cette vie que dans l’autre : honorer son père et sa mère, multiplier les bienfaits et mettre la paix parmi les autres », Traité Peah 1, 2. Mais on ne trouve nulle part une promesse qui égale celle de Jésus‑Christ : Appelés enfants de Dieu... En plusieurs passages de l’Écriture, Cf. Hébreux 13, 20, etc., le Seigneur est appelé le Dieu de la paix ; ses enfants doivent lui ressembler, porter le caractère d’un si bon Père. Les âmes pacifiques manifestent précisément par cet air de famille la légitimité de leur filiation divine. Aussi Jésus ne dit‑il pas seulement aux médiateurs de la paix qu’il seront les enfants de Dieu ; il leur annonce de plus qu’on les reconnaîtra comme fils : ce titre d’honneur, auquel ils montrent qu’ils ont droit, leur sera donné sans conteste, ils seront appelés. C’est à dire qu’ils seront reçus dans le Royaume des cieux, dont ils sont vraiment les héritiers en qualité d’enfants de Dieu. Cf. 2 Corinthiens 13, 11.



Mt5.10 Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice car le royaume des cieux est à eux. - Dans les Béatitudes qui précèdent, Jésus a décrit l’état intérieur, les dispositions intimes des vrais chrétiens ; il passe maintenant à la description de leurs rapports externes avec le monde injuste et cruel. - Qui souffrent persécution ... C’est ce qu’il y a de plus difficile pour l’homme. A la rigueur et encouragé par les paroles du Christ, il comprend qu’il doit agir en vue du royaume messianique ; mais souffrir toute sorte de persécutions pour lui et se croire heureux quand il est ainsi en butte à l’outrage, à l’opprobre, c’est une difficulté devant laquelle l’esprit et la volonté reculent tout d’abord. Et pourtant la pratique de cette Béatitude n’est pas une chimère. Depuis l’admirable exemple donné par les Apôtres peu de temps après la mort de Jésus, Actes des Apôtres 5, 41, jusqu’à notre siècle, le v. 10 a reçu un vivant commentaire par la conduite de tant de personnes courageuses qui ont souffert avec bonheur pour la justice. - Pour la justice ou « pour la cause de la vertu », d’après S. Jean Chrysostome ; pour les intérêts et la gloire de Dieu, du Christ, de l’Église, pour la cause si grande et si vaste de la sainteté. Le détail serait infini. A propos de ces mots, S. Augustin fait observer à bon droit que ce qui fait les martyrs, ce n’est pas seulement le fait de souffrir, mais la cause pour laquelle ils souffrent. - Car... ; même promesse qu’au v. 3 : cette formule devient ainsi le lien qui unit ensemble les huit Béatitudes comme un tout incapable d’être divisé. « La belle octave. où l’on tâche d’imprimer en soi‑même huit caractères du chrétien, qui enferment un abrégé de la philosophie chrétienne. La pauvreté, la douceur, les larmes ou le dégoût de la vie présente, la miséricorde, l’amour de la justice, la pureté de cœur, l’amour de la paix, la souffrance pour la justice », Bossuet, Méditat. 10° jour. « Voilà, s’écrie à son tour Bougaud, Jésus‑Christ, 2è partie, ch. 4, voilà l’ouverture de ce magnifique Discours sur la montagne. C’est comme la charte en huit articles du nouveau royaume de Dieu. N’y aurait‑il que ces huit mots dans l’Évangile, je le proclamerais divin ».



Mt5.11 Heureux êtes-vous, lorsqu'on vous insultera, qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. - Heureux. Ces mots ne sont pas l’annonce d’une neuvième Béatitude, comme on pourrait le croire tout d’abord ; un simple regard jeté sur le contexte montre en effet que les vv. 11 et 12 ne font que développer le 10è, Jésus‑Christ ayant jugé bon de revenir sur une parole inouïe jusqu’alors et, comme nous le disions plus haut, incompréhensible à première vue. On remarquera qu’après s’être exprimé précédemment en des termes généraux qui convenaient à tous les hommes, il s’adresse d’une manière spéciale à ses disciples, « vous ». On dirait qu’il veut les encourager et les consoler directement, en vue des souffrances sans nombre qui les attendent. Son explication fait allusion à trois genres particuliers de persécutions : la persécution en paroles ; les violences extérieures, les voies de fait ; dire faussement du mal, ce sont les basses et odieuses calomnies qui souillent la réputation d’un homme honnête, et l’attaquent ainsi dans ce qu’il a de plus cher humainement parlant, son honneur. Il y a donc une gradation réelle dans les outrages prédits par Jésus. On sait par l’histoire que rien de tout cela n’a manqué aux chrétiens. - Faussement ; cela est bien évident. Si l’injure n’était pas mensongère, c’est-à-dire injuste, si nous la méritions par une conduite indigne du nom de chrétien, quel motif aurions‑nous de nous en féliciter ? - À cause de moi : tout à l’heure, v. 10, le Sauveur avait dit « pour la justice » ; actuellement il identifie sa propre cause avec celle de la justice. N’est‑il pas la justice incréée, la sainteté incarnée ?



Mt5.12 Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse car votre récompense est grande dans les cieux : c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes qui ont été avant vous. - Ce verset est composé de trois propositions arrangées de telle sorte que la première s’appuie sur la seconde, et celle‑ci sur la troisième. - Première proposition : Réjouissez-vous... Comme si la joie simple ne suffisait pas, Jésus recommande même l’allégresse, Cf. 2 Corinthiens 12, 10. - Seconde proposition : car… dans les cieux. Motif de cette joie surnaturelle. On peut bien se réjouir, en effet, même au milieu des souffrances, quand on est sûr d’obtenir une récompense prochaine, abondante, éternelle. C’est ce qu’exprime admirablement S. Paul, 2 Corinthiens 4, 17 : « notre détresse du moment présent est légère par rapport au poids vraiment incomparable de gloire éternelle qu’elle produit pour nous ». - Votre récompense, pour mieux marquer le droit que nous avons à cette récompense. Ce passage suppose en effet, comme l’enseignent les théologiens, le mérite réel et la récompense à hauteur des bonnes œuvres. La proposition dogmatique « Les justes, par leurs bonnes œuvres provenant de la grâce, méritent vraiment la gloire éternelle » n’a pas pas de preuve plus rigoureuse , « car une récompense n’est donnée qu’à de vrais mérites ». Voir Perrone, De gratia Christi, p. 3, cap. 2. - C'est ainsi... Troisième proposition, dans laquelle Jésus‑Christ propose à ses disciples, afin de les fortifier dans les peines endurées pour son nom, le constant exemple des Prophètes. Elle est elliptique, car pour être complète elle devrait se terminer ainsi : « et ceux qui ont reçu leur récompense » ; mais Jésus laisse à ses auditeurs le soin de tirer cette conclusion évidente. Les Prophètes, après avoir souffert courageusement toute sorte d’injures, avaient donc reçu dans le ciel une grande récompense : des chrétiens, imitateurs de leur constance, seraient‑ils moins bien traités que les fils de la Loi ? - Les Prophètes. Le divin Maître n’en nomme aucun ; mais le souvenir d’Isaïe, de Jérémie, 20, 2, de Zacharie, 2 Chron. 24, 21 et de tant d’autres était vivant dans l’esprit de ceux auxquels il s’adressait.



Mt5.13 Vous êtes le sel de la terre. Si le sel s'affadit, avec quoi lui rendra-t-on sa saveur ? Il n'est plus bon à rien qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. - Le sel a deux propriétés bien connues : il empêche la corruption, il assaisonne les mets et les rend agréables à manger. Les apôtres de Jésus sont tenus de reproduire ces deux précieuses qualités. Il faut qu’ils s’opposent à la corruption spirituelle que le péché produit dans les âmes ; il faut qu’ils communiquent aux hommes la sagesse, cette saveur morale, qui plaît tant à Dieu. La terre habitée était alors, comme nous l’apprend l’histoire de ces temps, une masse en putréfaction : Jésus daigne jeter ses disciples au milieu d’elle comme un sel qui pourra la sauver encore en arrêtant la marche du mal. Tite‑Live disait aussi de la Grèce qu’elle était le « sel des nations » ; mais la parole du Seigneur a un sens bien différent. - Si le sel s'affadit. Cela désigne la fadeur, le manque de goût. On a nié parfois que le sel pût devenir insipide ; c’est pourtant un fait parfaitement constaté et qu’attestent tour à tour les anciens et les modernes. Pline l’Ancien parle du « sel insipide, fondu » qui a perdu sa saveur sous l’influence de l’air, de l’humidité, etc. Peu importe d’ailleurs ; car là n’est pas la question, Jésus parlant d’une manière purement hypothétique. Il s’agit avant tout de savoir à quoi pourra servir le « sel insipide », comme l’appelle S. Marc, 9, 50. - avec quoi lui rendra-t-on sa saveur. Avec quoi pourra‑t-on saler le sel gâté ? Le mal est sans remède ; rien ne saurait restituer au sel sa saveur une fois disparue. L’application aux disciples de Jésus est aisée : Si par la peur des persécutions temporelles, vous, par qui les peuples doivent être salés, perdez le royaume des cieux, quels seront les hommes que vous libérerez de leur erreur, puisque c’est vous que Dieu a choisis pour libérer les autres de leur erreur », Saint Augustin de Serm. Dom. « Si un docteur erre, par quel autre docteur sera‑t-il instruit ? » Saint Jérôme. A coup sûr, dans l’application il n’est question que d’une grande difficulté, non d’une impossibilité réelle. - Jeté dehors et foulé aux pieds ; conformément à l’ancien usage oriental - de jeter pêle‑mêle au milieu de la rue les immondices ou rebuts du ménage dont on veut se débarrasser ; les pieds des passant triturent ce mélange. Le châtiment terrible des apôtres infidèles à leur mission est indiqué par là-même ; en les réprouvant, Dieu se vengera de leur inutilité. La conclusion est claire : s’ils veulent éviter ce malheur, il faut qu’ils emploient avec un saint zèle toutes leurs forces spirituelles pour gagner le monde à Dieu.









Mt5.14 Vous êtes la lumière du monde. Une ville située au sommet d'une montagne ne peut être cachée. - La lumière du monde. En d’autres endroits, Cf. Jean 8, 12 ; 9, 6, etc., Jésus s’approprie ce titre d’une manière exclusive ; ici il le donne à ses disciples en tant qu’ils réfléchissent comme des miroirs les rayons lumineux qu’ils reçoivent directement de lui. Entre eux et lui, il existe sous ce rapport la même différence qu’entre le « luminaire » et la « lumière » proprement dit cf. Philipiens 2, 15. A cette époque, le monde n’était pas moins ténébreux que corrompu ; il lui fallait donc aussi de la lumière : les apôtres sont chargés de la lui transmettre après l’avoir reçue du Christ. Au fond, cette seconde image exprime la même idée que la précédente, c’est-à-dire l’heureuse influence du sacerdoce chrétien sur les hommes. Mais tandis que le sel agit par le dedans sur la masse avec laquelle il est mis en contact, la lumière agit par le dehors. De là le changement d’expressions opéré par Jésus : « sel de la terre, lumière du monde » ; la terre représente les entrailles mêmes du sol, le monde au contraire la surface extérieure du globe. Tout se suit donc parfaitement dans le divin langage. - Le Sauveur développe l’emblème de la lumière au moyen de deux rapprochements pittoresques, destinés à prouver aux apôtres qu’ils ne doivent pas cacher leurs rayons lumineux par pusillanimité ou pour toute autre raison semblable. Le premier rapprochement, Une ville… ne peut être cachée est probablement emprunté à la géographie du pays que Notre‑Seigneur avait en ce moment sous les yeux. Des auteurs croient en effet que la cité à laquelle il est fait allusion dans ce passage n’est autre que Saphed, perchée comme un oiseau sur un des contreforts de l’Anti‑Liban galiléen. Quoi qu’il en soit, il est évident qu’une ville bâtie sur une montagne est nécessairement exposée à tous les regards ; il est dans sa nature d’être aperçue au loin : de même doit briller la vertu des apôtres.



Mt5.15 et on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. - Le second rapprochement est tiré d’un des détails les plus familiers de la vie domestique. Tout à l’heure Jésus disait à ses disciples : Vous ne pouvez pas demeurer cachés alors même que vous le voudriez ; il leur montre maintenant qu’ils ne doivent pas l’être quand même ils le pourraient. - Sous le boisseau. Le boisseau est un récipient de forme cylindrique destiné à mesurer les matières sèches (grains et farines), de capacité variable suivant les lieux et les époques. Il servait notamment à contenir le blé nécessaire à la maison. Si on plaçait une lampe à huile dessous, la luminosité aurait été considérablement réduite. On n’allume pas la lampe pour la mettre sous quelque chose qui favorise l’obscurité ; on la place sur un support élevé pour qu’elle projette sa clarté au maximum. Chez les anciens, le support des lampes était généralement fixé à la muraille. Quand on voulait cacher momentanément la lumière sans l’éteindre, on descendait la lampe sur le sol et on la recouvrait d’un grand vase, où elle trouvait assez d’air pour brûler encore quelque temps.

Mt5.16 Qu'ainsi votre lumière brille devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. - Application des deux comparaisons que nous venons de lire. Les Apôtres, lumières du monde, doivent faire étinceler partout leurs rayons, car l’Église du Christ n’est pas destinée à être une institution secrète, à la façon des mystères païens ; la lumière du Verbe y doit briller publiquement pour éclairer les ténèbres du monde, et nulle crainte humaine, nulle fausse honte n’a le droit de la placer sous un boisseau. - Afin qu'ils voient... Jésus indique ici le double but pour lequel la lumière apostolique doit resplendir au dehors : Les hommes verront, et voyant ils songeront à glorifier Dieu. 1° Ils verront vos bonnes œuvres, c’est-à-dire non seulement quelques œuvres isolées qui ne sauraient fournir une lumière vive et durable, mais l’ensemble des vertus sacerdotales, et ils en seront singulièrement édifiés. La lumière que projettent les disciples du Christ consiste donc aussi bien dans leurs bons exemples que dans leurs bons enseignements. Rien n’est plus lumineux qu’une belle action, surtout quand elle vient de haut ; rien ne montre mieux aux hommes la route qu’ils ont à suivre. C’est pour cela que S. Pierre prescrivait aux pasteurs spirituels d’être « les modèles du troupeau », 1 Pierre 5, 3. - 2° ils glorifient... Ils glorifieront non pas les auteurs des bonnes actions, - les Pharisiens seuls, comme le montrera la suite du discours, pouvaient former de pareils désirs, - mais Dieu, de qui provient tout don parfait. En menant une vie sainte, conforme à leurs fonctions, les ministres de l’Évangile travaillent donc et pour eux‑mêmes, puisqu’ils seront un jour récompensés, et pour les âmes qu’ils gagnent à Jésus‑Christ, et, en fin de compte, pour Dieu dont ils procurent la gloire. Quelle perspective entraînante. - C’est évidemment sur le verbe « glorifient » et non sur « voient » que porte l’idée principale ; la phrase de S. Matthieu, sous son vêtement hébraïque, équivaut à celle‑ci : « afin que voyant... ils glorifient ». - Votre Père : c’était le nom que les Juifs donnaient habituellement à Dieu ; nous l’expliquerons à propos de l’Oraison dominicale.

Mt5.17 Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes, je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. - Le Sauveur s’adresse de nouveau à tout son auditoire, pour contredire deux fausses attentes qui régnaient alors en Palestine touchant l’œuvre du Messie. Il y avait les fausses espérances du libéralisme sadducéen, qui souhaitait ardemment la destruction totale des institutions mosaïques ; il y avait les fausses craintes du Pharisaïsme étroit et rigoureux, qui redoutait au contraire ce bouleversement et qui aurait même voulu que le Christ resserrât encore les liens primitifs du Judaïsme. Jésus déclare que s’il prépare du nouveau, ce nouveau, bien loin de détruire l’ancien, s’établira au contraire sur lui comme une base naturelle. - Abolir, expression toute classique, synonyme d’abroger, d’annuler, - La Loi, la Thora des Juifs prise dans son entier : c’est à tort en effet qu’on a distingué quelquefois ici les parties cérémoniales ou judiciaires de la Loi de ses parties morales. Jésus ne fait aucune distinction, aucune exception. Prenant la Loi de Moïse telle qu’elle existait, il assure qu’il n’en détruira pas un iota et nous verrons bientôt que, selon l’ingénieuse comparaison de Théophylacte, il n’a pas plus effacé les prescriptions secondaires, exclusivement juives, de la Loi, qu’un peintre n’efface un croquis fait au charbon quand il y passe des couleurs. - Ou les Prophètes. Cette locution, « les Prophètes », était souvent employée pour indiquer tous les autres livres de l’Ancien Testament cf. 7, 12 ; 22, 40 ; Luc. 16, 16 ; Actes des Apôtres 28, 23. La Loi, c’était l’Ancien Testament en tant qu’il commande ; les Prophètes, l’Ancien Testament en tant qu’il prédit. De la sorte on déterminait très bien toute la Bible et par là-même la religion nationale des Juifs dont elle était le code. - Accomplir. Signifie perfectionner, développer, comme le prouvent les exemples cités plus loin par Jésus. Le Christ affirme donc que, bien loin de vouloir se mettre en opposition directe avec l’ancienne Alliance, il ne vient au contraire (remarquez l’insistance avec laquelle il appuie sur cette idée, « venu... pas venu ») que pour l’embellir et la ramener à son idéal. Les Pharisiens, ces amis outrés de la Loi, auront beau l’accuser lui ou ses disciples d’être des révolutionnaires, Cf. Matth. 26, 61 ; Actes des Apôtres 6, 14 ; 21, 21 ; les Gnostiques, ces ennemis acharnés de la religion juive, auront beau changer sa parole d’une manière sacrilège, afin de lui faire dire qu’il était venu non pas pour accomplir mais pour anéantir ; l’histoire de sa vie, l’histoire de son Église sont là pour montrer que son assertion n’était pas un vain mot. Il réalisera ce qui n’était que figure, il mettra une substance à la place des ombres, il transfigurera ce qui avait vieilli ; mais aucune de ces évolutions ne doit être confondue avec la destruction proprement dite ; ou bien, c’est la destruction de la fleur par le fruit, du germe rudimentaire par la plante parvenue à sa pleine croissance. En retenant ce principe, il est facile d’harmoniser notre passage avec d’autres paroles de Jésus ou des apôtres, qui semblent à première vue le contredire cf. 11, 13 ; Galates 5, 2 ; Hébreux 7, 12.



Mt5.18 Car, je vous le dis en vérité, jusqu'à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait de la Loi ne passera pas, que tout ne soit accompli. - Jésus‑Christ corrobore dans les versets 18-20 la protestation qu’il vient de faire. Pour cela, il énonce trois pensées qui sont au fond parallèles à celle du v. 17, mais qui lui servent néanmoins de preuves en la montrant sous différentes faces. - En vérité... L’adverbe «amen », conservé dans la liturgie chrétienne, est un legs que nous a transmis la langue hébraïque. Dérivé du verbe aman, « Il est étayé », puis au figuré, « il est ferme, sûr », il signifie « en vérité, conformément à la vérité », Luc. 9, 27. C’était chez les Juifs une formule imposante par laquelle on attestait la vérité d’une affirmation : elle équivalait, ou peu s’en faut, à un serment. Jésus jure donc en quelque sorte par la vérité incréée, éternelle, de conserver toute la Loi. Nous retrouverons souvent ce mot sur ses lèvres. - Jusqu'à ce que passent ; hébraïsme, pour dire « disparaissent, soient anéantis ». Tandis que tout va et vient et se transforme en ce monde, le ciel et la terre demeurent immobiles dans leur stabilité : de là l’expression populaire de l’Orient « jusqu'à ce que passent le ciel et la terre » pour signifier « toujours » ou « jamais » suivant les circonstances cf. Psaume 71, 5, 7 ; 88, 38 ; Jérem. 33, 20 et 21, etc. Le Sauveur affirme donc que la Loi mosaïque ne cessera jamais d’exister. Les Rabbins l’avaient dit avant lui, mais ils ne pensaient qu’à la lettre qui tue, tandis que Jésus pense à l’esprit qui vivifie. « Chaque chose a sa fin, même le ciel et la terre. Il n’y a qu’une seule chose qui n’aura pas de fin, la loi », Bereschit. - Un seul iota : c’est plutôt l’Iod, la plus petite des lettres hébraïques avant l’invention des points‑voyelles. - Trait, sorte de projection très‑tenue et semblable à une corne, qui servait à distinguer les uns des autres, dans l’intérêt du sens, certains caractères analogues. L’iota et l’apex sont ici des expressions figurées, destinées à représenter d’une manière frappante les plus minutieux détails, les prescriptions les moins importantes de la Loi. - Que tout ne soit accompli : tout ce qu’ordonne la Loi mosaïque continuera d’obliger sous le régime chrétien, quoique souvent d’une autre manière. Car si nous avons cessé d’observer plusieurs décrets du Sinaï, si les Apôtres abrogeaient déjà certaines ordonnances purement cérémonielles, il n’en est pas moins vrai que rien n’est tombé ou ne tombera de la Loi ancienne. Le Vieux Testament a été absorbé par le Nouveau, mais de manière à subsister éminemment dans l’Église chrétienne : c’est un autre Testament et pourtant c’est le même, comme notre corps ressuscité sera distinct de notre corps actuel sans cesser de lui être identique. - Remarquons la vigueur avec laquelle Jésus‑Christ prend la défense de l’ancienne Alliance : on dirait qu’il veut la protéger d’avance contre les futures attaques des rationalistes qui, après avoir dénigré les institutions théocratiques au profit, disent‑ils, du christianisme, s’en prennent ensuite directement à l’œuvre du Messie sachant bien que, la base une fois sapée, l’édifice ne tardera pas à tomber.



Mt5.19 Celui donc qui aura violé un de ces plus petits commandements et appris aux hommes à faire de même, sera le moindre dans le royaume des cieux, mais celui qui les aura pratiqués et enseignés, sera grand dans le royaume des cieux. - Celui donc. Ce « donc » est parfaitement à sa place, car ce qui suit est une conséquence très‑naturelle des vv. 17 et 18. Jésus impose à ses disciples sa propre manière d’agir à l’égard de la Loi : il n’a pas abrogé, ils n’abrogeront pas non plus. Une grave sanction accompagne et confirme ses ordres. - Un de ces plus petits commandements ; ceux qui ont été désignés plus haut par les noms d’iota et d’apex, par conséquent les prescriptions les plus insignifiantes en apparence. Quelque petites qu’elles soient par elles‑mêmes, elles jouent un rôle important dans l’ensemble de la législation qu’elles complètent et embellissent: en les renversant, on attaquerait donc toute l’institution dont elles font partie. Aussi, quiconque se permettrait une telle liberté, soit en action, soit en paroles, et qui enseignera..., n’obtiendrait qu’un rang infime dans le royaume du Messie. - Sera appelé le plus petit... Jésus dit « petit » et pas « sans valeur », selon la traduction de S. Jean Chrysostome et de Théophylacte ; car n’ayant en vue dans ce passage que les adversaires de quelques commandements particuliers et secondaires, et non les ennemis de toute la Thora, son intention n’est pas de les exclure totalement de son royaume. C’est assez qu’ils recueillent pour eux‑mêmes le déshonneur qu’ils auront infligé à la Loi. - Mais celui qui... Au contraire, ceux qui maintiendront par leur exemple et par leur enseignement la vitalité de ces ordonnances auxquelles tient le Sauveur, seront traités par la justice rétributive de Dieu avec une distinction semblable à celle qu’ils auront manifestée à l’égard de la Loi, sera appelé grand... Notre‑Seigneur répète ainsi pour la troisième fois qu’il n’y a rien d’obsolète dans l’Ancien Testament. Notons encore, dans ce verset, l’indication si précise des divers rangs accordés aux bienheureux dans le ciel, « grand, petit », conformément au degré de sainteté qu’ils auront acquis sur la terre.



Mt5.20 Car je vous dis que si votre justice ne surpasse pas celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. - Ce verset répète une dernière fois le principe que nous avons entendu déjà à trois reprises ; il ménage en outre une transition entre le principe et les exemples au moyen desquels le divin Maître continuera de l’appuyer. - Votre justice : votre conduite morale. - Que celle des scribes... : Les Scribes, dont nous avons déjà fait connaître les fonctions (voir la note de 2, 4), n’étaient pas tous Pharisiens, Cf. 23, 9 ; il y avait néanmoins entre les uns et les autres, sous le triple rapport de l’esprit, des mœurs et de l’hostilité contre Jésus, une si grande ressemblance, que les évangélistes aiment à les associer dans leurs récits. Nous verrons bientôt, par de nombreux détails, que leur « justice » ou leur vertu était en général purement extérieure et n’avait rien de foncier, de sérieux. Et pourtant ils aimaient la Loi mosaïque, professaient pour elle une dévotion réelle : malheureusement leur culte à outrance se bornait à la lettre, ce qui le rendait souvent très inefficace. Notre‑Seigneur veut d’une part que ses disciples imitent le soin rigoureux que ces hommes prenaient pour maintenir les moindres commandements de l’ancienne théocratie ; mais il leur annonce d’autre part qu’il les exclura impitoyablement de son royaume, soit en ce monde soit dans l’autre, si leur vertu n’est pas plus sincère. - Vous n'entrerez pas... Il y a cette fois exclusion proprement dite, parce qu’on manquera des conditions requises pour être un bon chrétien. - Autre chose est un Pharisien ou un Scribe, autre chose un disciple de Jésus. Ainsi, nous devons être supérieurs aux Pharisiens et en sainteté et en attachement à la Loi ; par conséquent, avec quelle ténacité ne devons‑nous pas conserver, en les perfectionnant, les moindres commandements de l’ancienne législation ? Cette argumentation est rigoureuse. Sans doute il y avait de bons Pharisiens et de bons Scribes, mais en petit nombre ; du reste Notre‑Seigneur ne s’arrête pas aux personnes, il veut parler surtout des idées qu’elles représentaient.



Mt5.21 Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : "Tu ne tueras pas et celui qui tuera mérite d'être puni par le tribunal." versets 21-48 : à partir de cet endroit, Jésus entre dans des détails extrêmement pratiques et par l’explication de six commandements de l’ancienne Loi d’après l’esprit de la nouvelle, il prouve que celle‑ci perfectionne celle‑là en la spiritualisant, en l’idéalisant. « S’emparant de cette loi (juive), la débarrassant des interprétations humaines qui l’ont défigurée, séparant l’esprit de la lettre, ou plutôt creusant jusqu’au fond de la lettre pour en dégager l’esprit, Jésus déploie dans toute sa beauté l’éternelle loi de l’humanité ». Bourgaud, Jésus‑Christ, 2è partie, ch. 4. Il met habituellement trois choses en regard : le texte de la Loi mosaïque relativement aux commandements qu’il veut expliquer, la Loi relevée jusqu’à son idéal le plus parfait et telle que les chrétiens devront l’accomplir, la Loi interprétée misérablement et corrompue par l’esprit pharisaïque. Ainsi, ce n’est pas de l’antinomisme qu’il va faire ici, comme le prétendent les Sociniens, mais de l’antipharisaïsme : il n’attaque ni ne corrige la Loi, ce qui serait dire le oui et le non dans l’intervalle de quelques lignes ; c’est le pharisaïsme qu’il renverse, opposant à la conduite des fils de l’esclave celle des enfants de la femme libre. - Vous avez appris. L’auditoire est composé en grande partie de gens du peuple ; incapables de lire, ils ont simplement « entendu » le texte de la Loi dans les synagogues aux jours de fête ou de sabbat, avec les explications qu’y ajoutaient les Docteurs ; car c’est là que la multitude puisait l’instruction religieuse. Le verbe « appris » est donc délicatement choisi : Jésus dira « lu » quand il s’adressera aux savants. - Il a été dit. Nous remarquerons le même à-propos dans le choix de cette autre expression ; elle convient fort bien pour représenter la tradition orale que le Sauveur va citer immédiatement. Il eût dit « il a été écrit » s’il eût parlé de la Loi écrite. - Aux anciens. Par ce mot « anciens », Jésus désigne les vieilles générations juives des siècles antérieurs, qui ont reçu la tradition orale, et non les docteurs primitifs, auteurs ou canaux de cette même tradition. Le sens est donc : Vous savez que c'est la doctrine qui a été transmise à vos ancêtres. - Tu ne tueras pas. C’est le texte exact du cinquième commandement de Dieu, Exode 20, 13. Cf. Deutéronome v. 17. Au contraire, la ligne suivante : celui qui tuera... n’est qu’une addition arbitraire faite par les Scribes et les Pharisiens ; addition conforme à la lettre, il est vrai, mais qui, en s’en tenant à la lettre, en n’interdisant que l’homicide proprement dit, comme si le législateur n’avait pas voulu défendre autre chose, anéantissait l’esprit du commandement et abaissait une grande prescription morale au niveau d’un simple arrêté civil. - Méritera d'être puni : on reconnaît là le langage judiciaire ; c’est comme s’il y avait « sous le coup d'une accusation ». - par le tribunal. On nommait ainsi des tribunaux secondaires ou de première instance, établis dans toutes les villes de province, Cf. Deutéronome 16, 18, et composés de sept membres seulement suivant l’historien Josèphe, Antiquités Judaïques, 4, 8, 16, de vingt‑trois selon les Rabbins. Ils jugeaient les causes graves quand elles ne présentaient rien d’extraordinaire ; les meurtres étaient par conséquent de leur ressort ; ils pouvaient porter des sentences capitales, et comme, d’après la loi juive le meurtre était toujours puni de mort, la phrase « être puni par le tribunal » équivaut à celle‑ci : « il subira le dernier supplice ». Voilà donc les homicides menacés, contrairement à l’esprit du décalogue, non des jugements de Dieu, mais des gendarmes et du bourreau.



Mt5.22 Et moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni par le tribunal, et celui qui dira à son frère : Raca, mérite d'être puni par le Conseil, et celui qui lui dira : Fou, mérite d'être jeté dans la géhenne du feu. - Et moi je vous dis. « Moi » par opposition aux Docteurs, « vous » par opposition à « anciens ». A cette interprétation mesquine et tout extérieure du cinquième commandement, Jésus oppose la sienne qui est la seule vraie, la seule conforme à la pensée du législateur. Quelle force dans ce « moi je vous dis ». C’est une parole d’autorité, et de légitime autorité, qui laisse bien loin derrière elle le vague « il est dit » employé sans cesse par le Talmud pour désigner la tradition. On croirait entendre le « ainsi dit Dieu », de la Loi et des Prophètes. - Quiconque... Quelle sera donc la portée du cinquième commandement dans le royaume messianique ? Notre‑Seigneur l’indique par trois fautes spéciales que l’on peut commettre contre cette ordonnance ramenée à sa véritable signification, et par trois degrés de châtiments qui leur correspondent. - Première faute : se met en colère. Cela désigne la simple colère et, par extension, tout mouvement de haine que l’on peut concevoir contre son prochain. Jésus remonte ainsi jusqu’à la racine même du meurtre, qui gît au fond du cœur. Cf. Jean 3, 15. - Contre son frère ; le prochain en général, tous les hommes étant frères puisqu’ils sont tous, les enfants d’un même père qui est Dieu. Il peut y avoir, comme le dit ailleurs la Sainte Écriture, des colères saintes et légitimes que Jésus ne veut pas condamner ici. - Mérite d'être puni. Même sens qu’au v. précédent. Jésus châtie un simple mouvement de colère autant que les Juifs châtiaient l’homicide consommé, montrant ainsi que la colère contre un frère est par elle‑même un péché digne de mort devant Dieu. - Seconde faute : Celui qui dira... Raca. « Raca » ne diffère probablement pas du chaldéen « vide », au figuré : tête vide, homme de peu de valeur. Cette expression est associée par les Rabbins à de nombreuses historiettes du genre de la suivante. Un païen dit à un Israélite : Je t’ai préparé chez moi un plat tout à fait succulent. Quel est ce plat ? Demande l’autre. Le païen reprend : C’est du porc. Raca, s’écria le Juif, il n’est pas même permis de manger chez vous des viandes pures. La colère qui, tout à l’heure, demeurait concentrée au dedans, éclate maintenant au dehors et se manifeste par des injures outrageantes pour la dignité humaine. Aussi y aura‑t-il une aggravation notable dans le châtiment. - Par le Conseil ; c’est donc devant le tribunal suprême et sans appel du Sanhédrin que le coupable sera cette fois conduit pour y recevoir sa sentence. Ce Grand Conseil, dont nous avons déterminé ailleurs les droits et la composition (voir la note de 2, 4), ne jugeait que les crimes les plus graves, ceux qui lésaient la majesté divine ou humaine ; les peines qu’il infligeait étaient en conséquence plus sévères, plus infamantes que celles auxquelles condamnait le tribunal. - Troisième faute : Celui qui dira... Fou. Il faut se reporter à l’hébreu pour bien comprendre le sens et tout l’odieux de cette injure. D’après le style biblique, nabal, ne désigne pas seulement la simple aliénation mentale ; ce nom est appliqué très souvent à la folie morale ou religieuse dans ce qu’elle a de plus révoltant, par exemple à l’impiété, à l’athéisme : il représente ainsi le dernier degré de corruption auquel il soit possible à l’homme de descendre cf. Deutéronome 32, 21 ; 1 Samuel 25, 25 ; Psaume 14, 1 ; 53, 2, etc. Et telle est la signification qu’il faut lui attribuer ici. C’était donc une injure tout à fait atroce : le châtiment qui lui correspond sera naturellement le plus considérable des trois. Jésus avait pris, pour exprimer les deux autres, des points de comparaison dans le code judiciaire de son temps et de son pays : pour celui‑ci tout rapprochement humain fait défaut, il l’indiquera donc en propres termes, la géhenne du feu. Il nous faut retracer rapidement ici l’histoire du mot « géhenne », car elle nous est indispensable si nous voulons saisir toute la pensée de Jésus. « Gehenna », vient de l’hébreu, Ghé-Hinnom, vallée d’Hinnom, ou plus complètement, Ghé-Ben‑Hinnom, vallée du fils d’Hinnom. On appelait ainsi, du nom de son ancien propriétaire ou de quelque héros inconnu, un ravin étroit et profond, situé au Sud de Jérusalem et célèbre au temps des Prophètes par toutes sortes d’abominations, en particulier par l’affreux culte de Moloch ; 2 Chron. 28, 3 ; 33, 6 ; Jérémie 7, 31 ; 19, 2-6. Pour protester contre tant d’horreurs, le pieux roi Josias déclara ce lieu impur et le profana en effet au point de vue légal en y faisant porter des ossements humains et des immondices de tout genre ; 2 Rois 23, 10. Depuis ce moment la vallée d’Hinnom devint la sentine et l’égout de Jérusalem. Ces diverses circonstances, ajoutées à l’aspect sauvage du ravin, le firent regarder de bonne heure par les Juifs comme la figure de l’enfer. Cette idée, qu’on trouve déjà dans les prophéties d’Isaïe, 30, 33 ; 66, 24, réussit à merveille ; l’imagination populaire ne tarda pas à s’emparer, et à placer dans la Géhenne (le mot apparaît sous cette forme dans le Talmud, Ghéhinnâm) les portes mêmes du lieu des tourments éternels. « Il y a, disait‑on, dans la vallée d’Hinnom deux palmiers entre lesquels on voit s’élever de la fumée, c’est là que se trouve la porte de la Géhenne », Babylon. Erubin. fol. 19, 1. Quant au mot « feu » habituellement associé à « Géhenne » dans les Évangiles, il tire son origine, suivant les uns, des feux perpétuels qu’on entretenait dans la vallée pour consumer les détritus de tout genre qu’on y jetait depuis l’époque de Josias ; plus probablement, selon les autres, des feux sacrés qu’on y avait allumés autrefois en l’honneur de Moloch. Cette association s’opéra d’autant plus facilement que les Juifs croyaient, de même que nous, à la réalité des flammes éternelles de l’enfer. Notre‑Seigneur se conforme donc au langage de ses compatriotes et, comme eux, c’est l’enfer qu’il désigne par la locution « feu de la Géhenne ». Tout auteur d’une injure atroce à l’égard du prochain méritera en conséquence d’être damné éternellement. Sans doute les deux premières sentences édictaient déjà d’une manière figurée le supplice sans fin des coupables, mais à des degrés inférieurs, parce que les crimes n’avaient pas la même gravité. - Jésus‑Christ ne mentionne pas l’homicide, non plus que les autres voies de fait, parce qu’il suppose qu’on n’en viendra jamais là dans son royaume ; du reste il donne assez à entendre combien les actions violentes seraient punies, dès là que les sentiments et les paroles le sont avec une telle sévérité.



Mt5.23 Si donc, lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, 24 laisse là ton offrande devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. - Après avoir montré d’une façon négative la richesse d’idées du commandement, « tu ne tueras pas », le divin Maître passe aux développements positifs en nous faisant voir comment nous devons agir pour empêcher la haine et la colère. Il emploie pour cela deux cas de conscience choisis, le premier, vv. 23 et 24, dans la vie religieuse, le second, vv. 25 et 26, dans la vie civile. - Premier cas. Donc : très‑naturel, car ce qui suit est une déduction du v. 22. - lorsque tu présentes ton offrande. Ce verset nous transporte au moment où un Juif, ayant apporté son offrande jusque dans le parvis des Israélites, attend que le prêtre s’approche pour la recevoir de ses mains. Il est debout auprès de la grille qui sépare le lieu où il se tient du parvis des prêtres, dans lequel sa victime va être portée pour y être immolée et pour être ensuite présentée au Seigneur sur l’autel du sacrifice. - Et là ; « On insiste fortement ici sur là, là, devant l’autel lui‑même », Maldonat. C’est tout auprès de l’autel, au moment d’offrir son présent à Dieu, que notre Israélite est supposé se ressouvenir tout à coup qu’un de ses semblables a quelque chose contre lui. - Quelque chose contre toi. Cette phrase, que Jésus a peut-être laissée à dessein dans le vague, peut signifier ou bien que le donataire a blessé son prochain de quelque manière, « parce que … il se plaint quelque chose venant de toi », ou bien qu’il est est personnellement l’offensé et que, même dans ce cas, il doit faire aussitôt les premières démarches, les premières ouvertures amicales, pour obtenir une réconciliation. Ces deux sens ont été tour à tour adoptés depuis l’époque des Pères : S. Augustin et S. Jérôme se déclarent pour le premier, S. Jean Chrysostome pour le second qui nous semble préférable à nous aussi, précisément parce que exigeant davantage, il est plus idéal et plus chrétien. « Jésus conduit le blessé à celui qui l’a blessé et les réconcilie. », S. Jean Chrysostome in h.l. - Va d'abord ; avant même d’offrir son sacrifice, quoique la victime soit sur le point d’être immolée et déposée sur l’autel, tant Dieu aime la charité entre frères, tant il déteste ce qui est capable de l’altérer. Cf. Osée, 6, 6. S. Jean Chrysostome fait admirablement ressortir la force de la prescription de Jésus : « O bonté, ô bénignité qui surpasse toute parole. Il méprise son propre honneur par charité pour le prochain. Que peut‑on imaginer de plus doux que ces paroles ? Que mon culte soit interrompu pour que ta charité demeure. Car le vrai sacrifice est la réconciliation avec le frère ». « Le premier sacrifice qu’il faut offrir à Dieu, dit Bossuet à propos du même texte, c’est un cœur pur de toute froideur et de toute inimitié avec son frère » Méditat. 14è jour. L’Église primitive, prenant cet ordre à la lettre, avait institué le touchant usage de pacifier, immédiatement avant la communion, les querelles qui pouvaient exister entre les fidèles.



Mt5.25 Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que vous allez ensemble au tribunal, de peur qu'il ne te livre au juge, que le juge ne te livre au garde et que tu ne sois jeté en prison. 26 En vérité, je te le dis, tu n'en sortiras pas que tu n'aies payé jusqu'à la dernière obole. - Second cas. S. Luc le mentionne aussi, mais dans une autre circonstance ; Luc. 12, 58. - Ton adversaire ; l’adversaire en des matières soutenables devant les tribunaux ; car en général tout homme qui a sur un autre des droits légaux : par exemple un créancier, comme dans le cas présent. - Au plus tôt, le plus promptement possible ; au plus tard du moins pendant que tu es en chemin avec lui, pour aller trouver le juge. D’après le droit romain qui était alors en vigueur dans toute la Palestine, le plaignant pouvait, de sa propre autorité, contraindre la partie adverse à le suivre à l’audience, le livrer au juge. C’est ce qu’on appelait ordinairement « entraîner en jugement ». Chemin faisant, les plaideurs pouvaient faire un arrangement à l’amiable, une transaction, mais l’affaire une fois remise entre les mains du juge, il n’était plus temps, la justice suivait rigoureusement son cours. - Au garde, l’appariteur chargé d’exécuter la sentence ; c’était le plus souvent un licteur. L’homme à qui Jésus est censé s’adresser directement est donc supposé dans son tort. - Et que tu ne sois jeté en prison... : conclusion tragique du cas de conscience ; mais la suite l’est davantage encore : tu n’en sortiras pas... c’est-à-dire jamais, du moins d’après l’opinion la plus probable. « Quand Jésus dit qu’ils ne sortiront pas (de prison) tant qu’ils n’auront pas payé le dernier centime, il ne veut pas laisser entendre par là, comme le dit saint Augustin, qu’ils sortiront plus tard, mais qu’ils ne sortiront jamais » , Maldonat et un grand nombre d'autres commentateurs. Ces paroles de Notre‑Seigneur semblent en effet exprimer l’impossibilité pour le malheureux débiteur de parvenir à se libérer. Comment y réussirait‑il puisqu’il est prisonnier ? « Jusqu'à ce que », il est vrai, paraît bien indiquer que la prison aura un terme ; mais nous avons vu, 1, 25, que cette particule laisse souvent l’avenir incertain. - La dernière obole. Le « quadrans » ou quart d’as, était la plus petite monnaie de cuivre des Romains dont la valeur était infime. - Il nous reste à faire en quelques mots l’application de ce discours figuré de Jésus. Les deux adversaires représentent deux hommes dont l’un a gravement offensé l’autre et qui est par suite devenu son débiteur ; « le chemin », c’est la vie présente qui est en quelque sorte une chemin par lequel ils se dirigent vers Dieu, le souverain Juge. Satan ou les anges servent de ministres pour exécuter la divine sentence. Enfin la prison sera le purgatoire ou l’enfer, selon la manière dont on interprétera le verset 26. On voit maintenant comment le second cas de conscience se rattache à l’interprétation chrétienne du cinquième commandement de la Loi.



Mt5.27 Vous avez appris qu'il a été dit "Tu ne commettras pas d'adultère." 28 Et moi, je vous dis que quiconque regarde une femme avec convoitise, a déjà commis l'adultère avec elle, dans son cœur. - Tu ne commettras pas d'adultère. C’est le sixième commandement du décalogue cf. Exode 20, 14 ; Deutéronome 5, 18. La tradition pharisaïque, sur ce point comme au sujet du meurtre, s’en tenait à la stricte signification de la lettre et ne condamnait que l’adultère proprement dit. Mais Jésus rend au sixième commandement, de même qu’il l’a fait pour le cinquième, toute sa force primitive, toute l’extension que Dieu avait voulu lui attribuer dès le principe. - Et moi je vous dis. « La répétition de ces mots donne à toute cette partie du discours une sorte de majesté imposante et douce. On sent l’avènement du grand législateur », Bougaud, Jésus‑Christ, 2è part., c. 4. - Les pharisiens et les Scribes n’interdisaient que les actes extérieurs désignés par l' « adultère » ; le Christ prohibe même les actes intérieurs, les pensées et les désirs mauvais, quiconque aura regardé... serait mieux traduit par « aura examiné » ; car, dit Maldonat, « cela ne désigne pas celui qui, par inadvertance, pose les yeux sur un visage de femme, mais celui qui jette sur elle un regard de convoitise ». Il s’agit en effet d’un regard volontairement impudique, ainsi que l’exprime la suite du discours. - Pour la convoiter : « pour » marque le but final du regard qui a lieu directement en vue du désir. « Si quelqu’un la dévisage avec l’intention et le mobile de la convoiter, il ne peut s’agir d’une simple délectation charnelle, mais d’un plein consentement à la luxure », St. Augustin in h.l. Le substantif « femme » désigne tout d’abord une femme mariée, puisque Jésus ne mentionne que l’adultère proprement dit au v. 28 ; mais il est évident que la pensée du Sauveur va plus loin, comme l’admettent tous les exégètes, et, qu’en parlant d’une espèce particulière d’impureté, il comprenait toutes les fautes honteuses. Les vv. 29 et 30 l’indiquent très‑clairement par la généralité de leur tendance. - Déjà, en même temps qu’a lieu le regard de convoitise. - Dans son cœur, car c’est le cœur, dira plus tard Jésus‑Christ, qui est le centre de la vie morale : « C’est du cœur que viennent les pensées mauvaises…les adultères, les fornications », Matth. 15, 19. Aussi , tandis que d’après l’interprétation des hommes l’acte coupable était seul puni de la mort temporelle, d’après celle de Jésus le désir même sera puni de la mort éternelle.



Mt5.29 Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. 30 Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. - Amplification et conséquences pratiques du v. précédent, à l’aide de deux images très expressives. L’idée est bien claire ; la voici dégagée de toute métaphore. Si quelque objet vous est une occasion d’impureté, de péché dans le domaine de la sexualité, éloignez-le rapidement et violemment de vous, fût‑il aussi nécessaire que votre œil et que votre main, la séparation dut‑elle être aussi douloureuse pour vous que l’extraction d’un œil, l’amputation d’une main. Injonction sévère, froidement imposée, mais qui en réalité tourne à notre avantage, puisqu’en détruisant une partie elle réussit à sauver le tout. La répétition de la même pensée, et dans les mêmes termes, produit un effet très frappant ; la phrase est rythmée, cadencée, et chaque période retombe sur l’âme avec énergie, accentuant davantage les ordres du Sauveur. - Ton œil… ta main ; deux membres des plus chers, des plus indispensables, qui symbolisent mieux que tous les autres une occasion prochaine à laquelle on ne renoncera qu’avec peine. Et comme, d’après une opinion populaire appuyée du reste sur l’expérience, l’œil droit est préférable à l’œil gauche, la main droite à la main gauche, Cf. 1 Samuel 11, 2 ; Zach. 11, 17, c’est l’œil droit, c’est la main droite, que Jésus signale de préférence. - est pour toi une occasion de chute, te porte au péché, est un obstacle sérieux à la conservation de ta chasteté. - Arrache‑le… coupe‑la... Opérations violentes, qui exigent les plus rudes sacrifices ; mais un courage de héros n’est‑il pas nécessaire pour extirper l’aiguillon de l’impureté ? Sénèque a écrit cette belle parole qui ressemble beaucoup à celle du divin Maître : « Enlève de ton cœur toutes les choses qui le blessent. Et s’il n’y a pas moyen de les enlever autrement, arrache ton cœur avec elles », lettre 51. - Car il vaut mieux pour toi... Motif puissant d’agir, à l’occasion, de la manière indiquée par Jésus. De deux maux il faut choisir le moindre, il faut préférer un mal temporel à un mal éternel ; or, il est incomparablement plus doux de vivre ici‑bas avec un seul œil, une seule main, que d’être à tout jamais plongé dans les flammes de l’enfer, ce qui serait le plus grand des malheurs. Cicéron disait aussi : « Dans le corps, s’il y a une chose qui soit de nature à nuire au reste du corps, nous supportons qu’elle soit brûlée ou coupée, pour qu’un membre périsse plutôt que tout le corps. » Cicéron, Philipp.



Mt5.31 Il a été dit aussi : "Quiconque renvoie sa femme, qu'il lui donne un acte de divorce." - Quiconque renvoie... au sixième commandement, Jésus‑Christ rattache d’une manière toute naturelle une ordonnance civile qui avait avec lui la connexion la plus étroite ; nous voulons parler de la loi relative au divorce. En l’expliquant à son tour, Jésus complète ce qu’il venait de dire touchant la sainteté des mœurs, car rien ne pouvait contribuer autant à l’immoralité que le sens exagéré qu’on avait donné peu à peu à cette loi. Le Sauveur n’en cite pas le texte complet. La formule abrégée qu’il nous livre est probablement celle que les Pharisiens eux‑mêmes avaient édictée et mise en circulation ; il est du moins facile de remarquer qu’elle élargit notablement la permission accordée par le Législateur. « Si un homme a pris femme et a consommé son mariage, mais si cette femme n’a pas trouvé grâce à ses yeux à cause d’une tare, il rédige pour elle un acte de répudiation, le lui donne, et la renvoie de sa maison. Si après avoir quitté son mari elle épouse un autre homme, et si lui aussi la prend en grippe et lui donne un acte de répudiation… ou est vraiment mort, le premier mari ne pourra pas la reprendre pour femme, car elle est polluée », Deutéronome 24, 1-4. Il y a là, on le voit, plusieurs restrictions importantes. La principale consiste dans les mots « en raison d'une chose honteuse », qui exigeaient un motif grave pour le divorce, par exemple l’adultère, d’après la solution donnée par l’école de Schammaï. Mais Hillel et ses disciples avaient su débarrasser leurs coreligionnaires de cette entrave, en soutenant que les manquements de tout genre, tels que seraient l’action de sortir sans voile dans la rue, un plat mal préparé, etc., donnaient au mari le droit de renvoyer sa femme et d’en prendre une autre. Bien plus, comme si cette décision n'eût pas encore été assez relâchée, Rabbi Akiba en vint jusqu'à émettre la règle suivante :« Si quelqu’un voit une femme plus belle que la sienne, il lui est permis de renvoyer sa femme, parce qu’il est dit dans le Deutéronome, 24, 1 : « si elle n’a pas trouvé grâce à ses yeux ». Cf Rosenmüller, Scholia in Deut. ; Lightfoot, Horae talmud. in h.l. La doctrine d’Hillel était trop conforme à la dépravation générale du cœur humain et à l’immoralité qui régnait alors particulièrement en Judée pour n’avoir pas trouvé de nombreux adhérents, qui ne craignaient pas de la mettre en pratique. Ainsi donc, tandis que cette loi sur le divorce était, dans l’intention de Dieu, un moyen de refréner les passions en empêchant les séparations arbitraires ou tyranniques, on en avait fait un manteau sous lequel se dissimulaient les appétits sensuels. « Est‑il permis, demanderont plus tard au Sauveur ces hommes corrompus, de congédier sa femme pour n’importe quelle raison ? » Matth. 19, 9. - un acte de divorce. Voici la copie de cette pièce dans ses points les plus importants : « Acte de répudiation. Tel jour de tel mois, en telle année à partir de la création du monde..., moi N..., fils de N..., habitant de la ville de N..., en toute liberté et sans la moindre coaction, j’ai répudié, j’ai renvoyé, j’ai chassé toi N..., fille de N..., de la ville de N..., qui avait été mon épouse jusqu’alors. Mais maintenant je t’ai renvoyée, toi, dis‑je, N..., fille de N..., de la ville de N... ; de telle sorte que tu t’appartiens et que tu es libre de te marier à qui il te plaira, sans qu’on puisse t’en empêcher, à partir de ce jour et à tout jamais ». Le droit de divorce n’appartenait chez les Juifs qu’au mari ; la femme n’en pouvait pas user directement, mais elle était libre de recourir, le cas échéant, au jugement des tribunaux pour obtenir la séparation. Cette séparation effectuée, les deux anciens conjoints pouvaient contracter à leur gré une nouvelle union qui était valide aux yeux de la loi.



Mt5.32 Et moi, je vous dis : Quiconque renvoie sa femme, hors le cas d'impudicité, la rend adultère et quiconque épouse la femme renvoyée, commet un adultère. - Jésus veut mettre un terme aux abus honteux que nous avons signalés, et comme ils avaient lieu sous le couvert de l'« acte de répudiation », il supprime totalement cet acte, et par suite le divorce, dans le royaume messianique. Désormais, dit‑il, avec ou sans acte de divorce, il ne sera plus possible aux époux de rompre le lien qui les unit ; toute tentative de ce genre, outre qu’elle serait absolument nulle, serait une source de ruine spirituelle pour plusieurs. En premier lieu, quiconque renvoie... la rend adultère « par d’autres noces, dont le divorce donne le pouvoir », Bengel. Le mariage subsistant toujours, en dépit de la séparation, tout homme qui répudie sa femme est responsable des adultères auxquels il l’expose sciemment, de même que la cause est responsable des effets qu’elle produit. A plus forte raison est‑il lui‑même directement coupable d’adultère dans le cas où il convolerait à des secondes noces. Jésus omet de relever cette conséquence parce qu’elle était trop évidente. - En second lieu, quiconque épouse… commet un adultère, parce qu’il entretient des relations illicites avec une personne qui n’a pas cessé, quand même, d’être la femme d’un autre. Par ces paroles, Notre‑Seigneur ramène donc le mariage à son institution primitive ; en d’autres termes, il en proclame l’indissolubilité, supprimant la dispense temporaire qui n’avait été accordée aux Juifs par Moïse que « en raison de la dureté de votre cœur », Matth. 19, 8. - Restent maintenant les mots si ce n'est en cas d'impudicité qui ont donné lieu, spécialement entre catholiques et protestants, à une discussion célèbre. Ceux‑ci affirment qu’il y a, dans cette sorte de parenthèse, une exception réelle à la règle générale établie par Jésus, c’est-à-dire que, même sous la loi chrétienne, le divorce demeure licite en cas d’adultère de l’un des époux. L’Église Romaine a toujours protesté soit par son enseignement, soit par sa pratique, contre une interprétation aussi fausse et aussi abusive. Vers la fin de sa vie, le Sauveur, répondant à une question insidieuse des Pharisiens, reviendra plus longuement sur l’indissolubilité du mariage, et à ce propos il répétera, presque sans y rien changer, les paroles du v. 32 cf. Matth. 19, 3 et ss. Pour éviter les redites inutiles, nous croyons pouvoir retarder jusque là des explications qui seront alors d’autant mieux à leur place que la décision de Jésus, entourée de développements lumineux, permettra de résoudre plus aisément les difficultés du texte et les objections de nos adversaires. Pour le moment, qu’il suffise de maintenir énergiquement la doctrine de l’Église, avec le saint concile de [la ville de] Trente qui a résolu infailliblement la question : « Si quelqu'un dit que l'Église se trompe quand elle a enseigné et enseigne, conformément à l'enseignement de l'Évangile et de l'Apôtre Mt 5,32 ; Mt 19,9 ; Mc 10,11-12 ; Lc 16,18 ; 1Co 7,11, que le lien du mariage ne peut pas être rompu par l'adultère de l'un des époux, et que ni l'un ni l'autre, même l'innocent qui n'a pas donné motif à l'adultère, ne peut, du vivant de l'autre conjoint, contracter un autre mariage ; qu'est adultère celui qui épouse une autre femme après avoir renvoyé l'adultère et celle qui épouse un autre homme après avoir renvoyé l'adultère : qu'il soit anathème.   » Cf. Sess. 24,. can. 7, Denzinger Hünermann N°1807.



Mt5.33 Vous avez encore appris qu'il a été dit aux anciens : "Tu ne te parjureras pas mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments." - Encore, aussi, également. Ici encore, Jésus revient aux institutions théocratiques pour les perfectionner et pour condamner les méprises de la tradition à leur égard. Remontant la série des commandements du décalogue, il passe de la seconde table à la première, et s’arrête au second commandement qu’il interprète à son tour suivant l’esprit messianique. Les anciens ont maintes fois cherché le motif qui a pu déterminer Notre‑Seigneur à revenir brusquement du sixième commandement au second. Peine inutile :« Il n’a pas voulu conserver l’ordre du discours, mais dire les choses comme elles se présentaient », Maldonat - Les premiers mots de la citation, tu ne te parjureras pas, se trouvent dans l’Exode, 20, 7, et au Lévitique, 19, 12 ; les suivants, mais tu t'acquitteras..., n’existent nulle part dans le Pentateuque d’une manière textuelle, mais on les rencontre quant au sens en plusieurs endroits cf. Nombres 30, 3 ; Deutéronome 23, 21 et ss., etc. C’est donc une citation libre et collective, mais très exacte. L’expression « s'acquitter de ses serments » a été calquée sur l’hébreu ; elle désigne l’acquittement fidèle de tout ce qui a été promis sous le serment. La tradition pharisaïque avait produit d’étranges abus relativement à ce commandement. On en était venu à faire reposer toute la force du serment sur les mots « par Dieu », et à prétendre que la plupart des formules qui ne contenaient pas expressément le nom divin n’obligeaient pas en conscience. « Si quelqu’un jure par le ciel, par la terre, par le soleil, il n’y a pas de jurement », Maimonide. C’était une raison pour les avoir sans cesse à la bouche et pour les mélanger aux moindres affirmations. Bien plus, même à propos des serments reconnus par tous comme obligatoires, il s’était introduit des principes très relâchés au moyen desquels il était aisé de se soustraire à l’accomplissement des promesses les plus solennelles.



Mt5.34 Et moi, je vous dis de ne faire aucune sorte de serments ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu, 35 ni par la terre, parce que c'est l'escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand Roi. 36 Ne jure pas non plus par ta tête parce que tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. - Notre‑Seigneur attaque de front et renverse du même coup ces abus sacrilèges. 1° Il interdit le serment à ses disciples dans les circonstances ordinaires, que le nom de Dieu y soit ou n’y soit pas interposé. - ne faire aucune sorte de serments. Cela ne doit pas être pris dans un sens absolu, comme si le serment était tout à fait aboli sous la Loi nouvelle. Ce que Jésus veut empêcher, ce sont les serments multipliés sans raison et prêtés à tout propos. Jurer, c’est prendre Dieu à témoin ; mais on profanerait son nom et sa véracité, si on en appelait à eux sous le prétexte le plus léger, tandis qu’on les honore lorsqu’il y a quelque grave raison de les invoquer. Il ne faut donc pas urger, comme l’ont fait plusieurs sectes hérétiques, la prescription du Sauveur. Sans entrer dans le détail des cas où le serment est licite, elle se borne à dire : « En général, je vous défends de jurer ». Si elle devait être prise à la lettre, comment expliquerait‑on et la conduite de S. Paul qui autorise le serment soit par son enseignement, Hébreux 6, 16, soit par son propre exemple, 2 Corinthiens 1, 23, et la conduite de Jésus lui‑même qui l’a prêté devant le Sanhédrin, Matth. 26, 63-64, et la conduite de l’Église qui l’exige en diverses occasions solennelles ? Telle a toujours été du reste l’interprétation des Pères et des Docteurs. - 2° Tout en continuant de proscrire le serment d’une manière générale, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ montre la validité de certaines formules alors très usitées, mais que l’on croyait sans valeur. - Ni par le ciel... A moins de raisons graves, il ne faut donc jurer, ni par Dieu ni par les créatures ; car toute la création appartenant au Seigneur, un serment qui s’appuie sur quelqu’un des êtres qui la composent implique finalement un appel au Créateur souverain. Voici quelques échantillons de ce genre de serment, extraits des livres rabbiniques : « Par le ciel, il en est bien ainsi », Berachot f. 25, 2 ; « Par le ciel, tu l’as rappelé à ma pensée… », Midr. Kohel. 18, etc. - Parce que c'est le trône. A chaque formule qu’il allègue, Jésus ajoute le motif qui la rend identique à l’invocation du nom du Seigneur. Jurer par Dieu ou par des objets qui ont avec lui les relations les plus intimes, qui sont ses représentants visibles, n’est‑ce pas une seule et même chose ? Les expressions figurées « trône de Dieu, escabeau de ses pieds » sont des réminiscences bibliques dont l’intelligence est facile cf. Isaïe 66, 1. - Jérusalem est appelée ville du grand roi parce que le Seigneur, qui y avait pour ainsi dire fixé sa résidence en la choisissant pour être la capitale du gouvernement théocratique, Cf. Tobie 13, 19 ; Psaume 42, 2, était le Roi par excellence ou le Roi des rois, Cf. 1 Tim. 6, 15 ; Apocalypse 19, 16. - Ne jure pas non plus par ta tête. Les Romains le faisaient aussi bien que les Juifs :« Je jure sur ma tête », Virg. Aen. 9, 200 ; « Jure‑moi par la vie de ta tête. », Sanh. 2,2 ; mais à l’avenir on devra cesser de tenir ce langage. - Parce que tu ne peux... Dieu seul est assez puissant pour changer d’une manière indélébile la couleur de nos cheveux ; jurer par notre tête, c’est donc pareillement jurer par Lui, puisque nous n’avons pas le moindre pouvoir sur elle.



Mt5.37 Mais que votre oui, soit oui. Que votre non, soit non. Ce qui se dit en plus vient du Malin. - Après l’exemple de ce qu’on ne doit pas faire, vient celui du langage qu’on devra tenir désormais. Que votre langage soit clair... « Je trouve cet endroit un des plus touchants de la doctrine chrétienne ; parce que le Fils de Dieu y rétablit la plus aimable de toutes les vertus, qui est la sincérité », Bossuet, Méditat. sur l’Evang., 16è jour. - Oui, oui ; non, non cf. Jac. 5, 12. Tel est donc le serment des chrétiens : le disciple de Jésus doit exprimer la simple vérité sous la forme la plus simple possible. Avoir un oui sur les lèvres quand on a oui dans le cœur, dire non quand on pense non ; voilà l’idéal qu’il est, certes, bien facile d’atteindre et dont la réalisation universelle supprimerait à l’instant tous les serments. En effet, si, dans un monde de péché et de mensonge, le serment est parfois nécessaire pour donner des garanties aux relations sociales, dans le royaume des cieux qui est un monde de sainteté et de vérité il devient tout-à-fait inutile, une assertion sincère devant suffire. « La vérité évangélique n’accepte pas de jurement, puisque toute parole fidèle doit tenir lieu de serment », St. Jérôme. - ce qui se dit de plus ; ce qui va au‑delà de « oui, oui, non, non ». - Vient du malin. « Malin » désigne le démon cf. Jean 8, 44 ; ou le mal considéré dans son essence ; c’est le même sens dans les deux cas. Tout ce qui dépasse la simple affirmation ou la simple négation provient donc de la dureté des cœurs, de la malice, de l’esprit de fourberie, du démon. N’est‑ce pas une raison plus que suffisante pour éviter totalement le serment dans nos rapports habituels avec nos frères, et pour ne l’employer qu’avec circonspection quand il sera une nécessité pour nous ? Remarquons bien que Jésus‑Christ ne dit pas « est mauvais », mais « vient du malin », car le serment est en soi une chose sainte, qui honore Dieu en proclamant sa véracité infinie et sa science universelle.



Mt5.38 Vous avez appris qu'il a été dit : "Œil pour œil et dent pour dent." - C’est toujours la même méthode : Jésus cite le texte de la Loi en faisant allusion au sens étroit qu’on lui donnait alors, puis il l’interprète selon l’esprit du Christianisme. - Œil pour œil... (sous‑entendu « rends » ou « exige »). Il s’agit dans ce cinquième exemple, de ce qu’on appelait le « droit du talion » ou plus simplement le talion. Moïse en avait parlé à différentes reprises ; il était même entré à ce sujet dans des détails nombreux et précis : Cf. Exode 21, 23-25 ; Lévitique 24, 19 et 20 ; Deutéronome 19, 21. Notre‑Seigneur se borne à mentionner la substance de la Loi. Il s’en faut beaucoup que ce droit du talion soit une institution exclusivement juive ; on le trouve au contraire à la base de tous les codes criminels. Les Douze Tables romaines le contiennent en propres termes : « Si on a estropié un autre et qu'on n'a pas conclu d'accord à l'amiable avec la victime, que la peine du Talion soit appliquée ». Malgré l’air de cruauté qu’il porte extérieurement, c’était en réalité une règle pleine de sagesse, qui proportionnait le châtiment au méfait, en établissant ce principe d’une justice inattaquable qu’il y aurait parité entre l’offense et la réparation. Du reste, il n’était nullement abandonné, dans la pratique, à l’initiative privée ; les juges seuls avaient le pouvoir d’en faire l’application, et ils ne prenaient pas toujours à la lettre les paroles du décret : le plus souvent ils se contentaient d’infliger une pénalité regardée d’après l’opinion générale comme équivalente au dommage, par exemple, telle amende, tel emprisonnement, etc.



Mt5.39 Et moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre. - Malgré ses avantages réels, le talion avait pourtant le grave inconvénient d’attiser dans les cœurs l’esprit de vengeance ; c’est pourquoi le Christ l’abolit d’une manière générale dans son royaume, de même qu’il vient d’abolir le serment, et, par là, bien loin de contredire la Loi mosaïque qui avait dû tolérer ces choses, il la développe au contraire et la perfectionne à la manière que nous avons indiquée. - ne pas tenir tête au méchant ; tout homme méchant qui nous nuit « si quelqu'un t'a frappé... ». Ne pas se venger, pardonner volontiers les injures, tout souffrir de tout le monde sans jamais faire souffrir personne, c’est ce que Jésus‑Christ recommande ici fortement à ses disciples. Mais prenons garde en nous attachant trop strictement à la lettre de ses paroles, d’en fausser à la façon des Pharisiens le véritable sens. Le Messie n’enjoint rien d’absurde à ses sujets ; il n’interdit nullement la légitime défense, il laisse intacts nos droits naturels et civils, il maintient à la société le « droit du glaive » à l’égard des malfaiteurs. Sa pensée, telle qu’elle se dégage clairement de cette ligne et des suivantes, revient simplement à dire : Évitez la vengeance ; autant que vous le pourrez, pratiquez la douceur et la longanimité. Au lieu du « Rends‑leur la pareille », de vos pères, dites comme moi : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ». On peut ajouter encore que le divin Maître expose ce qui devrait avoir lieu dans une communauté chrétienne qui suivrait dans toute leur perfection les règles du Christianisme ; là du moins, chaque membre étant juste et saint, l’accomplissement littéral ne présenterait aucune difficulté. Mais pour un royaume des cieux où l’ivraie se trouve en si grande quantité mélangée au froment, Cf. Matth. 13, 24 et ss., Jésus prescrit plutôt une disposition générale de la volonté que la pratique rigoureuse des détails auxquels il s’arrête ; voir S. Augustin in h. l. et Bossuet, Méditat. 17è jour. - Après avoir montré la contradiction qui existe entre la Loi nouvelle et l’amour de la vengeance, Jésus‑Christ commente, au moyen de quatre traits puisés dans le cours ordinaire de la vie, le grand principe qu’il a énoncé. Si quelqu'un t'a frappé... C’est le premier trait ; il est relatif aux violences corporelles, aux voies de fait que le chrétien peut avoir quelquefois à subir, et qui sont symbolisées ici par la gifle, cet outrage regardé partout et toujours comme l’un des plus infamants. Que faire donc, quand on est traité de la sorte ? - Présente lui encore l'autre. En effet, c’est vraiment le talion à rebours. La Loi juive disait : « œil pour œil » ; la Loi chrétienne dit aussi : « Joue pour joue », mais dans un autre sens. Et pourtant qu’a fait S. Paul rudement frappé par ordre du grand prêtre, Actes des Apôtres 23, 3 cf. 16, 37 ? Qu’a fait Jésus lui‑même lorsqu’il fut injustement giflé par un valet du Sanhédrin, Jean 18, 23 ? Ni l’un ni l’autre ils n’ont tendu l’autre joue, l’un et l’autre ils ont protesté contre cet odieux traitement. Encore une fois, c’est donc à l’esprit du commandement qu’il faut se conformer plutôt qu’à la lettre, et nous nous y conformerons pleinement en imitant les sentiments de patience du Sauveur, « Insulté, il ne rendait pas l’insulte, dans la souffrance, il ne menaçait pas », 1 Pierre 2, 23 ; Isaïe 50, 6.



Mt5.40 Et à celui qui veut t'appeler en justice pour avoir ta tunique, abandonne encore ton manteau. - C’est le second trait, qui est tiré des procès, des querelles judiciaires. Plutôt y mettre du sien, en être pour ses frais, que de se laisser entraîner à des contestations qui sont la ruine de la charité fraternelle ; telle est sans figure la pensée du Sauveur dans ce verset. - Tunique, en hébreu , ketoneth, sorte de vêtement intérieur, S. Jérôme) fait en lin ou en coton et que l’on portait à même le corps. - Pour avoir ; cet effet n’aura lieu qu’après la sentence du juge, puisque le cas suppose clairement un procès en règle, « appeler en justice ». - Ton manteau ; c’était la sim’lah, grande pièce d’étoffe dans laquelle on se drapait durant le jour comme dans un manteau et qui servait la nuit de couverture. Souvent les pauvres n’avaient pas d’autre vêtement. Outre que le manteau était plus indispensable que la tunique, il était aussi d’un prix plus élevé, à cause de son ampleur. - Cicéron, de Offic. 2, 18, émet une parallèle à celle de Jésus : « Ce n’est pas seulement un beau geste de céder un peu de son droit, mais c’est souvent avantageux ».



Mt5.41 Et si quelqu'un veut t'obliger à faire mille pas, fais-en avec lui deux mille.- Troisième trait, emprunté aux corvées ou aux services corporels que les anciennes législations savaient déjà imposer aux citoyens. Ici Jésus mentionne une corvée spéciale, parfois bien dure et qui faisait souvent jeter des cris. - T’obliger. Le mot, comme la chose, est d’origine persane. Cyrus ayant institué la poste dans son vaste empire, autorisa les courriers d’état à prendre à leur service, de gré ou de force, sur tout leur parcours, hommes, chevaux, voitures et vaisseaux au besoin. Ce genre de réquisition, durement pratiqué, fut nommé « ankarié » ou « angharié », c’est-à-dire contribution qui n’est pas salariée cf. Hérod. 8, 98 ; Xenoph. Cyrop. 8, 6, 17. Les conquérants Grecs et Romains trouvèrent ce système trop avantageux pour ne pas le conserver et même le développer autant qu’ils purent cf. Matth. 27, 31. Le nom resta le même, à part la désinence qui fut légèrement modifiée d’après les exigences grammaticales du grec et du latin. - Mille pas. C’était, chez les Romains, de même que nos mille mètres, l’unité de mesure pour les grandes distances. Chaque mille était marqué, du moins le long des principales routes, par une pierre milliaire. Depuis la conquête, on comptait aussi par milles en la Palestine. - Fais-en avec lui... C’est toujours la même exhortation à une charité qui se soumet bonnement, toutes les fois qu’il n’y a pas déraison à le faire, aux exigences les plus désagréables.



Mt5.42 Donne à qui te demande et ne cherche pas à éviter celui qui veut te faire un emprunt. - Ce quatrième et dernier trait condamne l’égoïsme qui n’aime ni à donner, ni à prêter, et recommande la compassion la plus généreuse envers tous ceux qui sont dans le besoin. - Donne, quel que soit l’objet, quelle que soit l’importunité de la demande, mais toujours bien entendu dans les limites prescrites par la sagesse et la prudence. - Emprunt : Jésus‑Christ parle évidemment d’un prêt gratuit. - L’expression suivante, ne cherche pas à éviter, est pleine de vie ; elle rappelle à merveille le brusque mouvement par lequel on échappe aux requêtes ennuyeuses. Un bon chrétien ne doit pas se détourner, il faut qu’il demeure ferme et qu’il accède aux désirs du suppliant. - Le lecteur aura sans doute remarqué la gradation descendante suivie par le divin Maître dans ces quatre traits : on va constamment du plus difficile au plus facile.





Mt5.43 Vous avez appris qu'il a été dit : "Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi." - Tu aimeras ton prochain. Cette première partie de la citation est empruntée à la lettre même de la Loi cf. Lév. 19, 18. L’expression désigne le prochain en général, soit qu’il appartînt à la nation juive, soit même qu’il fût étranger, Cf. Lév. 19, 34. - Quant aux paroles suivantes, et tu haïras ton ennemi..., elles ne se rencontrent nulle part dans la Thora : les Pharisiens s’étaient permis de les ajouter au texte qui précède comme un corollaire très naturel, croyaient‑ils, tandis que ce n’était qu’une détestable glose. Ce n’est pas tout, ils en étaient venus jusqu’à ranger tous les non‑juifs, c’est-à-dire les païens sans exception, dans la catégorie des ennemis. « Ne témoigne au païen ni bienveillance ni pitié, » dit R. Isaac, Midr. Tehill. f. 26, 4. « Nous n’avons pas le droit, enseigne Maimonides résumant la tradition sur ce point, de tuer les païens avec lesquels nous ne sommes pas en guerre ; mais il est défendu de les secourir quand ils sont en danger de mort », etc. Ainsi se forma peu à peu, chez la nation choisie, une « haine du genre humain » parfaitement avouée et que ses adversaires lui reprochent aussi bien que ses amis. On connaît le mot de Tacite, Hist. 5, 4 : « Entre eux, une foi à toute épreuve, le cœur sur la main, mais envers tous les autres une haine qui ne désarme pas ». Et S. Paul, si dévoué à ses coreligionnaires, ne dit‑il pas d’eux très ouvertement que « Ils déplaisent à Dieu ; ils sont les adversaires de tous les hommes »? 1 Thess. 2, 15.



Mt5.44 Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent : - Il n’y a qu’un instant, c’est en quelque sorte la charité passive à l’égard du prochain que Jésus‑Christ avait recommandée ; il exhorte maintenant à l’amour actif, qui prend les devants pour faire le bien. - Aimez vos ennemis. Sublime contraste. Ennemi et haine vont ensemble ; Jésus détruit cette antique et triste association, pour dire : « Aimez même vos ennemis ». Remarquons pourtant la délicatesse de son langage ; il ne dit pas « aimez-les » comme on aime ses amis, mais « ayez pour eux un amour de volonté, de charité » ce qui est beaucoup plus facile, ce qui même est souvent seul possible. - Faites du bien à ceux qui vous haïssent. Des sentiments, le Sauveur passe par une gradation très naturelle aux paroles et aux actes. 1° aux paroles, bénissez ceux qui vous maudissent. C’est la première opération de l’amour sincère : aux malédictions, il oppose des souhaits de bonheur. 2° Aux actes, qui sont de deux sortes : a. les œuvres de bonté, les bienfaits quel que soit leur nom devant la revanche chrétienne, des mauvais traitements, « faites du bien... » ; b. la prière adressée avec ferveur au Père céleste pour ceux qui nous haïssent, priez, etc. Telles sont les manifestations de l’amour en face des manifestations de la haine. Le paganisme les avait pressenties ; il les a plus d’une fois admirées par ses grands philosophes, mais il en est resté à la théorie, parce qu’il était incapable de procurer la grâce sans laquelle ces choses sont tout à fait impossibles : le Christianisme les pratique tous les jours à la suite de son divin Fondateur 2 Pierre 2, 21 s.



Mt5.45 afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et descendre sa pluie sur les justes et sur les injustes. - Excellent motif d’encouragement à un acte qui est si difficile en lui‑même. L’enfant prend son père pour modèle ; le chrétien imite le Seigneur dont il est le fils adoptif. Si Dieu aime tous les hommes, leur fait du bien à tous, même quand ils le haïssent, il faut que le chrétien tienne une conduite semblable ; autrement il agirait en fils dégénéré. Plus il aime ses frères, les méchants comme les bons, plus il est enfant de Dieu. - Qui fait lever... On rencontre une pensée analogue dans Sénèque : « Si vous imitez les dieux, nous dit‑on, faites aussi du bien aux ingrats : car le soleil se lève pour les scélérats, et la mer est ouverte aux pirates », de Benef. 4, 26. La bonté de Dieu à l’égard de ses ennemis est démontrée, dans le philosophe païen comme dans l’Évangile, par deux faits empruntés à l’expérience populaire et universelle. Donc, si d’une part le Seigneur hait le mal et nous ordonne de le haïr, Romains 12, 9, d’autre part il est bon, même pour ses ennemis, et il nous prescrit d’en faire autant envers les nôtres.



Mt5.46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains n'en font-ils pas autant ? 47 Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens même n'en font-ils pas autant ? - Autre motif pressant : la fidélité à cette injonction du Sauveur sera grandement récompensée, mais ceux qui n’aiment que leurs amis n’ont rien à espérer de Dieu. Au lieu d’exprimer sèchement cette idée, Jésus‑Christ la rend frappante par le tour rapide qu’il lui communique et par la double comparaison qu’il y mêle. - Si vous aimez ceux qui vous aiment... Aimer seulement ceux qui nous aiment, est‑ce de la charité chrétienne ? Non, c’est plutôt de l’égoïsme, de l’amour‑propre dissimulé. « L’amour, dit Dante en son magnifique langage, qui ne pardonne l’amour à aucun aimé ». Aussi, quelle récompense aurez-vous ? une récompense humaine peut-être, une part plus grande à l’affection de vos amis, mais rien du ciel pour lequel vous n’avez rien fait. - Les publicains... ? Même les publicains font cela. Quelle force dans ce « Les publicains ». Quelques détails historiques sont nécessaires pour bien saisir l’argumentation de Jésus. On nommait publicains les employés chargés de prélever les impôts dans les pays annexés à l’empire romain. C’étaient tout d’abord des nobles ou chevaliers qui, moyennant une annuité considérable qu’ils payaient à l’État, se chargeaient à leurs risques et périls de recouvrer la somme avancée par eux, grossie bien entendu d’intérêts considérables, car toute liberté ou peu s’en faut leur était laissée à cet égard. Toutefois cette dénomination servait plus communément à désigner non pas ces percepteurs en grand dont la principale fonction consistait à encaisser l’excédent toujours certain des recettes, mais leurs nombreux agents qui traitaient directement avec les contribuables. Ces employés inférieurs, désireux de s’enrichir comme leurs chefs, réclamaient plus encore que ceux‑ci n’avaient exigé, Cf. Luc. 3, 12 et 13, et se conduisaient en général avec une brutalité révoltante. C’était, on le voit, la concussion pratiquée sur toute la ligne, avec les abus les plus criants tolérés par les proconsuls. On comprend la haine que les pauvres provinciaux avaient dû concevoir pour les tyrans qui les dépouillaient avec une telle injustice. La classe des publicains, honnie chez les Grecs, l’était doublement chez les Juifs, aux yeux desquels elle avait en outre le tort impardonnable de servir les Romains, ces puissants ennemis de la cause théocratique. Aussi le Talmud affecte‑t-il de la ranger parmi celles des voleurs et des assassins ; il prétend même que le repentir, et par suite le salut des publicains, sont des choses impossibles. Le bon Jésus lui‑même parlant d’eux, soit selon leur malice réelle, soit en conformité avec les idées de ses compatriotes, les associe plus d’une fois à ce qu’il y a de pire dans la société, Cf. 18, 17 ; 21, 31, 32, etc. Il mentionne donc ici leurs noms pour montrer qu’il y a bien peu de mérite à faire une chose qu’eux‑mêmes, hommes violents, brutaux, savent faire. - Et si vous ne saluez que vos frères... La salutation avait lieu chez les Arabes, au moyen du mot « paix », adressé à ceux que l’on rencontre. Les Israélites ne saluaient jamais les Païens, de même que certains Musulmans évitent de témoigner cet acte de déférence aux chrétiens. - Que faites‑vous d'extraordinaire ? En quoi excellez-vous ? quelle est votre supériorité sur le reste des hommes, puisque les païens en font autant ? Les païens sont signalés ici au point de vue israélite, comme les publicains un peu plus haut. Ces deux exemples concrétisés contenaient pour les auditeurs de Jésus un « a fortiori » très énergique.



Mt5.48 Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. - Donc soyez parfaits. Dans ce verset, qui termine admirablement la comparaison que Notre‑Seigneur vient d’établir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, nous trouvons le premier des trois grands principes de moralité que renferme le Discours sur la Montagne cf. 6, 33 et 7, 12. C’est un idéal supérieur, qui nous inspire sans cesse un nouvel élan et qui est par cela même très apte à nous conduire au but voulu par le Christ ; « vous, courez de manière à l’emporter », ajoutera S. Paul, 1 Corinthiens 9, 24, tout en étant forcé de reconnaître qu’il n’avait pas encore atteint lui‑même ce sublime sommet. Philipp. 3, 12, 13. - Soyez, en grec au futur, mais avec le sens bien manifeste de l’impératif. - Donc, car c’est une conclusion très logique de tous les ordres qui précèdent et plus particulièrement du dernier, v. 44-47, ou du moins de leur fidèle accomplissement. - Vous : ce « vous » est emphatique ; vous, mes disciples, par opposition aux Scribes et aux Pharisiens. - Parfaits, des hommes tout à fait saints, en qui il ne reste plus rien à réformer parce qu’ils sont vraiment complets. - Comme « ne déclare pas l’égalité, mais la qualité et la ressemblance », Maldonat, et n’est‑ce pas assez pour notre faiblesse et notre misère ? - Votre Père céleste est parfait. Abîme insondable, océan sans bornes qu’il faut adorer, tout en essayant de nous en rapprocher. - Terminons cette partie par un mot de Cicéron : « Vaincre son tempérament, mettre un frein à la colère, non seulement s’élever en foulant aux pieds l’adversaire, mais agrandir sa dignité première, celui qui fait ces choses je ne le compare pas aux plus grands hommes, mais je le juge très semblable à Dieu », Pro Marcello, 3.

Chapitre 6



Mt6.1 Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d'eux : autrement vous n'aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. - Gardez-vous. C’est un avertissement de la dernière gravité que Jésus se propose de donner à ses auditeurs ; aussi les incite‑t-il à une grande vigilance dans leur conduite : l’adversaire spirituel contre lequel il veut les mettre en garde est si dangereux, si subtil. Il se glisse si habilement jusque dans les âmes les plus saintes. Donc, prenez garde. - Les bonnes œuvres... représentent la sainteté, la vertu en général. Associé au verbe faire par imitation de la très ancienne tournure hébraïque, Genèse 18, 19 et ailleurs, il équivaut à l’expression plus latine « donner des exemples de sa vertu »cf. Matth. 23, 5. - Devant les hommes : ce n’est pas sur ces deux mots que porte l’avertissement « gardez-vous » ; Jésus se contredirait lui‑même, Cf. v. 16, il contredirait aussi la nature des choses s’il voulait empêcher les bonnes œuvres de se manifester au dehors. Ce qu’il interdit, c’est le bien fait par ostentation, le bien directement accompli en vue d’attirer les regards des hommes. - Pour être vus d’eux. Là il indiquait une conséquence naturelle de l’acte, tout en supposant que l’agent se proposait une fin distincte de cette conséquence, « et qu'ils glorifient... » ; actuellement il indique le but réel, l’intention intime de l’agent. Autre chose est donc de faire simplement, sans scrupule, le bien devant les hommes pour la plus grande gloire de Dieu, autre chose de montrer au public ses actes de prétendue vertu par esprit de vaine gloire et d’amour‑propre. «  L’action peut même être faite en public pourvu qu’elle demeure secrète par l’intention, pour que nous donnions au prochain l’exemple de bonnes œuvres que nous désirons toujours maintenir secrètes, en ne cherchant à plaire qu’à Dieu », dit S. Grégoire‑le‑Grand conciliant ces deux passages, Hom. 11 in Evang. Ces orgueilleux n’ont qu’une sainteté de théâtre. La vanité, ce grand voleur de mérites, tel est l’ennemi que Jésus nous recommande de combattre activement. - Et pourquoi devons‑nous le combattre et le vaincre ? Autrement vous n'aurez pas de récompense. La récompense est déjà toute prête dans le ciel appartenant d’avance à ceux auxquels elle est destinée. - Auprès de votre Père... Dieu ne doit rien et ne donne rien à ceux qui n’ont rien fait pour lui : c’est la stricte justice.



Mt6.2 Quand donc tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Versets 2-18 : les trois principaux devoirs de la vie religieuse, l’aumône, la prière et le jeûne : Tobie 12, 8 ; 14, 10 ; Judith. 4, 9 ; Eccli. 29, 11. - Donc..., puisqu’il en est vraiment ainsi, puisqu’il n’y a pas de récompense céleste à espérer quand on n’est vertueux que pour soi. - L'aumône. Cet important devoir de la vie religieuse à l’égard du prochain, ce devoir qui est si fréquemment et si fortement inculqué à chaque page de l’Ancien Testament, à chaque page du Talmud, appelait des premiers l’attention du Messie. Jésus indique dans ce verset la manière dont on ne doit pas l’accomplir. - Ne sonne pas de la trompette. Faut‑il prendre ces mots à la lettre, ainsi que l’ont fait de nombreux commentateurs, et croire que les Pharisiens avaient réellement coutume de faire annoncer leurs aumônes à son de trompe, comme des charlatans qui veulent attirer au loin l’attention ? En soi cette opinion n’a rien d’improbable, car nous verrons l’école pharisaïque inventer des pratiques plus absurdes et plus immorales ; néanmoins, comme il n’existe dans les écrits juifs aucune trace de cette manière de faire, il vaut peut-être mieux admettre à la suite de S. Jean Chrysostome et de la plupart des exégètes que c’est là seulement une métaphore énergique, choisie à dessein par Notre‑Seigneur pour peindre au vif la manière bruyante avec laquelle certaines gens faisaient l’aumône. « Il dit cela non parce qu’ils avaient des trompettes mais pour montrer leur grande folie. Par cette métaphore, il se moque d’eux et les dénonce », S. Jean Chrysost., Hom. in h.l. Cette figure existe du reste dans presque toutes les langues : au grec correspond le « strombettare » italien, le « ausposaunen » allemand, le « to trumpet » anglais, etc. Comp. La phrase cicéronienne : « Sois, toi, le panégyriste ou la trompette de ma gloire. », Cic. ad Div. 16, 21. - Devant toi : avec ironie ; devant toi, ce saint homme, ce bienfaiteur généreux de l’humanité. - Comme font les hypocrites. Un hypocrite est un homme qui « répond », mais sur la scène affublé d’un masque, en jouant par conséquent un rôle qui n’est pas proprement le sien ; de là le sens odieux qu’a pris peu à peu cette expression. On devine que c’est aux Pharisiens que Jésus l’applique en cet endroit, quoiqu’il ne les nomme pas directement ; plus tard, il ne se gênera pas pour la leur jeter en plein visage. - Dans les synagogues : là comme dans nos églises on faisait des quêtes au profit des pauvres ; ou bien les mendiants choisissaient volontiers ces lieux de prière pour y implorer la pitié de leurs frères, sachant bien que l’homme est toujours plus disposé à la charité quand il vient de remplir ses devoirs religieux. - Dans les rues, c’est-à-dire dans les endroits des villes où les passants affluent, par exemple les places publiques, les carrefours. - Ils ont reçu leur récompense ; « à vains désirs, vaine récompense », ajoute S. Augustin, les applaudissements sonores mais passagers qu’ils recherchaient. « Ce qui est montré à l’extérieur est privé de toute récompense à l’intérieur. », S. Grégoire, Hom. 12 in Evang.



Mt6.3 Pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite, - Manière dont on doit faire l’aumône. - Ne sache pas...; métaphore encore plus énergique et qui exprime toutefois très délicatement la réserve avec laquelle on doit secourir ses frères. Les Pharisiens s’affichent ; les chrétiens doivent éviter, s’il était possible, même leurs propres regards lorsqu’ils font le bien. « Tu dois même veiller à ce que tu l’ignores toi‑même, si la chose est possible. Il faudrait même cacher les mains qui accomplissent une œuvre, dans la mesure du possible. Jésus ordonne que (l’action) soit cachée à tous », S. Jean Chrysost. « Si tu fais quelque chose de bon, dit un proverbe oriental, jette‑le à la mer ; les poissons l’ignoreront peut-être, mais Dieu le saura ». Un rabbin allait jusqu’à élever au‑dessus de Moïse quiconque donnait l’aumône en secret.



Mt6.4 afin que ton aumône soit dans le secret et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. - Motif pour lequel il faut fuir la publicité dans ses aumônes. Dans le secret : notre bonne œuvre demeurera cachée aux hommes, il est vrai, mais Dieu, pour qui tout se passe au grand jour, la verra et il saura nous en récompenser. - Te le rendra : ce sera une véritable restitution, car, selon le bel axiome populaire : Qui donne aux pauvres prête à Dieu. Cf. Eccli. 39, 15. A la fin de ce verset la Recepta ajoute « en public », de même aux vv. 6 et 18 cf. Luc. 14, 4 : quelque juste que soit l’idée, ce n’en est pas moins une interpolation, comme le prouve l’absence de tout témoin sérieux. - Les Chinois disent au contraire : Répands tes aumônes durant le jour, ta récompense viendra pendant la nuit.



La prière, vv. 5-15.

Mt6.5 Lorsque vous priez, ne faites pas comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des rues, afin d'être vus des hommes. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. - De l’aumône, Jésus passe à la prière qui est le grand devoir de la vie religieuse envers Dieu, et il signale deux graves défauts qu’il y faut éviter. - Ne soyez pas comme les hypocrites... C’est le premier défaut, qui consiste dans une ostentation pleine d’hypocrisie ; il est, en effet, des hommes qui aiment à faire parade de leurs dévotions comme de leurs aumônes. Le Sauveur les stigmatise par un portrait qui ne laisse pas d’être caustique dans sa simplicité. On croirait voir ces Pharisiens à la piété tout extérieure, drapés dans leur manteau de prière qui se distinguait par ses larges franges, portant au front et au bras leurs phylactères, debout à l’endroit le plus apparent des synagogues, ou même aux coins des places publiques, c’est-à-dire à l’intersection des places et des rues, car ils ont fait en sorte de se laisser surprendre aux heures de la prière dans les passages les plus fréquentés. - Pour être vus des hommes ; leur but n’en sera donc que mieux atteint. Les voilà tournés du côté du temple, affectant une modestie exagérée, murmurant quelques versets des Psaumes. Les passants les regardent et se disent entre eux : « ce sont des hommes saints. ». Ils ont reçu leur récompense : après tout ils n’en désiraient pas d’autre. - Debout : c’était l’usage des Juifs de prier debout cf. 1 Samuel 1, 26 ; 1 Rois 8, 2 ; Marc. 11, 25 ; Luc. 18, 11. Parfois cependant ils priaient aussi à genoux ou prosternés. Les « orantes » des catacombes sont fréquemment représentés debout, les bras étendus.



Mt6.6 Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre, et, ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est présent dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. - Voici, comme pendant, un autre portrait, celui du disciple de Jésus en oraison. Quelle différence. Rien de théâtral, rien d’affecté. C’est Dieu seul que l’on prie, c’est à lui seul qu’on veut plaire : tout se passe « dans le secret », entre l’âme et Lui. - Dans ta chambre ; l’expression grecque correspondante ne désigne pas seulement la chambre à coucher, mais tout appartement intérieur, quel qu’il soit, par opposition aux lieux publics mentionnés au v. 5. - Et après avoir fermé la porte : ce sont là des figures évidemment, et il faut les entendre selon l’esprit, comme tant d’autres paroles du Discours sur la Montagne. « Ce qui est dit de la porte secrète et verrouillée a été tiré du langage usuel pour désigner ce qui se fait sans vacarme », Rosenmüller, Schol. in h.l. Jésus n’a nullement l’intention de condamner la prière publique en elle‑même, à plus forte raison la prière faite dans les églises ; ce qu’il attaque, c’est la vaine complaisance, la recherche du moi qui peut s’y mêler. - Te le rendra : il récompensera votre piété sincère.







Mt6.7 Dans vos prières, ne multipliez pas les paroles, comme font les païens, qui s'imaginent être exaucés à force de paroles. - Second défaut dans lequel on peut tomber à l’occasion de la prière. « Ce n’est pas seulement l’ostentation qu’il faut éviter en priant, mais la vaine loquacité des Païens », Fritzsche. - Ne multipliez pas les paroles dit beaucoup moins que le grec qui exprime si bien la répétition interminable de phrases dénuées de sens, la multiplication fatigante des mêmes paroles pour redire sans cesse la même chose. - Comme les païens. Les prières vocales incessamment répétées des païens sont un fait bien connu, dont les poètes et les philosophes se sont ri plus d’une fois, appelant cette dévotion de leurs coreligionnaires « fatiguer les dieux, leur casser les oreilles », et soutenant avec ironie que les dieux ne pouvaient exaucer une demande « A moins que la même chose ne soit dite cent fois ». La Bible en offre un exemple, 1 Rois 18, 26 : « ils invoquèrent le nom de Baal depuis le matin jusqu’au milieu du jour, en disant : Ô Baal, réponds‑nous. ». Les Juifs n’avaient pas su se préserver complètement du « bavardage » dans la prière: Notre‑Seigneur reprochera plus tard ce défaut aux Pharisiens en termes très exprès, Matth. 23, 15, et les Rabbins n’affirmaient‑ils pas que « Tout homme finit par être entendu à force de multiplier les paroles ? » Hierosol. Taanith, f. 67, 3. S’imaginant donc sottement, comme les païens, que la prière est une sorte d’ « opus operatum » et que plus elle contient de mots plus elle est salutaire. - Les lignes suivantes de S. Augustin préviennent et résolvent une objection qu'on pourrait soulever à propos de ce verset : « La parole bavarde est autre chose qu’un sentiment prolongé. Que soit absente de la prière l’abondance des paroles. La prière ne cessera pas d’être grande si la ferveur de l’intention perdure », lettre 130. « Beaucoup parler en priant ne sert qu’à prononcer des paroles superflues. Prier beaucoup c’est frapper à la porte de celui que nous prions par un battement pieux et continu du cœur. Car, la plupart du temps, ce devoir se remplit plus par des gémissements que par des paroles », lettre 121. Le blâme du Christ n’atteint nullement les longues prières en elles‑mêmes, mais les longues prières qui proviennent de la superstition.



Mt6.8 Ne leur ressemblez pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. - Ne leur ressemblez pas, c’est-à-dire « ne les imitez pas » ; il ne faut pas que les chrétiens agissent en cela comme les païens. - Car votre Père sait. La battologie est en conséquence une chose ridicule, inutile, bien plus, injurieuse à Dieu, qu’elle suppose dénué ou de science ou de bonté à notre égard. Il connaît tous nos besoins avant d’avoir entendu nos gémissements et nos demandes ; il n’est donc pas nécessaire qu’on lui fasse mille raisonnements pour le convaincre. - Mais pourquoi le prier, s’il sait tout d’avance ? S. Jean Chrysost. répond : « Non pour que tu lui fasses la leçon, mais pour que tu le fléchisses. Pour que par le grand nombre de tes supplications tu lui deviennes familier, pour que tu t’humilies et te rappelles tes péchés. », In Matth. Hom. 19.



Mt6.9 Vous prierez donc ainsi : Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié. - Ainsi… vous... « Ainsi » et « vous » sont emphatiques. L’adverbe « ainsi » n’est cependant pas synonyme de « plus brièvement, plus simplement », ni même de « dans ce sens » ; il signifie plutôt « de la façon suivante ». En effet, bien que Jésus‑Christ n’oblige aucunement ses disciples à employer toujours l’Oraison dominicale à l’exclusion des autres prières, il leur propose toutefois ici non seulement un modèle de supplication, mais une véritable formule qu’ils ne sauraient redire trop souvent. Ainsi l’a compris l’Église, qui a inséré de très bonne heure le « Notre Père » dans sa liturgie ; ainsi l’a compris le sentiment chrétien pour lequel il n’existe pas de prière plus douce ou plus chère. - Nous trouverons dans le troisième Évangile, Luc. 11, 2-4, une édition abrégée du « Notre Père », donnée par Notre‑Seigneur à une époque plus tardive de sa vie et parmi des circonstances toutes différentes. Il est vrai que plusieurs exégètes ont essayé d’établir l’unité entre les deux récits ; mais ils ont travaillé en pure perte, les évangélistes montrant de la façon la plus claire qu’ils rapportent des faits totalement distincts. Rien ne s’oppose du reste à ce que Jésus ait enseigné deux fois cette prière à ses disciples. - Il est inutile d’insister sur la beauté admirable du « Notre Père ». Il nous a été révélé par le Verbe incarné, qui connaît par expérience ce qui convient à Dieu auquel s’adresse l’Oraison dominicale, ce qui est nécessaire à l’homme qui la prononce : que pourrait‑on dire de plus pour en faire l’éloge ? Il est simple et sublime en même temps ; c’est la prière de tous et tous la redisent avec bonheur sans jamais se lasser, parce qu’elle correspond à toutes les aspirations, parce qu’elle exprime toutes les nécessités, celles du temps et du monde visible, comme celles du monde invisible et de l’éternité. Quelle richesse sous cette forme condensée ! Quelle plénitude inépuisable de saints désirs et de grande idées ! Tertullien a pu l’appeler sans exagération un « abrégé de tout l'Évangile ». On a prétendu parfois, à la suite de Wetstein, que « Toute cette oraison a été tirée des formules des Hébreux » : c'est une erreur. En fouillant dans tous les écrits rabbiniques anciens et modernes, et jusque dans les rituels juifs les plus récents, on n’a trouvé entre les prières israélites et l’Oraison dominicale que des ressemblances peu nombreuses qui s’expliquent d’ailleurs par des emprunts faits de part et d’autre à l’Ancien Testament. - Un mot de la structure intime du « Notre Père ». Il se compose d’une courte invocation, d’une prière proprement dite et d’une conclusion. La prière, qui forme le corps de la composition, comprend deux parties dont la première regarde Dieu, tandis que la seconde concerne les hommes, de telle sorte qu’on pourrait distinguer deux tables dans le « Notre Père » comme dans la loi du Sinaï. Il y a trois demandes dans la première partie, quatre dans la seconde, du moins d’après la division communément adoptée dans l’Église latine. Les Pères grecs ne comptent que trois demandes dans chaque partie ; car ils réunissent sous un seul titre « Ne nous abandonnez pas... » et « Libérez-nous du mal ». L’âme du suppliant commence donc par s’élancer vers Dieu, afin de le louer et de faire des vœux ardents pour sa gloire ; puis elle redescend humblement sur elle‑même à la vue de ses nombreuses nécessités, et conjure le Seigneur de lui venir en aide. David, ce grand maître dans l’art de prier, suit habituellement une marche analogue dans ceux de ses Psaumes qui ont la demande pour but principal. La distinction entre les deux parties est nettement accentuée, surtout par la répétition des pronoms possessifs, qui est du plus bel effet, soulignant d’abord les vœux, puis les supplications. « Votre Nom, votre règne, votre volonté ; donnez nous... notre pain, remettez nous nos dettes..., ne nous abandonnez pas..., libérez nous... ». Le désir du royaume messianique, qui forme le fond de cette magnifique prière, en relie tous les éléments, de manière à en faire une seule note jetée amoureusement vers Dieu. - Terminons ce préambule par une excellente réflexion de S. Cyprien : « Celui qui a fait vivre a enseigné aussi à prier… et quand nous parlons au Père avec la prière et l’oraison que le Fils nous a enseignée, il nous écoute plus facilement…La prière amicale et familière consiste à prier Dieu avec ce qui lui appartient, à monter jusqu’à ses oreilles avec la prière du Christ ». Nous passons maintenant à l’explication détaillée de l’Oraison dominicale. Les mots Notre Père qui êtes aux cieux en constituent l’exorde ou prologue. « La prière du Seigneur possède sa rhétorique propre », dit fort bien Maldonat. Ce nom de Père placé en tête n’est‑il pas, en effet, selon la réflexion de S. Thomas d’Aquin, une véritable « recherche de bienveillance » ? C’est un puissant appel adressé dès le début à la bonté et à la puissance du Dieu que nous invoquons ; c’est en même temps pour nous‑mêmes, au moment où nous commençons à prier, une parole d’encouragement qui stimule notre confiance. « Le nom de père suscite en nous l’amour, la confiance voulue pour supplier, et l’assurance présomptueuse de tout obtenir ; car que ne donne‑t-il pas aux fils celui qui leur a donné d’être fils ? », S. Aug. l.c. Et ce nom qui s’échappe de nos cœurs n’est pas une vaine figure ; Dieu est réellement notre Père et nous sommes réellement ses enfants. « Vous n’avez pas reçu de nouveau un esprit d’esclave dans la crainte », dit saint Paul comparant l’état des chrétiens à celui des Juifs, « mais vous avez reçu un esprit d’adoption de fils dans lequel nous crions : Abba, Père. », Romains 8, 15 ; Galates 4, 5 et 6. Nous sommes des fils de Dieu par droit d’adoption et c’est l’Esprit‑Saint lui‑même qui nous inspire ce cri filial par lequel nous recourons à Dieu comme à notre Père. Et pourtant quelle audace, comme le dit l’Église. « Avertis par les commandements du salut, et formés par un enseignement divin, nous osons dire : Notre Père... ». Sans cette institution divine, sans cette pression intime de l’Esprit‑Saint, nous eussions fait comme les Israélites qui, bien que fils de Dieu et sachant qu’ils l’étaient, Cf. Deutéronome 32, 6 ; Psaume 102, 13 ; Isaïe 63, 16 et de nombreux passages du Talmud, n’osaient presque jamais l’interpeller par ce titre, notre Père. Même dans les relations les plus familières, c’était d’un côté Dieu, le Seigneur, de l’autre ses serviteurs ; « un esprit de servitude dans la crainte ». - « Notre Père » et pas « mon Père », parce que « la prière de l'Église est commune, et non pas individuelle », Maldonat. En récitant l’Oraison dominicale, nous ne parlons pas en notre propre et privé nom ; nous parlons comme membres de la grande famille chrétienne, par conséquent en communion d’esprit et de cœur avec tous nos frères spirituels. Au seul « fils naturel » de Dieu il appartenait de dire « Mon Père », Cf. Matth. 26, 42. - « Qui êtes aux cieux ». Quoique présent partout, c’est dans les cieux que Dieu fait briller les rayons les plus éclatants de son immensité ; notre prière va naturellement le trouver dans ce bienheureux séjour.

« O notre Père, qui es dans les cieux,

non circonscrit, mais parce que là ton amour

s’épand avec plus d’abondance sur ceux que tu créas, les premiers

Dante, Purgatoire 11

Les écrivains sacrés de l’Ancien Testament, et plus tard les Rabbins, ajoutaient volontiers au nom de Dieu cette épithète empruntée au lieu de sa résidence principale. Ici, elle a pour but de nous montrer la distance qui existe entre nos pères terrestres et notre Père céleste, entre notre Père céleste et nous. - Que votre Nom soit sanctifié. Vient la prière proprement dite, qui se compose, avons‑nous dit, de trois souhaits relatifs à la gloire divine, et de quatre suppliques personnelles. La phrase « soit sanctifié... », forme la première demande de la première partie. « Digne prière », s’écrie saint Jean Chrysostome, « que celle qui appelle Dieu père. Elle ne peut rien demander d’autre que la gloire du Père ». Le Seigneur, parlant par la bouche du prophète Malachie, avait adressé aux Juifs ingrats cette apostrophe indignée : « Si je suis Père, où est l’honneur qu’on me témoigne ? » Mal. 1, 6. Le chrétien, après avoir dit : Notre Père, ajoute aussitôt, conformément au divin désir : Que votre nom soit sanctifié. Appliqué à ce qui n’est pas saint, signifie purifier, rendre saint ; appliqué à ce qui est déjà saint, ce même verbe signifie reconnaître comme tel, c’est-à-dire glorifier. Le nom de Dieu étant saint de toute éternité, et infiniment saint, Cf. Psaume110, 9 ; Luc. 1, 49, que pouvons‑nous souhaiter à son égard sinon qu’il soit toujours et partout traité selon son auguste nature ? Le nom de Dieu n’est pas seulement son appellation telle que nos lèvres la prononcent, c’est aussi et principalement l’idée que nous y attachons, en d’autres termes, l’essence divine elle‑même autant qu’elle nous a été révélée ; souhaiter la glorification du saint nom de Dieu revient, par conséquent, à souhaiter la glorification de Dieu lui‑même.



Mt6.10 - que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. - C’est la seconde demande de la première partie. « Votre règne » ne désigne pas autre chose que le « règne des cieux » annoncé par le Précurseur, 3, 2, et par Jésus‑Christ, 4, 17 : le royaume messianique est en effet le royaume de Dieu par excellence. Les Juifs en appelaient l’avènement, en récitant leur célèbre Kaddisch. « Que votre règne arrive, disaient‑ils, que la rédemption vienne bientôt ». Nous disons comme eux « Qu’il arrive. » non toutefois dans le même sens, puisqu’il a été fondé par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. « Arrive », c’est-à-dire, puisse‑t-il se développer, se perfectionner, embrasser toute la terre après avoir triomphé de tous les obstacles qui s’opposent à son parfait établissement. Tant qu’il restera un seul homme à convertir au Christianisme, tant qu’il y aura de pauvres brebis errantes en dehors de la bergerie, ce vœu aura sa raison d’être. « Le sens n’est donc pas que Dieu règne dans nos cœurs, ou que nous régnions avec les bienheureux, mais que Dieu règne dans l’absolu, et sans adversaire », Maldonat. Il existe un lien très étroit entre cette demande et la précédente ; le nom de Dieu sera d’autant plus glorifié que son royaume sera plus étendu. - Voici maintenant la troisième demande : Que votre volonté soit faite... Dante l’exprime dans les termes suivants, avec l’élégante et profonde simplicité qui ne le quitte jamais :

« Comme tes anges font le sacrifice de leur volonté en te chantant Hosanna, que les hommes fassent le sacrifice de la leur. Seigneur de tout, ce que tu veux dans ton monde. » Purg. 11, 10.

« Comme », aussi constamment, aussi parfaitement, aussi joyeusement. Que la volonté des hommes se conforme donc et se subordonne en tous points à celle de Dieu. S’il en était ainsi, avec quelle promptitude le royaume de notre Père céleste gagnerait toute la terre habitée. Le traité rabbinique Sanhédrin nous représente les anges disant à Dieu dans le ciel : « Maître du monde entier, le monde t'appartient ; réalise ce que tu veux dans ce monde qui est tien ». C’est aussi ce que souhaite le chrétien dans l’Oraison dominicale. - On voit, par ce court exposé, que la première partie du « Notre Père », bien qu’elle contienne trois phrases parallèles, n’exprime au fond qu’un unique désir, celui de voir le royaume messianique se réaliser dans toute sa perfection. Quoique chaque demande soit adressée en commun aux trois personnes de la Sainte Trinité, on peut cependant approprier la première au Père, la seconde au Fils, la troisième au Saint‑Esprit, car c’est le nom du Père qui vient d’être directement invoqué, c’est par le Fils que le divin royaume a été établi sur la terre, c’est à l’aide des secours de l’Esprit‑Saint que nous pouvons réussir à faire toujours la volonté de Dieu.



Mt6.11 - Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. - Viennent les supplications proprement dites. Maintenant que nous avons payé notre dette à la gloire de Dieu, Jésus nous permet, dans la seconde partie de sa prière, de développer nos propres besoins. « Sur la terre comme au ciel » : ces mots du suppliant servent de transition entre les deux moitiés du « Notre‑Père ». Le chrétien, qui s’était élevé jusqu’au séjour du Père céleste, est rappelé sur la terre par le sentiment de ses nécessités multiples ; du moins peut‑il les exprimer en toute simplicité et liberté devant l’auteur de tout don parfait. Il commence, à la façon d’un humble mendiant, par demander à Dieu le pain destiné à soutenir sa vie matérielle : Notre pain quotidien... « C’est ici, dit Bossuet, le vrai discours d’un enfant qui demande en confiance à son père tous ses besoins, jusqu’aux moindres », Médita. sur l’Evang. 25ème jour. Par ce mot « pain », il faut entendre, conformément à l’usage oriental, tout ce qui est nécessaire à la vie du corps, tous nos besoins matériels, comme s’exprime S. Jacques, 2, 16. Nous demandons bien peu, et ce peu nous le demandons avec la plus grande modération, laissant les détails entre les mains de la Providence toujours aimable pour ses enfants. D'ailleurs, « Si nous avons de quoi manger et nous habiller, sachons nous en contenter », 1 Tim. 6, 8. - Quotidien. Peut‑on dire avec S. Augustin, S. Cyprien, S. Ambroise et S. Jérôme que le pain que nous implorons de la bonté divine est un pain spirituel et mystique, par exemple la sainte Eucharistie, la grâce, la vie du Verbe dans nos âmes ? On le peut, sans doute, mais à la condition de ne rien exagérer et de ne pas rejeter à l’arrière‑plan le sens naturel et obvie qui doit garder la première place dans l’interprétation des paroles de Jésus. Dans la quatrième demande du « Notre Père », il s’agit directement de la satisfaction de nos besoins temporels ; et, bien que « la nourriture qui périt » suggère aussitôt à l’âme chrétienne la pensée de « la nourriture qui dure éternellement », Jean 6, 27, néanmoins, d’après l’avis commun des exégètes, le pain céleste de l’Eucharistie ou de la grâce ne peut être mentionné ici que d’une manière accessoire et secondaire. - Donne‑nous aujourd'hui ; d’après S. Luc, jour par jour. C’est la même pensée. - L’indigence, le souci des choses temporelles sont ordinairement de grands obstacles à l’acquisition de la sainteté et à l’établissement du royaume de Dieu dans les cœurs cf. Matth. 13, 22 : c’est donc très légitimement que l’on peut conjurer le Seigneur d’écarter ces obstacles. Mais dans quel sens le riche dira‑t-il : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ? « J’ose dire, répond saint Augustin, que le riche a besoin de ce pain quotidien. Pourquoi possède‑t-il toute chose en abondance ? Pourquoi, si ce n’est parce que Dieu le lui a donné. Qu’auras‑tu si Dieu retire sa main ? N’y a‑t-il pas un grand nombre d’hommes qui se sont endormis riches et qui se sont réveillés pauvres ? ».



Mt6.12 - Et remettez-nous nos dettes comme nous les remettons nous‑mêmes à ceux qui nous doivent. - Cinquième demande. - Remettez-nous nos dettes... Notre misère morale n’est pas moindre que notre misère matérielle, et, sentant bien qu’elle nous rend incapables, indignes d’être les citoyens du royaume messianique, nous supplions instamment notre Père de la faire cesser au plus tôt. « Remettez », laissez aller, par opposition à retenir ; c’est un pardon gratuit que nous demandons, car il est question d’une dette que nous ne saurions, hélas. jamais payer. - Nos dettes. Nos péchés sont entre les mains de Dieu comme de lourdes créances que sa justice et sa sainteté l’empêchent d’oublier, tant que sa miséricorde, touchée par notre repentir, n’a pas daigné les déchirer. - Comme nous les remettons. « Comme » n’exprime pas un degré, ni une similitude proprement dite, mais un motif ; « car nous‑mêmes nous pardonnons aussi », S. Luc, 11, 4. - Ceux qui nous doivent doit se prendre dans un sens large comme « dettes » ; tous ceux qui nous ont offensés, dit fort bien la traduction française populaire. - Jésus reviendra dans un instant, v. 14 et 15, sur cette condition de pardon.



Mt6.13 Et ne laissez pas entrer en tentation, mais délivrez-nous du mal. - Ce verset contient les deux dernières demandes et la conclusion de l’Oraison dominicale. - Sixième demande : Et ne laissez pas... Le souvenir de nos fautes passées, qui vient d’être excité vivement dans notre esprit, produit à son tour le sentiment de notre effrayante faiblesse. Nous avons péché, nous pouvons pécher encore, car le mal est toujours là qui nous harcèle au dedans et au dehors, sous mille formes diverses, se servant de tout pour nous tenter et nous perdre. Comment lui résister, sinon en recourant à notre Père ? Nous le prions donc de ne nous pas induire dans la tentation. Qu’est‑ce à dire ? Cela signifie‑t-il qu’il est lui‑même l’auteur des tentations qui nous assaillent ? Non certainement, « lui... ne tente personne », Jac. 1, 13 ; il faut, pour devenir tentateur, une malice intrinsèque incompatible avec sa perfection souveraine. Sa Providence peut bien permettre que nous soyons tentés, mais alors elle aura soin de nous munir de secours suffisants pour assurer notre victoire. Cf. 1 Corinthiens 10, 13. Cela signifie‑t-il que nous souhaitons l’éloignement absolu de toute tentation ? Pas davantage, un pareil souhait serait irréalisable en cette vie. Il reste donc à traduire comme nous le faisons en français : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ». - Septième demande : Mais libérez-nous du mal. Nous retrouvons, touchant le mot « mal », l’incertitude et la discussion habituelles cf. v. 37 et l’explication. Est‑il au masculin de manière à représenter le démon, l’être mauvais par excellence (« le malin », dit une vieille traduction française) ? Est‑il au neutre et désigne‑t-il le mal envisagé comme une terrible puissance qui nous menace de toutes parts ? Les Pères grecs et quelques commentateurs à leur suite favorisent le premier sentiment, et c’est ainsi qu’ils parviennent à confondre la sixième et la septième demande en une seule. Après avoir parlé de la tentation, Jésus montrerait du doigt son auteur principal. Mais non, cette phrase n’est pas une simple variante de la précédente : elle a une extension beaucoup plus considérable. C’est ce que nous apprend l’Église dans la belle prière « Délivrez-nous » qu’elle fait réciter au prêtre immédiatement après le « Notre Père ». Reprenant la dernière parole du Sauveur pour en fixer le sens par un développement authentique, « Délivre‑nous de tout mal, Seigneur, et donne la paix à notre temps ; par ta miséricorde, libère‑nous du péché ». Délivrez-nous du mal, quel qu’il soit, parce que, sous ses apparitions multiples, il agit toujours à l’encontre de votre royaume ; du mal passé, ou de nos péchés d’autrefois qui ont laissé en nous des traces funestes, quoique pardonnés, des ennemis de tout genre qui nous pressent dans le présent, de vos châtiments futurs que nous n’avons que trop encourus, des peines innombrables qui nous accablent. On le voit, c’est par une pétition universelle quoique négative dans sa forme, c’est par un désir ardent et général de la rédemption messianique que s’achève la prière qui nous a été enseignée par Jésus.



Mt6.14 Car si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi. 15 Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père ne pardonnera pas non plus vos offenses. - A la suite du « Notre Père » qu’on a justement défini « la prière universelle non du juif, non du chrétien, non du catholique mais de l’homme », Bougaud, Jésus‑Christ, 2ème partie, ch. 2, nous trouvons deux versets qui s’y rattachent étroitement, attendu qu’ils en commentent la cinquième demande. Après avoir conjuré Dieu de nous pardonner nos offenses, nous avions ajouté pour le déterminer à nous accorder cette grande faveur « comme nous les remettons nous‑mêmes à ceux qui nous doivent » ; c’est sur cette condition que Jésus‑Christ revient pour en expliquer l’insertion dans sa formule de prière. A deux reprises consécutives, d’abord sous une forme affirmative au v. 14, puis en termes négatifs au v. 15, il pose en principe comme un axiome indiscutable, que le pardon généreusement accordé par nous à ceux d’entre nos frères qui peuvent nous avoir offensés est la condition « sine qua non » de la rémission de nos propres péchés ; condition très équitable assurément, car comment mériterions‑nous que Dieu oubliât , nos fautes si graves et si nombreuses, dans le cas où nous refuserions nous‑mêmes d’oublier les offenses relativement peu considérables du prochain à notre égard ? Voir plus loin, 18, 25 et ss., la belle parabole dans laquelle Jésus inculque plus au long cette condition indispensable cf. encore Marc. 11, 25 ; Eccli. 28, 3. 4. 5. - Pardonnera...; naturellement, pourvu que les autres conditions soient remplies. - Ne vous pardonnera pas..., même « tout bien considéré », une chose essentielle faisant défaut. - Ce raisonnement du Sauveur est si concluant, qu’au temps de S. Jean Chrysostome, des chrétiens animés de sentiments de haine et de vengeance contre leur prochain préféraient, en récitant le « Notre Père », omettre la cinquième demande plutôt que de prononcer leur propre condamnation.



Le jeûne, vv. 16-18.

Mt6.16 Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites, qui exténuent leur visage, pour faire paraître aux hommes qu'ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. - Jésus revient au grand principe qu’il a énoncé au commencement de ce chapitre, et il l’applique maintenant au jeûne, de même qu’il l’a appliqué à l’aumône et à la prière. Bien que l’exemple change, les formules ne varient pas, non plus que la méthode : l’attention n’en est que plus frappée. - Lorsque vous jeûnez. Quoique la foi mosaïque ne prescrivît par an qu’un seul jeûne, Cf. Lév. 16, 29, et que la tradition laissât une liberté presque entière aux Juifs en fait de mortifications corporelles, néanmoins, à l’époque de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, les pieux Israélites, ou ceux qui affectaient de passer pour tels, avaient coutume de jeûner fréquemment. C’est ainsi que la plupart des Pharisiens jeûnaient deux et même quatre fois par semaine. Chose excellente en soi, mais qui était malheureusement gâtée par l’ostentation et la vaine gloire. - Tristes, d’une tristesse affectée ; mornes et sombres comme des pénitents désolés. - Ils exténuent leur visage... Ce verbe est une relique de l’ancienne Itala ; il a chassé, sans doute à cause de son originalité, le « abattent » que S. Jérôme avait mis à sa place. Du reste, il traduit fort bien le grec, qui signifie en premier lieu détruire, anéantir, Cf. v. 19, puis, défigurer d’une manière quelconque. Qu’on se représente ces Pharisiens hypocrites, qui, après plusieurs jours d’un jeûne sévère, apparaissaient en public pâles, ou même tout noirs, dit le Talmud, amaigris, échevelés, la barbe longue et en désordre, le visage malpropre, car la toilette même la plus élémentaire n’était pas moins interdite que la nourriture durant les jours de pénitence, et l’on comprendra qu’on pouvait réellement lire leurs jeûnes sur leur physionomie. - Pour faire voir aux hommes... Jésus joue ironiquement sur les mots : « ils les exténuent… pour les rendre visibles. ». S. Jean Chrysostome signale parmi ses contemporains d’autres hypocrites qui allaient encore plus loin que les Pharisiens, car ils travaillaient à acquérir la réputation de grands jeûneurs tout en prenant de bon repas soigneusement dissimulés, tandis que les adversaires de Jésus prenaient au moins la peine de jeûner quoiqu’ils n’en retirassent aucun mérite.

Mt6.17 Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, 18 afin qu'il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est présent dans le secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. - Vraie manière de pratiquer le jeûne. - Lorsque tu jeûnes. Le chrétien en effet peut et même doit jeûner ; mais quand il exerce cet acte de mortification, il prend autant de soin pour le cacher aux regards des hommes, que d’autres en prennent pour le faire paraître. - Parfume ta tête : ces sortes d’onctions ont toujours été en Orient d’un fréquent usage, surtout lorsqu’on assiste à des repas somptueux cf. Luc. 7, 46. - Lave ton visage, en signe de joie, comme l’on faisait au sortir d’un long deuil. Sous cette double métaphore, qui rappelle celles des v. 3 et 6, il est aisé de lire la pensée du Sauveur. Même quand vous jeûnez, veut‑il dire, ayez au dehors l’air de personnes qui mènent leur train de vie habituelle, ou même qui se disposent à prendre un bon repas. Sainte dissimulation opposée à une honteuse hypocrisie et autant récompensée que ce vice avait été puni. Votre Père vous le rendra.

2. Obligations des chrétiens touchant les richesses et la propriété, vv. 19-34.

Des devoirs qu’impose la piété, Jésus‑Christ passe maintenant à ceux qui découlent de la propriété. Dans cette charte du nouveau royaume, il ne pouvait se dispenser de toucher à une aussi grave question. Le Roi messianique veut que le cœur de ses sujets soit à lui sans partage ; or deux choses peuvent le lui ravir totalement ou partiellement, l’amour des richesses et le souci exagéré des nécessités temporelles. De là deux règles de conduite qu’il trace sur ce point, pour interdire ce qui serait dans son empire un crime d’idolâtrie morale et par conséquent de haute trahison.

Première règle : Pour ceux qui font partie du royaume messianique, la vraie fortune est toute spirituelle et consiste dans les trésors célestes, vv. 19-24.



Mt6.19 Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la rouille et les vers rongent et où les voleurs percent les murs et dérobent. - Des trésors : des trésors ou biens matériels de toute espèce, comme l’indique le contexte ; tout ce qui est précieux dans l’estime des hommes, tout ce qui excite la convoitise des voleurs. - La rouille et les vers... Motif pour lequel il faut éviter de thésauriser sur la terre : les richesses d’ici‑bas sont essentiellement précaires et périssables, Cf. 1 Tim. 6, 9. 16-19. Que d’ennemis ou de rivaux ne rencontrent pas celui qui les possède. La rouille ronge peu à peu les métaux les plus richement travaillés ; les vers dévorent les étoffes sans s’inquiéter de leur prix, attaquant même de préférence les beaux vêtements brodés dont on se sert moins souvent ; les voleurs s’emparent de tous les trésors sans distinction. Il faut être bien insensé pour rechercher avec tant d’ardeur des objets qui ont si peu de consistance. - « Rouille » signifie en général « érosion, corrosion » et représente la dent vorace du temps ou de la pourriture.



Mt6.20 Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne percent pas les murs ni ne dérobent. - Amassez-vous... Puisque la terre garde si mal les trésors qu’on lui confie, ne pourrait‑on pas trouver un coffre‑fort plus fidèle ? Oui, dans le ciel, où nos richesses ne courent aucun danger, où ni la rouille... etc. En effet, les trésors que nous pouvons accumuler étant d’une nature spirituelle, immatérielle, ils sont par là même indestructibles, Cf. Luc. 12, 33. « Quelle folie de laisser des trésors ici, à l’endroit que tu quitteras, et de ne pas les envoyer d’avance à l’endroit où tu iras. Thésaurise là où tu as une patrie. », S. Jean Chrysost. Hom. in h.l. Amoncelons dans le ciel les mérites de nos vertus et les fruits de nos bonnes œuvres.



Mt6.21. - Car là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. - Autre motif puissant pour lequel nous devons nous détacher des biens matériels. Notre trésor, quel qu’il soit, devient bientôt l’idéal et même l’idole de notre cœur qui s’y repose, qui y pense nuit et jour, qui s’y transforme. Si ce trésor est terrestre, notre cœur habite perpétuellement sur la terre et devient tout terrestre ; si les biens que nous aimons sont célestes, notre cœur a déjà sa résidence au ciel et devient tout céleste, et c’est alors seulement que nous sommes vraiment les citoyens du royaume des cieux.



Mt6.22 La lampe du corps, c'est l'œil. Si ton œil est sain, tout ton corps sera dans la lumière, 23mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes les ténèbres mêmes. - On a souvent accusé ces deux versets de rompre l’enchaînement des pensées de Jésus ; mais, en les examinant de près, il est facile de reconnaître qu’ils s’harmonisent très bien avec les antécédents et les conséquents. Seuls, les lecteurs superficiels peuvent ne pas comprendre leur présence en cet endroit. Le Sauveur parle des richesses, qu’il dépeint comme un des principaux obstacles à l’établissement de son royaume dans les âmes. Prenez garde, a‑t-il dit, de vous attacher aux biens de ce monde, car leur amour aurait promptement corrompu votre cœur. Il ajoute maintenant que, si notre cœur était dépravé, toutes nos œuvres deviendraient mauvaises par là-même ; tandis qu’un cœur spirituel et céleste dans ses affections, rendra nos actes excellents devant Dieu, l’extérieur tirant sa forme et sa moralité du dedans. Ce phénomène de la vie morale est décrit dans un langage figuré dont les couleurs sont empruntées à la vie physique. - La lampe de ton corps, c'est ton œil. En tête de son raisonnement, Jésus place, en guise de base indiscutable, cette locution proverbiale. Notre œil n’est‑il pas en effet comme une lampe qui, allumée aux rayons du soleil, éclaire et dirige notre corps ? - Cela posé, ou notre œil est simple, si ton œil est pur, c’est-à-dire bon et sain, bien constitué, et alors notre corps est lumineux ; les divers membres dont il se compose remplissent harmonieusement leurs fonctions, sans crainte de se heurter, de se briser contre des obstacles cachés dans l’ombre : ou notre œil est mauvais, vicié d’une manière quelconque, si ton œil est mauvais, et dans ce cas notre corps entier est ténèbres, attendu qu’il a perdu son unique source de lumière, l’organe de la vue. - Après ces prémisses évidentes, le divin Maître conclut en disant : Si donc la lumière... ; si les yeux, ces fenêtres du corps, sont obscurs comme des chambres noires, combien seront grandes les ténèbres, à plus forte raison les autres organes, qui n’ont pas de lumière par eux‑mêmes et qui reçoivent d’ailleurs toute leur clarté. - L’application se fait maintenant d’elle‑même. Votre œil, la lumière de votre âme ; si ce cœur est simple et pur, et il le sera s’il ne se partage pas entre Dieu et le monde, s’il ne se souille pas au contact des biens terrestres, toute votre vie morale sera dans la splendeur ; si au contraire ce cœur se laisse corrompre par des attaches profanes, vos œuvres morales seront elles‑même complètement gâtées. Jésus‑Christ raisonne d’après la psychologie orientale, qui attribuait au cœur un rôle prépondérant dans la conduite pratique de l’homme. Pour les Grecs, c’était l’intelligence qui était le principe illuminateur : Aristote, Galène, le Juif Philon.



Mt6.24 Nul ne peut servir deux maîtres : car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et la Richesse. - Autre raison pour nous engager à ne pas placer nos trésors sur la terre. Les arguments qui précèdent étaient basés sur l’instabilité des richesses matérielles, v. 19, sur la manière effrayante dont elles absorbent toutes nos affections, v. 21, sur la destruction du mérite de nos actes par leur pernicieuse influence, vv. 22 et 23 : celui‑ci s’appuie sur le joug d’esclavage qu’elles nous imposent. - Nul ne peut servir... Vérité bien connue dans la vie domestique et confirmée par des axiomes semblables chez la plupart des peuples. Il ne faut pas, est‑il dit ailleurs, placer deux selles sur un même cheval ; ou bien : Un sujet fidèle ne saurait servir deux souverains. Une comédie de Térence représente un serviteur fort embarrassé précisément parce qu’il est dans cette situation : « Je ne suis pas certain de ce que je dois faire. Vais‑je aider Pamphile, ou prêter assistance à un vieux ? Si j’abandonne ce dernier, je crains pour sa vie. Mais, si je m’en occupe, je redoute les menaces de l’autre », Andr. 1, 1, 26. Le choix se fera pourtant, car l’indifférence en pareil cas est chose tout à fait impossible ; la balance finira par pencher d’un côté ou de l’autre. - Ou il haïra l'un... Il n’y a que deux hypothèses ; ou le serviteur en question aimera son maître Paul aux dépens de son autre maître Pierre, ou bien c’est à Pierre qu’il s’attachera et alors il négligera Paul. Ce sera donc un fort mauvais ménage où il y aura bientôt impossibilité de s’entendre. - De même au spirituel : Vous ne pouvez servir... L’âme ne saurait demeurer flottante entre Dieu et les richesses, avec l’intention de s’acquitter de ses devoirs envers Dieu sans cesser de jouir des biens terrestres. Entre le Seigneur et Mammon, il y a l’incompatibilité la plus absolue. Choisissez. - L'argent. Dans le texte latin, Mammon, un nom chaldéen, (Mamôna, Cf. le syriaque Momoûno), grécisé d’abord, puis latinisé ; son étymologie est incertaine. Il désignait soit les richesses, soit le dieu qui en disposait, à la façon du Plutus des Grecs et des Romains. Remarquons l’emploi du verbe, « servir ». S. Jérôme écrit à ce sujet : « Il n’a pas dit : celui qui a des richesses, mais celui qui se met au service des richesses. Car celui qui est esclave des richesses, garde les richesses à la façon d’un esclave. Celui qui secoue le joug des richesses les distribue comme le Seigneur ».



Deuxième règle : Les chrétiens doivent éviter avec le plus grand soin tout souci trop humain relativement à leurs nécessités temporelles, vv. 25-34.

Mt6.25 C'est pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez ou boirez, ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? - Après avoir déraciné l’avarice, Jésus‑Christ empêche de craindre démesurément la pauvreté. - Tout ce passage est admirable ; c’est assurément l’un des plus beaux, des plus consolants de l’Évangile. Le prédicateur y trouve la matière de développements aussi riches qu’utiles ; mais la parole de Jésus est ici tellement claire et populaire qu’il suffit à l’exégète de quelques lignes pour l’expliquer. - « C'est pourquoi », parce qu’il est impossible de servir à la fois Dieu et Mammon. - Ne vous inquiétez pas. Le grec est plus énergique, et la rédaction de S. Luc l’est davantage encore : « Pour que vous soyez prévoyants sans angoisse, diligents sans préoccupation, sans anxiété et sans stress. », Cornelius a Lap. Jésus‑Christ n’exclut pas une prévoyance modérée, mais seulement l’agitation de l’esprit, une anxiété pleine de trouble, qui se défie de la Providence. Il faut travailler sans doute pour subvenir à ses besoins, « Aide‑toi. ». Mais, comme le dit S. Jean Chrysostome, il faut savoir rejeter toute inquiétude excessive qui serait une injure envers la bonté de Dieu. « Il faut savoir trimer dur sans inquiétude », S. Augustin, in h. l. En effet, « le ciel t’aidera. ». - Pour votre vie : représente le principe de vie dans l’homme et non pas l’âme proprement dite. - De ce que vous mangerez et ce que vous boirez ». La conservation de notre vie dépendant du boire et du manger, et la vie s’identifiant avec le principe vital, les Hébreux avaient inventé la locution bizarre « manger pour son âme », Cf. Psaume 77, 18. - Ce dont vous serez vêtus. Après les vivres, les vêtements : les deux grandes nécessités de l’homme et, par suite, ses deux sources principales d’inquiétude. « Corps » est au datif pour le même motif que « anima ». - Selon sa coutume, Jésus complète son instruction en ajoutant les motifs qui l’établissent. Premier motif : La vie n'est elle pas... La conclusion est sous‑entendue, mais on la supplée sans peine : Si la vie est plus précieuse que la nourriture, si le corps a plus de valeur qu’un vêtement, l’auteur de notre vie, le créateur de notre corps, ne saura‑t-il pas nous donner tout ce qui est nécessaire pour les soutenir ?



Mt6.26 Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux ? - Second motif de confiance sans bornes en la Providence de Dieu : le soin amoureux qu’elle prend des êtres dénués de raison. - Regardez : un simple regard jeté sur la nature est capable de consoler et de rassurer les malheureux. - Les oiseaux du ciel : la Bible aime à ajouter à leur nom ce génitif qui détermine le domaine de leur gracieuse existence cf. Genèse 1, 26 ; 2, 19 ; Psaume 8, 9 , 103, 12, etc. - Ils ne sèment ni ne moissonnent... Ce sont les trois grandes et pénibles opérations par lesquelles l’homme s’assure les aliments nécessaires à la vie. Les oiseaux ne s’en inquiètent guère, vivant joyeusement au jour le jour. - Et pourtant, votre Père céleste les nourrit. « Et » a le sens de « et cependant » ; « votre » est emphatique, ainsi que « vous » un peu plus bas. Votre père et non le leur. S’il nourrit si bien des étrangers insignifiants, comment ne traitera‑t-il pas les fils de la famille ? Voir en plusieurs endroits de la Bible, particulièrement Job. 38, 41 ; Psaume 146, 9, des traits touchants de la bonté divine à l’égard des oiseaux. On trouve dans le Talmud une pensée analogue : « Avez-vous déjà vu des animaux ou des oiseaux occupés à remplir un devoir ? Ils le font sans aucune anxiété », Kidduschin. - N'êtes‑vous pas beaucoup plus... Pléonasme étonnant, qui fortifie l’idée. «  tu mets toute chose à ses pieds ... les oiseaux du ciel et les poissons de la mer », dit le Psalmiste, Psaume 8, 8 et 9.



Mt6.27 Qui de vous, à force de soucis, pourrait ajouter une coudée à la longueur de sa vie ? - Troisième motif d’éviter toute sollicitude : cela ne servirait absolument de rien. - à force de soucis ; réfléchissant et réfléchissant encore, à la façon des hommes de génie qui sont à la recherche de quelque découverte importante. Le grec suppose des réflexions pénibles, fatigantes. - A sa taille. Du texte grec, peut désigner tout ensemble la longueur de la vie ou la longueur du corps humain, c’est-à-dire l’âge ou la taille. Plusieurs commentateurs ont adopté le second sens à la suite de la Vulgate, pensant que le Sauveur avait voulu représenter ici l’impossibilité où sont les hommes d’ajouter quoi que ce soit à leur taille. Mais ils n’ont pas observé qu’il y aurait quelque chose de contradictoire dans l’expression employée par Jésus ; une coudée surajoutée à une taille quelconque serait en effet une mesure considérable, tandis que Notre‑Seigneur veut évidemment parler d’une petite dimension. Il est donc préférable de le prendre dans l’acception plus ordinaire de « âge », Cf. Jean 4, 23. On obtient ainsi un sens très naturel et très logique : Qui de vous, même après de longues méditations, est capable d’agrandir sa vie d’une coudée ? Métaphore pour signifier « d’une minute ». Au Psaume 38, 6, la longueur de la vie est mise en rapport avec le palme ; le poète grec Mimnerme parle aussi d’une coudée de temps. - Une coudée ; la coudée était l’une des principales mesures de longueur des Hébreux. Elle équivalait à l’avant‑bras d’une personne de taille moyenne, depuis l’extrémité du doigt médium jusqu’au coude ; de là son nom. La conclusion du raisonnement est omise, comme au v. 25.



Mt6.28 Et pourquoi vous inquiétez-vous pour le vêtement ? Considérez les lis des champs, comment ils croissent : ils ne travaillent, ni ne filent. 29 Et cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux. 30 Que si Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ? - Quatrième motif de confiance en Dieu : le soin qu’il prend des êtres inanimés. Ce motif diffère à peine du second ; seulement, tandis que le v. 26 parlait d’animaux et de nourriture, il s’agit ici de plantes et de vêtements. - Considérez, apprenez, étudiez attentivement, pour bien voir la vérité de mes assertions. - Les lis des champs. Les lis de la Palestine sont célèbres : on les y rencontre par milliers, couvrant de vastes étendues de terrain, et transformant parfois, grâce à leurs couleurs brillantes et variées, une contrée entière en un magnifique jardin. On signale comme l’un des plus beaux celui que Linné appelle « Fritillaria corona imperialis », celui de Dioscorides, 3, 116, haut de trois pieds, portant vers le sommet d’une tige élancée une splendide couronne de fleurs rouges ou jaunes que surmonte un panache de feuilles ; ou encore le « lis de Huleh » du Dr Thomson, dont les trois larges pétales veloutés se rejoignent par le sommet et qui est le mets favori des gazelles du Thabor cf. Cant. 2, 1, 2, 16. Du reste, le Schouschân oriental, dont le nom importé par les Maures se retrouve jusqu’en Espagne, cet autre pays des lis (« Azucena »), englobait anciennement une catégorie considérable de plantes, par exemple les amaryllis et les tulipes, de sorte qu’il est impossible de déterminer au juste la fleur que Jésus‑Christ a voulu désigner spécialement. - Ils ne travaillent ni ne filent. Ils croissent d’eux‑mêmes dans des champs incultes ; ils n’ont pas à tisser péniblement leur robe délicate, à en ajuster avec art les différentes parties : la Providence se charge de les vêtir, et avec quel amour ne le fait‑elle pas. - Cependant je vous dis que Salomon... ; non, pas même Salomon, cet idéal de la richesse pour les Juifs, Cf. 2 Chron. 9, 15 ; bien plus, pas même Salomon dans toute sa gloire, c’est-à-dire, couvert de ses vêtements les plus splendides dans les circonstances les plus solennelles. Cf. Esther 15, 2. - N'a pas été vu comme l'un d'eux. « Quelle étoffe de soie, demande S. Jérôme, quelle pourpre royale, quel tissu parfaitement brodé pourrait être comparé aux fleurs ? Qu’y a‑t-il de si frais que la rose ? Qu’y a‑t-il de si blanc que le lis ? ». Les ornements de Salomon venaient de la serre chaude de l’art, tandis que les lis croissent dans le paradis du Seigneur. - Si Dieu... C’est la conclusion de l’argument. - L'herbe des champs, nom dédaigneux appliqué à dessein au lis pour montrer son peu de valeur devant Dieu. Malgré sa splendeur, cette plante n’est après tout qu’une herbe qui croît parmi les autres herbes dont elle partage aussi le sort. On sait que les Hébreux divisaient le règne végétal en deux familles seulement, les arbres et les plantes herbacées. - Qui existe aujourd'hui. Qu’y a‑t-il de moins durable que la fleur d’un lis ? C’est un véritable éphémère. En Orient surtout, il suffit de quelques heures d’une chaleur brûlante pour dessécher complètement ces champs magnifiques dont nous parlions plus haut : ce qui était le matin un tapis délicieux de verdure n’est plus le soir qu’une affreuse litière. - Et qui demain sera jetée au four. Les choses se passent littéralement ainsi en Palestine et en Syrie. A défaut de bois, les Orientaux emploient en effet les herbes sèches et les tiges des fleurs pour chauffer leurs petits fours portatifs, sortes de marmites en terre cuite, plus larges à la base qu’au sommet, et excellentes pour la cuisson des aliments. - Combien plus vous‑mêmes ; vous, créés à l’image de Dieu, héritiers du royaume céleste. Jésus conclut « a fortiori » comme dans les trois raisonnements précédents. - Hommes de peu de foi. Le manque de confiance en la Providence divine provient en effet du défaut de foi. Les Rabbins adressaient fréquemment à leurs disciples un reproche semblable et dans les mêmes termes : « Celui qui a du pain dans sa huche et qui dit : que mangerai‑je demain…est doté de peu de foi », Sota. f. 48, 2, etc.



Mt6.31 - Ne vous inquiétez donc pas, en disant : que mangerons‑nous, ou que boirons‑nous, ou de quoi nous couvrirons‑nous ? - Après cette argumentation dans laquelle il a donné tant de preuves de la Providence vraiment maternelle de Dieu à notre égard, Jésus‑Christ revient à sa première recommandation : Ne vous inquiétez donc pas. « Donc », déduction emphatique qui signifie : N’est‑il pas évident qu’il en doit être ainsi ?









Mt6.32 Car ce sont les païens qui recherchent toutes ces choses, et votre Père céleste sait que vous en avez besoin. - La démonstration recommence sur une nouvelle base ; aux motifs allégués plus haut pour condamner toute agitation anxieuse de l’esprit relativement aux nécessités de la vie, le Sauveur en ajoute d’autres non moins puissants, afin d’extirper à jamais ce défaut du cœur de ses disciples. - Ce sont les païens qui se préoccupent... Une telle sollicitude est toute païenne et n’a rien de chrétien ; comment les disciples du Christ oseraient‑ils s’y abandonner ? C’est la troisième fois que Jésus cite à ses auditeurs l’exemple des Païens comme une chose à éviter absolument, Cf. v. 47 ; 6, 7. Quel rapport en effet peut‑il y avoir entre l’esprit du paganisme et celui du Christianisme ? Ne règne‑t-il pas entre eux une complète opposition ? - La littérature classique abonde en passages qu’on pourrait apporter à l’appui de l’accusation lancée ici par Jésus contre les païens. « A partir de un, connais‑les tous ».

« Mais il suffit de demander à Jupiter les choses qu’il donne et qu’il enlève.

Qu’il donne la vie, qu’il donne les richesses, j’accueillerai tout d’une âme égale. »

[rabo ; Hor. Ep. 1, 18, 111-112.

Ne croyant pas à un Dieu personnel, bon et vivant, mais à une aveugle fatalité, ou bien à une divinité sans cœur, indifférente aux affaires des mortels, leur unique souci était de bien vivre dans le présent. - Votre Père sait... Raison additionnelle tirée de la connaissance parfaite qu’a Dieu de nos moindres besoins. C’est un Père céleste, c’est-à-dire un Père tout puissant. Or, quel père, connaissant les nécessités de ses enfants, ne viendra pas à leur secours quand il le pourra de toutes manières ?





Mt6.33. - Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. - Jésus nous a indiqué les choses qu’il ne faut pas rechercher avec une trop grande anxiété ; passant du négatif au positif, il nous apprend maintenant quels sont les biens que nous devons surtout tâcher d’acquérir. - Cherchez donc... Ne courez pas après les biens terrestres, comme le font les païens, mais après les biens célestes, comme il convient à mes disciples. - Premièrement n’est pas synonyme de « seulement », attendu que le Sauveur, comme nous l’avons dit plus haut, n’a pas l’intention de proscrire absolument l’acquisition des biens de ce monde, de condamner toute espèce de sollicitude relativement aux nécessités matérielles. Jésus permet qu’on s’occupe du temporel, à la condition de le subordonner au spirituel, de même que l’on subordonne le secondaire au principal. « Premièrement » signifie donc « principalement, préférablement à toute autre chose ». - Le royaume de Dieu, ce royaume dont il a été déjà si souvent question, royaume céleste fondé par le Christ au milieu d’un monde déchu qu’il est destiné à sauver, mais complètement séparé du monde et des intérêts mondains : tel doit être l’objet de notre sollicitude. - Nous devons chercher encore sa justice (de Dieu), cette justice ou sainteté parfaite dont Jésus trace le tableau depuis l’exorde de son discours. - Et toutes ces choses vous seront données... Si nous sommes fidèles à pratiquer cette recommandation de Jésus, alors, chose étonnante, avec le royaume de Dieu, avec la justice de Dieu, nous trouverons aussi et très amplement la satisfaction de nos besoins terrestres. Nous avons négligé l’accessoire pour aller droit à l’essentiel ; Dieu nous dédommagera en nous faisant rencontrer l’accessoire en même temps que le principal. « Toutes ces choses » désigne, comme au v. 32, le boire, le manger, les vêtements, etc. - Comparez Psaume 33, 11 : « Qui cherche le Seigneur ne manquera d'aucun bien » ; 36, 25, etc.



Mt6.34 N'ayez donc pas de souci du lendemain, le lendemain aura souci de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. - Ne vous inquiétez donc pas... Jésus répète ces mots pour la troisième fois, Cf. vv. 25 et 31, afin d’en faire pénétrer plus avant l’esprit dans l’âme de ses disciples. - Du lendemain ; touchant l’avenir dont chaque lendemain fait partie. - Car le lendemain... « Il parle du jour, chose inanimée, en figure, comme s’il pouvait en avoir du souci », S. Jean Chrysost. in h.l. Chaque jour apporte à l’homme son contingent de peines et de soucis ; les anticiper, c’est les doubler : une telle conduite serait‑elle raisonnable ? - A chaque jour suffit sa peine : sa malice, c’est-à-dire ses ennuis multiples. Il est vrai qu’à côté le chrétien trouve des secours suffisants pour les supporter patiemment, mais ces secours ne sont accordés qu’au fur et à mesure qu’ils sont nécessaires ; on n’en est pas muni dès la veille. Demain seulement on aura grâce d’état pour souffrir les maux de demain. Quelle différence entre cette philosophie messianique et l’insouciance païenne ! « Jouis du présent, et pense le moins possible à ce qui viendra après », Horat. « L’âme qui est heureuse actuellement déteste penser à ce qui arrivera après », id. La pensée suivante de Sénèque se rapprocherait davantage de celle du divin Maître : « Même si le malheur doit arriver dans le futur, en quoi le devancer soulagera‑t-il notre souffrance ? Tu souffriras assez tôt quand il viendra. Entre‑temps, entretiens‑toi de choses agréables », lettre 13.



Chapitre 7



Jésus‑Christ interdit les jugements défavorables au prochain, vv. 1 et 2. - Il établit une règle pour la correction fraternelle, vv. 3-5, et exhorte ses disciples à un zèle discret qui ne compromette pas les choses saintes, v. 6. - Le droit de pétition, vv. 7-11. - La règle d'or, v. 12. - La voie large et la voie étroite, vv. 13 et 14. - Les faux prophètes ; moyen de les reconnaître, vv. 15-20. - L'accomplissement intégral de la volonté de Dieu, condition nécessaire pour aller au ciel, fût‑on prophète ou thaumaturge, vv. 21-23. - Les deux maisons et l'orage, vv. 24-27. - Épilogue du discours, vv. 28-29.



Mt7.1 Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. 2 Car selon ce que vous aurez jugé, on vous jugera, et de la même mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera. - Ne jugez pas est employé sans doute dans le sens de condamner, jugement en mauvaise part. Naturellement il ne s’agit pas ici des jugements officiels rendus au nom de l’autorité, ni même de certains jugements privés qui deviennent parfois nécessaires, Cf. vv. 6 et 20 ; Cor. v. 12 ; ce que Jésus interdit c’est une disposition d’esprit malheureusement trop commune, qui nous porte à considérer d’une manière défavorable le caractère ou les actions d’autrui et qui conduit invariablement à prononcer des jugements injustes et précipités. Une telle tendance ruinant la loi d’amour, il faut se tenir en garde contre ses pernicieux résultats. On connaît là-dessus les belles règles tracées et pratiquées par les Saints : « Quand on doute de quel esprit sont animées des choses, il est préférable de les prendre en bonne part », August. « Excuse l’intention si tu ne peux excuser l’œuvre. Pense à l’ignorance, pense à la surprise, pense au hasard », S. Bernard serm. 40 in Cant. « Pour juger son prochain, disait de son côté le Rabbi Hillel, attends que tu sois à sa place », Pirke Ab. 2, 5. - Pour que vous ne soyez pas jugés. C’est la raison pour laquelle on doit éviter de juger : tous les juges téméraires qui se seront installés d’eux‑mêmes sur un tribunal dépourvu de justice et d’autorité trouveront plus tard leur Juge souverain, qui leur appliquera en toute rigueur le « droit du talion ». Dieu traitera sans pitié ceux qui auront traité leurs frères sans pitié, Cf. v. 7 ; 6, 15. - Car vous serez jugés..., Cf. Marc. 4, 24 ; Luc. 6, 37. Jésus‑Christ commente dans le second verset le second hémistiche du premier, et son commentaire consiste à affirmer, par deux formules proverbiales, le grand principe qui dirigera les jugements divins. Malheur aux censeurs acerbes et systématiques, car ils seront un jour sévèrement critiqués par celui à qui rien n’échappe.



La poutre et la paille dans l’œil, vv. 3-5.

Mt7.3 Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l'œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? 4 Ou comment peux-tu dire à ton frère : Laisse-moi ôter la paille de ton œil, lorsqu'il y a une poutre dans le tien ? 5 Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton œil, et alors tu verras à ôter la paille de l'œil de ton frère. - Avant de juger et de reprendre ses frères, il faut savoir se juger soi‑même et se corriger des défauts qu’on leur reproche. Jésus exprime cette pensée en termes ironiques et mordants : mais l’odieux de la conduite qu’il réprouve méritait un blâme sévère. - Paille, poutre, expressions métaphoriques usitées dans tout l’Orient pour figurer les légers défauts ou les manquements considérables. « Un jour, dit le Talmud de Babylone, Baba Bathra, F. 15, 2, un homme dit à un autre homme : Arrache le fétu qui est dans ton œil. - A la condition, répondit celui‑ci, que tu arracheras toi‑même la poutre qui est dans le tien ». Nous lisons une phrase tout à fait analogue dans le célèbre auteur arabe Hariri : « Je vois une poutre dans ton œil et tu es surpris d’apercevoir un fétu dans le mien. ». Hélas. aveugles pour nos propres défauts, nous avons des yeux d’Argus pour ceux d’autrui. « Il arrive, je ne sais trop pourquoi, que nous apercevons plus facilement les fautes dans les autres qu’en nous‑mêmes », Cicer. De offic. 1, 41. « C’est le propre de la stupidité de contempler les défauts des autres et d’oublier les siens », id. Tuscul. 3, 31. « Vous avez remarqué des boutons chez autrui, vous qui êtes affligés de plusieurs ulcères. Ce qui est le fait de quelqu’un qui se moquerait des verrues des corps les plus beaux, tout en étant défiguré par la gale », Senec. de Vita Beat. 27 ; Cf. Horace, Sat. 1, 3, 73 ss. Et plusieurs vers célèbres de notre bon La Fontaine. - Hypocrite. Jésus a raison : « Dénoncer les vices est le devoir des bons et des bienveillants. Quand les méchants le font, ils jouent un rôle, comme les hypocrites qui couvrent d’un manteau la personne qu’ils sont, et montrent la personne qu’ils ne sont pas », S. August. Serm. Dom. in monte, 2, 64. - Tu verras comment ôter la paille ; c’est-à-dire « tu verras distinctement, ce qui te permettra d'enlever... ». Un homme qui a une poutre dans l’œil est en effet un fort mauvais opérateur pour guérir la vue d’autrui légèrement atteinte.











Il est parfois nécessaire de juger, v. 6.

Mt7.6 Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant contre vous, ils ne vous déchirent. - Beaucoup d’exégètes ont nié l’existence d’une liaison quelconque entre ce verset et les précédents ; Maldonat, par exemple, qui ne craint pas de soutenir qu'en cet endroit « L’Évangéliste a rapporté les paroles du Christ non dans l’ordre qu’il les avait dites, mais dans l’ordre qu’elles lui venaient à l’esprit ». Néanmoins la plupart des commentateurs admettent une connexion réelle entre les vv. 5 et 6, bien qu’ils ne la déterminent pas tous de la même manière. L’enchaînement le plus naturel et le plus logique nous semble être celui qu’indiquait déjà S. Thomas d’Aquin dans les termes suivants : « Vient ensuite : ne donnez pas les choses saintes aux chiens, par quoi il enseigne la nécessité du discernement ». Ainsi donc, après avoir prescrit la règle générale que nous venons d’étudier, vv. 1-5, Jésus établit une exception. En effet le zèle peut faire naufrage contre deux écueils, la sévérité et le laxisme ; il ne lui arrive que trop fréquemment de tomber dans l’un ou l’autre de ces extrêmes. Si parfois il juge trop sévèrement, d’autres fois il omet tout à fait de juger. Le Sauveur attaque ce manque de discernement. - Les choses saintes représente les choses saintes en général, par conséquent les mystères de la foi, la vérité évangélique, les sacrements, etc. Il serait arbitraire de restreindre le sens de cette expression à la Sainte Eucharistie, ou aux viandes consacrées aux Juifs. - Vos perles : c’est la même idée exprimée à l’aide d’une métaphore, Cf. Matth. 13, 45. Les choses de la religion, appelées saintes parce qu’elles viennent de Dieu, sont comparées à des perles à cause de leur précieuse valeur. « Saint, du fait qu’il ne peut pas être corrompu ; perle, du fait qu’il ne peut pas être méprisé », S. Aug. in h.l. - Aux chiens, devant les cochons. Ces deux sortes d’animaux ont toujours inspiré aux Orientaux une égale aversion. Chez les Juifs, les chiens, aussi bien que les pourceaux, étaient classés parmi les bêtes impures selon la Loi, et la Bible les signale souvent comme le type des hommes impudents qui aboient avec audace même contre ce qu’il y a de plus respectable. Quant aux porcs, ils symbolisent par tous pays la corruption et la dépravation. Les deux noms réunis de « chiens » et de »porcs » désignent donc en général tous ceux que leur caractère cynique et leur conduite immorale rendent indignes des choses saintes ; ils aboient contre elles comme des chiens, ils les foulent aux pieds à la façon des pourceaux. Horace fait une association semblable lorsqu'il dit de quelqu'un : « Il aurait vécu comme un chien immonde, ou comme une truie qui aime la boue », lettre 1, 2, 22. C'étaient du reste des locutions proverbiales en Judée ; - De peur... Jésus, développant la même image, indique les inconvénients auxquels les ouvriers évangéliques exposeraient et la religion et leurs propres personnes, s’ils s’abandonnaient à un zèle indiscret et aveugle. La religion courrait le risque d’être profanée, tournée en dérision, foulée aux pieds, ainsi qu’il arriverait à des perles si on les jetait à des pourceaux. Les apôtres imprudents pourraient déchaîner inutilement contre eux‑mêmes la persécution et les violences, en surexcitant par des révélations intempestives la haine des hommes mal disposés. - Se retournant ils ne vous déchirent. C’est ainsi que les chiens ou les pourceaux, quand on leur jette un objet qui leur déplaît, fût‑il excellent en soi, se retournent pleins de fureur contre le donateur après avoir souillé le don. La discipline du secret, longtemps en vigueur dans la primitive Église, n’eut pas d’autre origine que ces paroles du Sauveur dont les premiers chrétiens expérimentèrent souvent la vérité d’une manière désastreuse.



4) Le droit de requête, VV. 7-12.

Mt7.7 Demandez et l'on vous donnera, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira. - Notre‑Seigneur avait déjà parlé de la prière, 6, 5-13. Il y revient pour l’envisager sous une nouvelle face. Depuis le moment où il enseignait le « Notre‑Père » à ses auditeurs, il leur a prescrit des obligations si importantes, si difficiles, qu’il croit devoir les encourager en leur indiquant un moyen tout à fait infaillible de succès. « Il a donné sa doctrine qui est complète et parfaite. Il enseigne ici comment on peut la mettre en pratique », S. Thomas d’Aquin. - Demandez, cherchez, frappez. Il y a là une gradation ascendante facile à reconnaître ; de même dans les trois idées corrélatives, on vous donnera, vous trouverez, on vous ouvrira. C’est une triple assurance, de plus en plus forte, de l’efficacité de la prière. Tandis que les sujets des rois de ce monde sont exposés à voir souvent leurs demandes rejetées, même quand elles sont très légitimes, les sujets du Roi‑Messie sont sûrs que leurs requêtes seront toujours favorablement accueillies. S’il arrive parfois qu’elles ne sont pas exaucées, c’est notre faute, soit que nous ayons mal prié, Jac. 4, 3, soit que nous ayons demandé des choses qui nous eussent été nuisibles, 1 Jean v. 14, et, dans ce cas, selon la pensée de S. Augustin, « Dieu n'écoute pas avec compassion », ou bien il nous accorde d’autres grâces plus avantageuses.



Mt7.8 Car quiconque demande reçoit, qui cherche trouve et l'on ouvrira à celui qui frappe. - C’est la répétition de la même pensée ; mais une répétition qui ajoute une très grande force à la promesse de Jésus. « Donc, conclut saint Jean Chrysostome, ne cesse pas d’insister tant que tu n’as pas reçu, de chercher tant que tu n’as pas trouvé, ne renonce pas à l’effort tant que la porte ne t’aura pas été ouverte. Si tu demandes dans cette disposition d’esprit, en disant : je ne m’éloignerai pas tant que je n’aurai pas reçu, il ne fait aucun doute que tu recevras. » Dieu nous confère ainsi une sorte de toute‑puissance de supplication.



Mt7.9 Qui de vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? 10 Ou, s'il lui demande un poisson, lui donnera un serpent ? - « En suppliant on peut obtenir », dit quelque part S. Augustin. Le Sauveur exprime cette idée au moyen d’une image empruntée à la vie de famille. Un enfant demande du pain à son père : celui‑ci lui donnera‑t-il méchamment pour le tromper une de ces pierres polies et arrondies qui ressemblent aux gâteaux de l’Orient ? Le petit enfant demande encore un poisson pour manger avec son pain ; son père lui donnera‑t-il plus méchamment encore ce que le peuple nomme une anguille de buisson, un de ces serpents qui abondent en Palestine ? Assurément non. Notons que Jésus s’adresse surtout à des Galiléens des environs du lac, dont la nourriture consistait principalement en pain et en poisson.



Mt7.11 Si donc vous, tout méchants que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le prient ? - Si donc : ces mots annoncent la conclusion de l’argument « ad hominem » (qui porte sur la personne de celui qui parle plutôt que sur des faits ou des preuves objectives) que fait ici Jésus. - Vous qui êtes mauvais. Nous sommes tous foncièrement méchants depuis le péché originel. - De bonnes choses, des dons utiles, antithèse de « mauvais ». Quelque mauvaise que soit devenue notre nature le sentiment paternel y demeure. - Combien plus votre Père... Le divin Maître affectionne les raisonnements « a fortiori »; les conclusions « combien plus... », qui produisent toujours beaucoup d’effet, spécialement sur les auditoires populaires.



Mt7.12 Ainsi donc tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux, car c'est la Loi et les Prophètes. - Ce verset, plus encore que le sixième, semble rompre l’’enchaînement des pensées. De nombreux auteurs croient qu’il a perdu sa place naturelle et le rattachent au v. 5. D’autres, à la suite de S. Jean Chrysostome, lui laissent le rang qu’il occupe actuellement et essaient d'établir une transition de la manière suivante : « Donc, pour que vous obteniez de Dieu le Père les biens que vous lui demandez en priant, accordez à ceux qui vous entourent les biens qu’ils vous demandent », Cornel a Lap. La particule ainsi, qui ouvre le v. 12, nous paraît avoir une signification plus générale. Remarquons en effet que Jésus approche de la fin de son discours : la loi royale « tout ce que vous voulez... » en forme en quelque sorte le corps. Avant de passer à ses exhortations finales, le divin Orateur l’a donc énoncée comme le résumé et comme le terme de tout ce qu’il avait dit jusqu’alors. Aussi n’est‑ce pas seulement avec le v. 11 qu’il faut la relier, mais avec le discours pris dans son entier. - Tout ce que vous voulez... : c’est le troisième grand principe de moralité contenu dans le Sermon sur la Montagne ; véritable « règle d'or », comme on l’a depuis longtemps et justement dénommée, qui, en faisant de l’amour qu’on a pour soi‑même la norme de celui qu’on doit porter aux autres, établirait entre les hommes l’union la plus parfaite, si elle était constamment pratiquée. Du reste ce n’est pas un principe exclusivement chrétien, mais plutôt une loi naturelle dont on rencontre déjà la formule dans l’Ancien testament et même chez les auteurs profanes. « Ce que tu détesterais qu’un autre te fasse, lisons‑nous au livre de Tobie, 4, 16, veille à ne jamais le faire à autrui ». « Apprends de toi‑même comment tu dois te comporter envers le prochain », dit aussi l'Ecclésiastique, 31, 18. Ausone, Ephem., se prescrivait la même règle de conduite :

« Que je ne fasse jamais à personne les choses qu’en aucun moment,

je ne voudrais pas qu’on me fasse . »

- Car c'est là... ; c’est-à-dire tel est le sommaire de tout ce qu’enseigne l’Ancien Testament, dont la Loi et les Prophètes formaient la partie principale. Voir la note de v. 17. Sommaire incomparable. En effet cette ligne renferme en résumé tous les divins commandements. - Nous trouvons dans le Talmud, traité Schabbath, F. 31, 1, un trait plein d'intérêt qui a ici sa place toute marquée : « Un païen vint voir Schammai et lui dit : Fais de moi un prosélyte à la seule condition que tu m’enseignes toute la loi pendant que je me tiens sur un seul pied. Schammai le chassa avec la perche de dix pieds qu’il avait dans la main. Il vint voir Hillel. Celui‑ci le fit prosélyte en lui disant : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Voilà toute la loi. Le reste n’en est que des explications. Va‑t-en parfait. »

Difficultés sérieuses que l’on rencontre sur le chemin du ciel, vv. 13-23.

Le législateur du Nouveau Testament termine l’exposé des lois messianiques par l’indication simple et franche des difficultés que les citoyens du royaume de Dieu auront à surmonter pour les accomplir fidèlement. Les obstacles qu’ils rencontreront viendront de ces lois mêmes, du dehors, de leur propre faiblesse. Les lois nouvelles sont pénibles, elles exigent de perpétuels sacrifices ; au dehors il y aura des guides pervers qui égareront ceux qui les suivraient sans défiance ; enfin les sujets du Christ peuvent se faire illusion à eux‑mêmes, et s’écarter de leur Chef tout en croyant le suivre. Ces trois dangers sont le sujet d’une triple exhortation.



Mt7.13 Entrez par la porte étroite car la porte large et la voie spacieuse conduisent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent, cette recommandation pressante vient très bien après une longue série de commandements durs à la nature, opposés à la chair et au sang, et dont l’exécution réclame un renoncement de tous les instants. Où conduit la porte étroite ? Le verset suivant nous l’apprendra. Actuellement, Jésus se borne à dire qu’elle est étroite et qu’il faut faire de grands efforts pour y entrer. Cf. Luc. 13, 24. Quand une foule nombreuse assiège une ouverture resserrée, par laquelle deux personnes ne sauraient passer de front et qui conduit pourtant à quelque spectacle grandiose, les timides et les faibles restent au dehors. C’est la même image appliquée au domaine spirituel. - Large est la porte et spacieuse la voie... : double figure des facilités, des libertés, de l’agréable aisance que procure une vie sans frein, livrée aux passions et au péché. Il n’y a rien de gênant à l’entrée de cette porte ni sur cette route. - Qui conduit à la perdition. Mais cette accueillante porte un fois franchie, cette route facile une fois descendue, où arrive‑t-on ? A la ruine éternelle. Et, ce qui est bien triste, c’est que la plupart des hommes se précipitent avec insouciance ou plutôt avec empressement dans cette direction, et il y en a beaucoup… « La voie la plus triste et la plus célèbre est celle qui trompe le plus », disait à bon droit Sénèque, de Vita Beat. 1.



Mt7.14 car elle est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent. - Combien est étroite la porte... Symbole des peines et des sacrifices qu’impose la justice chrétienne bien pratiquée. La porte est étroite, c’est-à-dire que le premier pas est dur entre tous ; la route est resserrée, malaisée, c’est-à-dire que le chemin de la vertu est hérissé de difficultés sans nombre. Mais, quelle récompense attend ceux qui surmontent courageusement ces obstacles. - Qui conduit à la vie : la vie éternelle, dans le sein de Dieu, les reposera de toutes leurs fatigues. - Malheureusement, il y en a peu qui la trouvent : ces mots durent être prononcés avec un accent de profonde tristesse. De nos jours comme au temps de Jésus, comme à toutes les époques, l’humanité se divise en deux catégories : la foule suit la voie large sans s’inquiéter de l’abîme qui en est le terme ; le petit nombre gravit péniblement l’étroit sentier, se consolant à la pensée des joies futures. - C’est à bon droit que les Pères et les Docteurs ont vu dans ce passage un argument favorable au sentiment d’après lequel le nombre des élus sera relativement restreint. - « Ils trouvent » est une expression très heureuse : « Celle‑ci, i.e. la voie cachée. Ils la trouvent même s’ils ne la recherchent pas, parce qu’ils sont nés en elle », Glossa ordin. ; mais il faut chercher la voie étroite pour la découvrir.



Mt7.15 Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous sous des vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups voraces. - Gardez-vous. La transition est manifeste : Marchez avec courage sur cette route difficile, mais ne vous laissez pas égarer par de mauvais guides. - Des faux prophètes. Dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament, le nom de prophète n’est pas toujours employé dans le sens strict, pour désigner ceux qui prédisent l’avenir : il a souvent aussi la signification générale de docteur. Jésus‑Christ met donc ses disciples en garde soit contre les faux prophètes dont il dénoncera plus tard les coupables agissements, Cf. Matth. 24, 23 et suiv., soit contre les docteurs hérétiques de tous les temps. Il trace en quelques mots leur portrait. Au dehors ce sont de douces et innocentes brebis, sous des vêtements de brebis, mais, au‑dedans et en réalité, ce sont des loups voraces qui, pour tromper les âmes simples, ont déguisé, comme l’animal de la fable (Cf. Ésope, La Fontaine), leur férocité naturelle sous l’extérieur le plus vertueux, le plus aimable.



Mt7.16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits : cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? - Comment reconnaître ces hommes dangereux, puisqu’ils savent si bien dissimuler leur malice ? Jésus nous l’apprend dans les vv. 16-20. - Vous les connaîtrez par leurs fruits : voilà le critère infaillible qui permettra de distinguer promptement les bons et les mauvais Docteurs. Tout homme est comme un arbre moral qui produit quelque espèce de fruit : si on veut le juger, il suffit d’attendre un peu et de considérer ; ses fruits trahiront sa nature la plus intime. Ses fruits, c’est-à-dire sa conduite, ses œuvres, ses paroles. C’est donc en vain que les faux prophètes se couvrent d’une peau d’agneau sous laquelle ils espèrent demeurer cachés, car, d’après le proverbe, « les masques tombent vite, la vraie nature apparaît ». - Après avoir indiqué ce moyen, Jésus en prouve l’excellence par des comparaisons tirées de la nature. - Cueille‑t-on des raisins..., Cf. Jac. 3, 12 ; ou bien, comme demande Virgile, Bucoliques Eglogue 4, 29 :

La grappe du raisin vermeille

rougira‑t-elle sur la ronce ?

Non, évidemment, car chaque plante produit exclusivement les fruits qui lui sont propres. On ne trouvera donc jamais un raisin sur une ronce, ni une figue sur un chardon, non plus qu’une vie habituellement sainte en des hommes foncièrement mauvais. - Sur des épines désigne, d’après l’usage de l’hébreu, toute sorte d’arbustes épineux, ronces toute sorte d’herbes épineuses, plus spécialement cependant le « Tribulus terrestris » de Linné.



Mt7.17 Ainsi tout bon arbre porte de bons fruits et tout arbre mauvais de mauvais fruits. 18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un arbre mauvais porter de bons fruits. - Autres expressions proverbiales, mais plus générales, pour exprimer la même idée. Ce fait d’expérience est proposé d’une manière positive au v. 17, en termes négatifs et avec un nouveau degré d’emphase au v. 18. - Ne peut pas produire : c’est une complète impossibilité qui a lieu dans la nature morale aussi bien que dans la nature physique. « Le bien ne naît pas du mal, pas plus que la figue ne naît d’un olivier. Ce qui naît correspond à ce qui est semé. », Senec. lettre 87 ; Cf. Matth. 12, 33.



Mt7.19 Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. - Parlant des mauvais arbres, Notre‑Seigneur annonce en passant et par parenthèse leur châtiment final. - Coupé et jeté au feu. Le Précurseur avait autrefois prononcé, dans des circonstances analogues, une sentence tout-à-fait semblable cf. 3, 10.



Mt7.20 Vous les reconnaîtrez donc à leurs fruits. - Donc... C’est la répétition des premières paroles du v. 16, sous forme de conclusion. « Nous sommes des arbres plantés dans le champ du Seigneur. Dieu est notre cultivateur. C’est lui qui fait pleuvoir, qui cultive, qui donne la fécondité. C’est lui qui accorde la grâce de porter des fruits. Si tous les arbres ne peuvent pas produire des fruits égaux, aucun, cependant, n’a le droit de demeurer stérile dans le champ du Seigneur », S. Fulgent. Sermo de Dispens.



Mt7.21 Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. - Seigneur, Seigneur. Chez les Juifs, les disciples appelaient habituellement leurs maîtres, Mar ou Rab, Rabbi cf. Jean 13, 13. Dire à Jésus : Seigneur, Seigneur, c’est le reconnaître pour le Messie, c’est manifester ouvertement qu’on croit en lui. La répétition du titre indique la vivacité de la foi et l’entrain avec lequel on la proclame au‑dehors. - Dans le royaume des cieux : le royaume messianique est ici envisagé dans son terme, dans la rémunération éternelle accordée à tous ceux qui en auront été les fidèles sujets sur la terre. Le Sauveur annonce donc d’une manière solennelle aux chrétiens de tous les âges que, pour aller au ciel, il faudra quelque chose de plus que la profession extérieure du Christianisme. - Que faudra‑t-il ? Les mots suivants nous l’apprennent : Celui qui fait la volonté... A la foi l’on devra joindre les œuvres et les œuvres consisteront à accomplir en tout et partout la volonté de Dieu ; car ce n’est pas le nom, c’est la vie qui fait le chrétien. - De mon Père. Nous entendons ici pour la première fois Notre‑Seigneur Jésus‑Christ appeler Dieu son Père : il le fait dans le sens strictement théologique. Ce passage renferme par conséquent une forte preuve en faveur de sa divinité.











Mt7.22 Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé ? N'est-ce pas en votre nom que nous avons chassé les démons ? Et n'avons-nous pas, en votre nom, fait beaucoup de miracles ? - Beaucoup, comme au v. 13. - En ce jour‑là, le jour par antonomase, c’est-à-dire le jour des grandes et terribles assises du jugement dernier. Les Prophètes et les Docteurs juifs employaient une dénomination identique cf. Isaïe 2, 20 ; 25, 9, etc. - Seigneur... n'avons‑nous pas... Surpris de ne pas se trouver parmi les élus, ces malheureux répéteront comme autrefois sur la terre : Seigneur, Seigneur. S’adressant à Jésus devenu le souverain Juge, ils lui rappelleront en termes emphatiques leurs états de service qu’ils estiment glorieux et dignes des plus hautes récompenses. - Prophétisé ; ils ont prédit l’avenir, sondé les secrets des cœurs, prêché avec zèle les vérités chrétiennes (Prophétiser admet ces trois significations de même que l’hébreu). - Chassé les démons, ils ont mis les démons en fuite. - Ils ont effectué d’autres prodiges nombreux, éclatants, fait de nombreux miracles. Il y a plus : ces trois sortes de « charismes » comme les appelle le langage théologique, ont été constamment produits au nom de Jésus, c’est-à-dire par l’invocation de ce nom tout‑puissant : En ton nom. Les suppliants insistent sur ce point et, à trois reprises, ils mettent en avant des expressions destinées à redire leurs prodiges cette formule sur laquelle ils appuient.











Mt7.23 Alors je leur dirai ouvertement : Je ne vous ai jamais connus. Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité. - Hélas. ces dons extérieurs qui les ont aveuglés ne leur donnent aucun droit sur le ciel : Jésus‑Christ le leur dit froidement. - Je leur dirai ; le grec signifie « annoncer à haute voix ». - Je ne vous ai jamais connus. Bien que vous alléguiez mon nom et la puissance qu’il a pu vous conférer, vous n’en êtes pas moins des inconnus pour moi, ce qui prouve qu’entre vous et moi il n’y a jamais eu d’union réelle. Je ne vous reconnais pas pour mes disciples. « Tous les anciens auteurs l'ont observé… le mot connaître en ce lieu et en d’autres ne se rapporte pas à la connaissance mais à l’affection et à l’approbation… Dieu connaît tout le monde, mais ne reconnaît pas tous les hommes pour siens », Maldonat. - Retirez-vous : cette sentence terrible et inattendue tombera sur eux comme un coup de foudre. Ils seront alors éclairés sur le véritable état de leur conscience, ils verront à nu toutes leurs misères et seront forcés de reconnaître que, malgré leurs miracles, ils n’ont été en réalité que des ouvriers d’iniquité. Cf. Luc. 13, 25 et ss. - Il est facile d’expliquer théologiquement le désaccord qui semble exister entre les pouvoirs surnaturels accordés par Dieu à ces hommes tandis qu’ils étaient sur la terre et la manière sévère dont il les traite dans l’autre vie. Une chose est la « grâce prévenante », secours divin à un homme pour qu'il aide un autre homme à se tourner vers Dieu (c’est donc un bienfait concédé principalement en vue du salut d’autrui), autre chose la « grâce sanctifiante » qui rend l’homme digne de Dieu, capable de Dieu et agréable à Lui. La première est ainsi définie par S. Thomas d’Aquin : « La grâce qui est donnée gratuitement est d’abord et avant tout celle qui se rapporte au salut d’autrui », Somme Théologique, 1a 2ae question 111 ; elle ne suppose donc pas nécessairement la grâce sanctifiante dans celui qui l’a reçue, Dieu pouvant employer parfois des instruments indignes pour procurer le salut des hommes. « Faire des miracles n’est pas une preuve de sainteté », dit S. Grégoire, Moral. 20, 8. C’est ce qu’affirme également S. Paul dans sa première lettre aux Corinthiens, 13, 1-3. Balaam ne fut‑il pas prophète comme Isaïe ? Judas ne fit‑il pas des miracles comme les autres apôtres ? La péroraison du Sermon sur la Montagne consiste en un parabole populaire éloquemment présentée et bien capable de frapper vivement l’auditoire de Jésus. On dirait que ses traits principaux sont une réminiscence d’Isaïe, 28, 16 et ss. S. Paul en résume la signification avec sa concision habituelle lorsqu’il écrit aux Romains, 2, 13 : « Car ce n’est pas ceux qui écoutent la Loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui pratiquent la Loi, ceux‑là seront justifiés ».



Mt7.24 Tout homme donc qui entend ces paroles que je viens de dire et les met en pratique, sera comparé à un homme sage, qui a bâti sa maison sur la pierre. 25 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont déchaînés contre cette maison, et elle n'a pas été renversée, car elle était fondée sur la pierre. - Première partie de la parabole. - Ces paroles : c’est-à-dire tout ce qui précède à partir des Béatitudes. Ces mots relient entre elles les différentes parties du discours et prouvent qu’elles ne sont pas une simple collection de paroles prononcées en divers temps, mais qu’il existe entre elles une parfaite unité de plan et de sujet. - Et les met en pratique. Faire des paroles, c’est les accomplir. - Sera comparé - Jésus‑Christ veut‑il dire qu’il compare actuellement ses disciples fidèles à l’homme sage en question, ou bien prédit‑il qu’il les traitera au jour du jugement comme des hommes prudents et prévoyants ? - La description de l’orage qui vient fondre tout à coup sur cette maison solidement assise sur le roc est dramatique et vivante. La répétition affectée de la conjonction « et », les phrases courtes et rapides qui se succèdent sans interruption, décrivent admirablement la naissance soudaine, le caractère violent de ces tempêtes d’une heure qui sont encore plus terribles et plus fréquentes en Orient que chez nous. On croirait voir passer l’ouragan. Le Divin Narrateur en indique les trois principaux éléments : 1. la pluie qui se précipite d’en haut « comme si les écluses du ciel étaient ouvertes » ; et la pluie descendit, d’après le texte grec, c’est-à-dire une affreuse averse ; 2. les ruisseaux ou plutôt les torrents formés en un clin d’œil et venant battre avec fureur les murs de la maison, et les torrents sont venus ; 3. les vents déchaînés en tous sens et saisissant l’édifice au milieu de leurs tourbillons, et les vents ont soufflé. Que va devenir cette pauvre habitation en butte à ce triple et sauvage assaut ? - Et elle ne s'est pas écroulée. L’ouragan passé, nous la trouvons debout comme auparavant : grâce à sa base rocheuse elle a pu vaillamment résister. Il en est de même du disciple fervent qui, après avoir écouté la parole du Christ son Maître, la met aussitôt en pratique. La maison qu’il bâtit, c’est l’œuvre de son salut ; comme il a pris soin d’en établir les fondements sur le roc d’une foi vive qu’alimentent les bonnes actions, et d’une détermination inébranlable que les difficultés ne feront jamais faiblir, il n’a pas à redouter les funestes effets des orages que lui préparent le monde, le démon, les passions, les ennuis de la vie. Son édifice restera ferme jusqu’au bout.



Mt7.26 Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les met pas en pratique, sera semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable. 27 La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle a été renversée, et grande a été sa ruine." - Seconde partie de la parabole. - Et quiconque... Quel contraste. Ici encore nous entendons l’orage qui gronde violemment ; mais au fracas de la pluie, des torrents, des vents, s’ajoute celui de la maison qui s’écroule. - Elle s'est écroulée. Pourquoi n’a‑t-elle tenu bon comme la première ? Parce que son constructeur insensé l’avait bâtie sur le sable, fondement mobile qui, cédant bientôt aux chocs de la tempête, a entraîné dans sa ruine tout ce qu’il soutenait. - Sa ruine a été grande. Ce dernier trait est d’un très bel effet : toute la maison gît misérablement sur le sol, il n’en reste pas pierre sur pierre. - La ruine morale figurée par cette parabole est plus grande encore car, dit S. Jean Chrysostome, « ce n’est pas peu de chose qui est en danger, mais l’âme, le ciel et les biens éternels ». - Quelle impression durent ressentir, en entendant ces comparaisons, les auditeurs de Jésus, habitués aux tempêtes de l’Orient et à leurs terribles résultats.



Mt7.28 Jésus ayant achevé ce discours, le peuple était dans l'admiration de sa doctrine. Lorsqu’une âme veut le bien, elle se laisse facilement persuader aux enseignements de la vérité. Notre-Seigneur manifestait cette puissance d’enseignement en captivant un grand nombre de ceux qui l’écoutaient, et en suscitant leur admiration. Aussi le charme de ses paroles était si grand qu’ils ne voulaient pas le quitter, alors même qu’il avait cessé de parler, et c’est pourquoi ils le suivirent lorsqu’il descendit de la montagne.

Mt7.29 Car il les enseignait comme ayant autorité, et non comme leurs Scribes. - Motif de ce ravissement légitime. Tout contribuait à rehausser l’éclat de l’autorité de Jésus : dans sa personne, la majesté de sa physionomie, l’assurance de sa voix, la fermeté persuasive de son regard ; dans sa doctrine, la beauté, la vérité, la simplicité, la difficulté même des commandements. On sentait à son accent que c’était non seulement un prophète, mais un législateur qui parlait. « Car il ne parlait pas en se référant aux paroles des autres, comme les prophètes et Moïse, mais il montrait partout que c’est lui‑même qui détenait l’autorité. Car quand il citait les lois, il ajoutait : mais moi je vous dis…il se montrait comme le juge », S. Jean Chrysost. Hom. 25 in Matth. - Non pas comme leurs scribes... Ceux‑ci n’étaient au contraire, comme le démontre chaque page du Talmud, que de fades exégètes, aimant à pointiller sur les mots, demeurant toujours dans le terre à terre des explications minutieuses, sans savoir s’élever jusqu’aux sphères sereines où la vérité religieuse apparaît plus belle et plus consolante. Le peuple lui‑même, qui est au reste meilleur juge qu’on ne croit en ces sortes de choses, comprenait la différence qui existait entre les deux méthodes.



Chapitre 8



Divers miracles de Jésus, 8, 1-9, 34.

Immédiatement après le Discours sur la Montagne, nous trouvons dans le premier Évangile le récit de plusieurs miracles opérés par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ durant la première année de son ministère galiléen. L’intention que se proposait S. Matthieu en groupant ces nombreux prodiges qui se suivent comme une procession solennelle perce à travers son intéressante narration. Il nous a montré le Législateur, le Roi des intelligences et des cœurs ; il veut nous présenter maintenant le Roi des corps et de la nature physique. Il a dépeint Jésus comme Prophète et Docteur de l’humanité, il va le décrire à présent comme le Sauveur venu du ciel pour guérir toutes nos souffrances.



a. Les miracles de Notre‑Seigneur Jésus- Christ considérés dans leur ensemble.

Ainsi que nous l’avons promis plus haut, nous allons donner, à propos du premier prodige spécial du Sauveur, un aperçu général qui embrassera tous les faits du même genre. Naturellement, il ne sera question dans cette note ni de la nature du miracle, ni de sa force probante, ni des autres points qui concernent son caractère théologique : nous nous bornerons à quelques indications purement exégétiques, limitées à la puissance miraculeuse du Christ. Ailleurs, sans doute, on traitera des miracles antérieurs à Jésus, qui sont racontés dans l’Ancien Testament, comme aussi de ceux que ses disciples opérèrent après sa mort et dont on trouve la relation soit dans les Actes des Apôtres, soit dans quelques lettres du Nouveau Testament.

1. Jésus devait faire des miracles. C’était une nécessité pour lui, attendu qu’il était le Messie et que depuis longtemps les Prophètes, parlant au nom de Dieu, avaient annoncé que le Christ se manifesterait aux Juifs par de nombreux prodiges. « Dieu viendra lui‑même et vous sauvera ; alors s’ouvriront les yeux des aveugles, et les oreilles des sourds entendront, alors le boiteux bondira comme le cerf, et la langue des muets se déliera », Isaïe 35, 5 et 6 cf. 43, 7, etc. Le pouvoir miraculeux entrait tellement dans le rôle messianique d’après l’opinion populaire justement formée sur cette matière, que nous verrons constamment la foule ou bien proclamer à haute voix que Jésus est le Messie lorsqu’elle lui aura vu faire quelque prodige éclatant, ou bien lui demander un miracle quand elle voudra s’assurer qu’il est vraiment le Christ attendu. Cf. Matth. 12, 23 ; Jean 7, 31, etc. Les miracles étaient donc le complément et le sceau de sa doctrine, la marque authentique de sa mission céleste et de sa divinité cf. Jean 5, 36 ; 10, 37 et ss.; 16, 11 et ss.

2. De fait, Jésus a opéré de nombreux miracles, comme l’affirment à plusieurs reprises les quatre Évangiles. Il a opéré non seulement ceux qui sont racontés en détail par ses biographes inspirés, mais d’autres encore que l’on aurait pu compter par milliers cf. Jean 2, 23 ; Matth. 4, 23 ; 8, 16 et parall.; 9, 35 ; 12, 15 et parall.; 14, 14, 36 ; 15, 30 ; 19, 2 ; 21, 14 ; Luc. 6, 19, etc.

3. Ces miracles de Jésus portent différents noms dans l’Évangile, selon le point de vue auquel les évangélistes se sont placés pour les apprécier. Ils sont appelés : vertu, actions de force, en tant qu’ils sont la manifestation d’une puissance supérieure ; signe, lorsqu’on les considère dans leurs relations avec les faits que le Seigneur se propose de contresigner par eux ; Vulg. prodige ou miracle, (Matth. 21, 15), parce qu’ils suscitent l’admiration des hommes par les merveilles dont ils se composent ; oeuvres, spécialement dans le quatrième Évangile, Cf. Matth. 11, 2. Cette dernière appellation est mystérieuse et profonde. Il est utile de remarquer au sujet de ces noms que Jésus‑Christ n’a jamais accompli de prodiges proprement dits, et qu’il a même opposé un refus énergique à toutes les demandes qui lui ont été faites par ses amis, par ses ennemis et par le démon. Les miracles du Christ devaient avoir une autre fin que celle d’éblouir : ils ont toujours été des « signes ». Aussi, le divin Maître ne les a‑t-il jamais opérés pour sa propre satisfaction, dans l’intérêt de son bien-être. Qu’on les étudie l’un après l’autre dans leurs motifs, on verra qu’ils se ramènent tous à la gloire de Dieu et au salut des hommes.

4. Les miracles particuliers que les évangélistes ont pris soin de nous décrire d’une manière plus ou moins détaillée sont au nombre d’environ quarante. On peut les diviser en deux catégories selon qu’ils émanent plus directement de l’amour ou de la puissance de Jésus. Les miracles d’amour se subdivisent en trois classes : la résurrection des morts, les guérisons mentales et les guérisons corporelles. Ils ont tous pour but de soulager les souffrances physiques ou morales et proviennent de la charité compatissante du Sauveur. L’Évangile cite trois cas de résurrection, et environ six cas de guérison mentale c’est-à-dire d’expulsion des démons, et une vingtaine de guérisons corporelles qui concernent presque tous les genres de maladies, la fièvre, la lèpre, l’anémie, l’hydropisie, l’hémorragie, la cécité, la surdité, le mutisme, la paralysie, etc. Les miracles de puissance, qui attestent en Jésus‑Christ un droit absolu de contrôle sur toutes les énergies de la nature quelles qu’elles soient, se subdivisent à leur tour en quatre groupes. Il y a les miracles de création, tels que le changement d’eau en vin et la multiplication des pains. Il y a les miracles produits par l’abrogation des lois ordinaires de la nature, par exemple la Transfiguration, la marche de Jésus sur les eaux, les pêches miraculeuses, l’apaisement soudain de la tempête. Il y a les miracles qui supposent un triomphe remporté sur des volontés ennemies, entre autres la double expulsion des vendeurs du temple, la chute des hommes d’armes venus pour arrêter Notre‑Seigneur à Gethsémani. Il y a enfin les miracles de destruction ; mais on n’en signale qu’un exemple, celui du figuier desséché, à moins qu’on ne veuille ranger dans cette classe la suffocation des pourceaux de Gadara, qui en réalité retombe sur les démons plutôt que sur Jésus‑Christ.

5. Les évangélistes n’ayant rapporté en détail qu’un nombre si restreint de miracles, on peut se demander quels sont les motifs qui ont déterminé leur choix. Le P. Coleridge, Public Life of Jesus, établit là-dessus les règles suivantes : « Quelquefois nous avons une série de guérisons de différentes espèces réunies comme par manière de spécimens ; le plus souvent, les miracles racontés sont ceux qui ont quelque importance au‑delà d’eux‑mêmes, par exemple ceux qui sont associés à une doctrine particulière, ceux qui ont occasionné une discussion, ceux qui ont influé jusqu’à un certain point sur les actes de Notre‑Seigneur ou de ses adversaires ». Pour les miracles de même que pour la prédication, si Dieu n’a pas permis que tout nous fût conservé, du moins il a bien voulu que des échantillons des divers genres nous fussent transmis, de telle sorte que nous pouvons juger de ce qui manque par le peu que nous possédons.



b. Guérison d’un lépreux, 8, 1-4. Parall. Marc., 1, 40-45 ; Luc., 6, 12-16.

Mt8. 1 Jésus étant descendu de la montagne, une grande multitude le suivit - Lorsqu'il fut descendu. « Après la prédication et l'exposé de la doctrine, l'occasion se présente de faire des miracles pour confirmer par leur vertu et par leur éclat les enseignements du Sauveur », S. Jérôme in h.l. Les miracles en action s’ajoutent donc à celui de la parole pour le compléter et pour l’authentifier en quelque sorte. Notre‑Seigneur Jésus‑Christ fait ainsi pour lui‑même ce qu’il fera pour ses disciples après son Ascension : « Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. » Marc. 16, 20. - Le miracle de la guérison du lépreux nous est raconté presque dans les mêmes termes par les trois synoptiques ; toutefois ils ne lui accordent pas la même place dans leur arrangement des faits. S. Luc le rapporte immédiatement avant le Discours sur la Montagne, S. Matthieu immédiatement après ; dans le second Évangile, il suit la guérison de la belle‑mère de S. Pierre. L’indication très précise du temps, qui existe dans la relation de S. Matthieu tandis qu’elle manque dans les deux autres, semble donner gain de cause au premier évangéliste. - une grande multitude le suivit. Beau cortège populaire que nous trouverons désormais très souvent aux côtés de Jésus. La foule émerveillée accompagne l’Orateur qui vient de la charmer et elle lui procure ce modeste triomphe.



Mt8.2 et un lépreux s'étant approché, se prosterna devant lui, en disant : "Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir." - S. Luc suppose que le miracle eut lieu dans une ville, qu’il ne nomme pas, « Jésus était dans une ville », 5, 12 : c’était ou bien Capharnaüm ou quelque bourg du voisinage situé au pied de la Montagne des Béatitudes. - Un lépreux. La lèpre, qui couvrait hideusement cet infortuné (« un homme couvert de lèpre », Luc. 5, 12), est une maladie bien connue, qui a toujours été l’un des plus terribles fléaux de l’Orient, spécialement de l’Égypte et de la Syrie, y compris la Palestine. On en distingue quatre espèces : l’éléphantiasis qui fut probablement la maladie de Job, la lèpre noire, la lèpre rouge et la lèpre blanche. Cette dernière a toujours été la plus fréquente en Palestine ; on la nomme aussi lèpre mosaïque, parce que Moïse en dépeint tout au long les symptômes et les différentes phases dans les chapitres 12 et 14 du Lévitique. Elle commence par des taches blanchâtres qui, grosses tout au plus comme des pointes d’aiguille lorsqu’elles commencent à se manifester, ne tardent pas à envahir la surface entière ou du moins de larges parties du corps. Du dehors, le mal pénètre au‑dedans, atteignant peu à peu les chairs, le système nerveux, les os, la moelle et les tendons. Son action dissolvante est telle que les membres tombent à la fin littéralement par morceaux. Elle agit cependant avec une certaine lenteur, dévorant, consumant à la longue ses victimes qui finissent par mourir après avoir enduré d’affreuses souffrances physiques et morales. Quoique la nature ait parfois réussi à surmonter cette triste maladie, l’art humain est incapable de la guérir. Épidémique, ou du moins regardée comme telle dans l’antiquité (les médecins n’ont pas encore pu s’accorder sur ce point), elle transformait ceux qu’elle avait atteints en parias ou en excommuniés de la vie sociale, auxquels le séjour dans les villes était interdit. Aujourd’hui, de même qu’au temps d’Élisée, on les rencontre réunis par groupes aux portes des bourgades de la Palestine, tâchant d’exciter la pitié des passants par l’exhibition de leurs plaies. Tous les pèlerins de Jérusalem ont pu apercevoir ceux que la police turque a relégués dans de misérables huttes sur le mont Sion. Notons encore quelques traditions curieuses des Rabbins sur la lèpre : « Les hommes sont punis par la lèpre à cause des médisances et des calomnies »… « L’homme est formé moitié d’eau et  moitié de sang. Aussi longtemps que quelqu’un vit en juste, il n’y a pas, en lui, plus d’eau que de sang. Quand il pèche, ou l’eau surabonde et il devient hydropique, ou le sang l’emporte sur l’eau, et il devient lépreux », Otto, Lexic. Rabbin. s.v. D’après l’opinion publique la lèpre était toujours le châtiment de quelques crimes secrets ou manifestes ; aussi l’appelait‑on emphatiquement « le doigt de Dieu ». - Il l'adorait ; « tombant à ses genoux », Marc. 1, 40 ; « il tomba face contre terre », Luc. 5, 12 ; trois expressions pour désigner le même geste de profonde révérence, pratiqué à la façon des Orientaux. - En disant : Maître. C’était l’appellation honorifique que l’on adressait à toutes les personnes auxquelles on voulait témoigner du respect. - A ce titre, le lépreux ajoute une prière simple, mais émouvante : si vous voulez, vous pouvez me purifier, ou plus délicatement encore d’après le grec : « si vous vouliez, vous pouvez me guérir ». Vous pouvez, c’est un fait indubitable dont je suis parfaitement sûr ; consentirez-vous ? Je l’espère de votre bonté, mais je n’ai pas le droit de vous importuner. « Celui qui fait appel à la volonté ne doute pas de la vertu », S. Jérôme in h.l. Quel grand acte de foi. Peut-être ce lépreux a‑t-il entendu parler des miracles antérieurs de Jésus, Cf. Matth. 4, 23-24 ; peut-être, se tenant à quelque distance de la foule, avait‑il été l’un des auditeurs du Sermon sur la Montagne qui lui avait fait concevoir une haute opinion de l’Orateur, le lui montrant comme un Prophète, ou même comme le Messie. Il ne dit pas : Vous pouvez me guérir ; mais, par allusion à la nature de son mal, Vous pouvez me purifier. La lèpre en effet rendait impur au point de vue légal, Lévitique 13, 8 ; et c’est en partie pour ce motif que, d’après une prescription mosaïque, ibid. 9, 45, les lépreux devaient, quand ils voyaient un passant s’approcher d’eux, l’avertir de leur infirmité en criant : Tamé, tamé « Impur, impur! ».



Mt8.3 Jésus étendit la main, le toucha et dit : "Je le veux, sois guéri." Et à l'instant sa lèpre fut guérie. - Le Seigneur est toujours prêt à secourir ceux qui souffrent, quand ils implorent sa pitié. La requête du pauvre lépreux est à peine exprimée qu’elle est déjà exaucée. La main de Jésus devance sa parole ; il l’étend comme un signe de sa puissance et de sa volonté. L’approchant du malade, il le toucha, sans crainte de se souiller par ce contact, Cf. Lévitique 5, 3, parce que le pouvoir supérieur qui suspend les lois de la nature peut suspendre à plus forte raison une loi cérémonielle cf. 1 Rois 17, 21 ; 2 Rois 4, 34. - Nous verrons fréquemment Notre‑Seigneur Jésus‑Christ guérir de cette manière les malades qui s’adressaient à Lui et faire servir son corps adorable d’instrument pour la transmission des faveurs surnaturelles, de même qu’aujourd’hui encore, dans les Sacrements, il emploie la matière pour communiquer la grâce. - Je le veux, sois purifié. « Voilà qui témoigne de la maturité de la foi du lépreux. Y étaient contenues toutes les paroles de la réponse désirée ». Jésus fait donc au suppliant l’honneur d’employer les termes mêmes de sa supplique pour lui accorder le bienfait qu’il demande. « Je le veux » : qui, à part Dieu, avait jamais prononcé en des circonstances analogues ce mot du commandement ? Ce n’est pas ainsi que parlait Moïse quand il souhaitait opérer la guérison de sa sœur Marie, atteinte, elle aussi, de la lèpre ; Cf Nombres 12, 13. - Et aussitôt... L’effet est aussitôt produit : aucun mal ne saurait résister un seul instant à ce céleste médecin.



Mt8.4 Alors Jésus lui dit : "Garde-toi d'en parler à personne, mais va te montrer au prêtre, et offre le don prescrit par Moïse pour attester au peuple ta guérison." - Avant de se retirer, Jésus fait à celui qu’il vient de guérir deux recommandations qui nous surprennent tout d’abord. La première contient une défense, la seconde un ordre. - Garde‑toi d'en parler. C’est la défense ; nous l’entendrons maintes fois par la suite, à l’occasion de miracles semblables. Cf. Matth. 3, 12 ; 5, 43 ; 7, 86 ; 8, 26, etc. ; Luc. 8, 56 ; 9, 21. On a déterminé en sens très différents les motifs qui ont porté Jésus à l’imposer à un certain nombre des malades qu’il guérissait. Voir Maldonat in h.l. S. Marc indique pourtant d'une manière bien claire la vraie raison de cette prohibition, lorsqu'il ajoute à la suite des paroles de Notre‑Seigneur : « Une fois parti, le lépreux commença à prêcher et à répandre la parole, de sorte qu’il (Jésus) ne pouvait pas entrer ouvertement dans une ville, mais il se tenait loin, dans les lieux déserts, et on accourrait vers lui de partout ». Cf. Luc. 5, 15. En s’opposant à ce qu’on proclamât à son de trompe les prodiges de guérison qu’il opérait, Jésus voulait donc éviter de surexciter les esprits et d’occasionner par là-même les agitations messianiques qui tendaient à se produire après ses miracles, Cf. Jean 6, 14-15. En provoquant, quoique malgré lui, l’enthousiasme des foules à cette époque de son ministère, il craignait de nuire à son œuvre, soit en paraissant se prêter aux espérances profanes et politiques associées par ses compatriotes au nom du Messie, soit en développant trop tôt et trop vivement la jalousie de ses ennemis ; plus tard, quand son heure sera venue, il cessera de s’opposer à la divulgation de ses prodiges. Pour le moment, il veut pratiquer lui‑même le premier ce qu’il a enseigné par rapport aux bonnes œuvres : « Il donne cela comme un exemple, car il avait enseigné plus haut de cacher les bonnes œuvres », S. Thomas d’Aquin. - Plusieurs commentateurs croient que cette recommandation du Sauveur était faite en outre dans l’intérêt personnel du miraculé. Ils s’appuient, pour le prouver, sur ce que Jésus donnait parfois à ceux qu’il avait guéris un ordre entièrement opposé, Cf. Marc. 5, 19 : "Va dans ta maison, auprès des tiens et raconte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi et comment il a eu pitié de toi", ou bien sur ce que les miracles dont il interdisait la publication avaient eu des foules considérables pour témoins. Le divin Maître se serait donc alors proposé de faire rentrer en lui‑même le malade miraculeusement rendu à la santé, de l’engager à ne pas faire parade de sa guérison surnaturelle, mais à en remercier Dieu par une vie plus fervente. - Nous voyons, d’après S. Marc, que le lépreux n’eut rien de plus pressé que d’aller raconter le prodige dont il venait d’être l’objet. - Va, montre‑toi au prêtre... Par ces mots, Jésus‑Christ ordonne deux choses au lépreux ; il devra en premier lieu se présenter au prêtre du district pour en obtenir une déclaration de guérison complète. La lèpre faisant contracter une souillure légale, les prêtres étaient naturellement constitués les juges de son apparition et de sa cessation. - En second lieu, le miraculé devra offrir le don que Moïse a prescrit. C’était un sacrifice proprement dit, qui consistait pour les riches en une brebis d’un an et deux agneaux, pour les pauvres en un seul agneau accompagné de deux tourterelles. Cf. Lévitique 14, 10, 21-22 : on trouvera dans ce passage d’intéressants détails sur la manière dont ces différentes victimes devaient être immolées et offertes au Seigneur, comme aussi sur les cérémonies qui accompagnaient la réintégration du lépreux dans tous ses droits de citoyen. En somme, Jésus prescrit au lépreux d’agir comme s’il avait été guéri d’après les lois ordinaires de la nature. - Cela leur serve de témoignage : cette dernière parole a reçu des interprétations très discordantes. En témoignage de quoi se sont demandé les exégètes. Les uns ont répondu avec S. Jean Chrysostome, qu’en agissant selon qu’il lui était prescrit, le lépreux témoignerait du respect de Jésus pour la Loi mosaïque. Les autres ont dit, - et leur sentiment nous paraît beaucoup plus probable, - qu’il n’est pas question d’une chose si relevée, mais simplement d’attester la guérison du malade. Le pronom « leur » a occasionné une seconde discussion. Désigne‑t-il les prêtres ou bien le peuple ? On peut le rattacher à « prêtre », bien que ce nom soit au singulier, en admettant l’emploi d’une figure de style fréquente dans la Bible et dans les ouvrages classiques ; alors, le sens sera : Ton offrande, portée à Jérusalem, prouvera aux prêtres que tu es guéri ; ou bien selon d’autres : Elle leur prouvera ma puissance miraculeuse, et tu seras toi‑même un témoignage vivant contre eux, s’ils refusent d’y croire. « Pour qu’ils soient inexcusables de ne pas croire en lui, les prêtres qui avaient vérifié ses miracles », Maldonat. On peut aussi rattacher « leur » au nom collectif « personne », ce qui donne le sens suivant que nous croyons préférable : Ton sacrifice, reçu par les prêtres, sera en quelque sorte ton certificat authentique de guérison pour tes compatriotes, qui te restitueront tes droits à la vie commune.

c. Guérison du serviteur d’un centurion, 8, 5-13. Parall. Luc., 7, 1-10.

Ce récit est une des perles nombreuses dont l’histoire évangélique est ornée. S. Luc, qui l’a également inséré dans sa biographie de Jésus, le place aussitôt après le Sermon sur la Montagne, ce qui ne fait pas une grande différence. Il existe entre les deux narrateurs des divergences plus notables, qui ont d’une part fait crier à la contradiction dans le camp rationaliste, d’autre part fait croire à la distinction des événements. Mais c’est bien un seul et même trait que racontent S. Matthieu et S. Luc, et ils le racontent bien de la même manière ; seulement S. Luc donne des détails plus complets, tandis que S. Matthieu abrège et résume à sa façon habituelle, se bornant aux indications nécessaires, pour aller droit à ce qui entrait davantage dans son plan christologique.



Mt8. 5 Comme Jésus entrait dans Capharnaüm, un centurion l'abordaEntré dans Capharnaum. Cette ville fut le théâtre du miracle ; Jésus y rentrait après son grand discours de Kouroûn‑al‑Hattîn. Suivant S. Luc, le centurion semble n’être pas venu en personne auprès de Notre‑Seigneur et ne lui avoir pas adressé une seule fois directement la parole ; il se contenta de lui envoyer deux députations successives qui lui présentèrent sa requête. Les Manichéens, gênés dans leurs doctrines par la pensée du v. 11, profitaient déjà de cette contradiction apparente pour nier la véracité du fait tout entier. S. Augustin leur montre avec esprit l’injustice dont ils se rendaient volontairement coupables. Comme si, dit‑il, un narrateur qui mentionne certain détail contredisait un autre narrateur qui l’omet. Comme si celui qui attribue un acte à une personne contredisait un autre narrateur plus exact qui affirme qu’elle l’a opéré par un intermédiaire. N’est‑ce pas ainsi qu’agissent tous les historiens ? N’est‑ce pas ainsi que l’on parle à chaque instant dans la vie privée ? « Comment expliquer que, quand nous lisons, nous oublions la façon dont nous parlons habituellement ? L’Écriture de Dieu est‑elle parmi nous pour autre chose que pour nous parler dans notre langue ? », contr. Faust. 33, 7-8. Cf l'Accord des Évangélistes 2, 20. Cette réponse n'a rien perdu de sa valeur. S. Matthieu se conduit donc en cet endroit d'après l’axiome juridique : « Celui qui agit par un autre est considéré comme ayant agi par lui‑même ». On peut du reste concilier plus parfaitement encore les deux écrits en admettant avec S. Jean Chrysostome que le centurion vint lui‑même auprès de Jésus à la suite de ses délégués. - Un centurion. Un centurion, dans l’armée romaine, était un officier qui commandait à une compagnie de cent soldats, ainsi que son nom l’indique. On sait qu’à Rome l’armée se composait d’un certain nombre de légions ; chaque légion se divisait en dix cohortes, la cohorte en trois manipules, le manipule en deux centuries, ce qui faisait 60 centuries ou 6 000 hommes par légion. Il est remarquable que tous les centurions qui figurent dans le Nouveau Testament sont mentionnés d’une manière très honorable : ce sont, outre le nôtre, le centurion du Calvaire, 27, 54, le centurion Corneille baptisé par S. Pierre, Actes des Apôtres 10, et le centurion Jules qui traita S. Paul avec bonté, Actes des Apôtres 27, 3-43. Dans tous les temps et chez tous les peuples, alors même que tous les grands principes avaient sombré, on a retrouvé dans les armées quelques débris des vertus morales et religieuses. - Le héros de ce récit était en garnison à Capharnaüm : il était donc au service du tétrarque Hérode Antipas, dont l’armée avait été organisée d’après le système romain et se composait en majeure partie de soldats étrangers. Né dans le paganisme, ainsi que nous l’apprend très clairement le v. 10, il avait senti, comme tant d’autres le vide et la fausseté de sa religion ; son séjour en Palestine lui avait permis d’étudier de près le Judaïsme qui à cette époque intéressait si vivement, quoique à divers titres, le monde grec et romain. Il s’y était attaché au point de faire bâtir à ses frais une synagogue à Capharnaüm, Cf. Luc, 7, 5 ; peut-être même avait‑il été admis au nombre des prosélytes, ces hommes, païens par la race, à demi Juifs par les croyances et les pratiques religieuses, que Dieu se préparait en grand nombre chez les Grecs et les Romains, pour en faire des anneaux de communication entre le Mosaïsme et le Paganisme. C’était dans tous les cas une âme noble et généreuse. Il est évident qu’il avait entendu parler de Jésus, de ses prodiges, des espérances que l’on commençait à fonder sur lui : il avait même pu l’apercevoir dans les rues de Capharnaüm, assister à quelqu’une de ses prédications. Cela avait suffi pour lui faire concevoir une haute idée de son pouvoir ; aussi est‑ce à lui qu’il pense immédiatement, dès qu’il a besoin d’un secours.



Mt8.6 et lui fit cette prière : "Seigneur, mon serviteur est couché dans ma maison, frappé de paralysie, et il souffre cruellement." - Mon serviteur : Cf. le v. 9 et S. Luc, 7, 2. C’était, selon S. Luc, un excellent serviteur auquel le centurion tenait beaucoup. Cicéron s’excusait d’éprouver un profond chagrin par suite de la mort d’un esclave fidèle, tant les maîtres avaient alors à cœur de manifester leur antipathie pour ces être infortunés : la condescendance ouverte du centurion pour son serviteur dénote donc la bonté de son caractère. - Est couché… indique l’impuissance totale du malade. Le médecin Celsus, contemporain de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, fait dans ses œuvres, 3, 27, la réflexion suivante sur l’emploi de l’expression paralysie au temps où il vivait : « La cessation de l’activité des nerfs est une maladie fort répandue. Quelquefois elle attaque tout le corps, souvent aussi elle n’en atteint qu’une partie. Les anciens écrivains nommaient le premier cas apoplexie, et le second paralysie ; mais je m’aperçois qu’aujourd’hui on emploie dans les deux cas le nom de paralysie. Ordinairement, ceux qui souffrent d’une paralysie universelle sont emportés d’une manière rapide ; sinon, ils peuvent bien vivre quelque temps encore, mais ils recouvrent rarement la santé et traînent presque toujours une existence misérable. Pour ceux qui ne sont que partiellement atteints, leur mal n’est jamais bien violent, il est vrai, mais il est souvent très long et incurable ». Les mots ils souffre extrêmement ajoutés par S. Matthieu et l’observation de S. Luc : « il était mourant », semblent indiquer, d’après cela, que le serviteur du centurion avait été récemment frappé d’apoplexie.



Mt8.7 Jésus lui dit : "J'irai et je le guérirai. - Le besoin est pressant et réclame un prompt secours ; Jésus offre sans délai ses services et, suivant S. Luc, se dirige immédiatement vers la maison du centenier. C’est la seule fois qu’il fait de lui‑même des avances pour guérir un malade et il les fait pour un pauvre serviteur. Les anciens exégètes ont remarqué qu’il n’y eut rien de semblable pour le fils de l’officier royal, Cf. Jean 4, 50, bien qu’il ait été pareillement guéri à distance. Quand la foi était très vive, comme il arriva dans la circonstance présente, Jésus ne la mettait pas à l’épreuve.



Mt8.8 Seigneur, répondit le centurion, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. - Ce furent les amis personnels du centurion, envoyés par lui à Jésus au moment où le divin Maître approchait de sa maison, qui portèrent cette réponse admirable. - Seigneur, je ne suis pas digne. Sentiment d’une profonde humilité. Lui païen, lui pécheur, il ne se croit pas digne de recevoir une telle visite ; la démarche de Jésus le remplit d’une sainte frayeur. D’ailleurs, continue‑t-il, outre que j’en suis indigne, cela n’est pas du tout nécessaire. - Mais dites seulement une parole et... C’est le sentiment d’une foi vive, toute spirituelle, qui lui fait tenir un tel langage. « Dites… une parole », hébraïsme pour signifier « commandez par une parole ». - Le centurion a mérité que sa belle réponse, insérée dans les prières liturgiques, fût répétée chaque jour au Saint Sacrifice avant la communion du prêtre et des fidèles.



Mt8.9 Car moi qui suis soumis à des supérieurs, j'ai des soldats sous mes ordres et je dis à l'un : Va, et il va, et à un autre : Viens, et il vient, et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait." - Aux paroles qui précèdent il ajoute, pour prouver qu’un seul mot de Jésus, prononcé à distance, peut produire l’heureux effet qu’il désire, un raisonnement tout militaire qui donne à cette scène un cachet parfait d’authenticité. La sagesse du fidèle resplendit d’un bel éclat dans la rudesse militaire. - Soumis à la puissance d'un autre. Beau trait d’humilité que S. Bernard relève dans les termes suivants : « O, que de prudence dans cette âme. Que d'humilité dans ce cœur ! Avant de dire qu'il commande à des soldats, pour étouffer les sentiments de la fierté, il avoue qu'il est lui‑même subalterne, ou plutôt il met sa soumission la première, parce qu'il estime plus l'obéissance que le commandement », Lettre 392. Le centurion argumente « du plus petit au plus grand ». Moi, je ne suis qu’un officier subalterne, et pourtant ma parole est toute puissante sur mes subordonnés ; elle produit des merveilles d’obéissance : à plus forte raison la vôtre, puisque vous êtes l'empereur spirituel, le vrai Général en chef de toutes les armées célestes. Il compare ainsi la situation de Jésus‑Christ, par rapport au monde invisible et aux forces mystérieuses de la nature, à sa propre situation. Les maladies sont des soldats qui doivent obéir au commandement du Chef suprême. Peut-être son imagination, encore imbue de superstitions païennes, les lui représentait‑elle sous la forme de mauvais génies qui devaient s’enfuir au plus vite sur un mot du Sauveur. Quoi qu’il en soit, il a parfaitement démontré que la présence personnelle du divin Médecin n’est pas indispensable.



Mt8.10 En entendant ces paroles, Jésus fut dans l'admiration, et dit à ceux qui le suivaient : "Je vous le dis en vérité, dans Israël même, je n'ai pas trouvé une si grande foi. - Jésus fut dans l'admiration. Jésus s’étonne. Les Évangiles ne mentionnent qu’à deux reprises, ici et Marc. 6, 6, à propos de l’incrédulité des habitants de Nazareth, ce genre d’émotion dans l’âme de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Dans ce que nous venons de lire il y avait un tel mélange de foi et d’humilité, que le Sauveur lui‑même éprouve un sentiment d’admiration. Et cependant le « ne s'étonner de rien » est une règle de la perfection divine ; mais Jésus est homme en même temps qu’il est Dieu, et il peut s’étonner sans préjudice de sa science universelle, de même qu’un astronome contemple avec admiration une éclipse qu’il a depuis longtemps prévue et prophétisée, Cf. Thom. Aq. Somme Theologique, Tertia Pars, q. 15, a. 18. - La foi du Centenier méritait un éloge public et une récompense : Jésus lui accorde successivement ces deux choses. Nous trouvons l’éloge dans la seconde partie du v. 10 : Et il dit... Je n'ai pas trouvé... Notre Seigneur y rattache un grave avertissement pour les Juifs. - En Israël, dans le grec « personne en Israël ». Les Israélites devaient être excellemment le peuple de la foi au Messie. Comme nation privilégiée, ils n’existaient qu’en vue du Christ ; leur histoire, leurs institutions théocratiques étaient, et dans l’ensemble et dans le détail, une perpétuelle préparation au Christ ; le Christ devait être un des leurs même selon la chair, et voici qu’un païen les devance.



Mt8.11 C'est pourquoi je vous dis que beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident, et auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux, - Mais ce n’est pas tout. En ce moment, le centurion apparaît à Jésus comme le représentant de ces nombreux convertis du paganisme qui ont cru et qui croiront encore en Lui. Élargissant sa pensée, il passe du particulier au général et affirme que ce capitaine sera suivi par toute une armée de soldats animés du même esprit, beaucoup viendront. Au lieu de ce vague « beaucoup », Jésus aurait pu dire « de païens », mais sa délicatesse veut adoucir le coup porté à ses concitoyens. - De l'Orient et de l'Occident : expression hébraïque qui désigne tous les peuples du globe ; « sans distinction de nationalité avec les deux parties les plus éloignées, il les désigne toutes”, dit Maldonat d'après S. Augustin. - Et auront place. Ce verbe signifie être assis, ou plutôt être couché à table, suivant la mode orientale. Jésus‑Christ, à la suite d’Isaïe, 25, 6, et des Rabbins, aime à représenter le royaume du ciel sous la figure riante d’un festin auquel il invitera ses fidèles disciples, de même qu’un père de famille réunit ses enfants autour de sa table cf. Luc. 14, 7 ; Matth. 22, 1 et ss. ; 26, 29. Rien ne saurait mieux dépeindre en effet les délices, la sécurité éternelle et la communion intime des élus. - Les païens, invités par masses à ce royal banquet, auront l’honneur d’en goûter la suavité dans la sainte compagnie des ancêtres les plus illustres des Juifs, avec Abraham, Isaac et Jacob, bien qu’ils ne soient que les fils spirituels de ces grands patriarches. « Il insiste sur ce mot.  C’est comme s’il disait : tous les Juifs s’estiment si saints qu’ils ne veulent pas manger avec un étranger ; et beaucoup d’étrangers, ainsi que les plus grands d’entre eux, dont les Juifs ont coutume de mépriser les noms, prendront un repas dont les Juifs auront été expulsés”, Grotius, Annotat. in h.l.



Mt8.12 tandis que les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents." - Car les Juifs en seront exclus, du moins pour la plupart [Bible Liturgique, 2020, p. 2245 : « ils en seront exclus, s’ils refusent Jésus », Bible de Jérusalem, Matthieu, 1950, p.65 : « ils seront supplantés par des païens plus dignes qu’eux »]; Jésus‑Christ l’annonce clairement, en continuant la métaphore qu’il a commencée. - Les enfants du royaume est une façon de parler tout hébraïque dont on rencontre maints exemples dans le Nouveau Testament. Cf. Éphésiens 2, 2 ; 5, 8 ; Jean 27, 12 ; 2 Thess. 2, 3 ; 1 Pierre 1, 14 ; 2 Pierre 2, 14, etc. Les fils du royaume ne sont autres que les héritiers présomptifs auxquels il est destiné. Cette expression désigne ici les Juifs qui, nous l’avons vu, étaient appelés les premiers par Dieu à la participation du royaume messianique. Fils de la théocratie qui était le royaume typique, ils devaient l’être aussi du royaume réel et figuré. - Seront jetés, contrairement à ce qui avait été tracé tout d’abord dans le plan divin, Cf. Romains 9, 25 ; mais Israël n’a pas le droit de se plaindre de ce changement de destinées qui mettait les Païens à sa propre place ; toute la faute en retombe sur lui. [Cette parole de Jésus maudit le choix religieux libre et conscient de nier sa messianité et sa divinité, l’Église catholique condamne à raison l’antisémitisme. On ne peut pas utiliser la condamnation d’une opinion religieuse pour condamner indistinctement tous les juifs car il existe l’ignorance invincible]. « Que les rameaux orgueilleux se brisent donc, et qu’à leur place soit greffé l’humble olivier sauvage ; pourvu, néanmoins, que demeure toujours la racine, malgré la rupture des uns et l’entêtement de l’autre. Où demeure la racine? Dans la personne des Patriarches », S. August. in Jean Tract. 16, ad. fin ; Cf. Matthieu, 21, 43. - Dans les ténèbres extérieures, c’est-à-dire « qui sont en dehors du royaume de Dieu ». Alors comme de nos jours, les grands repas avaient ordinairement lieu le soir et la salle du festin était splendidement éclairée ; mais au dehors, dans la rue, régnaient les ténèbres les plus complètes. Jésus‑Christ veut donc exprimer par cette image l’expulsion des Juifs de son royaume. - Là il y aura des pleurs : symbole du désespoir, de la violente douleur auxquels seront en proie les malheureux qui n’auront pas été invités aux noces éternelles de l’Agneau. Combien les compatriotes du Sauveur pensaient différemment. Ils pensaient que dans le monde à venir, Dieu aurait dressé pour eux une table immense que les Païens verront et ils seront honteux”. Et voici que le contraire aura lieu.



Mt8.13 Alors Jésus dit au centurion : "Va, et qu'il te soit fait selon ta foi," et à l'heure même son serviteur fut guéri. - Digne récompense de la foi du centurion. « Jésus place l’huile de la miséricorde dans le vase de la croyance”, S. Bern. Serm. 3 de Anima. - Qu'il te soit fait. Devant ce « fiat » auquel rien ne résiste, la maladie s’enfuit aussitôt, et à l’instant même où il était prononcé, à l'heure même, le serviteur est rendu complètement à la santé.







d. Guérison de la belle‑mère de S. Pierre et d’autres nombreux malades, vv. 14-17. Parall. Marc.; 1, 29-34 ; Luc., 4, 38-41.

Mt8.14 Et Jésus étant venu dans la maison de Pierre, y trouva sa belle-mère qui était au lit, tourmentée par la fièvre. - A partir de cet endroit, S. Matthieu abandonne pendant quelque temps l’ordre véritable des faits pour suivre un enchaînement purement logique. D’après les récits parallèles de S. Marc et de S. Luc, réglés ici suivant l’ordre chronologique, la guérison de la belle‑mère de S. Pierre eut lieu peu de temps après l’installation de Jésus‑Christ à Capharnaüm, à une date antérieure à celle du Sermon sur la Montagne. Sa vraie place semblerait être à la suite du v. 22 du chap. 4. S. Jean Chrysostome et S. Augustin notaient déjà que le mérite de la plus grande exactitude revient ici au second Évangile. - Dans la maison de Pierre. Cette maison a beaucoup embarrassé certains exégètes, d’abord parce qu’à cette époque S. Pierre avait renoncé à tout pour suivre Jésus, Luc. 5, 11 ; en second lieu parce que S. Jean l’Évangéliste paraît fixer à Bethsaïde et non à Capharnaüm la résidence du prince des Apôtres. La première difficulté n’est pas sérieuse : le renoncement de Saint Pierre était complet bien qu’il eût conservé la possession de sa maison, parce qu’il usait de ses biens comme n’en usant pas, et qu’au moindre signe de son Maître, il quittait tout pour l’accompagner dans ses pénibles missions. Il n’avait pas fait vœu de pauvreté dans le sens strict de cette expression. On répond à la seconde difficulté en disant que la note du quatrième évangéliste « à Bethsaide, ville d'André et de Pierre », n’implique nullement qu’ils demeurassent alors dans ce bourg. Ils étaient originaires de Bethsaïde, mais ils avaient pu se fixer, probablement après le mariage de S. Pierre, dans la cité voisine de Capharnaüm dans l’intérêt de leur activité professionnelle. - Sa belle‑mère. Indépendamment de la tradition et de ce passage, nous savons encore par le témoignage de S. Paul, 1 Corinthiens 9, 5, que S. Pierre avait été marié. Sa belle‑mère aurait porté le nom de Cornélie selon les uns, Clem. Alex. Strom. 7, de Perpétue selon les autres. Il est question de sa fille Pétronille au Martyrologe Romain (31 mai cf. les « Acta sanctorum »). - Qui était au lit, victime d’un accès subit et violent ; autrement Jésus, qui était déjà depuis quelque temps à Capharnaüm, l’aurait sans doute guérie plus tôt. - Et est explicatif et introduit le motif pour lequel la belle‑mère de S. Pierre était alitée. - Avait la fièvre, « était oppressée par une forte fièvre », dit S. Luc avec sa précision toute médicale.



Mt8.15 Il lui toucha la main, et la fièvre la quitta, aussitôt elle se leva, et se mit à les servir. - « Et s’approchant, il la souleva, l’ayant prise par la main », dira S. Marc La guérison fut instantanée et si radicale, ajoutent de concert les trois évangélistes, que la malade put non seulement se lever, mais encore servir à table son hôte distingué, lui témoignant de la sorte sa reconnaissance. Les médecins ordinaires ne produisent pas de cures aussi merveilleuses. « La nature humaine est ainsi faite que les corps sont plus affaiblis quand la fièvre les a quittés ;  et qu’on ressent les maux de la maladie quand on recommence à recouvrer la santé. Mais la santé accordée par le Seigneur est restituée en totalité et instantanément », S. Jérôme, Comm. in h. l. S. Jean Chrysostome raisonne de la même manière : « Le Christ met en fuite les maladies en ramenant sur‑le‑champ la vigueur antérieure ; quand c’est la médecine qui guérit, l’affaiblissement causé par la maladie demeure ; mais quand c’est la vertu qui guérit, l’épuisement de l’organisme ne laisse aucune trace », Hom. 18.



Mt8.16 Sur le soir, on lui présenta plusieurs démoniaques, et d'un mot il chassa les esprits et guérit tous les malades : - Après la maison malade, la ville malade. De la maison de S. Pierre, la guérison s’étend à toute la cité de Capharnaüm. Les miracles successifs que Jésus‑Christ vient d’opérer, Cf. Marc. 1, 21 et ss., ont produit une vive sensation dans la ville: le bruit s’est répandu que le nouveau Prophète multiplie les prodiges et que sa bonté n’est pas moindre que sa puissance. Tous les habitants se rassemblent devant la porte de la maison, Marc. 1, 33, mais ils ne se présentent pas comme de simples curieux ; ils ont de grandes faveurs à demander. Chaque famille a apporté ses malades, ses infirmes : de nombreux possédés sont venus aussi, conduits par leurs amis ou par leurs proches. - Il chassa les esprits. - Jésus condescend à tous les désirs : un mot d’autorité lui suffisait pour expulser ces esprits impurs. Quelle joie dut régner ce jour‑là dans Capharnaüm. - Quand le soir fut venu. Les trois synoptiques observent que cette scène eut lieu le soir, après le coucher du soleil. En effet c’était un samedi, Cf. Marc. 1, 21, 29, 32. Or, «  la religion demandait aux Juifs d’apporter leurs malades avant la fin du sabbat »,  Grotius, Annot. in h. l. Tout travail manuel était scrupuleusement interdit tant que le soleil n’avait pas disparu au‑dessous de l’horizon, car alors seulement finissait le repos du sabbat.



Mt8.17 accomplissant ainsi cette parole du prophète Isaïe : "Il a pris nos infirmités et s'est chargé de nos maladies." - S. Matthieu qui, écrivant pour des Juifs, s’efforce de rattacher les événements de la vie du Sauveur aux prédictions messianiques de l’Ancien Testament, cite en cet endroit un passage célèbre d’Isaïe (53, 4) avec l’introduction qui lui est familière, afin que s'accomplît. Ces guérisons multiples qu’il a signalées sont, à ses yeux, l’accomplissement de ce qu’avait annoncé le Prophète lorsqu'il avait dit au sujet du Christ : « Il a pris sur lui nos langueurs, et a porté nos souffrances » (trad. de S. Jérôme, Vulg.). On voit que, contrairement à son usage, S. Matthieu fait cette citation d’une manière assez littérale d’après l’hébreu. Mais n’a‑t-il pas transformé le sens de la parole du Prophète ? Celui‑ci, décrivant les souffrances futures du Messie, en indiquait les heureux résultats pour l’humanité : c’est en voyant d’avance nos péchés effacés, enlevés, par la « satisfaction vicaire » du Christ (réparation des offenses faites à Dieu, par Dieu qui s'est fait homme), qu’il s’écriait : « Lui‑même a porté nos péchés... ». Et telle est bien l’interprétation donnée par S. Pierre à ce passage, Cf. 1 Pierre 2, 24 : comment donc l’évangéliste peut‑il l’appliquer aux maladies guéries miraculeusement par Jésus ? Nous ne l’excuserons pas à la façon de Maldonat, en disant qu’il fait ici une simple accommodation : ce serait une concession aussi dangereuse qu’inutile. Tout peut se concilier très aisément, sans violence comme sans subtilité d’aucune sorte. Isaïe parle directement, il est vrai, de nos péchés, que Jésus‑Christ a daigné expier en souffrant pour nous ; mais l’effet n’est‑il pas contenu dans la cause ? Nos maladies physiques ne sont‑elles pas la conséquence funeste de la grande maladie morale, le péché ? Prédire de quelqu’un qu’il peut enlever nos péchés, c’est donc prédire par là-même qu’il peut à plus forte raison enlever nos maladies. Nous verrons, en plusieurs circonstances, Notre‑Seigneur mettre en relief cette connexion indiscutable et guérir des malades en leur disant : Vos péchés vous sont remis. Concluons donc que, si l’évangéliste ne prend pas tout à fait les paroles d’Isaïe dans leur sens littéral, il les cite du moins dans un sens déduit de la lettre par le raisonnement, sens parfaitement légitime et justifiable. - Il a pris, c’est-à-dire il a saisi, enlevé. Cf. v. 40 ; Actes des Apôtres 3, 11. - Et s'est chargé, même signification. S. Hilaire fait à propos de ce passage une réflexion profonde et délicate : « Absorbant par la passion de son corps les infirmités de la faiblesse humaine », Comm. in h. l. - La scène du v. 16 a été traduite d’une façon grandiose par le peintre Jouvenet ; il existe sur le même sujet une eau‑forte saisissante et populaire de Rembrandt.



e. Miracle de la tempête apaisée, 8, 18-27. Parall. Marc., 4, 35-40 ; Luc.; 8, 22-25.

Mt8.18 Jésus, voyant une grande multitude autour de lui, donna l'ordre de passer à l'autre bord du lac. - Jésus, voyant... Ces mots contiennent le motif de l’ordre que va donner Jésus. Le divin Maître a autour de lui, par suite de ses miracles, une foule enthousiaste, aux ovations inopportunes de laquelle il désire se soustraire : il mettra le lac de Tibériade entre elle et lui. - Quand on lit la narration de S. Matthieu, il semble que cet événement ait lieu le même soir que les nombreuses guérisons de Capharnaüm racontées dans les deux versets qui précèdent ; mais un coup d’œil jeté sur les récits parallèles des deux autres synoptiques suffit pour montrer qu’ici encore le premier Évangéliste s’est laissé guider par l’analogie des faits plutôt que par l’ordre des dates. Le prodige de la tempête apaisée ne fut opéré qu’à une époque plus tardive cf. Marc. 4, 35 et ss. ; Luc, 8, 22 et ss. - Passer à l'autre bord, de l’autre côté du lac, sur la rive orientale. La province de Pérée était plus isolée, plus calme, et Jésus y avait un nombre beaucoup moins considérable d’adhérents : elle convenait donc parfaitement pour le but que Notre‑Seigneur se proposait alors.





Mt8.19 Alors un Scribe s'approcha et lui dit : "Maître, je vous suivrai partout où vous irez." - S. Matthieu intercale ici un dialogue intéressant qui se serait passé au moment du départ entre Jésus et deux de ses disciples. S. Luc raconte également ce trait en y ajoutant même quelques développements, mais beaucoup plus tard et seulement vers la fin de la Vie Publique, au moment où Jésus allait affronter les attaques de ses ennemis à Jérusalem, Cf. Luc. 9, 57 et ss. Il est impossible de dire avec certitude lequel des deux enchaînements est le meilleur. Peut-être serait‑ce celui de S. Luc, attendu qu’aux derniers mois qui précédaient sa mort, Jésus‑Christ avait un plus grand besoin de disciples courageux et décidés. Divers exégètes donnent cependant la préférence à l’ordre établi par S. Matthieu, entre autres M. J. P. Lange d’après lequel le troisième Évangéliste aurait fait à l’aide de ce dialogue des combinaisons purement psychologiques. - Un Scribe. « Un » est synonyme de « un certain ». L’hébreu s’emploie tout à la fois dans le sens déterminé et dans le sens indéterminé. - Ce docteur de la Loi semble avoir compté depuis quelque temps déjà parmi les partisans de Jésus ; on peut du moins l’inférer de l’expression « un autre de ses disciples » du v. 21, où « autre » paraît être opposé à « un ». Actuellement du moins, il désire entrer dans la société des disciples proprement dits qui suivaient habituellement Notre‑Seigneur, et il exprime hardiment son intention. - Maître, c’est-à-dire Rabbi. Les Pharisiens eux‑mêmes donnaient souvent ce titre à Jésus‑Christ. - Partout où vous irez. C’était la coutume ancienne des disciples intimes et dévoués d’accompagner leur maître dans tous ses voyages ; au reste, les professeurs de cette époque étaient fréquemment ambulants, allant d’un pays à l’autre pour s’instruire davantage ou pour donner leurs leçons. Ce Scribe enthousiaste prévoit bien une partie des difficultés auxquelles il s’expose en s’offrant pour accompagner partout le Sauveur dans ses missions ; mais il s’en faut beaucoup qu’il ait tout compris. Il parle le langage de l’émotion passagère, irréfléchie, qui compte les obstacles pour rien tant qu’ils sont à distance et qui, sans avoir reçu l’appel d’en haut, se met en avant pour les braver. Ses intentions étaient‑elles bien pures ? L’espoir de tenir un rang élevé dans le royaume messianique qu’il se représentait sous des couleurs toute profanes, comme ses compatriotes, n’était‑il pas son principal mobile ? Nous pouvons bien le supposer après les Pères.



Mt8.20 Jésus lui répondit : "Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids, mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête." - Le Sauveur, par sa réponse, jette un peu d’eau froide sur cette âme trop ardente. Sans accepter l’offre du Scribe et sans la refuser, il se contente de peindre au vif la vie de renoncement destinée à tous ceux qui le suivent. - Les renards ont leurs tanières... Les êtres les plus pauvres, ceux‑là même qui vivent au jour le jour, sans provision pour le lendemain, ont pourtant des abris assurés. - Fils de l'homme : nom important et célèbre que Jésus‑Christ aime à s’attribuer lui‑même dans l’Évangile. Les apôtres ne le lui donnent jamais ; seul, le diacre S. Étienne en fait usage dans son discours apologétique, Actes des Apôtres 7, 56. Ézéchiel le porte aussi dans sa Prophétie, 2, 1. 3-8 ; 3, 1-3, etc. ; mais alors c’est simplement l’expression que son interlocuteur céleste lui applique pour désigner la distance qui sépare leurs natures réciproques : d’un côté c’est un ange, de l’autre un simple « fils de l’homme », c’est-à-dire un mortel. Pour bien comprendre le sens de cette appellation quand c’est Jésus qui la prend, il faut recourir à une vision extatique de Daniel, pendant laquelle ce Prophète eut le bonheur de contempler le futur Messie revêtu de la forme humaine : « Je regardais en une vision nocturne et voici qu’avec les nuées du ciel venait quelqu’un qui était comme un fils d’homme », Dan. 7, 13. « Fils de l’homme » signifie certainement Messie dans ce passage : on s’en convaincra en lisant la suite de la narration du Prophète : c’est aussi en tant que Messie que Jésus se dit « le Fils de l’homme » par antonomase. Divers textes évangéliques ne laissent pas le moindre doute à ce sujet. Dans le récit de S. Matthieu, 26, 63 et ss., Caïphe somme Jésus au nom du Dieu vivant de lui dire s’il est le Christ, Fils de Dieu. Que répond Notre‑Seigneur ? « Tu l’as dit. Car je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel.... » cf. Marc. 14, 61-62 ; Luc. 22, 66-69. Bien plus, tel était le sens que les Juifs eux‑mêmes attribuaient à cette expression cf. Jean 12, 34, et surtout Luc. 12, 70, où ils tirent de la réponse ci‑dessus mentionnée du Sauveur la conclusion suivante : « Tu es donc le Fils de Dieu ? », ce qui revient à dire : Vous êtes donc le Messie ? Toutefois, comme on l’a répété avec beaucoup de raison à la suite de la plupart des Pères, ce titre de « Fils de l’homme » est loin d’être une dénomination glorieuse. « Le mot homme désigne souvent un homme d’une vile condition, e.g. Jud. 16, 7, 11 ; Psaume 82 (Vulg. 81), 7 ; et Psaume 49 (Vulg. 48), 3. On oppose  fils de l’homme à fils de l’homme (hommes ordinaires à hommes courageux) », Rosenmüller, Schol. in h. l. « Parce que Dieu était aussi fils de Dieu, par une sorte d’antithèse, quant il parle de lui en tant qu’homme, il s’appelle fils de l’homme », Maldonat. Toutes les autres interprétations sont inexactes, depuis celle de Fritzsche qui réduit notre expression à un simple « Moi » (« Moi, c’est moi le fils de parents humains qui vous parle maintenant, cet homme que vous connaissez bien, c’est-à-dire : moi » : quelle platitude.), jusqu’à celle qui lui fait désigner Jésus comme l’homme par excellence, l’homme idéal. « de l'homme » doit se prendre d’une manière générale et ne représente pas spécialement Adam, comme l’a cru S. Grégoire de Nazianze, Orat. 30, c. 21. - Où reposer sa tête. Les hommes désirent des habitations surtout pour y trouver du repos. Mais celles qui donnent du repos au corps servent d’abord à reposer la tête. Elles expriment, suivant les uns, le dénuement le plus absolu ; simplement, selon les autres, la vie agitée du missionnaire, incompatible avec le confort dont on peut jouir sous son propre toit. La première interprétation, que patronnent les Pères, est incontestablement la plus conforme à la réalité ; la seconde enlèverait à la pensée du Sauveur une grande partie de sa force. S. Jérôme développe comme il suit le raisonnement de Jésus : « Pourquoi désires‑tu me suivre pour les richesses et le luxe quand je suis d’une si grande pauvreté que je n’ai même pas un taudis,  que je n’ai  pas de toit pour m’abriter ? » - Quel fut le résultat de cette réponse ? L’Évangéliste ne le dit pas, mais il semble que la sévérité de ces paroles dut effrayer l’âme faible et téméraire à laquelle elles s’adressaient ; telle est l’impression que laisse ce récit.



Mt8.21 Un autre, du nombre des disciples, lui dit : "Seigneur, permettez-moi d'aller auparavant ensevelir mon père." - Un autre de ses disciples. Cet autre disciple serait S. Philippe d’après Clément d’Alexandrie, Strom, 3, 4, S. Thomas d’Aquin d’après J. P. Lange : mais ce sont là des hypothèses sans fondement ; la première est même en contradiction flagrante avec l’Évangile, car S. Philippe était depuis longtemps attaché à la personne de Jésus, Cf. Jean 1, 43 et ss. - Lui dit. Suivant le récit plus exact de S. Luc, 9, 59, Jésus avait adressé le premier la parole à ce disciple indécis, en lui disant : « Suis‑moi ». Il répondit : Maître, permettez moi tout d'abord... Avant de tout quitter pour vous suivre, permettez-moi de retourner dans ma famille et d'ensevelir mon père. Les commentateurs n’expliquent pas de la même manière cette requête du second disciple. Théophylacte, Kypke, Paulus, Rosenmüller et plusieurs autres pensent que le père, quoique âgé, vivait encore et que son fils demandait à Jésus la permission d’aller prendre soin de lui jusqu’à sa mort. « Permets‑moi d’avoir soin de mon père jusqu’à sa mort », Thalemann. Mais ce sentiment ne nous paraît guère soutenable. A quelqu’un qui vous prie de l’accompagner immédiatement, répondre par la demande d’un répit qui peut durer plusieurs années, ce serait quelque chose de trop exorbitant. De plus, pour que la réponse de Jésus‑Christ conserve toute sa force, il faut que la mort ait eu déjà lieu et que le disciple, qui en avait récemment appris la nouvelle, se borne à implorer du divin Maître un délai de quelques heures pour aller rendre à son père les derniers devoirs. Le retard en effet n’eût pas été bien long, les Juifs ayant la coutume d’enterrer leurs morts le jour même du décès. C’est ainsi qu’on interprète communément les mots « ensevelir mon père » auxquels on conserve leur signification littérale, puisqu’il n’y a aucune raison sérieuse de l’abandonner.



Mt8.22 Mais Jésus lui répondit : "Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts." - Mais Jésus lui dit. Notre‑Seigneur a effrayé à dessein le premier disciple qui était ou trop ardent ou trop ambitieux ; il presse au contraire le second qui est trop hésitant. Sa demande était cependant très légitime : le sentiment de la nature et jusqu’à un certain point de la religion, Cf. Genèse 25, 9 ; 35, 29 ; Tobie 6, 15, la lui avait dictée. Mais Jésus qui connaît cet homme au caractère irrésolu voit que, s’il accède à son désir, c’en est fait de sa vocation. Il faut qu’il choisisse « ici et maintenant », ou bien il ne choisira jamais. Voilà pourquoi il lui fait cette réponse, sévère en apparence, bien qu’elle soit inspirée par l’amour le plus sincère : Suis‑moi, sans le moindre délai. - Laisse les morts... Il y a dans cette dernière phrase un jeu de mots facile à saisir. « Il est clair que le Christ a voulu jouer avec finesse sur l’ambiguïté de ce mot. Quand il nomme deux fois les morts,  il ne fait aucun doute qu’il ne donne pas aux deux le même sens », Maldonat. Le premier « morts » doit s’entendre au figuré, le second dans le sens propre. Celui‑ci désigne les morts ordinaires, celui‑là les morts spirituels. Jésus‑Christ veut donc dire que la mort intérieure doit aller de pair avec la mort extérieure : ce sont deux sœurs, qu’elles s’entraident mutuellement. « Laisse aux gens du monde, qui pour la plupart sont morts à la grâce, au bien, au royaume du ciel, le soin d’ensevelir les corps inanimés de leurs frères : c’est un rôle qui leur convient parfaitement. Pour toi, il existe des obligations plus graves et plus pressantes, celle de me suivre et de prêcher l’Évangile avec moi ». Telle est la vraie pensée de Jésus. Détruit‑elle la piété filiale, comme le prétendait Celse ? Il serait aussi absurde qu’injuste de soutenir une pareille assertion ; car il ne s’agit nullement ici d’une règle générale, mais seulement d’un cas particulier dans lequel la vocation, et par conséquent le salut d’une âme, était en danger.



La tempête et son apaisement miraculeux, vv. 23-27.

Mt8.23 Il entra alors dans la barque, suivi de ses disciples. - Le fait grandiose qui va suivre, unique en son genre dans la vie de Jésus est raconté par les trois synoptiques. S. Marc, qui semble lui avoir donné sa place historique, le raconte à la suite des paraboles relatives au royaume de Dieu, prononcées par Jésus durant le cours de la seconde mission galiléenne. - Après le dialogue instructif auquel nous avons assisté, Jésus s’embarque dans la nacelle qui avait été préparée sur son ordre ; « dans ce navire qui était comparé à un chemin », Fritzsche; Cf. v. 18. Ces disciples les plus intimes, ceux qui l’accompagnaient habituellement, montent avec lui dans la barque. Le second interlocuteur du Christ était‑il parmi eux ? Le récit sacré demeure muet sur ce point ; on aime à croire qu’il se montra docile à l’appel divin et qu’il brisa, pour suivre Jésus, le dernier lien qui l’attachait au monde.



Mt8.24 Et voilà qu'une grande agitation se fit dans la mer, de sorte que les flots couvraient la barque : lui, cependant, dormait. Description très belle dans sa simplicité et rapide comme l’orage qui éclata sur le lac. Au départ rien ne faisait pressentir l’orage ; mais on sait que toutes les mers intérieures, entourées de montagnes, sont sujettes à des coups de vent très soudains qui y déterminent des ouragans terribles. Cela est particulièrement vrai du lac de Tibériade, comme nous l’apprennent les voyageurs anciens et modernes. Outre la raison commune que nous venons d’énoncer, il y a encore le motif particulier de la situation extraordinaire de cette mer : les vents s’engouffrent avec furie dans la profonde cavité qui la contient et semblent parfois vouloir tout renverser. Il n’est donc pas nécessaire d’admettre que cette tempête fut surnaturelle dans son principe (« la tempête ne vient pas des conditions atmosphériques, mais de la providence divine », S. Thom. Aq. ; Cf. Glossa ord., Jansenius, Sylveira) ; il suffit de dire qu’elle fut providentielle. - La barque était couverte par les flots... ; S. Marc, 4, 37, est encore plus explicite : « Les flots pénétraient dans le navire, menaçant de le remplir d’eau » on courut donc bientôt un danger réel d’être englouti sous les eaux. Cf. Luc, 8, 23. - Cependant, que devenait Jésus ? Contraste étonnant. Lui, il dormait. Fatigué des travaux du jour qui avaient été nombreux et pénibles, Cf. Marc. 4, 1-35, il s’était couché au fond de l’embarcation et dormait paisiblement. Mais il se proposait aussi de donner par là une utile leçon à ses disciples : « Il dort pour rendre conscients ceux qui sont éveillés. Car si cela était arrivé quand il était éveillé, ou ils n’auraient pas craint, ou ils n’auraient rien demandé, ou ils auraient pensé qu’il ne pourrait rien faire », S. Jean Chrysost. Hom. 28 in Matth.



Mt8.25 Ses disciples venant à lui l'éveillèrent et lui dirent : "Seigneur, sauvez-nous, nous périssons." Il fallait que le danger fût bien grand pour qu’ils en vinssent à cette extrémité, eux qui étaient si respectueux et si attentifs pour leur Maître. - Seigneur, sauvez-nous. La grandeur du péril ressort aussi de la forme rapide, entre‑coupée, de leur prière. Encore un instant et il sera trop tard ; donc, vite, au secours. L’ouragan devait être bien terrible pour épouvanter à ce point même des pêcheurs habitués aux tempêtes du lac.



Mt8.26 Jésus leur dit : "Pourquoi craignez-vous, hommes de peu de foi ?" Alors il se leva, commanda aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme. - Hommes de peu de foi : Cf. 6, 30. Comme s’ils pouvaient périr, Jésus étant avec eux. - Alors. Suivant S. Marc et S. Luc, Jésus ne blâme au contraire les disciples qu’après avoir apaisé l’orage. - Il commanda ; le verbe du texte grec peut se traduire aussi par « apostropha », car il indique souvent un ordre auquel s’ajoutent des menaces pour le fortifier. Ces ordres et ces menaces adressés à des créatures inanimées supposent quelque chose de plus qu’une simple personnification oratoire de la mer et du vent. La nature, troublée par le péché, souvent livrée au pouvoir des esprits rebelles qui l’emploient de mille manières pour nous nuire, est devenue hostile à l’humanité déchue ; Jésus lui commande comme à une puissance ennemie. Comparez à ce passage le v. 9 du Psaume 105 où il est dit que Dieu « menace la mer Rouge », pour qu’elle ouvrît un chemin à son peuple. - Et il se fit un grand calme, tout à coup, sans transition ; circonstance qui relève la grandeur du prodige : car, après une tempête, la mer demeure longtemps agitée et ne reprend que peu à peu son calme habituel, tandis qu’ici le lac devint subitement lisse comme un miroir.



Mt8.27 Et saisis d'admiration, tous disaient : "Quel est celui-ci, que les vents même et la mer lui obéissent ?" - saisis d'admiration. Ce verset décrit l’effet produit par le miracle sur ceux qui en furent témoins. Mais quels sont ces « hommes » dont parle l’évangéliste ? On a répondu de bien des manières à cette question. Pour Fritzsche ce serait « les hommes qui considéraient toutes ces choses comme des présages », les auditeurs subséquents du prodige ; interprétation contredite par S. Matthieu lui‑même, dont le récit suppose qu’il n’y eut aucun intervalle entre le fait et l’étonnement auquel il donna lieu. D’après S. Jean Chrysostome, cette expression, malgré sa généralité, désignerait les apôtres eux‑mêmes ; mais cela paraît assez difficile, car pourquoi ne porteraient‑ils pas ici leur nom habituel de « disciples » ? Cf. vv. 23 et 25. Et puis, les disciples de Jésus, qui lui avaient vu opérer déjà tant de miracles, qui venaient même d’obtenir de sa bonté toute puissante, v. 25, l’apaisement subit de la tempête, ne pouvaient guère témoigner une admiration aussi extraordinaire que celle dont nous lisons ici la description. Nous préférons donc croire que les hommes en question étaient ou bien des étrangers qui conduisaient la barque, ou bien des curieux qui avaient suivi Jésus à quelque distance sur d’autres bateaux, ainsi qu’on peut le conclure du récit de S. Marc. 4, 36. Ils pouvaient sans doute avoir contemplé de leurs propres yeux à Capharnaüm quelqu’une des guérisons miraculeuses du Sauveur : mais le prodige auquel ils venaient d’assister sur le lac avait un caractère plus grandiose, plus directement divin en quelque sorte ; car la Bible semble réserver à Dieu le pouvoir d’ébranler ou de calmer à son gré les flots des mers, Cf. Psaume 64, 8. On comprend après cela l’exclamation qui s’échappa de leurs lèvres : Quel est celui‑ci. qu’on peut traduire d’après le grec « qui est‑ce, et combien est grand celui‑ci ! ». - La mer et le vent ; même la mer, même les vents, ces êtres fougueux que nulle main, si ce n’est celle de Dieu, n’a pu dompter, sont dociles à sa voix. - Les applications morales qu’on pouvait tirer de cet épisode étaient trop manifestes et trop frappantes pour être négligées par les moralistes et les exégètes. Les plus belles sont celles qui concernent l’âme humaine et surtout l’Église. « Ce navire était une image de l’Église, qui, dans la mer, i.e. dans le monde, est agitée par les flots, i.e. les persécutions et les tentations, la patience du Seigneur ressemblant à un sommeil. Réveillé à la fin par les prières des saints, le Christ dompte le monde et rend la tranquillité aux siens », Tertul. de Bapt. 12. N’est‑ce pas, aujourd’hui plus que jamais, l’image de l’Église de Jésus ? - Signalons parmi les œuvres d’art inspirées par ce miracle, outre de nombreuses fresques des catacombes, un tableau de Rembrandt et un riche oratorio de Gounod.

f. Guérison des démoniaques de Gadara, vv. 28-34.

Plusieurs fois déjà il a été question des démoniaques dans l’Évangile que nous interprétons, Cf. 4, 24 et 8, 16 ; mais il était naturel d’attendre que la suite du récit de S. Matthieu nous présentât un cas spécial de possession, pour fournir au lecteur les renseignements généraux qu’il importe de connaître sur cette matière. - 1° Le nom le plus ordinairement employé dans l’Évangile pour désigner le phénomène mystérieux de la possession est celui d’avoir un démon (Vulg.). Voir aussi Marc. 5, 18 ; 1, 23 ; Luc. 4, 23 ; 8, 27 ; 6, 18. - 2° Sa nature, quoique très mystérieuse au fond, est assez clairement exprimée soit par ces dénominations diverses, soit par ses terribles effets, dont nous trouvons parfois la description minutieuse chez les synoptiques. Le démoniaque a cessé d’être son propre maître ; il est pénétré, dominé par un ou plusieurs esprits mauvais qui sont entrés en lui, qui ont pris le rôle de son âme et substitué leur direction usurpée à l’action légitime que celle‑ci exerçait auparavant. Le possédé n’est donc plus qu’un instrument entre les mains du démon. On entend sa voix, mais c’est un autre qui parle par sa bouche. Son système nerveux, son intelligence, sont au pouvoir de cet autre dont il est le jouet. De là ces mouvements violents, ces affreuses convulsions imprimées à ses membres ; de là ces blasphèmes épouvantables et cette frayeur des choses ou des personnes saintes ; de là cette clairvoyance qui lui révèle des faits qu’il ne saurait connaître de lui‑même, par exemple le caractère messianique de Jésus. Toutefois, le démon ne peut jamais, conformément au langage philosophique, devenir la forme du corps sur lequel il a pris un pouvoir si étrange : la volonté demeure inaliénable dans son sanctuaire le plus intime. C’est pourquoi les démoniaques ont parfois des intervalles lucides durant lesquels ils reprennent possession d’eux‑mêmes : on les voit alors se précipiter aux pieds de Jésus pour implorer leur délivrance ; mais bientôt, il est vrai, ils se relèvent furieux pour le couvrir d’insultes, comme s’il y avait en eux deux personnes dont l’une est dévouée à un dur esclavage qu’elle subit malgré elle, tandis que l’autre domine tout à son gré. La possession est donc un bizarre mélange d’effets psychiques. Presque toujours, dans l’Évangile, nous verrons les phénomènes spirituels qu’elle produit greffés en quelque sorte sur des maladies de divers genre, mais tout particulièrement sur des maladies nerveuses. Il convenait bien au scepticisme frivole de notre époque de nier ou de dénaturer ces faits, et, au moyen des procédés d’interprétation rationaliste ou d’élimination pure et simple qui lui sont propres, de réduire les possessions de l’Évangile aux symptômes pathologiques qui les accompagnent, c’est-à-dire tantôt à l’épilepsie, tantôt à la folie, tantôt à la surdité, au mutisme, à la paralysie, etc. 3° - Les démons existent : nous n’avons pas à prouver ici cette proposition dont la vérité est si parfaitement démontrée par la Bible, par la théologie et par l’expérience. Or, étant donnée l’existence d’esprits mauvais, rebelles à Dieu, opposés à l’établissement de son royaume parmi les hommes, doués sur la nature d’un pouvoir considérable quoique limité, la possibilité de la possession démoniaque n’est plus qu’un problème facile à résoudre. Ennemis de Dieu, mais n’étant pas capables de l’attaquer directement, les démons s’en prennent à l’humanité que Dieu, dans ses miséricordieux desseins, veut sauver. Mais l’homme, composé d’un corps et d’une âme, est attaquable à la fois par ces deux points. Que si le rôle joué par les démons dans la tentation - l’assaut donné à l’âme - est déjà un bien grand mystère, quoique ce soit un fait indiscutable, pourquoi voudrait‑on rejeter la possession - l’assaut donné au corps - parce qu’elle renferme aussi des points que l’intelligence humaine ne saurait expliquer ? 4° La possession n’est pas seulement possible, sa réalité historique est tout à fait certaine. Nous n’avons pas besoin, pour confirmer notre assertion, de recourir à d’autres témoignages que celui des Évangiles. Il importe de le faire remarquer, il y a ici une question de vie ou de mort pour l’Évangile. Nier la vérité des possessions qu’il expose, et par suite, de leur guérison, supposer que les écrivains sacrés, et Jésus avant eux, ou bien se sont trompés sur la nature de ces phénomènes, prenant pour des effets sataniques ce qui se réduisait à de simples cas de manie ou de crise nerveuse, ou bien se sont accommodés à la superstition populaire de leur temps et de leur pays, trompant ainsi volontairement et leurs contemporains, et la postérité, c’est attaquer de front la véracité du récit évangélique. S’il est, sur un point d’une pareille gravité, le résultat de l’erreur ou de la supercherie, pourquoi ne le serait‑il pas ailleurs ? Mais, le caractère véridique des Évangiles étant un fait reconnu, il reste à dire au contraire que les possessions qu’ils racontent étaient réellement l’œuvre du démon. Les narrateurs inspirés montrent à l’occasion qu’ils savaient très bien distinguer une infirmité ordinaire, une maladie naturelle, des terribles effets produits par les anges de Satan. Tout homme muet, par exemple, n’est pas pour eux un démoniaque, bien qu’ils mentionnent des mutismes qui procèdent de l’esprit mauvais, Cf. Matth. 9, 32 et Marc, 7, 32. Il est vrai que les livres de l’Ancien Testament, ainsi que l’évangéliste S. Jean, ne signalent pas un seul cas de possession diabolique. Mais ces divers écrits, bien loin de rien contenir qui contredise la réalité de ce phénomène, accordent en plusieurs endroits aux puissances infernales des pouvoirs analogues ou même supérieurs à ceux qu’elles manifestent dans la possession cf. Job. 1 et 2 ; Tobie 6 et 7 ; Jean 13, 27. De plus, si le quatrième évangéliste omet de parler des démoniaques guéris par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, c’est en vertu du principe qui lui fait passer sous silence presque tous les faits de la vie publique déjà racontés par les trois synoptiques. Il est vrai encore que les possédés semblent avoir été beaucoup plus nombreux à l’époque du Sauveur qu’à tout autre temps, mais cela tient à ce que régnait alors plus que jamais, pour employer les expressions de Jésus lui‑même, « l'heure et le pouvoir des ténèbres », Luc. 22, 53. La dépravation qui avait gagné les Juifs comme les païens avait ouvert aux démons l’entrée des esprits et des corps ; ils dominaient en rois sur le monde. En outre, au moment où Jésus‑Christ fondait l’Église, « l’enfer dut pour ainsi dire concentrer ses forces et les faire éclater dans toute leur énergie, pour disputer l’empire à celui qui venait écraser la tête du serpent », Dictionnaire encyclop. de la Théologie catholique, publié par Wetzer et Welte, trad. de Goschler, Art. Possédé. Le baptême et les autres sacrements protègent aujourd’hui contre les invasions sataniques une multitude de personnes, celles‑là même qui vivent en opposition directe avec le titre de chrétien qu’elles ont reçu. - 5° L’état effrayant de la possession a pu se présenter en plusieurs circonstances sans que ses victimes se le fussent attiré comme un châtiment de la justice divine ; S. Jean Chrysostome l’enseigne formellement. Néanmoins, il suppose le plus souvent un certain degré de culpabilité morale, spécialement des fautes graves dans lesquelles le corps a pris une part prépondérante. On a remarqué que les péchés honteux prédisposent d’une manière particulière à la possession diabolique.



Mt8.28 Jésus ayant abordé de l'autre côté du lac, dans le pays des Géraséniens, deux démoniaques sortirent des tombeaux et s'avancèrent vers lui, ils étaient si furieux, que personne n'osait passer par ce chemin. Après cette digression nécessaire, revenons à la guérison des démoniaques de Gadara. Nous en trouvons le récit dans les trois premiers Évangiles ; mais tandis que S. Marc et S. Luc entrent dans des détails très circonstanciés, S. Matthieu se borne à une relation abrégée, ce qui ne l’empêche pas de noter tous les faits principaux de ce célèbre miracle. - Au pays des Gadaréniens. Gadara, l’une des villes de la Décapole, n’était distante de Tibériade que de 60 stades, Joseph. Vita, c. 65 : ses ruines, que des voyageurs ont retrouvées, ne sont qu’à une lieue au S. E du lac ; elle pouvait donc facilement prolonger son territoire jusqu’au rivage. Elle était assise sur une colline qui s’avance à l’extrémité septentrionale des montagnes de Galaad. A ses pieds coulait le fleuve Hiéromax dans un lit profond. On avait tiré parti de ce que sa situation avait de remarquable sous le rapport stratégique, en l’entourant de fortifications puissantes dont on retrouve encore les débris. C’est donc près de là, Cf. v. 33, selon toute vraisemblance, qu’eut lieu la scène décrite par S. Matthieu. - Deux possédés. Comment se fait‑il que S. Matthieu mentionne la présence de deux démoniaques à Gadara, tandis que S. Marc et S. Luc ne parlent que d’un seul ? S. Matthieu parle clairement de deux possédés pour qu’il soit possible de songer à n’en admettre qu’un seul. S. Marc et S. Luc signalent donc ou le plus féroce, au dire de S. Jean Chrysostome, ou le plus connu, comme le pense S. Augustin, ou encore celui qui joua le rôle principal dans cette scène et qui, après sa guérison, exprima le désir d’accompagner Jésus, Marc. 5, 18 ; Luc. 8, 38. Quoi qu’il en soit du motif, il est évident que l’un des possédés passa bientôt à l’arrière‑plan et ne tarda pas à disparaître totalement du récit évangélique. Mais ni la relation de S. Marc, ni celle de S. Luc, ne nécessitent d’une manière absolue la présence d’un seul démoniaque à Gadara. Plus loin, dans une circonstance analogue, S. Matthieu parlera de deux aveugles guéris par Notre‑Seigneur, tandis que les autres synoptiques ne mentionneront de nouveau qu’un seul miraculé. - Vinrent au‑devant de lui. S. Pierre Chrysologue fait à ce sujet une belle réflexion : « Ils s’exhibent non de leur plein gré ;  ils viennent sur l’ordre de qui leur commande, non de leur propre initiative. Ils sont attirés malgré eux, ils n’accourent pas spontanément. Ensuite, en présence du Christ, les hommes sortent de leurs tombeaux et font captifs à leur tour ceux qui les avaient faits captifs. Ils imposent des sévices à ceux qui leur avaient infligé des tortures. Ils citent en jugement ceux par qui ils avaient été confinés dans des tombeaux ». - Sortant des tombeaux. Les tombeaux des Juifs pouvaient offrir, en cas de besoin, de vastes et d’excellents abris, puisqu’ils consistaient soit en grottes naturelles, soit en caves artificielles creusées en terre ou taillées dans le roc, selon la nature du sol. Leur situation en dehors des villes leur donnait un attrait de plus pour ceux qui voulaient éviter toute société humaine. Il en existe un très grand nombre dans les roches calcaires de Gadara ; S. Épiphane en fait déjà mention dans son ouvrage « adv. hæres, » 1, 131 : les plus considérables forment des chambres qui ont jusqu’à vingt pieds carrés de dimension. C’est là que demeurent les habitants actuels d’Um‑Keïs, devenus troglodytes comme les démoniaques de l’Évangile. - Si furieux : les narrations plus détaillées de S. Marc et de S. Luc justifient pleinement cette épithète ; elles nous représentent ces malheureux comme doués d’une force surhumaine, brisant les chaînes dont on les couvrait de temps en temps pour les rendre moins dangereux, courant tout nus à travers les montagnes et se frappant à coups de pierres. - Que personne ne pouvait passer. C’est un trait particulier à S. Matthieu et facilement intelligible après les renseignements qui précèdent. Mais là où les hommes ordinaires éprouvaient un effroi bien naturel, le Christ, et les siens protégés par sa toute‑puissance, n’avaient aucun péril à redouter.



Mt8.29 Et ils se mirent à crier "Qu'avons-nous à faire avec vous, Jésus, Fils de Dieu ? Êtes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps ?" Ils se mirent à crier : comme nous l’avons dit plus haut, ce sont les démons qui parlent par la bouche des possédés avec lesquels ils se sont pour ainsi dire identifiés, la personnalité de ces derniers semblant avoir momentanément disparu. - Qu'avons-nous à faire avec vous ? En hébreu, Cf. 2 Samuel 16, 10 ; Josué 22, 24, etc. « Si tu rends cela dans la langue de tous les jours, tu ne feras qu’engendrer du mépris. Car les latins disent aussi : quoi à toi avec moi ? En hébreu, le sens est différent : pourquoi me troubles‑tu ? », Grotius, Annotat. in h.l. La traduction vulgaire de ces mots serait donc : Laissez-nous tranquilles. D’après quelques commentateurs, les démons auraient voulu dire à Jésus : Vous savez bien que nous n’avons rien contre vous, de même que vous n’avez rien contre nous ; affectant de tenir ce langage devant le peuple, pour lui faire croire qu’il existait des engagements préalables entre eux et le Sauveur. Mais c’est là un sens trop recherché, qui est d’ailleurs en contradiction manifeste avec le contexte. - Fils de Dieu, c’est-à-dire Messie, Cf. 4, 6 ; les démons n’ignorent plus que Jésus est vraiment le Christ qui doit sauver le genre humain. - Venu ici pour nous tourmenter avant le temps. De quelle époque les esprits mauvais veulent parler ici ? Quel genre de tourment Jésus‑Christ leur infligeait‑il alors ? Ce sont deux questions qui dépendent l’une de l’autre, et auxquelles on peut répondre en même temps. Il est certain que les démons, depuis le premier instant de leur chute et de leur damnation, subissent un châtiment perpétuel qui ne leur laisse jamais de repos. Néanmoins, d’après plusieurs textes très formels du Nouveau Testament, les souffrances qu’ils endurent sont loin d’avoir atteint leur « maximum » de gravité. S. Jude et S. Pierre enseignent de la façon la plus claire qu’à partir d’un certain moment, il y aura pour Satan et sa milice perverse un surcroît considérable de peine : « et qu'il retint pour le jugement du grand jour, liés de chaînes éternelles, au sein des ténèbres, les anges qui n'ont pas conservé leur principauté, mais qui ont abandonné leur propre demeure.», S. Jud. v. 6. S. Pierre ajoute : « Car Dieu n’a pas épargné les anges qui avaient péché, mais il les a livrés, enchaînés, aux ténèbres infernales, où ils sont gardés pour le jugement », 2 Pierre 2, 4 cf. 1 Corinthiens 6, 3. Jusqu’à présent, leur sentence quoique éternelle n’a pas encore reçu le degré de solennité que Dieu lui réserve ; en outre, ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire précédemment, ils jouissent encore d’un pouvoir réel sur la nature et même sur l’humanité, ce qui leur permet de porter partout le désordre ici‑bas et d’assouvir en partie leur soif de vengeance contre le royaume de Dieu. Mais, après la sentence finale du jugement dernier, ils seront privés de cette consolation : relégués à tout jamais au fond des enfers, ils y subiront des supplices d’autant plus douloureux que rien ne viendra les en distraire. Les mots « avant le temps » signifient donc : Avant le jugement général. Bien que l’heure précise de ces assises solennelles leur demeurât inconnue, les démons de Gadara pressentaient toutefois, lorsque Jésus s’approchait d’eux pour les expulser, que la fin du monde ne devait pas être aussi prochaine : ils font donc valoir avec hardiesse ce qu’ils croient être des droits acquis. Du reste, comme le fait remarquer S. Jean Chrysostome, la seule présence du divin Maître était pour eux une aggravation de leurs tourments : « Ils étaient transpercés invisiblement, et flottaient comme s’ils étaient ballottés par les flots de la mer. Ils étaient brûlés, et une telle présence leur faisait souffrir des maux intolérables », Cf. Hom. 28 in Matth.



Mt8.30 Or il y avait, à quelque distance, un nombreux troupeau de porcs qui paissaient. - S. Matthieu, laissant de côté le petit dialogue qui s’engagea sur ces entrefaites entre Jésus et les démoniaques, Cf. Marc. 4, 8-10, va droit au dénouement. - à quelque distance a une signification très relative qui peut s’étendre ou se restreindre suivant les circonstances. On le traduirait très bien ici par la périphrase : «  dans le lointain », ce qui établirait un parfait accord entre le récit des trois synoptiques, Cf. Marc. 5, 11 ; Luc. 8, 32. - Un nombreux troupeau de porcs. S. Marc en fixe le nombre : « environ deux mille ». Ceux qui se sont attribué le triste rôle de soulever des doutes et des objections à propos de chaque trait de l’histoire évangélique, n’ont pas manqué d’alléguer ici l’impossibilité prétendue de trouver un troupeau si considérable de pourceaux dans une contrée habitée par des Juifs. Il est vrai que le porc est un animal impur selon la loi mosaïque ; mais l’ordonnance qui interdisait d’en manger la chair, ne prohibait pas de l’élever pour le vendre ensuite aux païens grecs ou romains, qui en étaient très friands. Il est vrai encore que les Rabbins réprouvèrent ce commerce comme une chose tout à fait indécente et indigne d’un Israélite : « Les sages disent : maudit soit celui qui nourrit les chiens et les porcs », Maimonid ; « Il est interdit de faire du commerce avec tout ce qui est impur », Glossa in Kama. Rien n’empêche que ce troupeau de porcs ait appartenu aux Païens qui vivaient mêlés aux Juifs dans toute la Décapole.



Mt8.31 Et les démons firent à Jésus cette prière : "Si vous nous chassez d'ici, envoyez-nous dans ce troupeau de porcs." - Les démons le priaient... Ils savent bien que là où se trouve Jésus leur pouvoir a complètement cessé ; de plus ils prévoient que le Sauveur va les expulser bientôt des corps dont ils ont pris possession : ils essaieront du moins d’obtenir de lui quelque faveur. Mais les voilà contraints par là-même d’avouer leur impuissance : « La légion de démons ne possédait même pas de pouvoir sur le troupeau de porcs à moins d’en faire la demande à Dieu » , Tertull. De fuga in persecut. c. 2. - Si vous nous chassez d'ici, c’est-à-dire de ces hommes. Et pourtant, c’était par la bouche des possédés eux‑mêmes qu’ils prononçaient ces paroles. On reconnaît très bien ici le dualisme que nous signalions plus haut. - Envoyez-nous... Grâce singulière assurément ; mais les démons n’étaient‑ils pas les meilleurs juges de leurs propres convenances ? De la sorte, du moins, ils pourront rester dans cette contrée à demi païenne de Gadara qu’ils semblent avoir beaucoup affectionnée, Cf. Marc. 5, 10. Peut-être avaient‑ils l’intention secondaire de tirer parti de leur défaite, en nuisant soit aux habitants du pays par la destruction des pourceaux, soit à Jésus lui‑même en le rendant odieux aux Gadaréniens, qui rejetteraient naturellement sur lui la responsabilité du dégât et qui ne manqueraient pas de le regarder comme un ennemi de leurs intérêts. La suite des événements paraît donner gain de cause à cette conjecture. Au surplus, selon la pensée de S. Thomas d’Aquin, des animaux impurs ne sont‑ils pas un excellent séjour pour des esprits impurs ? Les anciens exégètes, en particulier Sylveira et Maldonat, indiquent encore plusieurs autres motifs qu’il serait trop long de rapporter ici.



Mt8.32 Il leur dit : "Allez." Ils sortirent du corps des possédés et entrèrent dans les pourceaux. Au même instant, tout le troupeau se précipita par les pentes escarpées dans la mer et ils périrent dans les eaux. - Allez. C’est le seul mot prononcé par Jésus durant toute cette scène, d’après la relation de S. Matthieu. Il accorde purement et simplement la permission demandée. Dieu prête parfois l’oreille aux pétitions de Satan et de ses ministres, Cf. Job. 1 et 2 ; mais c’est pour les couvrir d’ignominie devant les hommes. - Ils sortirent : ils quittent violemment les corps des démoniaques, ainsi que l’exigeait Notre‑Seigneur ; puis, profitant de son autorisation, ils entrèrent dans les porcs. Ce fut une possession d’un nouveau genre, qui fut aussitôt suivie d’un effet très simple et parfaitement compréhensible, bien qu’il ait été une pierre de scandale pour les exégètes d’une certaine école. Après la parole donnée à l’âne de Balaam, rien en effet n’a aussi vivement choqué les rationalistes que cette influence extraordinaire des démons sur des animaux. Ce fait est cependant très conforme à toutes les lois connues du monde diabolique et du règne animal. Si les esprits mauvais peuvent s’emparer de l’homme, pourquoi ne s’empareraient‑ils pas aussi, pour arriver à leurs fins, de la brute dénuée de raison ? Et une brute, devenue le jouet du démon, est‑elle capable de lui opposer une résistance bien grande ? Cela étant, le reste du récit n’offre plus aucune difficulté. - Tout le troupeau se précipita... On a remarqué depuis longtemps que les animaux qui vivent par troupes sont d’une excessive impressionnabilité et plus sujets que d’autres à de subites paniques, capables de causer en un instant la ruine de tout un troupeau. Les porcs ont sous ce rapport une susceptibilité particulière. On les voit fréquemment saisis d’une frayeur soudaine dont on ignore entièrement les causes. On conçoit donc fort bien que, dans la circonstance présente, le troupeau de Gadara, affolé par l’invasion des démons, se soit précipité tout à coup dans les eaux du lac par la pente rapide qui y conduit de ce côté. - ils périrent dans les eaux... Les auteurs dont nous avons parlé affectent un mouvement de surprise, parfois même d’indignation, en lisant cette fatale issue. Ils s’étonnent de voir Jésus si bon, si compatissant, causer ce jour‑là aux Gadaréniens un dommage si considérable ; ou bien ils vont jusqu’à l’accuser d’injustice, parce qu’il s’est arrogé, disent‑ils, le droit de léser la propriété d’autrui. Avec un peu de bonne volonté, ils auraient compris qu’il n’y eut là qu’un mal apparent pour un bien réel, et que ce mal ne saurait retomber directement sur le Christ. « Si en effet les porcs se sont précipités dans la mer, ce ne fut pas sous l'effet d'un miracle divin, mais sous l'action des démons, et avec la permission divine », S. Thom. Aq. Du reste, sans rappeler ici le pouvoir souverain du Fils de Dieu sur toute la création, sans recourir à des excuses cent fois répétées et dont Jésus n’a nul besoin, nous nous contenterons de dire que les habitants de Gadara, plus intéressés que qui que ce soit dans cette affaire, ne lui ayant pas demandé raison de sa conduite, nous n’avons nous‑mêmes aucun compte à exiger de lui. Voir dans M. Dehaut, l’Évangile expliqué, etc. 2, 434 et ss. un bon exposé des objections soulevées contre ce récit et de leurs solutions. Liseo et Gerlach, à la suite de plusieurs anciens, pensent que la ruine du troupeau eut pour but de châtier les Gadaréniens de leur désobéissance à la Loi ; mais nous avons vu (note du v. 30) que le cas de désobéissance n’est nullement prouvé.



Mt8.33 Les gardiens s'enfuirent et ils vinrent dans la ville, où ils racontèrent toutes ces choses et ce qui était arrivé aux démoniaques. - La nouvelle de ce qui venait de se passer fut bientôt communiquée à la ville par les porchers qui, saisis d’effroi, s’y dirigèrent en toute hâte.



Mt8.34 Aussitôt toute la ville sortit au-devant de Jésus et dès qu'ils le virent, ils le supplièrent de quitter leur territoire. - toute la ville... Concours bien naturel, vu l’éclat du double miracle opéré par Jésus. Chacun désire contempler de ses propres yeux l’auteur d’un prodige si extraordinaire qui témoigne d’une puissance inouïe jusqu’alors. - dès qu'ils le virent : la curiosité une fois satisfaite, un autre sentiment, celui d’une crainte frivole, s’empare de cette foule mobile : on redoute le Thaumaturge, qui pourrait bien infliger au pays des pertes plus considérables, et on le prie de se retirer. - ils le supplièrent de quitter leur territoire. S. Jérôme a essayé, il est vrai, d’excuser les Gadaréniens, en affirmant que leur démarche provenait « de leur humilité, car ils se jugeaient indignes de la présence du Seigneur », toutefois son avis n’a trouvé qu’un nombre fort restreint de partisans. Il est beaucoup plus naturel de prendre en mauvaise part la demande que ce peuple attaché aux richesses matérielles adressait à Jésus. Le Sauveur ne pouvant rien faire parmi des âmes si mal disposées, les punit en accédant à leur désir. C’est un hôte qui ne s’impose jamais, bien qu’il se présente toujours les mains chargées de présents. Il laissa du moins les possédés qu’il venait de guérir comme ses témoins à Gadara et dans la Décapole ; Marc. 5, 19 et 20.



Chapitre 9



g. Guérison d’un paralytique, 9, 1-8 Parall. Marc. 2, 1-12 ; Luc. 5, 17-26.

Mt9.1 Jésus étant donc monté dans la barque, repassa le lac et vint dans sa ville. - Rejeté, quoique poliment, par les habitants de Gadara, Jésus revient sur le rivage. Comme il n’avait passé que quelques heures sur leur territoire, le bateau dont il s’était servi pour traverser le lac ne s’était pas encore éloigné ; du moins c’est ce que semble indiquer le texte grec, Cf. 8, 23. - repassa le lac. S’étant embarqué, et traversant la mer en sens contraire, il passa de la rive gauche près de laquelle était située Gadara, sur la rive droite où se trouvait Capharnaüm, car il voulait rentrer momentanément dans cette ville. - Dans sa ville. C’est bien elle et non pas Nazareth, comme le croyait S. Jérôme, qui est désignée en cet endroit par les mots « sa ville » ; S. Marc, 2, 1, affirme en effet très expressément que la guérison du paralytique eut lieu à Capharnaüm. Nous avons vu que Capharnaüm était appelée la cité de Jésus depuis le jour où le divin Maître y avait établi son séjour central et habituel. Cf. Matth. 4, 13 et la note qui s’y rapporte. « Même en droit romain, on désigne par sa ville, la ville où l'on réside », Grotius. Il en était de même d'après la coutume des anciens Hébreux, Cf. 1 Samuel 8, 22.



Mt9.2 Et voilà qu'on lui présenta un paralytique, étendu sur un lit. Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : "Mon fils, aie confiance, tes péchés te sont remis." - on lui présenta... D’après les narrations parallèles de S. Marc et de S. Luc, le miracle opéré par Jésus‑Christ dans cette circonstance remonterait à une période antérieure de sa Vie publique. Il est probable qu’ici encore le premier Évangéliste a sacrifié l’ordre chronologique à l’ordre logique. Jésus revenait de Gadara à Capharnaüm : à Gadara il a expulsé toute une légion d’esprits mauvais, à Capharnaüm il a guéri un paralytique ; cette liaison générale suffit pour S. Matthieu, qui en profite pour raconter les deux prodiges comme s’ils se fussent suivis immédiatement. Plusieurs commentateurs croient néanmoins que son enchaînement est le meilleur et qu’il est véritablement historique. - Un paralytique : c’est le second paralytique miraculeusement guéri par Notre‑Seigneur ; le serviteur du centurion, Cf. 8, 5 et ss., avait été le premier. D’après les récits beaucoup plus étendus des deux autres synoptiques, le mal semble avoir consisté cette fois dans une paralysie proprement dite qui avait atteint tout le corps. Voyez la note de 8, 6. - Voyant leur foi. Pourquoi ce pluriel, et en quoi consistait cette foi extraordinaire ? S. Matthieu, supposant le fait bien connu de ses lecteurs, garde le silence sur ces deux points : heureusement S. Marc et S. Luc les exposent tout au long. Le paralytique avait été apporté sur son grabat par quatre de ses amis jusqu’à la maison dans laquelle se trouvait alors le Sauveur. Mais la foule, avide d’entendre ce divin Orateur qui parlait comme nul autre ne l’avait fait jusque‑là, non contente d’envahir les appartements, s’était amoncelée autour de la porte de manière à en obstruer complètement l’entrée. Ne pouvant pénétrer jusqu’au Thaumaturge par la voie ordinaire, les porteurs d’accord avec leur malade hissèrent celui‑ci jusqu’au toit ; puis, après avoir fait une ouverture au plafond en enlevant quelques tuiles, ils firent descendre le paralytique jusqu’aux pieds de Jésus. C’était là, de la part de l’infirme et de la part de ses amis, un sublime et vigoureux acte de foi qui méritait assurément une récompense. - Aie confiance, mon fils. Sois plein de confiance, car ta demande est exaucée. Remarquons l’appellation tendre et compatissante que Jésus adresse ici, et en plusieurs autres cas semblables, aux malheureux qu’il soulage : Mon fils. Cf. Marc. 2, 5 ; 10, 24 ; Luc. 16, 25 ; ou bien : Ma fille. Matth. 9, 22, etc. - Tes péchés te sont remis. Voilà une parole bien étonnante à propos d’une guérison de membres perclus. À une demande qui concernait la santé du corps, Jésus répond par une formule d’absolution. Car il y a certainement ici une véritable absolution : Jésus‑Christ ne souhaite pas, il déclare, « te sont remis ». Le mot grec correspondant est généralement regardé comme la forme dorique du parfait de l’indicatif passif : Tes péchés viennent d’être pardonnés, je te l’assure. De l’avis à peu près unanime des exégètes, ce langage inattendu, tenu par le divin Maître à un malade qui venait chercher auprès de lui sa guérison physique, démontre visiblement que l’infirmité était, dans le cas présent, la suite directe ou du moins le châtiment d’une vie coupable. Le paralytique avait conscience de la relation étroite qui existait entre ses fautes passées et ses souffrances actuelles, et il se tenait humblement sous le regard de Jésus, implorant la pitié du Christ pour son âme tout autant que pour son corps. Notre‑Seigneur qui lit au fond de ce cœur désolé, répond précisément à ses désirs les plus secrets et les plus ardents, lorsqu’il dit : Aie confiance, mon fils, tes péchés te sont remis. Le bienfait accordé sera complet ; il embrassera tout à la fois les misères intérieures et celles du dehors. Mais, ainsi qu’il était naturel, Jésus attaque d’abord la cause, puis l’effet ; il va chercher le mal jusque dans ses racines les plus profondes pour l’extirper totalement. N'était‑ce pas la croyance des Juifs que « aucun malade n'est guéri de son mal, avant que tous ses péchés ne lui aient été remis » ? Nedarim, f. 41, 1.



Mt9.3 Aussitôt quelques Scribes dirent en eux-mêmes : "Cet homme blasphème." - Quelques Scribes... Ils étaient là en assez grand nombre avec leurs amis les Pharisiens, Cf. Luc. 5, 17. Jaloux de la réputation toujours croissante de Jésus, ils sont venus de tous côtés pour voir s’ils pourront saisir dans sa conduite quelque point défectueux, qui leur permettra de l’accuser ensuite publiquement avec quelque apparence de justice. Leurs souhaits ne pouvaient être mieux réalisés : aussi est‑ce à partir de ce jour que nous allons leur voir prendre une attitude ouvertement hostile vis-à-vis du Sauveur. La parole que Jésus vient de prononcer les a profondément scandalisés. - dirent en eux‑mêmes : cet homme blasphème. « En eux‑mêmes », non pas entre eux, les uns aux autres, mais au‑dedans d’eux‑mêmes, car telle est la signification du grec, Cf. 3, 9 ; le contexte, v. 4, est d’ailleurs formel à ce sujet. Plus tard les Scribes seront moins timides et ne craindront pas de formuler tout haut leurs jugements iniques. - Le verbe « blasphémer », calqué sur le grec, signifie en général injurier, accabler de reproches ; mais dans la littérature sacrée il désigne tout particulièrement les insultes dirigées contre la divinité. On sait qu’il y a différentes manières de blasphémer : « Il y a blasphème lorsque 1° On attribue à Dieu des choses indignes, 2° On nie les dignes attributs de Dieu, 3° On communique les biens de Dieu à des personnes auxquelles ils ne sont pas applicables », Bengel, Gnomon, in h.l. C’est en ce dernier sens que les Scribes accusent Jésus‑Christ de blasphémer. Dans la religion mosaïque, personne, pas même les prêtres, n’avait le pouvoir de remettre les péchés ; c’était un privilège exclusivement divin, que Dieu n’avait pas encore voulu communiquer aux hommes, et voici que Jésus s’attribuait cette prérogative toute divine. Sans doute, les Scribes avaient raison de s’écrier, comme ils le font d’après la rédaction de S. Marc et de S. Luc : « Qui peut remettre les péchés, si ce n'est Dieu seul ? » ; mais ils commettaient une souveraine injustice et se rendaient eux‑mêmes coupables de blasphème, en refusant de reconnaître en Jésus une nature supérieure, après tous les miracles qu’il avait opérés jusqu’à ce jour.



Mt9.4 Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : "Pourquoi pensez-vous le mal dans vos cœurs ? - Connaissant leurs pensées... S. Marc, 2, 8, est plus précis : «  Percevant aussitôt dans son esprit ». C’est donc son omniscience divine qui lui révéla les secrètes pensées de ces cœurs endurcis. Notons en passant les trois profonds regards de Jésus durant toute cette scène : il a vu la foi du malade et de ses amis, il a vu la vraie cause du mal, il voit maintenant la malice de ses adversaires : « Dieu scrute les reins et les cœurs ». Il montre donc par là-même qu’il est Dieu. - Pensez-vous le mal. Il met à nu leurs murmures intérieurs, qu’il appelle à bon droit « choses mauvaises » : n’y avait‑il pas malveillance évidente à juger comme ils l’avaient fait celui qu’ils savaient avoir donné tant de preuves de sainteté et de l’union la plus étroite avec Dieu ?





Mt9.5 Lequel est le plus aisé de dire : Tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? 6 Or, afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit, et va dans ta maison." - Lequel est le plus facile... A leur raisonnement pervers, Jésus en oppose un autre plein de justesse et de vérité, qui les enserrera dans ses mailles vigoureuses. D’après l’enseignement des Pères (Voir en particulier S. Augustin, Tract. in Jean 27), en soi il est plus difficile de remettre les péchés d’un seul homme que de créer le ciel et la terre ; et, en effet, nous concevons sans peine que l’action de laver les souillures produites par le péché dans une âme réclame un degré de puissance supérieur à celui qu’exigerait la création d’un monde nouveau. Aussi Notre‑Seigneur se garde‑t-il bien de comparer entre elles les deux opérations qu’il mentionne. Il ne demande pas aux Scribes : Lequel est le plus aisé ? Pardonner les péchés de cet homme, ou le guérir de son infirmité ? Sa question est arrangée d’une autre manière : « DIRE que tes péchés sont remis..., DIRE lève‑toi... ? » et c’est sur le verbe « dire » deux fois répété que porte la force de l’argument. A ne considérer que les paroles, il est tout aussi facile de dire : Vos péchés vous sont remis, que de dire : Levez-vous et marchez. Mais si l’on envisage la manifestation extérieure de l’effet que ces paroles sont destinées à produire, la seconde présente une difficulté spéciale que n’a pas la première ; car la guérison d’une maladie tombe nécessairement sous les sens ; la rémission des péchés est un fait mystérieux que l’œil de Dieu peut seul contempler. Le mensonge, possible dans un cas, est donc tout à fait impossible dans l’autre. Mais Jésus n’a pas à s’inquiéter de pareilles distinctions : quoi qu’il commande, sa volonté se réalise à l’instant. Puisqu’on s’offusque de sa formule d’absolution, il prouvera qu’il a le droit de la prononcer. - Pour que vous sachiez... « Il fit un miracle sur la chair, pour prouver un miracle spirituel », S. Jérôme. Jésus démontre la réalité d’un fait invisible à l’aide d’un fait évident et palpable. Cette fois, on ne pourra plus rien objecter, Dieu, comme l’enseignaient les Docteurs de la Loi, étant incapable de permettre qu’un miracle soit accompli en faveur d’une fausse doctrine. - Le Sauveur appuie à dessein sur chacun des mots qui composent la première moitié du v. 6. Fils de l'homme, cet homme qui vous apparaît en ma personne sous un extérieur si ordinaire,... a le pouvoir, un droit strict, ainsi qu’il le prétend et qu’il l’affirme. Sur la terre, par opposition au ciel où réside le Seigneur, détenteur unique du privilège de remettre les péchés, de telle sorte que Jésus apparaît véritablement comme le Représentant de Dieu ici‑bas, ou plutôt comme Dieu lui‑même. « Cette parole montre une intelligence d'origine céleste », Bengel. - Dit‑il... La phrase commencée est laissée suspendue, on trouve subitement l’emploi du langage direct. Les exemples du même genre abondent dans la Bible ou chez les classiques cf. Genèse 3, 22-23. - Lève‑toi, prends ton lit. « Afin que ce qui prouvait son infirmité devienne la preuve de sa guérison », Glossa ordin. Le lit, chez les Orientaux, était facile à porter ; il consistait en deux couvertures, l'une qui recouvre le dormeur, l'autre placée sous lui.



Mt9.7 Et il se leva, et s'en alla dans sa maison. - Le miracle ne se fait pas attendre ; l’infirme subitement rendu à la santé obéit à Jésus et s’en retourne joyeux dans sa maison au su et au vu de tout le monde, ainsi que l’ajoute S. Marc.







Mt9.8 La multitude voyant cela fut saisie de crainte et rendit gloire à Dieu, qui avait donné une telle puissance aux hommes. - Avant de passer à un autre prodige, l’évangéliste nous fait connaître en peu de mots l’impression produite sur la foule par cette guérison qui avait eu lieu parmi des circonstances exceptionnelles. Les dispositions du peuple contrastent heureusement avec celles qu’avaient manifestées les Scribes. - Furent remplies de crainte. Les témoins du miracle sont d’abord saisis d’un sentiment de respectueuse frayeur en face du surnaturel et du divin Cf. Luc. 5, 26 ; mais à la crainte s’associent bientôt la joie et la reconnaissance. - Glorifièrent Dieu. Leur action de grâces porte sur un point spécial que l’évangéliste n’a pas négligé : qui avait donné un tel pouvoir aux hommes. « Tel », le pouvoir de remettre les péchés et d’en prouver l’existence par de grands prodiges, ou bien, en général, une puissance aussi considérable. Il y a plusieurs manières d’expliquer le substantif « hommes ». Baumgarten‑Crusius le regarde comme un « datif de don ». Le sens serait alors : au bénéfice de l’humanité, en faveur des hommes. Mais la plupart des exégètes préfèrent le traiter comme un datif ordinaire, et alors ils expliquent l’emploi du pluriel tantôt en admettant que l’humanité tout entière est réellement désignée dans ce passage, bien que ses principaux représentants, et Jésus à leur tête, aient seuls joui du pouvoir d’opérer des miracles, tantôt en recourant au pluriel de catégorie ou de majesté (Grotius, Kuinœl, etc. Cf. 2, 20). Dans ce cas « hommes » ne représenterait que Jésus. La foule en tenant ce langage, pensait assurément à Jésus‑Christ d’une façon toute spéciale, mais elle le considérait comme étroitement lié avec le reste des hommes, de sorte que l’autorité dont il jouissait rejaillissait jusqu’à un certain point sur tous les humains. - La foule loue et admire : que font les Scribes ? Le silence gardé à leur sujet par l’évangéliste semble être de mauvais augure. Couverts de confusion par le Sauveur, ils s’effacent de leur mieux ; toutefois, le coup reste profondément enfoui dans les esprits. Le conflit est engagé, nous le verrons grandir chaque jour jusqu’à la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ.

h. Vocation de S. Matthieu, vv. 9-17. Parall. Marc., 2, 13-22 ; Luc., 5, 27-39.

Les trois synoptiques sont d’accord pour rattacher cet événement à la guérison du paralytique, preuve que les deux faits se suivirent de près ; il est même probable qu’ils eurent lieu le même jour. - S. Matthieu interrompt donc momentanément la série des miracles qu’il a groupés dans les chap. 8 et 9, pour raconter l’histoire de sa propre vocation et pour citer quelques paroles importantes de Jésus qui s’y rapportent. Ou plutôt, ce n’est pas une interruption proprement dite, la conversion si extraordinaire d’un publicain étant un prodige des plus éclatants. On a depuis longtemps et bien justement admiré le récit de S. Matthieu en cet endroit : il demeure si calme, on pourrait dire si froid, qu’on le croirait de prime abord écrit par toute autre personne que par le héros principal de l’événement. Sa personnalité disparaît entièrement, tant il est habile à se cacher ; son nom seul indique qu’il raconte un trait de sa vie privée. Mais les Saints n’ont jamais aimé à parler d’eux‑mêmes, et surtout de ce qui pouvait tourner à leur gloire. Heureusement, S. Marc et S. Luc, par permission spéciale de la Providence, se sont plu à combler le déficit laissé par leur prédécesseur.











Mt9.9 Étant parti de là, Jésus vit un homme, nommé Matthieu, assis au bureau de péage, et il lui dit : "Suis-moi." Celui-ci se leva et le suivit. - Parti de là. De la maison où il avait guéri le paralytique, le divin Maître vient sur le rivage du lac. « Jésus sortit de nouveau le long de la mer ; toute la foule venait à lui, et il les enseignait », Marc. 2, 13. C’est alors que il vit un homme… assis au bureau des impôts. Le bureau d’octroi, comme nous disons en France. C’était tantôt une maison ordinaire, tantôt une baraque construite en planches, parfois même une simple table exposée en plein air et auprès de laquelle le publicain de service se tenait assis, comme dans la circonstance présente. Voir à ce sujet un curieux rapprochement fait par Maldonat. La charge des employés de l’octroi à Capharnaüm était considérable, car, outre les taxes personnelles, ils avaient à prélever de nombreux droits de péage ou de transit pour les marchandises. Sur les rives du lac se croisaient, chargées des produits de cent pays divers, les caravanes de la Phénicie, de l’Arabie, de l’Égypte, de l’Europe et des Indes, et rien ne passait gratuitement. - Appelé Matthieu. Ce nom est complètement hébreu par son origine, mais les hébraïsants ne sont pas tout à fait d’accord sur sa prononciation primitive ni, par conséquent, sur sa dérivation exacte. Plusieurs croient qu’il équivalait à Matthiâ, mot formé de « don », et de l’abréviation de Dieu, de sorte qu’il correspondrait presque littéralement à l’appellation grecque de Théodore (Don de Dieu). D’autres le rapprochent de Matthaï, « le donné », et, ce semble, avec beaucoup plus de justesse, les dénominations de Matthias et de Matthieu étant soigneusement distinguées dans le Nouveau Testament. - Mais d’où vient que le premier évangéliste soit le seul à attribuer ce nom au publicain converti de Capharnaüm, tandis que les deux autres synoptiques le désignent par celui de Lévi ? Cette divergence a été cause qu’on a parfois essayé de nier l’identité des personnages et des événements, soit pour admettre deux vocations distinctes, celle de Matthieu et celle de Lévi, soit pour prétendre qu’il y a contradiction entre les récits. Toutefois l’identité est parfaitement certaine puisque nous avons de part et d’autre les mêmes antécédents et les mêmes conséquents. La différence des noms cesse d’être une difficulté, si l’on se rappelle que plusieurs des Apôtres avaient deux noms distincts, ainsi que nous le verrons bientôt (voir la note de 10, 2-4), et que la coutume juive était alors assez favorable à ce qu’un changement de vie amenât aussi un changement de nom. Le même personnage aura donc été appelé Lévi et Matthieu : S. Marc et S. Luc adoptent le premier nom qui paraît avoir été celui de la famille, « Levi Alphæi », Marc. 2, 14 ; le premier évangéliste choisit au contraire le second, le nom de la conversion et de l’apostolat. Pour lui, car il s’agit bien ici de sa propre vocation comme la tradition l’a toujours enseigné, l’appellation juive avait disparu devant le nom chrétien. Au reste elle disparaît de même à partir de ce moment dans les autres Évangiles ; les listes des Apôtres qui nous ont été transmises par S. Marc et par S. Luc ne mentionnent plus le publicain Lévi, mais simplement Matthieu. De même que S. Paul s’humilie en racontant tout au long les persécutions qu’il avait fait autrefois endurer à l’Église naissante de Jésus‑Christ, de même S. Matthieu avoue publiquement le rôle ignominieux qu’il jouait avant sa conversion. - Suis‑moi. Ce mot, dont Jésus se servait pour attacher définitivement à sa personne les disciples qu’il avait choisis, Cf. 8, 22, retentit aux oreilles du nouvel élu tandis qu’il est en plein exercice des fonctions de son métier : c’était une épreuve de plus, que d’être appelé en de telles conditions, à son comptoir de publicain ; mais il la surmonte comme avaient fait avant lui Simon et André, Jacques et Jean, 4, 18 et ss. Ce n’était sans doute pas la première entrevue qu’il avait avec Jésus : son obéissance immédiate, généreuse, et se levant il le suivit, s’explique donc d’elle‑même. Et puis, quand on admettrait que sa conversion fut vraiment l’œuvre d’un instant, ce phénomène psychologique n’est‑il pas en parfait rapport avec la puissance exercée par Jésus sur les cœurs, qu’a si bien décrite S. Jérôme ? « Certes, l’éclat lui‑même de la majesté de la divinité qui reluisait  sur la face humaine, pouvait attirer à lui au premier regard. Si, comme l’on dit, se trouve dans l’aimant et l'ambre une force qui attire à soi les anneaux, le chaume et les fétus de paille, à plus forte raison le Seigneur de toutes les créatures pouvait‑il attirer ceux qu’il voulait ». - Nous devons de belles reproductions de cette scène au pinceau de Valentin, de Carrache et d’Overbeck. La suivante, ou « Repas chez Lévi », a été l’occasion de l’un des chefs‑d’œuvre de Paul Véronèse.



Mt9.10 Or il arriva que Jésus étant à table dans la maison de Matthieu, un grand nombre de publicains et de pécheurs vinrent prendre place avec lui et ses disciples. - Or, il arriva que... La construction de la phrase grecque est ici tout hébraïque. Les Hébreux disaient de même. - Étant à table, allusion à la manière dont les anciens prenaient leurs repas ; ils étaient étendus sur des divans et appuyés sur le bras gauche en face d’une table peu élevée qui portaient les mets cf. 8, 11. S. Matthieu poursuit sa narration avec le mélange frappant de modestie et de brièveté que nous avons signalé. S. Luc parle d’une « grande réception » donnée en l’honneur de Jésus par le nouvel Apôtre. Ce repas eut‑il lieu le jour même de la vocation ou seulement quelque temps après ? Les trois récits demeurent muets sur ce point, qui ne présentait du reste aucune importance spéciale. Toutefois S. Marc et S. Luc paraissent favoriser davantage la seconde hypothèse, en renvoyant à une époque plus tardive la résurrection de la fille de Jaïre qui, d’après S. Matthieu, suivit immédiatement le festin ; voir la note du v. 18. Il y a donc tout lieu de croire que la fête ne fut pas improvisée ce jour là-même, mais que le publicain devenu Apôtre prit le temps de la préparer, pour lui donner toute la solennité qui convenait à un repas d’action de grâces et à un repas d’adieux. Les Orientaux et les Juifs en particulier ont toujours aimé à fêter par un grand repas les événements heureux de leur vie. - Dans la maison, dans la maison de saint Matthieu, comme l’affirme expressément saint Luc, 5, 29, et non dans celle de Jésus, selon que le prétendent plusieurs auteurs modernes. - Beaucoup de publicains et de pécheurs. Ainsi qu’il arrive en pareille circonstance, l’hôte a invité ses amis pour faire honneur à celui qu’il veut fêter ; mais ses amis sont naturellement de sa condition, ils appartiennent eux aussi à la classe détestée des publicains. Ce sont des pécheurs par là-même ; à moins donc qu’il ne méritent ce titre pour quelque autre motif analogue.



Mt9.11 Ce que voyant, les Pharisiens dirent à ses disciples : "Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ?" - Ce que voyant. Les Pharisiens, c’est-à-dire quelques‑uns des Pharisiens : on nomme le parti tout entier bien qu’un certain nombre seulement de ses membres soient en cause, parce qu’un même esprit les unissait. De même en beaucoup d’autres passages. - Ils ont épié la conduite de Jésus et ont vu soit à l’entrée, soit à la sortie du festin, les convives auxquels leur adversaire n’a pas craint de s’associer : peut-être même grâce à la familiarité des mœurs orientales, ont‑ils pris la liberté d’entrer dans la salle à manger vers la fin du repas. - Disaient à ses disciples. Ils ont bien garde de s’adresser directement à Jésus‑Christ qu’ils redoutent ; ils préfèrent prendre leurs informations auprès de ses disciples, espérant les mettre plus facilement dans l’embarras et en même temps leur inspirer des sentiments de défiance contre leur Maître. - Pourquoi mange‑t-il... ; ils appuient sur cette expression, car si, d’après leurs principes, il était déjà très mal de converser avec des publicains et des pécheurs, que sera‑ce de manger avec eux ? Les Rabbins n’avaient‑ils pas porté cette règle : « le disciple sage ne se met pas à table avec la société des peuples de la terre », Berach. f. 43, 2 ? À plus forte raison devait‑il être interdit à un sage de s’asseoir à la même table qu’un pécheur public.



Mt9.12 Jésus, entendant cela, leur dit "Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. - Le Sauveur, qui a tout entendu, répond lui‑même à l’objection des Pharisiens, qu’il réfute au moyen d’un triple argument basé sur le sens commun, sur les Saints Livres et sur le rôle du Messie. Il n’essaie pas de se disculper d’être avec des pécheurs ; au contraire, c’est précisément sur ce fait qu’il s’appuie pour démontrer qu’il ne saurait être en société plus conforme à sa mission divine. Premier argument. Ce ne sont pas ceux... Jésus commence sa défense par la citation d’un proverbe populaire, qu’on trouve cent fois répété par les auteurs grecs et romains : «  Le médecin est inutile auprès des gens bien portants », Quintil. ; Cf Grotius et Wetstein. Antisthène accusé un jour de fréquenter des hommes d'une vie peu édifiante, répondit, lui aussi : « Même les médecins avec les malades », Diog. Laert. 6, 6. Les publicains sont malades et très malades au moral ; mais c’est justement pour cela que vous me voyez au milieu d’eux. La place du médecin n’est‑elle pas parmi les infirmes ? Jésus se manifeste ainsi comme le vrai médecin des âmes souffrantes, de même qu’il s’annoncera plus tard comme le bon Pasteur des brebis égarées. Déjà, dans l’Ancien Testament, Dieu prenait le titre de médecin d’Israël ; Exode 15, 26. - les bien portants désigneraient, au dire de S. Jean Chrysostome, de S. Jérôme et de plusieurs autres commentateurs, les Pharisiens eux‑mêmes qui se croyaient si justes, si bien portants au spirituel et auxquels Jésus‑Christ ferait ironiquement cette concession ; mais peut-être vaut‑il mieux prendre le proverbe dans sa simplicité obvie, sans y mêler aucune allusion de ce genre.



Mt9.13 Allez apprendre ce que signifie cette parole : Je veux la miséricorde et non le sacrifice. Car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs." - Second argument : Allez apprendre. « Il renvoie à l’école les docteurs de la loi en leur reprochant fortement leur grande ignorance des choses dont ils se glorifiaient de posséder la science », Maldonat. Les Rabbins employaient fréquemment cette formule : Allez et apprenez, quand ils voulaient exhorter quelqu’un de leurs disciples à faire de sérieuses réflexions sur un point donné. Il y avait aussi l’expression opposée, « Venez et apprenez », quand le Maître se chargeait lui‑même de donner l’explication nécessaire cf. Schœttgen, Horætalm. in. h.l. - Ce que signifie, c’est-à-dire ce que signifie le texte suivant d’Osée, 6, 6, cité d’après la traduction des Septante. - Je veux la miséricorde et non le sacrifice. Évidemment, la négation contenue dans ces paroles n’est pas absolue, mais seulement relative. « et non ne désigne pas une négation simple, mais une mise en parallèle”, Grotius. C’est là du reste une façon de parler tout à fait hébraïque, comme l’observe judicieusement Maldonat : « C’est un hébraïsme. Quand ils préfèrent l’un à l’autre, ils ne disent pas que l’un est plus grand et l’autre plus petit. Ils ne font qu’affirmer l’un et nier l’autre ». Dieu aime à coup sûr les sacrifices, puisqu’il les a prescrits ; mais il ne veut pas qu’ils soient vains, purement extérieurs, et ils le seraient s’ils étaient offerts par des hommes sans pitié pour leurs frères. L'esprit de religion, Jésus l’a déjà clairement indiqué, Cf. 5, 23 et ss., est inséparable de la charité fraternelle, et le Seigneur renoncerait plutôt à ses propres droits que de nous dispenser de nos obligations à l’égard du prochain. Il y avait dans cette citation d’Osée, un blâme sévère jeté sur les Pharisiens qui, s’ils étaient zélés pour le culte extérieur, étaient loin de pratiquer toujours la miséricorde à l’égard de leurs semblables. - Car je ne suis pas venu... C’est le troisième argument, qui est simplement rattaché au second par la particule « car ». Le premier s’appuyait sur un fait d’expérience vulgaire, le second sur la révélation : celui‑ci est tiré du rôle même du Messie. Le devoir principal du Christ, le but direct de sa venue sur la terre, c’est de racheter l’humanité coupable. Mais comment convertira‑t-il les pécheurs, s’il ne vit pas habituellement au milieu d’eux ? Au fond cette pensée diffère très peu de celle qui a été exprimée au v. 12 ; il n’y a que l’image en moins, et il n’y a en plus que l’application directe et personnelle à Jésus. Le langage tenu ici par le Sauveur ne doit pas plus se prendre à la lettre que la parole de Dieu dans la phrase précédente. Jésus est venu pour tous les hommes sans exception, même pour les justes ou plutôt, sans lui il n’y aurait pas de justes. Mais il faut qu’il s’occupe plus particulièrement des pécheurs et des âmes qui s’égarent, de même qu’un médecin s’occupe avant tout des malades, et paraît négliger les personnes valides pour se consacrer presque exclusivement à eux. C’est comme si Jésus‑Christ eût dit : « Je suis venu tous vous appeler, non seulement les justes, mais aussi les pécheurs ». Nous aurons un développement de la même pensée dans la parabole de la brebis perdue.



Mt9.14 Alors les disciples de Jean vinrent le trouver, et lui dirent : "Pourquoi, tandis que les Pharisiens et nous, nous jeûnons souvent, vos disciples ne jeûnent-ils pas ?" - Alors les disciples de Jean. Alors : c'est à dire après que Jésus eut réfuté les Pharisiens. Il y a en effet une connexion très étroite entre les deux scènes. A peine le Sauveur avait‑il répondu à l’objection des Pharisiens qu’on vint lui en proposer une autre, également relative à la conduite qu’il tenait dans la circonstance présente. - Cette fois, ce sont les disciples du Précurseur qui argumentent contre lui ; mais à côté d’eux, selon le témoignage explicite de S. Marc, 2, 18 cf. Luc. 5, 30, 33, nous apercevons encore les Pharisiens, qui les ont probablement excités à prendre la parole à leur tour, pour lancer un nouveau blâme contre Jésus. Il n’avait pas été nécessaire de les presser beaucoup pour leur faire prendre ce rôle d’accusateurs : il ressort en effet de plusieurs passages de l’Évangile que les disciples de S. Jean‑Baptiste, jaloux de voir l’autorité du Sauveur éclipser peu à peu celle de leur propre Maître, se montraient ouvertement défavorables à la conduite du nouveau Docteur, Cf. Jean 3, 26 et ss ; S. Luc. 7, 18 et ss. Du reste, soit que leur question ait eu la malice pour mobile, soit qu’elle ait eu pour but d’exposer simplement un scrupule qu’avait fait naître dans leur cœur la conduite de Jésus‑Christ, si différente de celle de leur Maître, peu importe ; la réponse de Notre‑Seigneur demeure exactement la même dans les deux cas. Notons qu’ils font preuve d’une certaine loyauté en s’adressant directement à Jésus, contrairement à ce que les Pharisiens venaient de faire, v. 11 ; mais, eux aussi, ils manquent de franchise en ayant l’air de n’accuser que ses disciples, tandis qu’il était lui‑même leur objectif réel et principal. - Nous et les Pharisiens jeûnons souvent. Ici encore, Cf. 6, 16 et ss., il ne s’agit que des jeûnes libres et privés. Les disciples du Précurseur jeûnaient donc fréquemment. Rappelons‑nous que l’esprit de S. Jean était essentiellement un esprit de pénitence et de mortification : le Baptiste avait jeûné toute sa vie, et il avait naturellement formé à son image les hommes qui s’étaient placés sous sa direction. Les Pharisiens aussi, nous l’avons vu, s’imposaient plusieurs fois chaque semaine des jeûnes de dévotion ; leur religion tout extérieure aidant, ils n’avaient pas tardé à devenir ridicules sur ce point comme sur tant d’autres, en se livrant au jeûne pour les motifs les plus futiles, par exemple, afin d’avoir d’heureux songes, afin d’obtenir la grâce de pouvoir interpréter ceux qu’ils avaient eus, etc. C’est ce que le Talmud appelle « jeûne pour le sommeil ». Cette raison était si grave aux yeux des Rabbins qu’elle suffisait pour autoriser le jeûne en un jour de Sabbat. - Vos disciples... Ce jour‑là même, ne venaient‑ils pas d’assister à un repas somptueux ? L’occasion paraissait donc excellente pour reprocher au Sauveur et à son entourage leur éloignement d’une pratique pieuse, alors en usage chez tous ceux qui faisaient profession de mener une vie fervente. Pourquoi d’une part cette mortification constante et de l’autre cet amour apparent de ses aises ?



Mt9.15 Jésus leur répondit : "Les amis de l'époux peuvent-ils s'attrister pendant que l'époux est avec eux ? Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. - La réponse ne se fait pas attendre : elle est tout à fait péremptoire, mais elle est aussi pleine de bonté, car c’est avec la plus grande douceur que Jésus condescend à indiquer les motifs de sa conduite et de celle de ses disciples. Je vis avec les malades, avait‑il dit aux Pharisiens, parce que je suis le médecin. Mes disciples ne sauraient actuellement jeûner, répond‑il aux Joannites, parce que des convenances de divers genres s’opposent pour le moment à ce qu’ils se livrent trop à la pénitence extérieure. Ces convenances sont exposées de la façon la plus gracieuse sous la forme de trois comparaisons familières. - Première comparaison : Les amis de l'époux peuvent‑ils... Les Juifs appelaient « fils du fiancé », plus correctement d’après le texte grec, « fils de la chambre nuptiale », ou « amis du fiancé », Jean3, 29, les jeunes gens choisis par l’époux pour aller chercher la fiancée le jour du mariage, et pour la conduire processionnellement de la maison de ses parents à celle de son futur maître et seigneur. Ils assistaient ensuite à toutes les réjouissances des noces, qui duraient ordinairement sept jours. Leur nom classique était « Paranymphes » chez les Grecs. - Être dans le deuil, les deux autres Évangélistes disent « jeûner », mais cela revient au même. S. Matthieu indique la cause, S. Marc et S. Luc l’effet. On ne jeûne pas sans raison ; on jeûne moins encore lorsqu’on est dans la joie. Le jeûne présuppose toujours quelque tristesse intérieure ou extérieure. L’application se fait maintenant d’elle‑même : Jésus est le divin fiancé descendu sur la terre pour célébrer son mariage mystique avec l’Église, les Apôtres lui servent de paranymphes spirituels, qui lui conduisent les âmes auxquelles il désire s’unir ; serait‑il convenable de les condamner au jeûne, à d’incessantes mortifications, durant le temps joyeux des noces et tandis que l’époux est auprès d’eux visiblement, d’une manière sensible ? Non, il y aurait là un contre‑sens manifeste. - Mais il n’en sera pas toujours ainsi : Les jours viendront, jours plus nombreux que les disciples eux‑mêmes ne le soupçonnaient alors. - L'époux leur sera enlevé ; le verbe grec plus expressif encore que le verbe latin, désigne un enlèvement violent, douloureux, du fiancé, c’est-à-dire la passion et la mort de Jésus. - Et alors ils jeûneront. Après cette pénible séparation commencera une ère d’épreuves, de persécutions, de tristesses profondes pour les Apôtres, et ils trouveront dans leurs peines incessantes le motifs de jeûnes légitimes et nombreux : en attendant, qu’on les laisse à la joie. Cet « enlèvement » dure encore, malgré les affirmations contraires des protestants, qui seraient heureux de pouvoir le restreindre aux derniers jours de la vie du Sauveur, pour attaquer ensuite librement les jeûnes institués par l’Église catholique. Et il durera jusqu’à la fin du monde ; car alors seulement aura lieu d’une manière définitive la solennité des noces de l’Agneau, bien qu’elle ait été inaugurée à l’époque du premier avènement du Christ. Jusque‑là, le céleste fiancé nous est ravi, nous pouvons même le perdre totalement ; il y a donc des motifs sérieux de tristesse et de jeûne. - Cette raison de convenance, ainsi développée par Jésus, obtient une force toute nouvelle si l’on se rappelle que S. Jean‑Baptiste, dans le dernier témoignage qu’il rendit au Messie, le compare précisément à un fiancé, Cf. Jean 3, 29. « Jésus tint grand compte de ce témoignage de Jean, et il a voulu s’en servir tacitement surtout parce qu’il parlait aux disciples de Jean, auprès desquels le témoignage de leur maître était d’un grand poids. C’est pourquoi, il répond à leur question en les instruisant avec la doctrine de leur maître, et les invite à croire en lui », Estius, Annotat. in h. l. L’image d’un mariage spirituel convenait au reste d’autant mieux pour exprimer les rapports de Jésus‑Christ et de l’Église que plusieurs fois, dans l’Ancien Testament, Dieu s’était déjà comparé à un époux à l’égard d’Israël, Cf. Os. 2, 19, 20 ; Isaïe 54, 5, etc.



Mt9.16 Personne ne met une pièce d'étoffe neuve à un vieux vêtement, car elle emporte quelque chose du vêtement, et la déchirure en est pire. - Deuxième comparaison : Personne ne met... Jésus vient de prouver que ce n’est pas encore pour ses Apôtres le temps de jeûner ; il les excuse à présent par une autre démonstration, déduite de la nature même de l’institution nouvelle à laquelle ils appartiennent. - Une pièce de drap neuf : une pièce rapportée. Le grec est plus clair et plus précis que le texte latin, il porte « qui n’a pas été apprêté par le foulon » ; il est question par conséquent d’une étoffe non seulement neuve, mais toute crue et sans souplesse. Qui donc, à moins d’y être réduit par la nécessité, ou d’être un ouvrier inintelligent, songera à raccommoder un vieux vêtement à l’aide d’une pièce de ce genre ? S’il le fait, il verra bientôt les inconvénients de sa folie. - elle emporte quelque chose du vêtement... Le morceau d’étoffe non apprêté enlève au vêtement si maladroitement raccommodé sa plénitude, lui fait perdre son intégrité en le déchirant. « car la pièce ajoutée arrache une partie du vieux vêtement ». La pièce neuve se retire, comme l’on dit, et en se contractant elle déchire et emporte toutes les parties usées qui sont autour d’elle. Un raccommodage de cette sorte va donc très mal et dure peu. - Bien plus, la déchirure serait pire. Auparavant la déchirure était moins grande que le morceau surajouté ; maintenant elle est beaucoup plus considérable. Il y a ainsi double perte : perte complète du vieux vêtement, perte du morceau neuf qu’on a inutilement séparé de la pièce cf. Luc. 5, 36.



Mt9.17 On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres, autrement, les outres se rompent, le vin se répand et les outres sont perdues. Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves, et tous les deux se conservent." - Troisième comparaison. Cet exemple est emprunté, comme le précédent, à la vie domestique. Du reste les trois images s’enchaînent très bien et se complètent mutuellement : la première a parlé de la célébration d’un mariage, la seconde et la troisième poursuivent la même pensée, décrivant l’une les préparatifs de la toilette, l’autre les préparatifs du festin, en vue de cette fête de famille. On ne met pas non plus, à moins d’être insensé, ou du moins irréfléchi au dernier point. - Du vin nouveau, un vin qui sort du pressoir et qui est encore chaud, ardent, qui fermente et travaille avec force. - Dans de vieilles outres ; allusion à la coutume orientale de mettre le vin non en fûts et en bouteilles, mais dans des outres de peau de différentes grandeurs. Les Orientaux contemporains conservaient et transportaient la plupart des liquides, spécialement le lait l’huile et le vin. Les outres sont faites le plus souvent en peau de chèvre, quelquefois aussi en peau d’âne ou de chameau. On met en dedans le côté extérieur de la peau, et en dehors la partie interne après l’avoir enduite de poix pour bien fermer les pores. Un vin nouveau enfermé dans de vieilles outres les presse et les gonfle de toutes parts ; mais comme elles ont perdu leur première élasticité, il leur est impossible de résister à la pression, et elles éclatent : les outres éclatent, le vin se répand, ce qui produit une ruine complète des deux objets. - Mais on met le vin nouveau dans des outres neuves... Dans ce cas, il n’arrive aucun accident regrettable, car l’outre neuve, pleine de souplesse, résiste sans peine aux efforts du vin. - Nous nous sommes contentés d’exposer la signification littérale des deux dernières comparaisons : il nous reste maintenant à voir quelle application elles peuvent trouver dans le sujet traité par Jésus. Plusieurs auteurs, il faut bien le dire, sont tombés dans un erreur singulière en croyant et en affirmant que les vêtements usés ou les vieilles outres figuraient les Apôtres, tandis que l’étoffe crue et les outres neuves représentaient les maximes sévères, les rigoureux commandements du Christianisme ; d’où ils concluaient que, les Apôtres étant encore trop faibles pour jeûner et pour mener une vie mortifiée, Jésus les en dispensait momentanément, de crainte de les perdre eux‑mêmes et de gâter son œuvre, s’il exigeait trop d’eux pour commencer. Tertullien déjà s’égarait de la sorte, Cf. son traité contre Marcion, 4, 11 ; de même Théophylacte après lui. Maldonat lui‑même, d’ordinaire si judicieux dans sa critique, s’est laissé dérouter sur ce point : « Si Jésus avait prescrit à ses disciples encore faibles et formés aux mœurs d’autrefois un genre de vie trop rigide, dans le but de les rendre meilleurs, ce que, selon vous, il aurait dû faire pour les sanctifier, il les aurait rendus pires en les rebutant, et en les détournant de la voie du salut ». Comme si la première démarche que Jésus avait exigée de ces novices, au moment de leur vocation, n’avait pas consisté à tout quitter pour le suivre. Comme si des hommes qui s’étaient attachés à lui au point d’en venir, sur un seul mot, à un tel renoncement, eussent hésité à faire, s’il l’eût désiré, ce que ni les Pharisiens, ni les disciples du Précurseur ne trouvaient bien difficile. Non, il ne faut pas rapetisser ainsi la pensée du Sauveur, en transformant une grave question d’institutions en une mince question de personnes. Plusieurs Pères avaient cependant très bien indiqué le véritable sens, spécialement Origène, S. Basile, Hom. in Ps 32, S. Isidore, S. Cyrille, S. Hilaire et S. Augustin. Citons quelques mots de ces deux derniers Docteurs : « Il dit que les Pharisiens et les disciples de Jean n’accepteront pas les choses neuves à moins de devenir neufs », S. Hil. in h. l. « Par vieilles outres nous devons entendre les Scribes et les Pharisiens. L’étoffe du nouveau vêtement et le vin nouveau ce sont les commandements évangéliques que ne peuvent supporter les Juifs sans que ne s’opère une grande déchirure. Les Galates désiraient quelque chose de semblable quand ils mêlèrent les commandements de la Loi avec l’Évangile, et mirent le vin nouveau dans les vieilles outres, S. August. Quaest. Evang. 2, 18 ». Mais on peut parler en termes plus clairs et plus précis en réunissant toutes les idées des anciens auteurs sur ce point délicat. Les vêtements usés, les outres vieillies représentent, non seulement les Pharisiens et les disciples de Jean‑Baptiste, mais tout le système religieux auquel ils appartenaient, c’est-à-dire la théocratie de l’Ancien Testament, et en particulier cet ensemble de traditions et de pratiques sévères, qu’on aurait voulu imposer à Jésus et à ses Apôtres. Au contraire, l’étoffe neuve et le vin nouveau figurent l’esprit généreux que l’Évangile devait apporter au monde. Or, que proposait‑on au Sauveur dans la circonstance présente ? De conserver des choses surannées, tout en essayant de les rajeunir tant soit peu. Il s’y refuse à bon droit, ne voulant pas rattacher la Loi nouvelle à l’ancienne comme une pièce d’étoffe supplémentaire sur un vieil habit. Son œuvre sera complètement une ou elle ne sera pas ; et c’est le triste oubli de cette vérité qui, peu de temps après la mort de Jésus, créa un schisme dangereux dans l’Église primitive, les Judaïsants prétendant encore rapiécer le Mosaïsme à l’aide du Christianisme. C’est pour cela que les Apôtres ne pouvaient pas encore jeûner. Les jeûnes multiples des Pharisiens et des Joannites formaient une partie intégrante de la religion du Sinaï ; mais la religion du Sinaï devait, en se transformant et en se régénérant, faire place à celle de Jésus‑Christ. Il ne fallait pas qu’on pût confondre celle‑ci avec celle‑là, surtout au début, mais que celle‑ci apparût immédiatement avec son caractère distinct, autrement le Christ n’eut fait qu’un rapiéçage inutile. Un mélange de deux esprits très divers eût jeté le trouble et la confusion dans l’âme des premiers disciples et les eût rendus incapables du rôle auquel ils étaient destinés. Plus tard, quand leur formation aura été complétée par la descente de l’Esprit‑Saint, l’inconvénient signalé n’étant plus à redouter, ils pourront jeûner sans crainte. Pour le moment il y aurait eu un grave danger soit pour eux, soit pour la doctrine évangélique, à composer leur vie intérieure à l’aide d’éléments hétérogènes ; elle ne pouvait prospérer qu’à la condition d’avoir été coulée d’un seul jet. - Bien que les deux allégories des vv. 16 et 17 aient au fond le même sens, la seconde dit pourtant quelque chose de plus que la première ; car il est remarquable que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ne se répète jamais purement et simplement : alors même qu’il semble le faire, il ajoute toujours à sa pensée quelque trait nouveau, ou bien il la présente sous une autre face. Le symbole des vêtements est plus extérieur, celui des outres a quelque chose de plus intime. « Si le vin nous refait intérieurement, le vêtement nous couvre extérieurement », Vén. Bède. La première image peut s’appliquer aux doctrines, la seconde aux esprits des deux Testaments. La première dit seulement que ce qui est neuf ne saurait être cousu sur le vieux sans plus de façon, la seconde qu’un esprit entièrement nouveau réclame des formes entièrement nouvelles.



i. Résurrection de la fille de Jaïre et guérison de l’hémorrhoïsse, vv. 18-26. Parall. Marc., 5, 21-43, Luc., 8, 40-56 ;

Mt9.18 - Tandis qu’il leur disait cela, voici qu’un chef de synagogue s’approcha et se prosterna devant lui, en disant : Seigneur, ma fille est morte il y a un instant mais venez, imposez votre main sur elle et elle vivra. - Tandis qu'il leur disait cela. Nous avons déjà fait observer, Voir, v. 10, que S. Marc et S. Luc ont adopté ici une liaison des faits très différente de celle qui existe dans le premier évangile. Suivant eux, les deux miracles que nous étudions en ce moment n’auraient eu lieu qu’après les retour de Gadara, arrangement qui nous paraît beaucoup plus vraisemblable. Divers auteurs préfèrent néanmoins l’enchaînement proposé par S. Matthieu. Sur plusieurs points de ce genre, il est impossible de se prononcer avec une parfaite certitude. - La narration de S. Matthieu est de nouveau la plus courte des trois, mais il s’en faut bien qu’elle soit la plus précise : ce n’est qu’un sommaire incomplet des événements. - Un chef de synagogue s'approcha. Il existe à propos de ces mots de nombreuses variantes aussi bien dans les éditions que dans les manuscrits du texte grec. La leçon suivie par la Vulgate, nous paraît la meilleure de toutes. Les deux autres synoptiques nous font un peu mieux connaître le « chef » qui nous apparaît tout à coup aux genoux du Sauveur : il se nommait Jaïre et présidait une des synagogues de Capharnaüm. Peut-être avait‑il fait partie, à ce titre, de la députation qui était venue, peu de temps auparavant, Cf. Luc. 7, 3, plaider auprès de Jésus la cause du centurion païen ; mais aujourd’hui c’est pour lui‑même qu’il intercède. - Se prosterna ; par ce geste du plus profond respect, il exprime déjà sa demande : il l’exprimera mieux encore par quelques paroles entrecoupées, suppliantes. - Ma fille : c’était sa fille unique et elle était alors âgée d’environ douze ans cf. Luc. 8, 42. - Est morte. Ces mots, s’ils sont exacts, mettent le premier synoptique en contradiction avec les deux autres. En effet, d’après S. Marc et S. Luc, la jeune fille vivait encore à ce moment, et Jaïre n’apprit sa mort qu’un peu plus tard, lorsque Jésus était arrivé auprès de sa maison. On a proposé divers moyens pour résoudre cette difficulté. S. Jean Chrysostome, Hom. 31, in Matth., suppose que le pauvre père ou bien croyait réellement que sa fille, qu’il venait de laisser agonisante, avait rendu le dernier soupir depuis son départ, ou bien exagérait à dessein afin d’exciter plus sûrement la pitié de Jésus. Mais cela n’est guère probable, puisque S. Marc, 5, 23, lui fait dire positivement au divin Maître : « Ma fille est à l’extrémité ». D’autres pensent que Jaïre, dans le doute si son enfant vivait encore, aurait employé successivement les deux formules : « Seigneur, ma fille est à l’agonie..., elle est morte ; venez donc... ». D’autres encore (Kuinœl, Wahle, Rosenmüller, etc.), traduisent le parfait par le présent : Ma fille se meurt, croyant pouvoir s’autoriser de l’exemple de S. Luc, qui annonce seulement vers la fin de l’épisode, 8, 49, que la malade venait de mourir. Toutes ces solutions peuvent avoir du bon ; mais aucune d’elles ne fait disparaître foncièrement la difficulté. Il est beaucoup plus juste de dire, comme on le fait du reste généralement, que S. Matthieu, voulant simplement esquisser le miracle sans entrer dans l’exposé des détails, s’est permis de modifier lui‑même les paroles de Jaïre, afin de pouvoir ensuite passer sur les circonstances intermédiaires et aller tout droit pour placer le lecteur immédiatement au milieu de l'action, Cf. Corn. à Lapide in h. l. Nous avons été récemment témoins d’une abréviation semblable qui avait causé une difficulté du même genre, 8, 5. - Mais venez ; venez quand même. - Imposez votre main... Jaïre sait que Jésus a opéré de cette manière plusieurs guérisons ; d’ailleurs l’imposition des mains est un geste naturel pour exprimer la communication des grâces divines, Cf. Hébreux 6, 2 ; Actes des Apôtres 6, 6. - Et elle vivra ; il est sûr à l’avance du résultat, pourvu que le Thaumaturge consente à l’accompagner jusqu’auprès de sa fille moribonde.



Mt9.19 Jésus se leva et le suivit avec ses disciples. - Les suppliques de ce genre ne frappaient jamais en vain les oreilles du divin Maître, surtout lorsqu’elles étaient accompagnées d’une foi vive ; il se met donc à la disposition de Jaïre et part immédiatement avec lui, suivi non seulement de ses disciples, mais encore d’une foule considérable qui se pressait à ses côtés, Marc. 5, 24 ; Luc. 8, 42.













Mt9.20 Et voilà qu'une femme, affligée d'un flux de sang depuis douze années, s'approcha par derrière et toucha la houppe de son manteau. - La narration est coupée en deux par l’intercalation d’un autre prodige opéré chemin faisant par Jésus. « La grâce est tellement surabondante en ce Prince de la vie, que tandis qu’il se hâte pour aller accomplir une œuvre de puissance, il en produit une autre comme en passant », Trench, Notes on the Miracles, p. 200. - Et voici qu'une femme... L’évangéliste nous présente tout d’abord l’héroïne. Son état était bien digne de pitié. Elle souffrait d’une maladie aussi pénible pour l’esprit que pour le corps, qui la constituait dans un état d’impureté légale. - Qui souffrait d'une perte de sang cf. Levit. 15, 25. Le texte grec réunit tous ces mots en un seul dont nous avons fait Hémorrhoïsse. - Depuis douze ans, autre circonstance vraiment aggravante. S. Marc et S. Luc en ajoutent de nouvelles, du plus grand intérêt, montrant que cette pauvre femme avait eu recours à tous les remèdes humains pour se guérir, mais elle n’y avait gagné que l’accroissement de son mal et la perte de sa fortune. Heureusement pour elle, celui qui vient de se proclamer le grand médecin des hommes, v. 2, n’est pas loin et il est assez habile pour la guérir en un instant, et même, pense‑t-elle, tout à fait à son insu. - Dans cette croyance, elle s'approcha par derrière, se mêlant de son mieux à la foule de manière à rester inaperçue : elle agissait ainsi par pudeur et par timidité, afin de n’être pas obligée, si elle demandait ouvertement sa guérison, de révéler à toute l’assistance qu’elle souffrait d’une maladie regardée comme honteuse chez les Juifs et dont on aime partout à garder le secret pour soi. Elle craignait un petit interrogatoire de la part de Jésus. - Et toucha la frange. Il y a deux opinions relativement au mot « frange » : il peut désigner en effet, de même que son équivalent grec, soit le bord inférieur de la tunique ou du manteau, soit les franges de laine, que les Juifs, d’après une loi spéciale, Cf. Nombres 15, 38 et 39, portaient aux quatre coins de leur Tallith ou vêtement supérieur, comme un mémorial perpétuel des commandements du Sinaï. Peut-être l’hémorrhoïsse choisit‑elle de préférence les franges, parce que, grâce à leur origine et à leur fin exclusivement religieuses, elle attribuait à leur contact une influence plus puissante.



Mt9.21 Car elle disait en elle-même : "Si je touche seulement son manteau, je serai guérie." - L'évangéliste nous communique ce petit monologue intérieur, afin que nous puissions mieux comprendre le motif pour lequel la pauvre infirme s'était décidée à toucher la frange du manteau de Jésus. - Si je peux seulement… un simple contact devra suffire, il n'en faudra pas davantage pour assurer sa guérison. En se parlant ainsi à elle‑même, elle établissait un contraste entre ce remède nouveau et les médecines coûteuses quoique inutiles qu'on lui avait prescrites depuis douze ans. Sa foi lui dit que le corps d'un homme si saint et qui opère de si grandes merveilles, doit être doué lui aussi d'une vertu mystérieuse, qu'il doit s'en échapper des grâces secrètes dont elle pourra profiter pour son propre avantage.



Mt9.22 Jésus se retourna, et la voyant, il lui dit : "Ayez confiance, ma fille, votre foi vous a guérie." Et cette femme fut guérie à l'heure même. - Jésus, se retournant.. Les deux autres évangélistes ont conservé sur cette scène les plus touchants détails. Au moment où l’hémorrhoïsse subitement guérie allait disparaître dans les rangs pressés de la foule, Jésus se retourne brusquement et demande avec une certaine vivacité : Qui m’a touché ? Ses plus proches voisins lui répondent de toutes parts : Ce n’est pas moi. S. Pierre, de concert avec les autres disciples, se permet de faire ressortir ce qu’il y a d’extraordinaire dans la question du Sauveur, vu les circonstances. Mais le divin Maître insiste, et aussitôt on voit s’avancer la pauvre femme confuse et tremblante, qui avoue tout ce qui s’est passé. Alors Jésus‑Christ la rassure par ces paroles compatissantes : Aie confiance, ma fille... Dans cette foi, il y avait bien quelque mélange d’imperfection et de faiblesse : le paralytique et ses amis s’étaient élevés sous ce rapport à un degré supérieur ; mais enfin c’était de la foi, et Jésus récompensait cette vertu partout où il la rencontrait cf. 8, 13 ; 9, 29 ; Luc. 7, 50 ; 17, 19 ; 18, 42. Elle était même la condition « sine qua non » de ses miracles, Matth. 13, 58 ; Marc. 6, 5 et 6. - Tandis que l’Évangile apocryphe de Nicodème nous assure que l’hémorrhoïsse s’appelait Véronique, Cf. Thilo. Apocr. 1, 562, un ancien sermon faussement attribué à S. Ambroise la confond avec Marthe, sœur de Lazare. D’après une tradition mentionnée par Eusèbe, Hist. Eccl. 7, 18 cf. Fabricius, Cod. Novi Testamenti Apocr. 1, p. 252, en reconnaissance de sa guérison l’hémorrhoïsse aurait fait ériger à Césarée de Philippe, devant la maison qu’elle habitait, deux statues dont l’une représentait le Sauveur debout et lui adressant la parole, l’autre elle‑même agenouillée à ses pieds. Ce monument aurait subsisté jusqu’au règne de Julien l’Apostat, qui le fit renverser en haine du Christianisme.



Mt9.23 Lorsque Jésus fut arrivé à la maison du chef de la synagogue, voyant les joueurs de flûte et une foule qui faisait grand bruit, il leur dit : - Nous reprenons le premier récit, interrompu après le v. 19. - Lorsque Jésus fut arrivé à la maison... Mais avant qu’il y fût introduit, il se passa encore plusieurs incidents que racontent S. Marc et S. Luc ; contentons‑nous de mentionner l’ambassade envoyée à Jaïre pour lui apprendre la mort de sa fille, et la parole d’encouragement qu’il reçut en même temps de Notre‑Seigneur. Jésus n’entra pas seul dans la maison du chef de synagogue ; il prit avec lui trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean, auxquels il accorda plusieurs fois durant sa vie publique le privilège de le suivre en des occasions mystérieuses et solennelles. - Et qu'il eût vu les joueurs de flûte. Les joueurs de flûte étaient, chez les Juifs et en général dans tout le monde ancien, l’accompagnement obligé des funérailles, pendant toute la durée desquelles ils faisaient retentir de lugubres mélodies. Le nombre de ceux qu’on employait était réglé par la dignité du défunt ou de sa famille ; une ordonnance rabbinique ne permettait pas d’en avoir moins de deux : « Même le plus pauvre des Israélites, à la mort de son épouse, ne lui offrira pas moins de deux flûtes et une pleureuse », tr. Chetuboth, c. 4. - Et une foule bruyante, ainsi qu’il arrive fréquemment dans une maison où quelqu’un vient de mourir. Cette foule se composait des amis et des proches de la famille, qui se trouvaient présents quand la jeune fille rendit le dernier soupir ; elle se composait surtout des pleureuses à gage qui faisaient déjà un bruit assourdissant : Cf. Marc. 5, 38. Schubert, dans le récit intéressant de son voyage en Orient, Reise in das Morgenland, 2, p. 125-126, trace la description suivante des cérémonies funèbres qui ont lieu en Égypte immédiatement après les décès. Elle pourra servir d’ « illustration » au passage que nous expliquons : « La lutte suprême terminée, on ferme les yeux au défunt, les hommes présents récitent une formule de prière qu’ils ont apprise par cœur : Allah. il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ; nous appartenons à Dieu et nous devons retourner à lui. Que Dieu ait pitié de lui (du mort). Pendant ce temps, les femmes poussent d’une voix aiguë des lamentations retentissantes (le Wilwal) auxquelles elles associent les manifestations extérieures de la douleur qui leur sont inspirées par la nature, ou qu’elles ont apprises par l’usage. Dès que le Wilwal se fait entendre, les voisines accourent et s’unissent aussitôt à ce lugubre concert. Il y a ensuite un moment de silence... Bientôt, les Neddabehs ou pleureuses à gage entrent à leur tour dans la chambre. Celle qui conduit le chœur s’est exactement informée des circonstances de famille et de l’histoire du mort, comme aussi de ses expressions favorites, de ses phrases les plus familières : elle commence alors un récit théâtral de sa vie, de ses occupations quotidiennes, s’arrêtant surtout aux traits les plus touchants. De temps à autre elle s’interrompt pour pousser des cris plaintifs qui sont alors répétés par les autres Neddabehs ». - Il n’est pas surprenant de voir les préparatifs des funérailles déjà commencés dans la maison de Jaïre, bien que le cadavre de la jeune fille ne fût pas encore refroidi : les Juifs avaient en effet la coutume d’enterrer leurs morts dès le jour même du décès.



Mt9.24 "Retirez-vous, car la jeune fille n'est pas morte, mais elle dort", et ils se moquaient de lui. - Retirez-vous ; vous êtes ici complètement inutiles. - Il ajoute le motif de cet ordre : Cette jeune fille n'est pas morte. Les rationalistes affectent de prendre à la lettre ces paroles de Notre‑Seigneur, pour pouvoir affirmer à leur aise qu’il n’y eut pas dans cette circonstance le plus petit miracle, Jésus s’étant simplement aperçu que la malade était tombée en syncope et l’ayant réveillée par les moyens ordinaires. Nous somme trop habitués à leurs explications fantaisistes pour être surpris de leur conduite en cette occasion. Il est plus étonnant de voir des auteurs sérieux, généralement pleins de foi, tels que Néander, Berlepsch, Olshausen, nier la signification symbolique des paroles de Jésus, et par suite la réalité de la résurrection de la fille de Jaïre. Suivant eux, le miracle aurait seulement consisté en un acte de prescience surnaturelle, à l’aide de laquelle le Sauveur reconnut que la jeune fille n’était qu’en léthargie, bien qu’elle portât tous les symptômes d’une mort véritable. Mais il faut vouloir s’aveugler soi‑même pour admettre de pareilles conclusions. Il est si clair en effet, d’après les trois récits de l’Évangile, que la mort avait eu lieu réellement, si clair aussi que les écrivains sacrés veulent rapporter une résurrection proprement dite. S. Luc, 8, 55, dit en propres termes que « l'esprit lui revint », ce qui suppose nécessairement une séparation momentanée de l’âme et du corps. Notre‑Seigneur, par les mots elle dort, indiquait donc, comme l’ont fort bien compris la plupart des commentateurs, que la mort n’existait que pour peu de temps. « Il dit qu’elle n’était pas vraiment morte, non parce qu’elle n’était pas vraiment morte, mais parce qu’elle n’était  pas morte de la façon que la foule le croyait, i.e. qu’elle ne pouvait pas être rappelée à la vie », Maldonat. Si la mort ordinaire, la vraie mort, porte fréquemment dans la Bible, Cf. Psaume 75, 6 ; Jérémie 51, 39 ; Thess. 4, 12 et ss., dans les écrits rabbiniques (« On trouve chez les talmudistes le mot dormir employé au sens de mourir »), et dans le langage chrétien (comparez le beau nom de cimetière, « dortoir », pour désigner l’endroit où reposent les morts), le nom métaphorique de sommeil, pourquoi Jésus n’aurait‑il pas le droit d’employer cette image pour représenter un trépas qui devait durer moins d’une heure ? Lazare était assurément bien mort, et pourtant son divin ami tiendra de lui un langage semblable : « Lazare, notre ami, s’est endormi ; mais je vais aller le tirer de ce sommeil », Jean 11, 11. Le Seigneur parle ainsi, dit Bengel, parce que « Il s’avance vers le miracle sûr de lui‑même ». Il se proposait en outre d’exciter par ce langage la foi du père et de la mère, comme aussi d’éloigner plus facilement la foule en tumulte dont la curiosité aurait gêné son action si elle eût su d’avance qu’il allait opérer une résurrection. - Et ils se moquaient de lui, « sachant qu'elle était morte », ajoute S. Luc, 8, 53.



Mt9.25 Lorsqu'on eut fait sortir cette foule, il entra, prit la main de la jeune fille et elle se leva. - Lorsque la foule eut été renvoyée, sans voies de fait cependant, comme le voudraient plusieurs auteurs ; « non par la force et les menaces, mais par la voix et les commandements », Fritzsche. - Il entra : accompagné du père et de la mère de la défunte et de ses trois disciples, il entra dans l’appartement funéraire. La jeune fille était étendue sur son lit ; il lui prit la main, lui dit en syro‑chaldéen : « Jeune fille, je te le dis, lève‑toi ! », Marc. 5, 41, et aussitôt, la jeune fille se leva. Quelle simplicité dans le miracle et dans le récit. Jésus avait dit que la malade dormait, il la traite en effet comme une personne qu’on vient doucement éveiller. Ce n’est pas ainsi que les anciens prophètes, même des plus puissants, pouvaient ressusciter les morts.



Mt9.26 Et le bruit s'en répandit dans tout le pays. - Et le bruit s'en répandit... De même en grec, pour signifier « le bruit de ce miracle ». - Dans tout le pays. Et tout le monde crut à une résurrection véritable ; ce n’est qu’après dix‑huit siècles que l’on se mit à soupçonner que la mort pouvait bien n’avoir été qu’une syncope transitoire. - Telle fut, sinon d’après l’ordre des temps, du moins d’après l’ordre que nous présente la lecture successive des quatre Évangiles, la première des trois résurrections opérées par Jésus‑Christ pendant sa vie. Leur série offre une progression remarquable : la jeune fille qui vient d’expirer, le jeune homme qu’on porte au tombeau, Luc. 7, 11 et ss., l’homme fait qui est depuis quatre jours dans le tombeau, Jean 11, 1 et ss. Puis viendra le tour de Jésus qui, après avoir rendu la vie aux autres, se ressuscitera lui‑même, et qui s’écriera triomphalement : Je suis la Résurrection et la Vie. - Sous les arcades du cimetière de Munich, une fresque magnifique, exécutée d’après un dessin de Schraudolf, représente la fille de Jaïre rendue à la vie par Jésus‑Christ. Il existe aussi sur ce sujet un beau tableau de Rembrandt.



Mt9.27 Comme Jésus poursuivait sa route, deux aveugles se mirent à le suivre, en disant à haute voix : "Fils de David, ayez pitié de nous." - S. Matthieu nous a seul conservé le souvenir de ce nouveau prodige, qui semble d’après l’agencement du récit - comme Jésus sortait de là - avoir succédé immédiatement à celui que nous venons d’étudier. L’adverbe « de là » ne peut en effet désigner que la maison de Jaïre. - Deux aveugles. Il est souvent parlé d’aveugles dans l’Évangile, et cela n’est pas surprenant, la cécité ayant toujours été très fréquente en Orient, surtout en Égypte, en Palestine et en Arabie. Les deux aveugles mentionnés ici par S. Matthieu ne l’étaient sans doute pas de naissance, car les Évangélistes ont coutume de signaler cette circonstance en termes exprès. - Criant, ainsi que l’ont fait les pauvres aveugles de tous les temps et de tous les pays (crier comme un aveugle). - Fils de David. En donnant ce titre à Jésus, les deux aveugles qui imploraient sa commisération le reconnaissaient publiquement pour le Messie ; car telle était bien à cette époque, nous l’avons indiqué au début de notre commentaire, Cf. 1, 1 et la note qui s’y rapporte, l’expression consacrée pour désigner le Christ : elle nous apparaîtra désormais presque à chaque chapitre du premier Évangile, Cf. 12, 23 ; 15, 22 ; 20, 31 ; 21, 9, 15 ; 22, 42-45. - D’où provenait cette foi si explicite de nos deux infirmes ? Sans doute de la connaissance qu’ils avaient des miracles opérés par Jésus, et particulièrement de celui qu’il venait d’accomplir chez Jaïre. Ils ont l’honneur de faire entendre le premier témoignage précis qui soit sorti des rangs du peuple en faveur du caractère messianique du divin Maître.



Mt9.28 Lorsqu'il fut entré dans la maison, les aveugles s'approchèrent de lui, et Jésus leur dit : "Croyez-vous que je puisse faire cela ?" Ils lui dirent : "Oui, Seigneur." 29 Alors il toucha leurs yeux en disant : "Qu'il vous soit fait selon votre foi." - Lorsqu'il fut venu dans la maison, à sa propre habitation de Capharnaüm, qu’il avait louée pour lui et pour sa mère lorsqu’il s’était établi dans cette ville. Les deux aveugles le suivent jusque‑là en tâtonnant et en criant toujours : Fils de David, ayez pitié de nous. Pourquoi ne voulut‑il pas les guérir dès le premier instant ? C’est qu’il était désireux d’éprouver leur foi, selon sa coutume ; c’est qu’il craignait d’exciter davantage encore l’enthousiasme déjà si grand de la foule qui l’avait accompagné de la maison de Jaïre à la sienne. - Croyez-vous que je puisse... ? En l’appelant Fils de David et en le conjurant de les guérir, ils avaient affirmé très expressément leur croyance à sa puissance miraculeuse ; mais Jésus leur demande un nouveau témoignage plus formel que le premier. Ils l’accordent aussitôt : Oui, Seigneur, et ils obtiennent alors la grâce qu’ils avaient demandée avec tant de persévérance. - Qu'il vous soit fait selon votre foi...; ils sont récompensés selon la mesure de leur foi.



Mt9.30 Aussitôt leurs yeux furent ouverts, et Jésus leur dit d'un ton sévère : "Prenez garde que personne ne le sache." - Leurs yeux s'ouvrirent. Fréquent hébraïsme, pour dire qu’ils recouvrèrent la vue, Cf. 2 Rois 6, 17 ; Isaïe 35, 5 ; 52, 6. 7. « Les Hébreux disent que ceux qui ne voient rien ont les yeux fermés », Rosenmüller. - Et Jésus les menaça. C’est un mot très énergique, employé à dessein par l’Évangéliste, pour montrer la force particulière avec laquelle Jésus‑Christ appuya dans cette circonstance sur l’ordre prenez garde que personne ne le sache. Même avant le miracle, les deux aveugles l’avaient déjà appelé Fils de David, à plus forte raison proclameront‑ils partout qu’il est le Messie, maintenant qu’il les a guéris. Mais, après les nombreux et récents miracles qui ont vivement ému l’opinion publique, le Sauveur a des raisons toute spéciales de mettre des bornes à l’expression de la reconnaissance de ceux qu’il a merveilleusement secourus. Encore une fois, il ne faut pas que l’œuvre de Jésus soit troublée trop tôt, ni que les cris « à mort » remplacent prématurément les joyeux « Hosanna » du peuple.



Mt9.31 Mais, s'en étant allés, ils parlèrent de lui dans tout le pays. - Mais s’en étant allés... Ils ne sont pas plus fidèles à la recommandation du Thaumaturge que ne l’avaient été ceux à qui Jésus l’avait adressée précédemment. « Nous tendons vers ce qui est défendu ». On comprend du reste qu’il leur eût été bien difficile de garder un pareil secret, comme le fait observer S. Jérôme : « Parce qu’ils se souviennent de la grâce reçue, ils ne peuvent pas passer sous silence le bienfait ». - Plusieurs auteurs excellents, S. Gregoire le Grand, Moral. 19, S. Thom. Somme Theologique, 2. 2æ, q. 104, a. 4, Maldonat, etc., supposent que Jésus‑Christ en pareil cas n’avait pas l’intention d’intimer un commandement formel, et qu’il voulait avant tout donner à ses disciples une leçon d’humilité.











Mt9.32 Après leur départ, on lui présenta un homme muet, possédé du démon. 33 Le démon ayant été chassé, le muet parla, et la multitude, saisie d'admiration, disait : "Jamais rien de semblable ne s'est vu en Israël." - Ce miracle, comme le précédent, n’est raconté que dans le premier Évangile. Il a une si grande affinité avec un autre prodige rapporté un peu plus bas par S. Matthieu, 12, 22 cf. Luc. 11, 14, qu’on a voulu parfois les regarder comme un seul et même événement. Mais les faits ont été certainement distincts, puisque l’évangéliste prend la peine de les distinguer : dans l’un des cas, le possédé est simplement muet ; dans l’autre, il est tout à la fois muet et aveugle. - Lorsqu'ils furent sortis ; la guérison des deux aveugles et celle du possédé se suivirent donc de très près. A peine les premiers avaient‑ils quitté la maison de Jésus que l’autre y était introduit par des personnes charitables qui intercédèrent pour lui auprès du Sauveur. - Un homme muet, possédé du démon. Il faut une virgule après l’adjectif « muet » qui ne se rapporte certainement pas à « démon », mais à « homme » ; le texte grec est très clair sur ce point. Le mutisme provenait, dans cette circonstance, non d’un défaut d’organisme, mais d’une influence psychologique : c’était un effet de la possession. Aussi, la cause disparaissant, le démon ayant été chassé, l’usage du langage revient immédiatement, le muet parla, ce qui n’aurait pas eu lieu sans un nouveau miracle, si les deux choses eussent été indépendantes l’une de l’autre. - L’écrivain sacré note ici encore la profonde impression que produisit sur le peuple la vue de cette merveilleuse guérison. Il a même conservé la réflexion principale qui sortait de toutes les bouches, ou du moins qui circulait à travers la foule enthousiasmée. - Jamais rien de semblable n'a été vu en Israël. Il est facile de saisir le sens général de cette exclamation ; néanmoins les exégètes sont loin de s’accorder pour en déterminer la signification exacte. Le mot « semblable » a tout particulièrement exercé leur sagacité. Les uns traduisent : « Jamais dans le peuple hébreu quelque chose de semblable n’était apparu ». C'est l'avis de Rosenmüller : « Le sens est :  tant de signes, tant de prodiges, et si rapidement… et dans toutes les sortes de maladie, que personne jusque là n’avait produits ». D'autres sous‑entendent “quelqu'un” et traduisent : « Jamais en Israël quelqu'un de semblable n’était apparu ». Telle est l'opinion de S. Jean Chrysostome. D'autres encore restreignent la phrase à Jésus et aux manifestations de sa puissance : « Jésus n’avait jamais paru ainsi (d’une façon si imposante) en Israël ». Peut-être vaut‑il mieux, avec Meyer, Arnoldi, Schegg et plusieurs autres auteurs, appliquer au fait spécial qui venait d’avoir lieu, c’est-à-dire à l’expulsion des démons, la comparaison contenue dans cette expression populaire. La guérison des possédés, voulait‑on dire, n’a jamais été opérée si promptement, avec une pareille simplicité, durant toute l’histoire antérieure d’Israël. Rien n’était en effet plus compliqué chez les Juifs qu’une opération de ce genre : nous aurons bientôt l’occasion de le montrer en détail (Cf. l’explication de 12, 27). Il est vrai que l’art de l’exorciste était souvent transformé en un métier de charlatan ou même de sorcier.



Mt9.34 Mais les Pharisiens disaient : "C'est par le prince des démons qu'il chasse les démons." - Mais les pharisiens... Ils sont blessés au vif par la réflexion de la foule et songent aussitôt à se venger. Ils n’essaient pas de nier la réalité du miracle, car c’était impossible en présence des résultats obtenus : ils tâchent du moins d’en anéantir l’effet au moyen de la suggestion la plus perfide. - C'est par le prince des démons... Ils accusent Jésus de chasser les démons non par sa propre puissance, non par la vertu qui lui aurait été communiquée d’en haut, mais grâce au concours que lui prêtait en cela le chef des esprits mauvais. La préposition exprime une communion ou plutôt une connivence très étroite, et fait de Béelzébub, ainsi qu’on le nommera plus tard, la vraie cause efficiente des guérisons de démoniaques opérées jusqu’alors par Notre‑Seigneur. Les Juifs se représentaient, conformément à l’enseignement biblique, l’armée des démons divisée en plusieurs catégories, les unes supérieures, les autres inférieures, et ils supposaient très justement que les plus puissants d’entre eux exerçaient une autorité réelle sur les plus faibles. - C’était sans doute la première fois que les Pharisiens portaient contre Jésus cette noire accusation : bientôt ils emploieront régulièrement la même formule pour dénigrer ses principaux miracles. Dans l’occasion présente, elle dut être prononcée par derrière : du moins le Sauveur n’y prend pas garde ; mais il sortira plus tard de sa réserve et relèvera le gant.

Mission des douze Apôtres, 9, 35-10, 42.

Mt9.35 Et Jésus parcourait toutes les villes et les bourgades, enseignant dans les synagogues, prêchant l'Évangile du royaume, et guérissant toute maladie et toute infirmité. - Or, Jésus parcourait... Nous avons ici une reproduction presque littérale de 4, 23. Jésus nous apparaît encore sous les traits d’un missionnaire ambulant, qui n’épargne aucune peine pour aller à la recherche des âmes. - Il commence probablement à cette époque sa troisième mission galiléenne : la première avait été consacrée plus spécialement à la région montagneuse, la seconde (voir le commentaire du chap. 13) aux environs du lac de Tibériade ; la troisième a lieu surtout dans les villes, dont il est fait en cet endroit une mention particulière. L’activité du divin Maître se déploie de la même manière qu’autrefois : il prépare le sol spirituel, jette partout la divine semence qu’il arrose ensuite par ses miracles opérés en très grand nombre.



Mt9.36 Or, en voyant cette multitude d'hommes, il fut ému de compassion pour eux, parce qu'ils étaient harassés et abattus, comme des brebis sans pasteur. - Voyant les foules. Chaque jour, durant ses voyages, il avait avec le peuple des relations intimes qui lui permettaient de le le pénétrer, de le juger. Mais il ne découvrait partout, hélas. que de profondes misères dont le spectacle lui déchirait le cœur. - Il fut ému. On lit dans le grec une belle métaphore usitée dans toutes les langues. Nous disons de même : avoir des entrailles de père, être sans entrailles pour quelqu’un. L’évangéliste exprime ainsi le vif sentiment de compassion qui remplissait l’âme du Sauveur à la vue du triste état de son peuple. - Car elles étaient... L’écrivain sacré trace en quelques mots une description profondément sentie de la déplorable situation morale où se trouvaient alors les Juifs : il les compare, suivant une image qui est d’un fréquent emploi dans tout l’Orient, à un troupeau de brebis, mais de brebis délaissées, qui dépérissent. - Accablées. Les éditions du texte grec ne sont pas uniformes à propos de cette expression. Dans la « Recepta » cette expression signifie languissants, en mauvaise santé ; mais la leçon primitive semble avoir été « enlever, déchirer la peau », ce qui donne un sens très énergique et représente les pauvres brebis déchirées par les loups, par les chiens et par les buissons du chemin. - Et prostrées. Le troupeau épuisé, malade, n’a d’autre ressource que de s’étendre à terre, attendant la fin de ses tourments. - Comme des brebis sans berger. C’est un fait d’expérience, déjà signalé par les anciens, que la brebis est un animal essentiellement domestique, qui ne saurait vivre loin de l’homme ou privé de ses soins. Un troupeau de moutons sans pasteur ou conduit par un berger négligent languit, contracte toute espèce de maladies et ne tarde pas à périr misérablement. Mais le peuple juif était‑il donc alors sans pasteur ? N’avait‑il pas les prêtres et les docteurs pour le conduire ? Sans doute, mais c’étaient de mauvais pasteurs, semblables à ceux qu’avaient autrefois décrits les prophètes Jérémie, 23, 1 et 2 et Ézéchiel, 34, 2 et ss. Ils égaraient eux‑mêmes, frappaient et immolaient sans pitié les brebis qui leur avaient été confiées par Dieu. Telle était donc la situation morale des Juifs à cette époque : « accablés, gisant à terre » ; des péchés sans nombre avaient produit en eux des plaies profondes, toute force les avait quittés.



Mt9.37 Alors il dit à ses disciples : "La moisson est grande, mais les ouvriers sont en petit nombre. 38 Priez donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers à sa moisson." - Alors il dit à ses disciples. Plus la perspective est sombre en elle‑même, plus elle doit inspirer de courage aux hommes de Dieu. Pour les yeux clairvoyants de Jésus, le malheureux troupeau du v. précédent se transforme tout à coup en une abondante moisson : La moisson est abondante. Cf. Jean 4, 35. Ces blés presque mûrs pour la récolte, ce sont précisément ces multitudes désolées, qu’il sera d’autant plus facile de convertir au royaume de Dieu qu’elles désirent elles‑mêmes davantage sortir de leur déplorable situation : la souffrance les a prédisposées au salut. « Il appelle la multitude des auditeurs à la moisson, de ceux qui sont venus entendre la parole de Dieu. Car, le semeur était sorti, i.e. le Christ, pour répandre sa semence. La semence croissait joyeusement, et le froment était déjà mûr pour la moisson. C’est pourquoi il ne l’appelle ni semence, ni froment mais moisson », Maldonat d’après S. Jean Chrys. et Euthymius. - Mais il y a peu d'ouvriers. Autre métaphore expressive pour désigner les apôtres, les missionnaires, ou, comme l’on dit, les ouvriers évangéliques, qui doivent être dans leurs rapports avec les peuples auxquels ils sont envoyés ce qu’est l’agriculteur à l’égard de la moisson. Les chefs spirituels de la nation théocratique ne valaient pas mieux en qualité de moissonneurs qu’en qualité de pasteurs et Jésus veut les remplacer ; mais qu’il a encore peu d’hommes à sa disposition et quel malheur, lorsque le temps de la moisson est venu, si les bras manquent pour la couper ou pour la rentrer ! Aussi le Sauveur engage‑t-il ses disciples à s’adresser à Dieu, le maître du champ et des blés mûrs qu’il faut récolter le plus promptement possible, pour lui rappeler que ses intérêts les plus chers sont en jeu et que s’il tient à ne pas laisser perdre sa moisson il doit envoyer, mais envoyer le plus promptement possible (on lit dans le grec « lancer avec vigueur » ), car le besoin est pressant, un grand nombre d’excellents ouvriers qui travailleront pour Lui. - Cette prière que les disciples firent sans doute à l’instant sur les recommandations de leur Maître, devait leur obtenir à eux‑mêmes d’être envoyés les premiers dans le champ du Seigneur, comme nous allons le voir par la suite du récit.

Chapitre 10



10, 1-4. Parall. Marc. 6, 7 ; Luc. 9, 1 et 2.

Mt10.1 Puis, ayant appelé ses douze disciples, il leur donna pouvoir sur les esprits impurs, afin de les chasser et de guérir toute maladie et toute infirmité. - Jésus convoque donc en assemblée solennelle ses douze principaux disciples, ses Apôtres, ainsi qu’ils sont appelés au verset suivant. Nous voyons par là que le mot disciples est pris, dans l’Évangile, en trois différents sens. D’après sa signification la plus large, il désigne tous ceux qui croyaient en Jésus‑Christ et qui recevaient avec docilité la doctrine évangélique ; d’après une signification restreinte, il représente ces hommes plus généreux que le divin Maître avait attachés à sa personne et dont il se faisait accompagner dans ses voyages et dans ses missions, Cf. Matth. 8, 21, etc. ; enfin dans le sens strict il s’applique à l’élite de cette seconde catégorie, aux Douze par excellence, comme les nomme déjà S. Marc, 6, 7. Il s’était ainsi graduellement formé autour du Christ un triple cercle d’amis et de partisans. S. Matthieu, en parlant ici pour la première fois des Apôtres, ne prétend nullement affirmer que leur choix ne remonte pas au‑delà de cette époque. Au contraire, l’expression générale « appelés », dont il se sert pour les introduire sur la scène évangélique, suppose que les Douze formaient déjà un nombre à part, une classe distincte de celle des disciples du second rang ; en effet, d’après les deux autres synoptiques, qui s’expriment là-dessus avec toute leur précision habituelle, la formation du collège apostolique remontait à une date antérieure : elle avait eu lieu, nous disent‑ils, peu de temps après l’ouverture de la première mission donnée par Jésus aux Galiléens et quelques instants seulement avant le Discours sur la Montagne ; Luc. 6, 12-20 ; Marc. 3, 13-19. Plus loin, à l’occasion de la circonstance que nous étudions actuellement, ils racontent d’une manière très expresse que Jésus convoqua les douze Apôtres pour leur communiquer ses pouvoirs et pour les associer à ses travaux, Marc. 6, 7 ; Luc. 9, 1 et 2. Le premier évangéliste condense par conséquent les faits selon sa méthode ordinaire, tandis que S. Marc et S. Luc séparent dans leurs récits les choses qui ont été séparées d’après l’ordre des temps. Ce sentiment est, de nos jours, très généralement adopté. - Il leur donna puissance. C’est pour leur conférer des pouvoirs surnaturels semblables aux siens et destinés à corroborer leur prédication, qu’il les a réunis en ce moment autour de lui ; il va pour ainsi dire procéder à leur ordination apostolique, en attendant l’ordination sacerdotale qui aura lieu le soir du Jeudi Saint. De quelle manière leur transmit‑il les pouvoirs extraordinaires que l’évangéliste mentionnera bientôt ? Est‑ce à l’aide de quelque signe extérieur, comme l’ont pensé divers auteurs ? Ne serait‑ce pas plutôt par une simple déclaration verbale ? Peu importe ; les trois récits gardent d’ailleurs sur ce point un silence absolu. - Ces pouvoirs sont de deux sortes : ils consistent 1° à chasser les démons des corps des possédés, les esprits impurs... Cette appellation d’esprits impurs appliquée aux démons vient de leur opposition constante et manifeste à tout ce qui est saint, de leur vive inclination pour tout ce qui est mal, et de l’ardente activité qu’ils déploient pour induire l’homme à toute sorte de péchés, à toute sorte d’impuretés dans le sens large comme dans le sens strict de cette expression. - 2° Et pour guérir... Les pouvoirs communiqués par Jésus à ses Apôtres consistent encore à guérir indistinctement, sans aucune exception, toutes les maladies ou infirmités qui désolent les hommes. Actuellement, la puissance dont il les investit est donc tout à fait extérieure ; plus tard seulement il leur conférera une autorité plus spirituelle et plus relevée, en vertu de laquelle ils pourront administrer les sacrements et faire passer directement la grâce dans les âmes. Du reste ce qu’il leur fallait tout d’abord, c’était le don d’opérer des signes frappants qui attesteraient la vérité de leur prédication. « Ces signes, écrit s. Grégoire le Grand,  étaient nécessaires au début de l’Église. Pour que la multitude des croyants croisse dans la foi il était nécessaire de les nourrir de miracles. Il en est ainsi même pour nous. Quand nous plantons des arbustes, nous les arrosons jusqu’à ce que nous voyions qu’ils sont bien implantés. Et dès qu’ils ont pris racine, l’irrigation cesse ».



La liste des Apôtres, vv. 2-4. Parall. Marc., 3, 16-19 ; Luc., 6, 13-16.

Mt10.2 Or voici les noms des douze Apôtres : le premier est Simon, appelé Pierre, puis André son frère, Jacques fils de Zébédée, et Jean son frère, 3 Philippe et Barthélemy, Thomas et Matthieu le publicain, Jacques, fils d'Alphée et Thaddée, 4 Simon le Zélé, et Judas Iscariote, qui le trahit. - Douze apôtres. Pourquoi ce chiffre de douze ? Il est à coup sûr symbolique, ainsi que l’ont admis tous les anciens commentateurs et la plupart des modernes ; il suppose par conséquent quelque intention mystérieuse dans l’âme de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. S’il n’avait pas un caractère mystique, S. Pierre n’aurait pas affirmé, après la Pentecôte, qu’il était nécessaire (« il faut », Actes des Apôtres 1, 21) de combler le vide créé dans le collège apostolique par la mort du traître Judas. Toutefois si l’existence du symbole ne souffre aucun doute, il n’en est pas de même des recherches plus ou moins compliquées et subtiles auxquelles on s’est livré pour en trouver la clef. Le nombre douze, a‑t-on dit, est formé par une combinaison des chiffres trois et quatre. Trois est le signe de Dieu et du divin, quatre le signe de la créature. Si l’on additionne simplement ces deux chiffres, on en obtient un troisième, sept, qui est l’emblème de la religion, c’est-à-dire de l’union de la créature avec Dieu. Douze est le produit de trois multiplié par quatre, ce qui signifie une union encore plus intime de Dieu et de l’homme ; voilà pourquoi douze est le nombre de l’Alliance du Seigneur avec Israël, puis avec l’Église. Cf. Baehr, Symbolik, 1, 201 et ss.; Arnoldi, Comment. in h. l.; Bisping, ibid. Nous avouons en toute simplicité que nous comprenons peu de chose à ces savantes combinaisons ; aussi préférons‑nous revenir aux explications plus simples et, ce nous semble, plus fondées des anciens auteurs, que Maldonat résume dans les termes suivants : « Jésus a voulu qu’il y ait douze apôtres pour accomplir la figure des douze patriarches. Et comme des douze patriarches tout le peuple juif s’est propagé, de la même façon, tout le peuple chrétien se propagera à partir des douze apôtres ». Il y eut donc douze Apôtres en souvenir des douze patriarches et des douze tribus, Dieu voulant établir une certaine ressemblance d’origine entre les deux Testaments. On peut encore admettre, si l'on veut, un second motif, suggéré dans les termes suivants par Rhaban Maure : « Provenant du ternaire et du quaternaire, le chiffre douze signifie qu’ils prêcheront la foi dans la trinité dans les quatre parties du monde ». La Glose ordinaire parle dans le même sens : « Ils sont les ouvriers qui devaient être envoyés aux quatre parties du monde pour les appeler à la foi dans la Trinité ». - Ce que S. Grégoire‑le‑Grand disait du nom des Anges, « nom d'office, et non de nature », on peut l’appliquer aussi à la dénomination d’Apôtre, qui est essentiellement un nom d’office et de fonction. Dérivé du grec, le substantif dont les Latins ont fait « apostolus » et nous « Apôtre » en passant par « Apostre » (la lettre L ayant été changée en R), signifie Légat, Envoyé, Ambassadeur ; il avait son équivalent dans le mot hébreu correspondant à « envoyer ». Jésus‑Christ, à qui la lettre aux Hébreux, 3, 1, confère justement ce titre, l’avait choisi lui‑même pour le donner à ses douze disciples de prédilection, Cf. Luc. 6, 13, auxquels il est plus spécialement réservé dans le langage chrétien. C’est à bon droit que S. Matthieu en a retardé la mention jusqu’au moment où ceux qui l’avaient reçu allaient être « envoyés » pour la première fois par leur Maître, afin de prêcher l’Évangile à leurs concitoyens. S. Pierre nous fait connaître au livre des Actes, 1, 21-22, les conditions particulières qu’il fallait remplir pour avoir le droit de porter le nom d’Apôtre dans le sens strict. - Voici le nom. Les noms de ces douze privilégiés, de ces grands dignitaires du royaume messianique, méritaient assurément d’être conservés dans l’Évangile et transmis à tout jamais à la chrétienté ; ce dernier motif n’était pas illusoire comme le prouve l’histoire des premiers siècles de l’Église. S. Marc signale également les Douze dans sa rédaction, 3, 16-19, et S. Luc, non content de les citer dans l’Évangile qui porte son nom, 6, 13-16, les a même consignés au livre des Actes, 1, 13 ; de sorte qu’il existe, dans les écrits inspirés du Nouveau Testament, quatre listes des membres du collège apostolique qui, rapprochées les unes des autres, fournissent plusieurs résultats intéressants. Dans toutes les listes, S. Pierre obtient le premier rang, tandis que Judas est nommé régulièrement le dernier. Chaque liste partage les Apôtres en trois groupes de quatre, et ce sont toujours les mêmes noms qui apparaissent dans le même groupe, bien qu’ils n’y occupent pas constamment une place identique. Le premier groupe renferme saint Pierre, S. André, S. Jacques le Majeur et S. Jean : S. André, qui est le second dans les listes du premier et du troisième Évangile, n’a que le quatrième rang dans les deux autres catalogues, les deux fils de Zébédée passant avant lui. Dans le second groupe, nous trouvons les noms de S. Philippe, de S. Barthélemy, de S. Thomas et de S. Matthieu. S. Philippe est toujours le premier ; S. Barthélemy occupe tantôt le second, tantôt le troisième rang ; S. Thomas d’Aquin est successivement placé au second, au troisième ou au quatrième ; S. Matthieu deux fois au troisième et deux fois au quatrième. Le dernier groupe comprend S. Jacques‑le‑Mineur, nommé en tête dans les quatre listes, S. Simon et S. Thaddée qui alternent à la seconde et à la troisième place, enfin Judas Iscariote qui termine partout la série. Ce placement est à coup sûr trop régulier pour qu’on puisse l’envisager comme l’œuvre d’un pur hasard. Nous avons déjà noté les rangs spécialement attribués à S. Pierre et à Judas ; il est remarquable aussi que, parmi les dix autres Apôtres, les plus célèbres, ceux dont la personnalité est mise davantage en relief soit dans l’Évangile, soit dans l’histoire, sont mentionnés en première ligne, tandis que les autres ne viennent qu’après. S. Matthieu et S. Luc nommant les Apôtres deux à deux et S. Marc affirmant d’autre part, 6, 7, que Jésus « commença à les envoyer deux par deux » quand il les envoya prêcher pour la première fois, il est possible que les quatre listes nous donnent, au moins dans l’ensemble, l’ordre que le Sauveur lui‑même avait établi entre ses douze disciples. - Le premier, Simon, en hébreu « action d'exaucer » ; ce nom, fréquemment porté chez les Juifs, était celui que le prince des Apôtres avait reçu à la circoncision. Mais, dès sa première entrevue avec Jésus, il s’était vu imposer par le divin Maître lui‑même une appellation nouvelle, au sens profondément mystique, qui a fait oublier presque totalement la première : appelé Pierre, Cf. Jean 1, 43. S. Matthieu se borne à la mentionner ici afin de distinguer Simon‑Pierre de Simon le Zélote ; plus tard, 15, 18, il en racontera la confirmation solennelle. L’épithète de « premier », qui ouvre d’une manière si frappante la liste des Apôtres, a toujours gêné considérablement les Protestants. Pendant longtemps, ils ont essayé de s’en débarrasser, en affectant de la regarder comme un numéro d’ordre, ou bien en soutenant qu’elle désigne simplement Céphas soit comme le premier appelé d’entre les Apôtres, soit comme le disciple le plus cher à Jésus. Vaines tentatives. Il est notoire en effet que le favori du Sauveur était S. Jean ; notoire que Simon‑Pierre ne fut pas le premier des Apôtres au point de vue de la vocation, son frère André et un autre encore que nous déterminerons plus tard s’étaient attachés avant lui à Notre‑Seigneur, Cf. Jean 1, 35-39 ; notoire enfin qu’un numéro d’ordre suppose d’autres numéros de même nature et que, lorsqu’on a commencé une nomenclature de ce genre, on ne s’arrête pas brusquement après le n°1. Nous devrions donc avoir : « en second André, en troisième Jacques » et ainsi de suite jusqu’à « en douzième Judas ». Rendus plus raisonnables par des réflexions plus sérieuses, sinon par la décroissance de leurs préjugés, les disciples de Luther et de Calvin consentent aujourd’hui en assez grand nombre à voir dans l’adjectif « premier », selon la pensée de S. Jean Chrysostome, l’indice d’une vraie priorité de S. Pierre sur les autres Apôtres. Citons en particulier Meyer, J. P. Lange, Olshausen, Alford, et de Wette. Ce dernier ne craint pas d’avouer franchement que ce « premier » favorise beaucoup la doctrine de la primauté de S. Pierre. Déjà, du reste, le sage Grotius avait reconnu la même chose : « Prince du collège, sans doute, désigné par le Christ pour maintenir l’unité dans le corps ». Aussi avons‑nous été surpris de rencontrer dans Fritzsche, ordinairement plus juste et plus calme, l'aménité suivante à l'adresse des Catholiques : « Ils sont absurdes ces catholiques qui, par le mot primat de Pierre, ou, pour employer le mot de Théodore de Bèze, la tyrannie de l’antichrist, pensent pouvoir être confirmés ». Pourquoi ne pas les accuser, comme l'ont fait des auteurs plus anciens, d’avoir eux‑mêmes frauduleusement introduit dans le texte sacré l’adjectif qui soulève de si grandes colères ? Mais son authenticité est trop bien constatée. Nous affirmons publiquement que sa signification ne l’est pas moins. Quiconque, sans idées préconçues, rapproche de ces simples mots « en premier Simon », les textes du Nouveau Testament et de la tradition qui les expliquent, n’aura pas de peine à reconnaître qu’ils attribuent à Simon‑Pierre non pas une priorité ordinaire sur les autres Apôtres, mais une véritable primauté d’honneur et de juridiction. Ce n’est pas seulement en cet endroit qu’il occupe le premier rang dans le collège apostolique ; l’histoire évangélique lui fait jouer à chaque page un rôle proéminent. Ici il parle au nom de tous les autres disciples, Matth. 19, 27 ; Luc. 12, 41 ; là il répond quand les Apôtres sont interpellés en commun, Matth. 16, 16 et parall. ; quelquefois Jésus s’adresse à lui comme à un personnage principal même parmi les trois disciples privilégiés, Matth. 26, 40 ; Luc. 22, 31. Après l’Ascension, il nous apparaît comme l’organe du collège apostolique, Actes des Apôtres 1, 15 ; 2, 14 ; 4, 8 ; 5, 29. Et nous omettons à dessein plusieurs des textes les plus saillants, auxquels nous saurons rendre justice quand l’ordre des faits nous les présentera. Ces divers traits, soit qu’on les prenne à part, soit surtout qu’on les réunisse tous ensemble, forment une base inébranlable à la doctrine de l’Église touchant la primauté de S. Pierre et de ses successeurs. - Et André, son frère. Dans la liste de S. Matthieu, aussitôt après Simon, nous trouvons son frère André, dont le nom est évidemment grec (viril), malgré les efforts d’Olshausen pour le faire dériver de l’hébreu, Nadar, « promis par un vœu ». Ni durant sa vie apostolique, ni à l’heure de sa mort, André ne démentira cette glorieuse appellation. Si sa figure pâlit nécessairement à côté de celle de son frère, il n’en conserve pas moins l’honneur d’être accouru le premier de tous auprès de Jésus, Cf. Jean, 1, 35 et ss. - Le premier évangéliste nous a fait connaître plus haut, 4, 18 et ss., le moment précis auquel le Sauveur attacha définitivement à sa personne les deux fils de Jonas. Jésus appela en même temps les fils de Zébédée ou, comme il les surnomma lui‑même les fils du tonnerre (« Boanerges », Marc. 3, 17), Jacques de Zébédée et Jean son frère. L’aîné, S. Jacques, aura la gloire de devenir le premier martyr apostolique, Cf. Actes des Apôtres 12, 2 ; le second, S. Jean celle d’être le disciple bien‑aimé du Sauveur et de composer le quatrième Évangile. Le génitif « de Zébédée » qui accompagne le nom du premier, a pour but d’établir une distinction entre lui et son homonyme le fils d’Alphée, ou, selon le langage usité depuis longtemps dans l’Église, entre S. Jacques le Majeur et S. Jacques le Mineur. Ce génitif dépend de « fils », sous‑entendu d’après la mode hébraïque. - Philippe ; autre nom grec très usité en Palestine, Cf. Joseph. Guerre des Juifs, 3, 7, 12. Les Rabbins, qui le mentionnent souvent, l’écrivent, de deux manières différentes. S. Philippe fut, lui aussi, un disciple de la première heure, ainsi que nous le racontera S. Jean, 1, 43 ; il était de Bethsaïde, compatriote par conséquent, de S. Pierre et S. André. - Bartholomée, en hébreu « fils de Tholmaï ». La tradition est unanime pour ne faire qu’un seul et même personnage de S. Barthélemy et de Nathanaël, ce « véritable Israélite » présenté à Jésus par S. Philippe sur les bords du Jourdain, Cf. Jean 1, 45 et ss. Cette identification est parfaitement conforme à l’esprit de l’histoire évangélique, car 1° S. Jean, vers la fin de son premier chapitre, a manifestement l’intention de raconter au lecteur la manière dont furent nouées les relations les plus anciennes entre Jésus et ses futurs disciples : pourquoi, sur les cinq personnes qu’il nous présente, une seule, Nathanaël, n’aurait‑elle pas été appelée à l’apostolat ? 2° Jésus annonce formellement à Nathanaël, Jean, 1, 50, qu’il lui réserve un rôle supérieur : ce rôle ne pouvait être que celui d’Apôtre. 3° S. Barthélemy est associé à S. Philippe dans les listes qui contiennent les noms des Douze, de même que Nathanaël l’était au début du quatrième Évangile. 4° S. Jean, 21, 2, signale la présence de Nathanaël parmi plusieurs Apôtres, de manière à donner clairement à entendre qu’il faisait partie, lui aussi, du collège apostolique. Barthélemy semble avoir été une de ces dénominations patronymiques qui ont toujours été en usage dans tout l’Orient ; Nathanaël, Dieu a donné, était le nom personnel reçu à la circoncision. - Thomas, en hébreu, Theóm, en chaldéen, Thoma, c’est-à-dire « jumeau », ou « Didyme », comme traduit S. Jean, 11, 16, 20 ; 21, 2. Cet Apôtre, au point de vue du caractère, n’est pas sans analogie avec S. Pierre : dans tous les deux nous trouvons une affection généreuse pour Jésus‑Christ, un courage parfois héroïque, mais aussi de grandes et promptes défaillances. - Matthieu le publicain. Au chapitre qui précède, 9, 9 et ss., il nous a lui‑même raconté sa vocation extraordinaire. Avec quelle admirable humilité n’accole‑t-il pas ici à son nom l’épithète peu flatteuse de « publicain ». - Jacques fils d'Alphée, ou S. Jacques le Mineur, comme l’appelle déjà S. Marc, 15, 40, sans doute en raison de son âge moins avancé, comparativement à celui de Jacques, fils de Zébédée. Selon toute vraisemblance, Alphée, son père, ne diffère pas de Cléophas ayant épousé Marie, sœur ou du moins proche parente de la Sainte Vierge, Jean l. c., S. Jacques le Mineur eut ainsi la gloire incomparable de faire partie de la famille de Jésus. C’est donc de lui dont parle S. Paul dans sa lettre aux Galates, 1, 19, lorsqu’il dit n’avoir trouvé à Jérusalem, à l’époque de son premier voyage, que deux Apôtres, Pierre et Jacques « le frère du Seigneur » ; c’est donc lui qui est mentionné, Matth. 13, 55 et parall., parmi les cousins du divin Maître. Nous savons qu’il fut pendant de longues années l’évêque de la capitale juive et qu’il composa la première des lettres catholiques. - Et Thaddée. Les manuscrits grecs présentent à propos de cet Apôtre une grande bigarrure de variantes. Mais, ce qui est encore plus surprenant que cette confusion, c’est de ne trouver ni le nom de Thaddée, ni le nom de Lebbée dans les deux listes de S. Luc (Evang. et Actes des Apôtres Cf. Jean 14, 22), qui en cite un autre tout différent, celui de « Judas Jacobi ». Comment expliquer cette divergence ? On a compris qu’à moins de vouloir bouleverser et remanier complètement le corps apostolique dans sa composition, il fallait s’en tenir de la façon la plus stricte au chiffre carré de Douze. Les évangélistes qui accentuent ce nombre avec tant de force toutes les fois que l’occasion s’en présente, ne peuvent certainement pas avoir été les premiers à s’en écarter. Si donc il leur arrive de signaler plus de douze noms, il faut que plusieurs de ces noms aient servi à désigner un seul et même apôtre. Tel est précisément le cas. Thaddée ne diffère pas de Lebbée, qui ne diffère pas non plus de Jude, de sorte que nous avons ici une personnalité unique représentée par trois dénominations distinctes. Aussi les anciens, sur le témoignage desquels repose cette solution de la difficulté, aimaient‑ils à appeler l’apôtre, Thaddée. Quels étaient les rapports de ces trois noms entre eux ? On admet plus communément que Judas, ou Jude, comme nous disons pour établir une différence entre ce disciple et le traître, était l’appellation primitive. Thaddée et Lebbée seraient deux surnoms à la signification à peu près identique, puisque le premier, dérivé de l’araméen , « mamma, pectus », pourrait se traduire par « aimé », tandis que le second, cœur, exprimerait une tendre caresse, « mon cœur. ». Lighfoot et Schieusner attribuent une fausse étymologie à ce dernier nom, quand ils le font venir l’un de Lebba, ville maritime de la Galilée mentionnée par Pline, Hist. Nat. 5, 17, et patrie supposée de S. Jude, l’autre de lionceau. Nous expliquerons dans notre commentaire sur S. Luc, 6, 16, le sens des mots « Judam Jacobi » : qu’il suffise de dire ici qu’un grand nombre d’auteurs, s’appuyant sur une tradition très sérieuse, sous‑entendent cette fois non pas « fils », mais « frère », de manière à faire de S. Jude ou de Thaddée un frère de S. Jacques le Mineur, et, par suite, un parent de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Parmi les « frères de Jésus » cités au ch. 12, v. 55, nous trouverons en effet Judas ou Jude à côté de Jacques. - Simon le Zélé. Cet autre Simon aurait été, lui aussi, d’après quelques exégètes, un cousin du Sauveur, et en même temps frère de S. Jacques et de S. Jude : mais la tradition est moins formelle pour lui que pour les deux autres apôtres, en sorte que ce point demeure très douteux. S. Luc, à deux reprises, dans son Évangile, 6, 15, et dans les Actes des Apôtres, 1, 13, appelle S. Simon « le Zélote » ; ce qui montre que le vrai surnom dérivait du verbe araméen « qui aime, qui est zélé ». Dans quelle circonstance Simon avait‑il reçu le titre de Zélote ? C’est ce qu’on ne saurait indiquer avec certitude. Les Zélotes devinrent plus tard un parti célèbre, qui occasionna par ses excès la ruine de Jérusalem, Cf. Joseph. Guerre des Juifs, 4, 1, 9 ; 7, 8, 1 ; à l’origine, ils formaient une sorte de police religieuse qui veillait à l’observation rigoureuse de la Loi et qui s’attribuait le droit de châtier les délinquants. Peut-être existaient‑ils en germe à l’époque du Sauveur ; dans ce cas S. Simon aurait été l’un des plus ardents, et le titre lui en serait resté. - Judas Iscariote. Nom sinistre, rejeté à la fin de la liste. Le Livre de Josué mentionne déjà, 15, 25, la ville de Carioth, située dans la tribu de Juda : c’est d’elle sans doute que le traître était originaire, et voilà pourquoi on avait ajouté à son appellation personnelle l’épithète d’Iscariote, afin de le distinguer de S. Jude, appelé comme lui en hébreu. « Iscariote » serait donc une expression calquée sur l’hébreu, Isch‑Kerioth, l’homme, c’est-à-dire l’habitant de Carioth, et elle équivaudrait à « Cariothensis », comme on lit dans le quatrième Évangile, 6, 71, d’après plusieurs manuscrits. On rencontre dans l’historien Josèphe, Antiq. 7, 6, 1, un fait analogue qui confirme ce que nous venons de dire. L’écrivain juif voulait dire qu’un individu dont il avait à parler était natif de la bourgade de Tobie En hébreu, il aurait exprimé cette idée par Isch‑Tob ; copiant cette formule, il se contente de lui donner une terminaison grecque. Quelques commentateurs rejettent cependant cette étymologie et font venir Iscariote les uns de Schéker, mensonge, « pour que Judas soit déclaré un homme menteur », les autres de Sakar, salaire, « pour signifier l’homme qui a souffert d’être corrompu par l’argent » ; d’autres encore des expressions talmudiques Iscara, « strangulation », ou Iscoreti, « ceinture de peau » et par extension « bourse, petit sac », qui feraient également allusion soit à la fin honteuse, soit à l’avarice du traître. Mais, outre que ces racines sont trop recherchées, elles ont de plus l’inconvénient de supposer que le surnom d’Iscariote ne fut donné à Judas qu’après sa mort, ce qui est contraire à l’ensemble des récits évangéliques, d’après lesquels le traître était déjà ainsi appelé de son vivant. - Qui le trahit. Note infamante ajoutée dans les trois premières listes et en d’autres passages au nom de l’Apôtre infidèle : sa noire trahison méritait bien d’être ainsi relevée, stigmatisée dans tous les siècles. « Qui » est, dans le texte latin, un hellénisme que l’on traduirait plus exactement par « le même qui ». La conjonction, employée de cette manière, a pour but de mieux faire ressortir toute l’étendue de la malice de Judas. - Mais pourquoi trouvons‑nous cette odieuse figure dans le cercle le plus intime des amis de Jésus ? Il y a là un problème intéressant que les exégètes se sont fréquemment posé. Hélas. Judas est parmi les Apôtres au même titre que le serpent dans le paradis terrestre, Caïn au sein de la première famille humaine, Cham dans l’arche, le mal toujours et partout avec le bien. Il fait encore partie du collège apostolique pour servir d’instrument à l’exécution des décrets providentiels relatifs au Messie. Hâtons‑nous d’ajouter que cet instrument agira dans toute la plénitude de sa liberté ; bien plus, qu’il sera constamment comblé de grâces de choix, à l’aide desquelles il pourra se soustraire à son rôle ignominieux. Nous verrons le divin Maître faire à différentes reprises des efforts pour convertir Judas ; nous le verrons frapper à la porte de ce cœur endurci. Mais en vain, le traître abusera de tout : à lui la faute. S’en suit‑il, ainsi qu’ont osé l’affirmer les rationalistes, que Jésus‑Christ, dont l’esprit lisait tous les secrets de l’avenir, aurait dû ne pas fournir à Judas l’occasion de son crime, en l’écartant du nombre de ses Apôtres ? Une telle pensée serait blasphématoire. Dieu était‑il donc tenu de ne pas créer les mauvais anges dont il prévoyait la révolte prochaine et l’éternelle damnation ? Est‑il injuste, parce qu’il ne laisse pas dans le néant les hommes qu’il sait devoir se perdre à tout jamais ? La vocation de Judas se rattache donc à la grande question de la prédestination qui, malgré ses mystères, proclame si complètement la justice des décrets divins. « Tu es juste Seigneur, et ton jugement est juste ». - A cet aperçu rapide qui a fait passer devant nous chacun des Douze isolément, il sera bon d’ajouter quelques vues d’ensemble qui nous permettront de les mieux apprécier comme corps apostolique. Les conditions que devaient présenter à Jésus les disciples dont il voulait faire des Apôtres étaient tout à la fois négatives et positives. Sous le rapport négatif, il était bon que ces hommes fussent simples, peu instruits et laïques, parce que, dans le cas contraire, les préjugés du monde, du pharisaïsme ou du sacerdoce lévitique eussent déjà gâté plus ou moins leurs esprits et leurs cœurs. « Jésus ne choisit pas ses Apôtres dans les hauts rangs de la hiérarchie, ou parmi les représentants de la science religieuse de son temps, il les prit du commun du peuple, rudes, ignorants, plus habitués à travailler de leurs mains qu’à exercer leur intelligence ; mais aussi, ils avaient gardé la droiture et la fraîcheur enfantine des âmes simples... Leur être moral n’avait pas été faussé et déprimé par une culture artificielle ; leur conscience n’était pas étouffée sous la pesante armure de la tradition pharisaïque ; ces âmes candides pouvaient recevoir facilement l’empreinte de l’enseignement et de la personnalité de Jésus. Voulant poser les assises du grand édifice destiné à abriter tant de générations, il a cherché en quelque sorte au sein des masses populaires un marbre vierge afin de le façonner à son gré », de Pressensé, Jésus‑Christ sa vie, son temps, etc. p. 432 et ss. Mais tout ne devait pas être négatif dans les Apôtres ; ils devaient aussi présenter à leur Maître des qualités positives et réelles. A ce point de vue, il fallait qu’ils appartinssent à la race d’Israël, qu’ils fussent imbus d’une solide piété, attachés déjà d’une manière étroite au Sauveur, capables enfin de formation intellectuelle et spirituelle. Il est inutile d’insister sur la nécessité de ces quatre conditions qui s’expliquent d’elles‑mêmes ; il est notoire aussi que les dons les plus remarquables avaient été départis aux Apôtres, et que ces hommes convenaient admirablement pour le rôle auquel la Providence les destinait. Les traits épars de leur caractère individuel que nous pouvons recueillir çà et là dans l’Évangile, nous montrent en eux des natures très variées qui se complètent l’une l’autre et qui, par leur réunion, forment une unité vraiment admirable. Représentants de l’Israël mystique, futurs fondements d’une Église qui ouvre ses portes à tous les hommes, déjà ils forment à eux seuls un petit monde complet. Cependant il ne faut pas se faire illusion sur leur état moral au moment où ils furent choisis par le Christ. Ils étaient encore bien faibles, bien ignorants, bien incapables de s’élever aux sublimes pensées de leur divin instructeur. Mais les enseignements de Jésus pénétreront peu à peu dans leurs cœurs ; sous sa douce influence, leurs idées terrestres disparaîtront, la grâce de l’Esprit Saint achèvera ensuite de les former, de les tremper vigoureusement et alors ils nous apparaîtront comme l’or pur, dégagé de toutes ses scories. - Il n’est pas sans intérêt de noter la part que Jésus a faite aux liens du sang et de l’amitié dans le choix de ses Apôtres. Quoique leur nombre soit si restreint, nous trouvons parmi eux trois couples de frères : Pierre et André, Jacques le Majeur et Jean, Jacques le Mineur et Thaddée, ces deux derniers pris dans la propre parenté du Sauveur. Philippe et Bathélemy (Nathanaël), André et Jean étaient d’intimes amis. - Nous avons vu aussi que la plupart des Apôtres portaient deux noms : Simon‑Pierre, Jacques et Jean « Boanerges » ; Nathanaël‑Bathélemy, Thomas‑Didyme ; Lévi‑Matthieu, Simon‑le‑Cananéen ou le Zélote, Judas‑Iscariote ; et Jude en avait jusqu’à trois. - Plusieurs d’entre eux étaient homonymes : c’est ainsi qu’il y avait dans leurs rangs deux Simon, deux Jacques, deux Judas. - Pour ce qui concerne la représentation artistique des Apôtres et les attributs divers que l’histoire ou le symbolisme ont ajoutés à leurs portraits, nous renvoyons au Dictionnaire d’Archéologie de Viollet‑le‑Duc, t. 1, p. 25 et ss.



Mt10.5 Tels sont les douze que Jésus envoya, après leur avoir donné ses instructions : "N'allez pas, leur dit-il, vers les païens, et n'entrez pas dans les villes des Samaritains, -Parall. Marc., 6, 8-11 ; Luc., 9, 3-5. Par ces mots, l’évangéliste nous ramène au v. 1 et au motif qui avait porté Jésus soit à réunir les douze Apôtres en assemblée spéciale, soit à leur conférer des pouvoirs surnaturels très étendus. « Envoya », à peine ont‑ils reçu le nom d’Apôtre qu’ils vont en exercer les fonctions. Le divin Maître les envoie auprès des brebis malheureuses dont il a parlé précédemment ; il les envoie comme des ouvriers zélés dans les champs prêts pour la moisson, 9, 36-37. - N'allez pas vers les païens. Les limites dans lesquelles les disciples devront exercer leur juridiction pendant la mission actuelle sont d’abord indiquées d’une manière négative : Jésus commence par leur dire où ils devront ne pas aller. Ils n’iront pas encore évangéliser les païens, le moment n’en est pas venu. - Ils n’iront pas non plus évangéliser les villes des Samaritains... L’entretien de Jésus avec la Samaritaine, Jean 4, 1 et ss., nous fournira l’occasion de faire connaître en détail l’origine, les mœurs et la religion de ce petit peuple : il suffira de dire en ce moment que les Samaritains présentaient un singulier mélange de judaïsme et de paganisme, ce qui leur faisait tenir un certain milieu entre la nation théocratique et les Païens. Voilà pourquoi, dans ce passage de même qu’au livre des Actes, 1, 8, Jésus en fait une catégorie intermédiaire, les mentionnant entre Israël et les païens. Les Juifs leur avaient voué depuis longtemps une haine mortelle dont l’histoire évangélique nous rendra plus d’une fois témoins. C’est pour ne pas froisser ses compatriotes que le Sauveur interdit aux Douze d’aller dès maintenant porter la bonne nouvelle aux Païens et aux Samaritains : lui‑même, durant sa vie publique, il n’aura que des rapports très rares et très réservés avec les habitants de la Samarie et du monde païens, Cf. Jean 4, ; Matth. 8, 5 et ss. ; 15, 21 et ss. Tant que dureront les droits des Juifs à la priorité pour ce qui concerne la prédication de l’Évangile, il évitera de perdre leur confiance par des mesures imprudentes et précipitées. Ce n’est qu’après son Ascension que les barrières seront brisées et que les Apôtres auront la liberté d’évangéliser tous les peuples sans distinction. Notons que Jésus ne défend pas à ses disciples de traverser le territoire samaritain, mais seulement d’entrer dans les villes de Samarie. Cette province étant située entre la Galilée et la Judée, il était impossible de l’éviter quand on voulait se rendre du Nord au Sud de la Palestine, et « vice versa », à moins d’aller faire un long détour en passant par la Pérée.



Mt10.6 allez plutôt aux brebis perdues de la maison d'Israël. - La Palestine servira pour le moment de théâtre unique à leur activité ; ils ne sortiront pas de cette sphère restreinte. Jésus, pour le leur dire, répète l’image qu’il a déjà employée à la fin du chapitre précédent, 9, 36 : vers les brebis perdues. Souvent, du reste, les prophètes avaient comparé le peuple de Dieu à un troupeau de brebis, Cf. Jérémie 50, 6 ; Ézéchiel 34, 3 et ss. ; bien plus, Isaïe, 53, 6, nous représente les Juifs affirmant eux‑mêmes qu’ils sont de pauvres brebis égarées : « Nous avons tous erré comme des brebis, chacun se détournant de son chemin ». - La maison d'Israël. Les Juifs sont appelés maison d’Israël, Cf. Levit. 10, 6 ; Actes des Apôtres 2, 36, en souvenir du grand patriarche dont ils formaient la famille et la postérité : Moïse les nomme dans le même sens « maison de Jacob » au livre de l’Exode, 19, 3. C’est donc à leurs coreligionnaires que les Apôtres prêcheront tout d’abord l’Évangile : « C’est à vous qu’il fallait que je communique d’abord la parole de Dieu », dira S. Paul aux Israélites d’Antioche en Pisidie, Actes des Apôtres 13, 46. La maison théocratique devait former la base du peuple chrétien, le tronc primitif sur lequel les Païens seraient pour ainsi dire greffés divinement, Romains 11, 16. Il est donc juste de commencer l’édifice par la construction des fondements destinés à le soutenir. Toutefois, les limites que le Christ impose à l’activité de ses disciples ne dureront que peu de temps ; bientôt il les fera lui‑même tomber et nous l’entendrons donner aux Apôtres cet ordre nouveau qui annulera le premier : « vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre », Actes des Apôtres 1, 8.



Mt10.7 Partout, sur votre chemin, annoncez que le royaume des cieux est proche. - Annoncez. Telle sera leur principale fonction. Avant de remonter au ciel, lorsqu’il les enverra non seulement auprès des Juifs, mais dans le monde entier, Jésus leur dira encore : « Prêchez », Marc. 16, 15, et ils prêcheront fidèlement, se déchargeant au besoin d’autres fonctions moins importantes, afin d’être plus libres pour remplir leur ministère le plus essentiel, Cf. Actes des Apôtres 6, 2 et ss. A mesure donc qu’ils iront de ville en ville, ils répandront partout la bonne nouvelle : le royaume des cieux est proche... ; ils diront à leurs compatriotes : Réjouissez-vous, mais aussi faites pénitence, Marc. 6, 12, car l’objet de votre longue attente est arrivé. Nous n’avons là, bien entendu, Cf. 3, 2 ; 4, 17, qu’un résumé succinct de la prédication des Apôtres ; ces mots suffisent néanmoins pour nous montrer que leur mission présente n’avait qu’un caractère préparatoire. Ils ne sont pas encore chargés de prêcher l’Évangile dans sa totalité ; comme Jean‑Baptiste, comme Jésus lui‑même à son début, ils excitent seulement l’attention des Juifs, se contentent d’ouvrir les cœurs à la grâce et au salut apportés par le Messie.



Mt10.8 Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons, vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. - Guérissez... Ce sera la seconde partie de leur ministère. On a fait observer avec justesse qu’il y a quelque chose de vif et de pressant dans cette énumération des divers miracles que les Apôtres pourront opérer au nom du Christ. « Il leur enseigne d’user libéralement et abondamment du pouvoir de faire des miracles qui leur avait été donné par Paul …c’est comme s’il disait : ne lésinez pas sur les miracles, faites‑en à toutes les fois que vous les jugerez nécessaires ou utiles à persuader », Maldonat. Tous ces miracles devaient en effet confirmer leur enseignement, de même qu’ils confirmeraient celui de Jésus : c’étaient leurs lettres de créance. Autrement, qui eût ajouté foi à la prédication de ces inconnus ? - Les mots ressuscitez les morts ont été omis par beaucoup de manuscrits et d’anciennes versions : cependant, comme on peut citer en leur faveur des autorités très sérieuses, par exemple l’Itala, la Vulgate, les traductions copte et éthiopienne, plusieurs Pères, etc., nous n’hésitons pas à admettre leur authenticité. Peut-être leur place primitive était‑elle après « chassez les démons », ou du moins après « purifiez les lépreux » : d’anciens manuscrits leur attribuent ces divers rangs. - Vous avez reçu gratuitement : le complément sous‑entendu est facile à suppléer. Vous avez reçu gratuitement le pouvoir d’accomplir tous ces prodiges, usez-en gratuitement, vous gardant bien de traiter les choses du ciel comme une vile marchandise. C’était là une recommandation bien importante, car il y avait un Judas dans la troupe apostolique, et puis, en général, l’abus est si prompt, si aisé sous ce rapport, et cet abus, lorsqu’il a lieu, fait tomber dans un si grand discrédit les ministres et les choses de la religion. Jésus tenait, dès le principe, à éloigner ses Apôtres et leurs successeurs de ce qui recevra bientôt le nom infamant de Simonie. - Donnez gratuitement : la concession de Dieu a été gratuite, il faut que celle des Apôtres le soit également. Comme l'a dit Tertullien, « aucun don de Dieu ne doit être objet de négoce ». Quelques exégètes rattachent cet ordre du Sauveur à la prédication apostolique dont il a été question au v. 7 ; par suite, ils donnent au verbe « vous avez reçu » le sens de « vous avez appris », à « donnez » celui de « enseignez ». Mais la signification obvie des mots condamne une pareille interprétation. Au reste, la phrase « vous avez reçu gratuitement... » eût trouvé sa place naturelle à la fin du verset précédent si, au lieu de s’appliquer directement à la puissance de faire des miracles, elle eût concerné d’une manière spéciale l’enseignement et la doctrine.





Mt10.9 Ne prenez ni or, ni argent, ni aucune monnaie dans vos ceintures, 10 ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandale, ni bâton, car l'ouvrier mérite sa nourriture. - Les préparatifs des Apôtres en vue de leur première mission n’exigeront ni beaucoup de temps, ni des frais considérables. Les observations de leur Maître sur ce point reviennent à dire : Partez dans l’état où vous êtes, il ne vous faut pas davantage, car la Providence prendra soin de vous. Habituellement, les commentateurs se posent ici deux questions : 1° Les injonctions contenues dans les vv. 9 et 10 étaient‑elles transitoires pour les Apôtres, ou bien devaient‑elles servir de règle perpétuelle ? En d’autres termes, ne regardaient‑elles que la mission actuelle, donnée aux Juifs en pays juif, ou bien étaient‑elles valables pour toutes les missions ultérieures ? 2° Devons‑nous les prendre à la lettre ? Faute d’avoir préalablement établi des séparations entre les différentes parties du discours, on a souvent répondu à ces deux questions d’une manière obscure, incomplète, ou même contradictoire. Au contraire, il nous semble aisé, grâce aux divisions que nous avons indiquées, de fournir des solutions claires et satisfaisantes. Nous croyons donc en premier lieu que les prescriptions contenues dans les versets 9 et 10 étaient essentiellement transitoires tout aussi bien que celles des vv. 5 et 6. Comme elles concernent seulement la mission temporaire des Apôtres dans leur propre patrie, elles étaient d’une exécution facile. A l’étranger, dans les contrées païennes, il eût été moralement impossible de les accomplir. Pour le même motif, nous croyons en second lieu qu’il faut les entendre dans le sens strict et littéral, sans vouloir cependant trop urger leur valeur. Notre‑Seigneur Jésus‑Christ voulait donc réellement que ses Apôtres, durant ce noviciat de courte durée qu’il leur imposait, voyageassent sans provisions d’aucune sorte, usant de l’hospitalité qui a toujours été si largement accordée en Orient, surtout à des coreligionnaires. Il confirmera lui‑même notre double réponse, quand il dira aux Douze, peu de temps avant sa Passion, faisant allusion tout ensemble et à leur première mission et à celles qui devaient les disperser bientôt à travers le monde : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous donc manqué de quelque chose ? ... Eh bien maintenant, celui qui a une bourse, qu’il la prenne, de même celui qui a un sac ». Luc. 22, 35-36. S’il resta quelque chose de ces ordonnances, ce ne fut que l’esprit de détachement, de désintéressement, qu’elles recommandent aux missionnaires de tous les âges. Passons maintenant aux détails. - Ne prenez. Ils s’agit plutôt de ne pas chercher à se procurer des objets qu’on n’a pas, que de se défaire de ceux qu’on pourrait déjà posséder. Grotius marque assez délicatement la transition du v. 8 au v. 9 : « Quand Jésus interdisait de recevoir des cadeaux pour une guérison, il n’était pas sans savoir que viendraient à l’esprit de ses apôtres les réflexions suivantes : il ne nous faut pas entreprendre ce voyage sans être parfaitement renseignés sur le prix de chaque chose ». Si les Apôtres sont porteurs de grandes richesses spirituelles, versets 7 et 8, ils doivent faire preuve de la pauvreté matérielle la plus complète. - Avant d’entreprendre un voyage, on fait communément trois sortes de provisions pour le rendre aussi confortable que possible : on se munit d’argent, de vivres, de vêtements. Jésus dit un mot de ces trois viatiques. - Ni monnaie... Cette expression est un peu vague ; mieux vaudrait le substantif « cuivre » qui traduirait littéralement le grec. De la sorte, on a les trois métaux qui ont servi chez tous les peuples civilisés à la fabrication de la monnaie courante, l’or, l’argent, le cuivre, et ces trois métaux, rangés en gradation descendante au point de vue de la valeur, forment une gradation ascendante sous le rapport de l’idée : Ne vous procurez pas d’or, pas même d’argent, pas même une modeste pièce de cuivre, pour subvenir aux frais de vos voyages apostoliques. - Dans vos ceintures. La « ceinture » des anciens, qui avait pour destination première de resserrer autour de la taille les vêtements flottants qui étaient alors partout de mode, servait aussi de poche pour porter l’argent. « Quand je suis parti pour Rome, j’ai mis mes ceintures pleines d’argent et les ai rapportées vides », A. Gellius, Noct. Att. 15, 12, 4 ; « Il s’est ceint d’une ceinture pleine de pièces d’or », Sueton., Vitell. C. 16. Ces larges ceintures, auxquelles les Orientaux n’ont pas renoncé, étaient de cuir, de lin ou de coton. - Ni sac pour la route. C’était donc un sac de voyage dans lequel on mettait des provisions de bouche. - Ni deux tuniques : la tunique grecque, latine, ou juive était une espèce de robe qui formait le vêtement principal. Par‑dessus on portait la toge ou manteau, Cf. Matth. 5, 40. Jésus ne veut pas que ses Apôtres se munissent d’une tunique de rechange pour leur mission actuelle ; ils devront se contenter de celle dont ils sont couverts au moment du départ. - Ni sandales. Quelques auteurs supposent que le Sauveur interdit par là aux premiers missionnaires l’usage de toute sorte de chaussures ; c’est une exagération, comme le prouve le texte de S. Marc, 6, 9 « mettez des sandales ». Le sens est donc que les Apôtres devront se contenter d’une seule paire de sandales, de même que d’une seule tunique. - Ni bâton. Il est sous entendu : « ni bâton de rechange », tout comme Jésus demande une seule tunique et une seule paire de sandales, celles qu’ils ont aux pieds. D’après S. Marc, Jésus‑Christ « il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route, mais seulement un bâton ». D’un côté pas de bâton, de l’autre seulement un bâton. Dans certains manuscrits grecs, on lit « ni bâtons » au pluriel, ce qui confirme l’idée que Jésus interdit seulement le bâton de rechange. Jésus permet d’après S. Marc l’usage d’un bâton, mais défend à ses disciples, d’après S. Matthieu, d’en emporter plusieurs. On peut aussi noter que dans S. Matthieu, Notre‑Seigneur interdit aux Apôtres l’acquisition d’un bâton pour le voyage, dans le cas où ils n’en auraient pas déjà : il ne tolère donc rien de superflu entre leurs mains, il veut qu’ils soient véritablement dénués de tout et qu’ils ne puissent s’appuyer que sur Dieu. Selon S. Marc, c’est la même pensée avec une légère nuance dans l’expression : Jésus permet à ses missionnaires l’usage d’un bâton dont ils auraient déjà l’usage. Ils pouvaient avoir un bâton, mais ils ne devaient pas se mettre en peine s’ils venaient à le perdre ou le casser. « Annonçant le royaume du ciel, ils devaient marcher facilement, d’un pas rapide, semblables à des anges descendus des cieux, dégagés de toute sollicitude terrestre, ayant leurs regards constamment dirigés sur le ministère qui leur avait été confié », Euthym. Zigab. in h. 1. Telle est l’idée que le Sauveur essaie de graver profondément dans l’esprit des Apôtres, au moyen de ces exemples concrets qu’il employait si volontiers et qui donnent tant de vie, tant de force à ses instructions. - Car l'ouvrier est digne... Si Jésus impose de pareils ordres aux missionnaires qu’il envoie, il faut bien que ceux‑ci puissent compter sur des secours certains. En effet, une phrase proverbiale leur rappelle qu’ils ne doivent pas avoir l’ombre d’une inquiétude au sujet de leur entretien. Ceux à qui ils prêcheront l’Évangile leur fourniront en échange les moyens de vivre honnêtement ; Dieu, dont ils sont les ouvriers, se conduira à leur égard comme fait un père de famille envers ceux qui travaillent pour lui. Ils recevront par conséquent, suivant la pensée de S. Jean Chrysostome, « la nourriture viendrait du peuple et la récompense de Dieu ». Nous verrons S. Paul appliquer de la même manière aux ouvriers de l’Évangile ce principe dont la valeur est universellement reconnue dans le domaine des affaires temporelles, Cf. Romains 15, 25 ; 1 Corinthiens 9, 2. Jésus ne trompait pas ses disciples en leur faisant une telle promesse : vers la fin de sa vie, revenant sur la première mission qu’ils avaient donnée à leurs compatriotes, il leur rappellera qu’ils n’ont alors manqué de rien, et ils reconnaîtront eux‑mêmes sans peine la vérité de ses paroles, Luc. 22, 25 et ss.



Mt10.11 En quelque ville ou village que vous entriez, informez-vous qui y est digne, et demeurez chez lui jusqu'à votre départ. - Nous trouvons ici une série de nouveaux détails qui avaient pour but de diriger la conduite pratique des Apôtres pendant cette première mission. C’étaient des novices auxquels il fallait tout apprendre : Jésus leur donne avec bonté toutes les instructions dont ils pourront avoir besoin. Il leur parle d’abord du choix de leur séjour dans les villes et les bourgades où ils auront à s’arrêter. Ils ne devront pas aller demander l’hospitalité au premier venu : ce n’est qu’après de sérieuses informations qu’ils prendront une décision sur ce point important : Demandez. « En entrant dans une ville,  dit fort bien saint Jérôme, les apôtres ne pouvaient pas savoir qui était qui.  Il leur fallait donc choisir un hôte d’après la rumeur publique et le jugement des voisins,  pour que la dignité de la prédication ne soit pas compromise par l’infamie de celui qui accueille ». - Qui y est digne. Jésus ne dit pas: Le plus riche, le plus puissant, mais : Le plus digne. Les suggestions de la nature ne sauraient être écoutées quand il s’agit de l’établissement du royaume messianique. Le plus digne, en quel sens ? D’après le contexte, celui qui, par l’ensemble de ses qualités et de ses vertus, mérite par‑dessus tous les autres que vous fixiez chez lui votre résidence ; le plus digne de vous et de l’Évangile. Sans ce choix prudent, comme l’indiquait tout à l’heure S. Jérôme, les Apôtres eussent couru le risque de compromettre leur réputation et la dignité de la parole divine. Le même saint Docteur fait observer que ceux qui avaient l’honneur de loger les disciples de Jésus sous leur toit, recevaient de fait beaucoup plus qu’ils n’accordaient. - Demeurez chez lui..., évitant d’aller habiter un jour dans une maison, un jour dans une autre, à la manière des zélateurs juifs, ce qui serait le signe d’une légèreté ou d’une délicatesse peu en rapport avec le caractère apostolique : aussi ne manquerait‑on pas de s’en scandaliser au détriment de leur ministère. Donc, pas de précipitation pour s’introduire dans une habitation et pas de précipitation pour en sortir. Même durant leurs grandes missions, les Apôtres, et S. Paul en particulier, obéiront fidèlement à cette prescription de leur Maître.



Mt10.12 En entrant dans la maison, saluez-la. Jésus indique maintenant aux néo‑missionnaires ce qu’ils auront à faire en prenant possession de la maison qu’ils auront choisie pour y établir leur séjour. - Saluez-la ; d’après la version syriaque : « priez pour sa paix ». On sait que la salutation ordinaire des Orientaux a toujours consisté dans les mots : « Paix à toi ». Mais ce qui n’était qu’une formule plus ou moins vaine de politesse sur d’autres lèvres devenait, dans la bouche des Apôtres, l’expression de la plus parfaite vérité. De leur part, saluer c’était bénir ; souhaiter la paix, il faut entendre les faveurs du ciel les plus précieuses, en particulier le salut messianique, la croyance à l’Évangile.



Mt10.13 Et si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle, mais si elle ne l'est pas, que votre paix revienne à vous. Le souhait de paix formé par les Apôtres du Christ à leur entrée dans une maison tombera ou sur des âmes qui en seront dignes, ou sur des indignes. - Dans le premier cas, il obtiendra une réalisation complète et immédiate : Votre paix viendra... Le grec est plus expressif : « que votre paix vienne » : Jésus ordonne en quelque sorte par anticipation à la paix d’accourir. - Mais si les habitants de la maison (car « maison » est évidemment synonyme de « famille ») sont indignes des faveurs que les Apôtres leur apportent, alors votre paix reviendra à vous. La paix personnifiée est censée refluer vers ceux qui l’avaient envoyée. Divers exégètes ont pris à la lettre l’expression « reviendra », comme si elle signifiait que les Apôtres eux‑mêmes bénéficieraient des grâces dont n’auraient pas profité leurs hôtes indignes, « son effet viendra sur vous » (S. Thomas d’Aquin cf. Cornel. a Lap., Bengel, Reischl, Arnodo, etc.). Mais il est plus conforme au langage biblique et au sentiment commun des exégètes de la regarder comme un hébraïsme équivalent à la phrase « elle restera sans effet ». « On dit que le vœu  retourne à celui qui l’a prononcé, s’il n’a pas l’effet escompté », dit Rosenmüller, in h. l. « Par cette phrase, le Christ ne parle pas des choses qui arriveraient par l’intermédiaire des apôtres à celui qui leur demanderait quelque chose, mais de celles qui n’arriveraient pas. C’est ainsi que parlent les Hébreux », Maldonat.



Mt10.14 Si l'on refuse de vous recevoir et d'écouter votre parole, sortez de cette maison ou de cette ville en secouant la poussière de vos pieds. Le Sauveur ne manque pas d’indiquer aux premiers missionnaires la manière dont ils devront se comporter à l’égard des endurcis qui pourraient refuser de les recevoir, et si quelqu'un ne vous reçoit pas... ou qui resteraient insensibles à leur prédication, n'écoute pas. Sortant aussitôt de la maison ou de la ville incrédule, ils manifesteront par un signe symbolique, plus expressif que le simple langage, la colère du Seigneur dont ils sont les représentants. - Secouez la poussière de vos pieds. Les Juifs enseignaient communément, à l’époque de Notre‑Seigneur, qu’on ne pouvait toucher sans se profaner le sol des contrées païennes ; aussi arrivait‑il aux plus zélés d’entre eux, au moment où ils allaient franchir la frontière de la Terre‑Sainte, en revenant de la Phénicie par exemple, ou de la Syrie, de s’arrêter un instant, d’enlever leurs sandales et de les frapper l’une contre l’autre pour ne pas souiller par la poussière qui s’y était attachée, le territoire sacré de leur pays. En pratiquant le même acte dans les circonstances désignées par Jésus, les Apôtres montraient aux personnes indignes auxquelles ils s’étaient adressés par mégarde, qu’ils ne voulaient rien avoir de commun avec elles, pas même les quelques grains de poussière qui s’étaient attachés à leurs chaussures. Cette poussière devait en outre témoigner contre les coupables au jour du jugement, comme il est expressément marqué dans les deux autres Évangiles, Marc. 6, 11 ; Luc. 9, 5. «  Par le signe de la poussière des pieds une malédiction éternelle leur est laissée ». S. Paul et S. Barnabé, repoussés par les Juifs d’Antioche en Pisidie, pratiqueront ce conseil à la lettre : « Les Juifs… les expulsèrent de leurs territoires.  Mais, après avoir soulevé contre eux la poussière de leurs pieds, les apôtres allèrent à Iconium », Actes des Apôtres 13, 50, 51 cf. 18, 6.



Mt10.15 Je vous le dis en vérité, il y aura moins de rigueur, au jour du jugement, pour la terre de Sodome et de Gomorrhe que pour cette ville. - En sa qualité de Juge souverain, Jésus prédit en termes graves et solennels le sort terrible qu’il réserve aux Israélites qui oseraient se montrer rebelles à la prédication de l’Évangile. - Sodome et Gomorrhe. Les villes de Sodome et de Gomorrhe sont à chaque instant mentionnées dans la Bible et dans le Talmud comme un symbole de grandes iniquités et de grands châtiments divins. Et cependant Jésus‑Christ ne craint pas d’affirmer que le sort éternel de leurs habitants sera moins dur, il y aura moins de rigueur, que celui des hommes qui auront refusé de recevoir les Apôtres et leur enseignement. Rien n’est plus juste que cette sentence ; le plus noir de tous les crimes n’est‑il pas de rejeter l’Évangile, surtout lorsqu’il est appuyé sur des motifs de crédibilité qui rendent l’erreur tout à fait impossible, par exemple les miracles opérés par les Apôtres ? Cf. v. 8. Ce crime, ni Sodome, ni Gomorrhe ne l’avaient commis, Cf. 9, 23. 24. - Au jour du jugement : au jour du jugement final et général qui mettra fin au monde présent. S. Jérôme infère à bon droit de ce passage qu’il y aura dans l’enfer des tourments plus ou moins rigoureux pour les damnés, selon qu’ils auront été plus ou moins coupables ici‑bas. - On ne peut s’empêcher d’admirer, dans cette première partie du discours, le ton d’assurance avec lequel Jésus parle aux Apôtres, les sentiments de confiance qu’il cherche à faire passer dans leurs cœurs. Quoique novices dans le ministère qu’il leur confie, ils devront se présenter partout sans crainte, v. 11 ; ils parleront avec autorité en vertu de la puissance qu’il leur a transmise, v. 12 ; ils agiront comme des chefs suprêmes qui ont le droit de récompenser ou de punir, v. 14.



Mt10.16 Voyez, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents et simples comme les colombes. - Je vous envoie... C’est donc une nouvelle mission qui commence en cet endroit, la grande mission inaugurée aussitôt après la Pentecôte et qui dura aussi longtemps que la vie des Apôtres eux‑mêmes. Les prédicateurs de l’Évangile ne travaillent pas seulement sur le territoire juif ; nous les trouvons en plein pays païen. Au lieu des petits désagréments qu’on leur prédisait tout à l’heure, nous les voyons exposés aux persécutions les plus violentes. Leur manière d’agir est notablement modifiée. Aussi les exégètes ont‑ils raison d’admettre qu’il est maintenant question d’une autre ère. - Comme des brebis au milieu des loups. On ne saurait choisir une image plus frappante pour indiquer les périls nombreux de l’apostolat. Quelle situation plus dangereuse en effet que celle de brebis sans défense au milieu de loups dévorants. C’est le symbole parfait de l’innocence et de la douceur abandonnées à la rage brutale, toute puissante. Les messagers de la paix n’échapperont donc que par miracle à la violence de leurs cruels ennemis, Cf. Eccles. 13, 21. Mais, remarque délicatement S. Jean Chrysostome, « aussi longtemps que nous avons été des agneaux, nous avons vaincu, même entourés de mille loups. Si nous avions été des loups, nous aurions été vaincus. Car alors l’aide du pasteur nous aurait fait défaut ». Cette prédiction du Sauveur dut surprendre et attrister les Apôtres. Toutefois Jésus, en la leur faisant connaître si longtemps d’avance, avait un dessein bien légitime : il craignait, suivant la pensée du même saint Docteur, « que n’aient été démoralisés ceux qui auraient à souffrir ces choses, si elles étaient arrivées inopinément et sans qu’on s’y attende ». Il les familiarisait ainsi peu à peu avec l’idée de la persécution : de plus, il les rassure contre leurs futurs dangers en leur fournissant un moyen d’y échapper. - Soyez donc... Pour ne pas tomber sous la dent des loups, les brebis doivent se faire tout à la fois colombes et serpents. Quelle page délicieuse du symbolisme de la nature ne recevons‑nous pas ici du Créateur lui‑même ! Cette conclusion a deux parties : Soyez prudents, soyez simples. - Prudents comme des serpents. Chez les anciens, le serpent avait la réputation d’être le plus prudent et le plus rusé des animaux ; nous le voyons apparaître en cette qualité dans la Bible dès le début de l’histoire du monde, Genèse 3, 1. Nul mieux que lui ne déjoue mille et mille fois les embûches de ses adversaires. Que les missionnaires le prennent donc pour emblème. Placés au milieu d’un monde plein de méchanceté, ils devront user de la plus grande prudence ; sinon, ils exposeraient très inutilement leurs personnes et, par suite, la prédication de l’Évangile, à une ruine certaine. - Simples comme des colombes : en grec, candides, sans mélange, innocents. L’antiquité profane et sacrée a toujours regardé la colombe comme le type de la candeur et de la simplicité ; de là cette comparaison du Sauveur. « Merveilleuse combinaison. s’écrie M. Brown, The Portable commentary, in h. l. Seule, la sagesse du serpent n’est que ruse et malice, et l’innocence de la colombe ne vaut guère mieux que la faiblesse ; mais quand ces deux qualités sont réunies, la sagesse du serpent empêche de s’exposer au danger sans nécessité, l’innocence de la colombe d’employer des expédients coupables pour y échapper ». Jésus associe la prudence et la simplicité parce qu’elles ne forment, à elles deux, qu’une seule vertu. « Que l’astuce du serpent augmente la simplicité de la colombe, et que la simplicité de la colombe dirige l’astuce du serpent », S. Greg. M. l. 4, 34 ; ou bien, comme dit un vieil auteur, « Qu’il y ait un œil de serpent dans le cœur de la colombe ». Du reste, ce proverbe n'était pas inconnu des Juifs. On lit en effet dans le Schir ha‑Schirim rabba f. 15, 3 : « Dieu a dit des Israélites :  Envers moi, ils sont intègres comme des colombes, mais envers les Païens ils sont astucieux comme des serpents ».



Mt10.17 Tenez-vous en garde contre les hommes, car ils vous livreront à leurs tribunaux, et vous flagelleront dans leurs synagogues. - Jésus revient sur les deux parties de ce grave conseil, pour indiquer aux Apôtres la manière dont ils auront à le mettre en pratique. - Soyez sur vos gardes à propos des hommes. Cette fois la source du péril est exprimée clairement, sans figure : les hommes, tels sont les loups dont la fureur sera déchaînée contre les missionnaires apostoliques ; c’est contre eux par conséquent qu’il faut se tenir en garde. Le Sauveur, dans la description qu’il fait de leurs menées indignes, partage en deux catégories les hommes hostiles à l’Évangile : les Apôtres auront à souffrir successivement des Juifs et des païens. - 1° des Juifs. Car ils vous livreront... Les mots « tribunaux » (ou plutôt « sanhédrins » d’après le grec) et « synagogues » prouvent qu’il s’agit spécialement des Juifs dans la seconde moitié du v. 17. Ceux à qui l’Évangile était destiné en premier lieu, non contents de refuser pour la plupart d’y ajouter foi, traiteront comme des malfaiteurs publics ceux qui viendront le leur annoncer. Ils les traîneront devant leurs tribunaux, soit à la barre du grand Sanhédrin qui siégeait à Jérusalem, soit à celle des tribunaux de second ordre qu’on nommait aussi parfois Sanhédrins cf. 5, 22 et le commentaire : ou bien, après un jugement sommaire, ils leur feront subir le supplice de la flagellation dans leurs synagogues. Il ressort nettement de divers passages du Nouveau Testament que les officiers des synagogues juives exerçaient, en certaines circonstances, un pouvoir judiciaire, Cf. Luc. 12, 11 ; 21, 12 ; Marc. 13, 9 ; Actes des Apôtres 22, 19 ; 26, 11 ; 2 Corinthiens 11, 24, et formaient ainsi un tribunal inférieur qui devait s’occuper surtout des fautes religieuses : mais on ignore complètement la nature de ce tribunal, comme aussi les strictes limites de sa juridiction.



Mt10.18 Vous serez menés à cause de moi devant les gouverneurs et les rois, pour me rendre témoignage devant eux et devant les païens. - 2° Les disciples n’auront pas moins à souffrir des païens que des Juifs : Devant les gouverneurs et devant les rois. La persécution s’accentue de plus en plus : après les tribunaux communs des Juifs, après la flagellation dans les synagogues, viendront les jugements solennels, effrayants, rendus par les plus grands personnages de l’empire. Le titre de « gouverneurs » désigne en général tous les hauts dignitaires romains qui gouvernaient les provinces au nom de l’empereur, par exemple les proconsuls, comme Félix et Festus, Cf. Actes des Apôtres 24, 1, 27, les propréteurs, les procureurs comme Pilate. « Rois » doit se prendre à la lettre. « Dans cet oracle repose sa foi, dont témoignèrent Pierre devant Néron, Jean devant Domitius, et d’autres devant les rois des Parthes, des Scythes et des Indes », Rosenmüller. - A cause de moi ; ce n’est pas pour des fautes personnelles que les Apôtres seront poursuivis et maltraités, mais à cause de Jésus‑Christ, parce qu’ils croiront en lui et prêcheront sa doctrine. - Pour servir de témoignage à eux et aux nations. Ces mots expriment le but que Dieu aura en vue lorsqu’il permettra que les missionnaires soient ignominieusement conduits de tribunal en tribunal, et en même temps le résultat consolant de la persécution. Les Apôtres en devenant martyrs seront par là-même des témoins : les mauvais traitements qu’on leur infligera serviront la cause de la vérité, en répandant partout la lumière du Christianisme et en dirigeant tous les regards sur elle. C’est en ce sens qu’ils rendront témoignage à Jésus, et devant les Juifs et devant les Païens. Fritzsche est certainement dans le faux lorsqu’il suppose que la persécution attestera simplement le courage des Apôtres. « Témoignage de liberté des apôtres et d’un esprit impavide ».



Mt10.19 Lorsqu'on vous livrera, ne pensez ni à la manière dont vous parlerez, ni à ce que vous devrez dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné à l'heure même. - Après avoir commenté la première partie de sa recommandation du v. 16, Jésus‑Christ interprète la seconde de la même manière, montrant comment à la prudence du serpent il faut savoir unir la simplicité de la colombe. - Lorsqu’ils vous livreront ; quand ils seront livrés soit aux Juifs, soit aux païens, ainsi qu’il a été dit dans les deux versets qui précèdent. - Ne vous inquiétez pas... Le prisonnier, dans la solitude de sa cellule, pense naturellement volontiers aux moyens oratoires qu’il emploiera pour défendre sa cause, lorsqu’il devra comparaître devant ses juges. Quels arguments présentera‑t-il ? Sous quelle forme les fera‑t-il valoir ? - La manière dont vous parlerez, telles sont bien ses deux préoccupations principales. Des hommes du peuple, cités devant les grands et les puissants de ce monde, devaient plus que personne se sentir agités par ce genre de pensées (en grec : réflexion anxieuse, pleine d’inquiétudes). Jésus met ses Apôtres en garde contre ces sollicitudes terrestres. Cependant, comme le fait observer Maldonat, « Il ne nous enseigne pas la négligence, mais il nous défend d’être inquiets et anxieux ». - Ce que vous devrez dire vous sera donné. Motif du calme profond, de la simplicité parfaite qu’ils doivent conserver durant ces heures difficiles : leur cause est celle du Christ, la cause du Christ est celle de Dieu ; Dieu se chargera donc d’être lui‑même leur avocat et de leur suggérer des plaidoiries plus éloquentes et plus efficaces que celles qu’ils auraient pu composer en ce temps d’angoisse. Rien ne vaut la simple et vigoureuse parole de la foi, inspirée par l’Esprit d’en haut.



Mt10.20 Car ce n'est pas vous qui parlerez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous. - Ce n'est pas vous… mais ; nous avons déjà rencontré cette locution orientale, dont il ne faut pas urger la signification cf. 9, 13. Elle n’est pas aussi absolue qu’elle le paraît et indique seulement, dans la plupart des cas, la subordination d’une chose à une autre. Ici elle équivaut à « non seulement… mais aussi ». L’Esprit‑Saint sera donc l’agent principal ; les Apôtres lui serviront d’organes, mais leur rôle ne sera pas purement passif cf. Luc. 12, 12. Les discours de S. Étienne et de S. Paul, conservés dans le livre des Actes, pourraient servir de commentaire vivant à cette promesse du divin Maître. Cf. Luc. 21, 15.



Mt10.21 Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant, et les enfants s'élèveront contre leurs parents et les feront mourir. - Continuant de dévoiler à ses disciples l’avenir qui les attend, Jésus entre dans des détails encore plus terribles. - Le frère livrera son frère... Il montre, au sein d’une même famille, le frère animé d’une haine mortelle contre son frère, le père dénonçant son propre fils aux tribunaux et demandant avec instance pour lui une sentence de mort, les enfants armés contre leurs parents et les massacrant sans pitié. Et pourquoi ces actes opposés à la nature ? Le Sauveur ne le dit pas en propres termes, mais la réponse est facile à deviner. C’est l’Évangile qui, pénétrant partout, a porté le glaive jusque dans le sanctuaire de la famille : là, en effet, il a rencontré des âmes de différentes sortes ; les unes, dociles à la grâce, se sont aussitôt converties, les autres sont demeurées incrédules et ce sont celles‑ci qui, pleines d’une rage fanatique, n’ont pas hésité à briser les liens les plus tendres et les plus sacrés, pour anéantir la religion nouvelle. Car, comme dit S. Jérôme, « Parmi ceux dont la foi est différente, il n’y pas de sentiment de fidélité ». Les trois nominatifs « frère, père, fils » représentent, d’après le contexte, les membres de la famille qui se sont opiniâtrés dans l’erreur, tandis que les accusatifs « frère, fils, parents », désignent les membres devenus chrétiens. L’histoire de l’Église pendant les premiers siècles confirme pleinement cette prophétie. « Le mari jaloux chasse son épouse devenue pudique en se faisant chrétienne ; le père repousse son fils qui a appris l’obéissance filiale à l’école du Christ ; le maître cesse d’être humain envers le serviteur que la foi a rendu parfait. Toutes les vertus deviennent odieuses, dès qu’elles sont jointes au titre de chrétien ». Tertullien.





Mt10.22 Vous serez en haine à tous à cause de mon nom, mais celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé. - Vous serez en haine à tous : de tous ceux qui rejetteront le Christianisme, et alors c’était la majorité des hommes. - A cause de mon nom ; ces mots, comme « à cause de moi » au v. 18, indiquent le motif de cette haine mortelle dont les Apôtres seront partout l’objet : on les détestera parce qu’ils seront les amis et les ambassadeurs de Jésus‑Christ. Citons encore une belle et vigoureuse parole de Tertullien, Apol. 2. « Nous sommes mis à la torture quand nous proclamons notre foi, punis de mort si nous persévérons, immédiatement absous quand nous apostasions, car c’est sur le nom que porte le combat ». - Celui qui persévérera... Au milieu d’un pareil redoublement de haine et de persécutions, la faiblesse humaine conseillera peut-être aux prédicateurs évangéliques de laisser tomber un fardeau trop pesant. Qu’ils s’en gardent bien ; tout serait alors perdu pour eux, le salut étant inséparablement uni à la persévérance perpétuelle dans la foi. - Jusqu'à la fin, c’est-à-dire, suivant les uns, « jusqu'à la fin de sa vie » ; suivant les autres, « jusqu'à la fin de ces calamités », ou jusqu’à la fin du monde. Peu importe, car c’est au fond la même pensée. Qu'il s'agisse de chaque individu, ou qu'il s'agisse de l'ensemble, la parole de s. Jérôme demeure toujours vraie : « La vertu ne consiste pas à commencer, mais à terminer ». - Sera sauvé, à tout jamais dans le ciel, car tel est le vrai salut messianique.



Mt10.23 Lorsqu'on vous poursuivra dans une ville, fuyez dans une autre. En vérité, je vous le dis, vous n'aurez pas achevé de parcourir les villes d'Israël, que le Fils de l'homme sera venu. - C’est la simplicité de la colombe qui aidera les Apôtres à persévérer jusqu’à la fin ; la prudence du serpent leur fournira un excellent moyen d’échapper à leurs ennemis, sans nuire à la cause dont ils sont chargés. - Quand ils vous persécuteront... Leur vie est précieuse, ils ne doivent pas la prodiguer sans raison ; il faut qu’ils vivent dans l’intérêt de l’Évangile. Par conséquent, lorsque la persécution sévira contre eux dans une ville, ils se transporteront aussitôt dans une autre cité. De cette manière, non seulement leur ministère ne subira aucun temps d’arrêt, mais la diffusion de l’Évangile deviendra plus complète et plus rapide. On sait que les Apôtres et les premiers chrétiens accomplirent à la lettre cette recommandation, confirmée d’ailleurs par le propre exemple de Notre‑Seigneur : le rigorisme montaniste a seul interdit la fuite en temps de persécution sans vouloir entendre parler d’exception d’aucun genre. Voir Tertullien, De la Fuite pendant la Persécution ; Cf. dans le sens contraire S. Athanase, Apologie sur notre fuite ; S. August., lettre 218 ad Honorat. - En vérité je vous le dis ; cette assertion solennelle revient ici pour la seconde fois, introduisant de même qu’aux vv. 15 et 42 une pensée relative à la rétribution finale et aux jugements divins. - Vous n'aurez pas achevé... Ce verbe signifierait, d'après s. Hilaire et Maldonat, « amener à la perfection de la foi et de la vertu évangélique”. D'après S. Jean Chrysostome et le plus grand nombre des exégètes, “parcourir en prêchant ». Jésus veut donc dire à ses Apôtres qu’entre l’époque de la première Pentecôte chrétienne, vers laquelle commencera leur mission universelle, et son avènement personnel, avant que le Fils de l'homme vienne, ils ne trouveront pas un temps suffisant pour prêcher l’Évangile à toutes les villes de la Palestine. Il est impossible de bien comprendre la pensée du Sauveur, si l’on ne détermine d’abord très exactement l’avènement dont il a voulu parler. Malheureusement, les commentateurs sont très partagés d’avis sur ce point. Plusieurs supposent que Jésus faisait simplement allusion au retour des disciples auprès de sa divine personne, lorsqu’ils auraient achevé leur mission préliminaire, ou bien à leur entrée dans le ciel après leur mort (J. P. Lange) ; d’autres appellent « venue du Fils de l’homme » tout secours envoyé par le Sauveur à ses Apôtres persécutés (Origène, S. Jean Chrysost., Théophylacte, etc). Mais l’expression solennelle qu’emploie le divin Maître doit désigner un avènement plus réel et plus glorieux que ceux dont il vient d’être fait mention. Serait‑ce celui de la Résurrection? celui de la Pentecôte (Grotius) ? celui du jugement dernier ? Celui de la ruine de Jérusalem ? C’est cette dernière opinion qui a rencontré et à juste titre, croyons‑nous, le plus grand nombre d’adhérents. Elle est la plus littérale et s’accommode mieux que les autres avec les divisions du discours, avec l’enchaînement des pensées, et avec la réalité historique des faits. Jésus annonce donc aux premiers missionnaires qu’avant qu’ils aient achevé d’évangéliser la Terre Sainte, il viendra châtier terriblement Jérusalem suite à son refus de reconnaître Jésus-Christ. Il est très conforme au langage biblique d’appeler avènement du Christ une manifestation spéciale de sa justice souveraine, et il n’en est pas de plus éclatante, depuis la mort du Sauveur, que celle qui eut pour objet la destruction de Jérusalem et l’établissement du Christianisme sur les ruines du Judaïsme. Cependant, nous n’avons pas de peine à reconnaître avec plusieurs auteurs (Brown, Stier, Alford, Bisping, Dehaut, etc.) que cette interprétation n’épuise pas complètement la pensée de Notre‑Seigneur. Nous avons là une de ces prophéties à plusieurs plans qui s’accomplissent à des intervalles distincts et de différentes manières. On peut considérer la ruine de Jérusalem comme le premier acte des jugements divins, et comme un type du dernier acte qui aura lieu à la fin des temps. Cela ressort très clairement du chap. 24 de S. Matthieu, dans lequel Jésus‑Christ mélange à dessein, comme si c’était une seule et même chose, la catastrophe de l’état juif et la catastrophe des derniers jours du monde. Nous sommes conduits par ce rapprochement à un nouveau sens non moins vrai, quoique moins direct que le premier. « Le Sauveur adressait ces paroles aux Apôtres en tant qu’ils représentaient tous les prédicateurs futurs de l’Église ; il les adressait par conséquent à l’apostolat tout entier de l’Église catholique. La venue du Fils de l’homme figure donc, à ce point de vue général, l’avènement du Christ pour le jugement dernier, et le verbe « achevé » désigne le perfectionnement religieux, c’est-à-dire la conversion de tout Israël. La conversion universelle des Juifs au Christianisme n’aura lieu, en effet, d’après la doctrine de S. Paul, Romains 11, 25 et ss., qu’à la fin des temps, et même alors plusieurs d’entre eux rejetteront le salut », Bisping, h. l. Les Douze, pour lesquels la prédiction de Jésus était plus obscure qu’elle ne l’est actuellement pour nous, durent l’appliquer à l’établissement glorieux, définitif et prochain du royaume messianique, et ils se consolèrent ainsi, en pensant que les persécutions auxquelles ils allaient être en butte ne seraient pas de longue durée.



Mt10, 24-42. - Parall. Luc. 12, 2-12 ; 51-53.

Mt10.24 Le disciple n'est pas au-dessus du maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur. - Cette vérité, exposée d’une manière négative au v. 24, l’est en termes positifs au v. 25 : Jésus‑Christ en fait ensuite l’application. L’exposition négative a lieu sous la forme de deux proverbes populaires. Notre‑Seigneur semble avoir affectionné ces maximes, car il les a répétées plusieurs fois en des circonstances différentes cf. Luc 6, 40 ; Jean 13, 16 ; 15, 20. Elles signifient qu’en général les disciples ne doivent pas s’attendre à un meilleur sort que leur Maître, que le serviteur ne saurait espérer être mieux traité que celui qu’il sert. Jésus mentionne la règle, qui devient absolue dès qu’il s’agit de lui et de ses disciples.



Mt10.25 Il suffit au disciple d'être comme son maître, et au serviteur comme son seigneur. S'ils ont appelé le père de famille Béelzéboul, combien plus ceux de sa maison ? - Il suffit au disciple... C’est le même adage, légèrement modifié et présenté sous une forme affirmative. Quel disciple, quel serviteur ne se trouverait pleinement satisfait d’être traité avec le même honneur et les mêmes égards que son maître ? Tant qu’il restera disciple ou serviteur, son ambition ne saurait s’élever plus haut. - Le père de famille... Aux deux relations qu’il vient d’établir entre lui et ses partisans, Jésus‑Christ en ajoute une troisième, qui détermine d’une manière plus tendre et plus vraie la nature de son rôle envers nous : il s’était présenté comme le Docteur dont nous sommes les disciples, comme le Maître dont nous sommes les serviteurs ; il nous apparaît maintenant sous la belle figure d’un père de famille à la maison duquel nous appartenons. - Béelzébub. Nous avons à rechercher, à propos de cette injure, 1° quelle est la vraie prononciation et, par conséquent, l'étymologie primitive du nom de Béelzébub ; 2° pourquoi les Juifs se permirent d'appeler ainsi Notre‑Seigneur. 1° Tandis que la Vulgate, l’Itala, la version syriaque et les Pères latins lisent Béelzébub, les autres versions et tous les manuscrits grecs à l’exception d’un seul écrivent Belzébuth, et telle est en effet la leçon authentique du texte grec. Cependant, il est question au deuxième livre des Rois 1, 2, 3, 16, d’une divinité adorée par les Philistins d’Accaron sous le nom de Baal-Zeboub, « maître » c’est-à-dire dieu « des mouches ». Or, les commentateurs admettant pour la plupart que le Beelzébub d’Accaron ne diffère pas du Béelzébul mentionné en cet endroit par le Sauveur, comment expliquer le changement produit dans l’ancienne orthographe, l’introduction de la lettre L au lieu du B original ? On a bâti là-dessus plusieurs hypothèses. Hitzig, Delitzsch et Schegg pensent que Béelzébul était une prononciation adoucie, à l’usage des Grecs. Ils le prouvent en alléguant plusieurs noms modifiés de la même façon et dans le même but par les traducteurs de la Bible Septante. Ils ajoutent que le Talmud parle souvent de Baal-Zeboub et jamais de Baal-Zeboul. Ces deux raisons nous semblent décisives et c’est à cet avis que nous nous rangeons de préférence. D’autres auteurs supposent que les Juifs auraient transformé volontairement la prononciation primitive, de manière à donner au nom de l’idole philistine un sens plus ou moins spirituel qui permettrait de tourner le paganisme en ridicule. De même qu’ils avaient changé par dérision Sichem en Sichar, Cf. Jean 4, 5, de même ils auraient dit Béelzébul au de Béelzébub, cette simple mutation faisant du « dieu des mouches », le « dieu de l’ordure » ou « du fumier ». Il est certain que les Israélites ont toujours attaché beaucoup d’importance à la signification des noms propres. Les écrits rabbiniques nous les montrent plus d’une fois plaisantant, quoique avec un goût douteux, sur les appellations des divinités païennes, changeant par exemple « fons calicis », en « fons tœdii », « Fortuna » ( la déesse Fortune), en « Fœtor » (infection), etc. « Il est défendu de se moquer, excepté de l’idolâtrie », disait‑on pour se justifier, Babyl. Sanhedr. f. 93. 2. Néanmoins, nous ne croyons pas que ce soit ici le cas de faire l’application de cet usage populaire. En effet, l’équivalent hébreu du mot ordure est zébel, et non zéboul ; par conséquent, d’après l’hypothèse que nous venons d’exposer, le nom ironique de Béelzébub devrait être Béelzébel. En présence de cette difficulté philologique, on a eu recours à une troisième solution, qui consiste simplement à rapprocher Béelzébul du substantif hébreu zeboul, « habitation, domicile », de telle sorte que le sobriquet injurieux donné à Satan par les Juifs signifierait : « le maître de l’habitation », c’est-à-dire le maître des demeures souterraines ou de l’enfer. On obtiendrait ainsi au v. 25, un jeu de mots curieux entre les deux noms réunis par le Sauveur. - 2° Quoi qu’il en soit de ces conjectures, il est certain que Béelzébub ou Béelzeboul était un nom approprié au prince des démons ; nous l’apprendrons bientôt de la bouche des Pharisiens eux‑mêmes : « Béelzébub, le prince des démons », Matth. 12, 24. Un décret rabbinique interdisait aux Israélites de prononcer le nom de Satan : « Que l’homme n’ouvre jamais sa bouche à Satan.”, Berach. f. 60, 1 ; on avait donc adopté, pour désigner le chef des esprits mauvais, divers surnoms que les personnes pieuses employaient habituellement, tels que Asmodée, Abaddon, etc. Une ancienne rivalité nationale avait contribué à mettre en vogue celui de Béelzébub, qui permettait de satisfaire à la fois un double désir de vengeance, en attaquant du même coup les Philistins et le démon. Aussi, lorsque les ennemis de Jésus voulurent stigmatiser sa conduite et sa doctrine, ne trouvèrent‑ils aucune épithète plus flétrissante que celle de Béelzébub. Il était impossible d’adresser au Sauveur une injure plus grossière : lui, le Verbe incarné, confondu avec le prince des démons, avec une idole dont la spécialité, comme celle du Zeus des Grecs, Pausan. 8, 26, 4, et du Jupiter « Myiagrus » des Romains, consistait à délivrer ses adorateurs des mouches et des cousins. - Nous ne voyons nulle part, dans le récit évangélique, les Juifs lancer directement à la face du divin Maître le nom de Béelzébub ; mais l’assertion de Notre‑Seigneur prouve qu’ils durent le faire plus d’une fois. Entre l’accusation d’opérer des miracles avec le concours de Béelzébub et l’emploi direct de ce surnom outrageant, il n’y a qu’un pas qu’il fut aisé à des âmes passionnées de franchir en un instant. - Combien plus ceux de sa maison. Si l’on n’a pas craint d’insulter jusqu’à ce point le père de famille, il est évident que l’on se gênera moins encore à l’égard des employés de sa maison. Que les missionnaires apostoliques, ces familiers du Christ, s’attendent donc à mille insultes. L’histoire du Christianisme démontre qu’elles ne leur ont pas été épargnées.



N'ayez pas peur, vv. 26-31.

Mt10.26 Ne les craignez donc pas. Car il n'y a rien de caché qui ne se découvre, rien de secret qui ne finisse par être connu. - Ne les craignez donc pas. Telle est la note dominante que nous allons entendre dans cette petite série de versets. Cf. vv. 28 et 31. La particule « donc » annonce une conclusion ; en effet, pour inspirer aux disciples de Jésus‑Christ un courage invincible parmi les persécutions, rien ne saurait mieux convenir que cette pensée : Mon Maître a été persécuté comme moi, avant moi. Avec un tel souvenir constamment présent à l’esprit, ils n’éprouveront ni surprise, ni crainte, lorsqu’on les maltraitera. - Il n'y a rien de caché... Nouvelle locution proverbiale, que l’on rencontre pareillement chez les écrivains profanes, comme Tertullien le disait aux Romains : « Que le temps révèle toute chose, j’en prends à témoins vos proverbes et vos sentences », Apolog. c. 7; Cf. Horace, lettre 1, 6.24 : « Tout ce qui est sous terre, le temps le placera en un endroit ensoleillé ». Les exégètes ne s’accordent pas sur la manière dont il convient de l’enchaîner avec le contexte, bien qu’ils soient unanimes à affirmer qu’elle contient un grand motif d’encouragement pour les prédicateurs de l’Évangile. Des auteurs, à la suite de Barradius et de François Luc, expliquent le v. 26 à l’aide du v. 27, et supposent que Jésus‑Christ excite les Apôtres de tous les temps à prêcher la vérité chrétienne avec vaillance parce qu’elle est précisément destinée à la publicité. Quoi qu’il advienne, malgré les obstacles qui se dresseront partout contre vous, proclamez l’Évangile avec une sainte hardiesse : vous agiriez contre sa nature et contre sa fin, si vous ne le divulguiez pas en tous lieux. Mais les anciens commentateurs ont mieux saisi la pensée du Sauveur. Même ici‑bas, disent‑ils, rien ne peut demeurer longtemps secret ; la lumière finit par se faire sur les choses les plus cachées. En tout cas, l’apparition du Christ au dernier jour mettra tout en lumière en dévoilant les mystères bons ou mauvais des cœurs. Or il y a, dans cette assurance, une consolation profonde pour ceux qui sont injustement persécutés. Alors la sainteté de leur cause et la droiture de leurs intentions apparaîtront dans tout leur éclat ; au contraire la malice de leurs ennemis sera manifestée et confondue. C’est une espérance semblable que Jésus voulait inspirer à ses disciples, afin de les rendre courageux dans l’exercice de leur ministère.



Mt10.27 Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le au grand jour, et ce qui vous est dit à l'oreille, publiez-le sur les toits. - Il est à remarquer qu’un grand nombre des recommandations contenues dans cette troisième partie du discours ont été exprimées sous la forme d’aphorismes populaires : ce vêtement imagé les rend tout à fait saisissantes. Les adages du v. 27 renferment une déduction tirée du fait d’expérience qui vient d’être signalé : Puisque vous êtes sûrs de retirer un jour de votre rôle une gloire si pure et une si belle récompense, ne craignez pas, malgré les amertumes présentes, de prêcher publiquement, ma doctrine. - Dans les ténèbres... dans la lumière, à l'oreille... sur les toits sont des antithèses faciles à comprendre. Quand on parle dans l’obscurité, on échappe aux regards curieux ; quand on murmure quelques mots à l’oreille de son voisin, on n’est entendu que de lui. Lorsqu’on prêche en plein midi et sur les toits, on est vu et entendu de tout le monde, et c’est en plein midi, sur les toits, que les Apôtres du Christ devront prêcher l’Évangile. Notre‑Seigneur fait allusion au caractère de sa prédication personnelle : bien qu’elle n’eût jamais été secrète, les circonstances avaient nécessairement restreint le nombre des auditeurs qui la reçurent de la bouche même du divin Maître. Pour les missionnaires dispersés au nom de Jésus‑Christ sur toute la surface du globe, il ne doit pas y avoir de cercle intime : les vérités évangéliques s’annonceront à tous ouvertement, car elles n’ont rien à craindre de la lumière ; elles n’ont rien de commun avec l’erreur qui aime à ramper dans l’ombre. - Les mots « sur les toits » rappellent un antique usage de l’Orient, qu’on trouve mentionné de très bonne heure dans les livres de l’ancienne Alliance. Les toits des maisons orientales étant plats, on pouvait à l’occasion s’en servir comme de tribunes du haut desquelles l’orateur, en élevant un peu la voix, se faisait entendre fort loin. Aussi est‑ce de là qu’avaient lieu habituellement les proclamations importantes, en particulier celles qui intéressaient le culte sacré : «  Le ministre de la synagogue sonne six fois de la trompette, le soir du sabbat, sur le toit d’une très haute maison, pour que tous sachent que le sabbat commence ». Chez les musulmans, le muezzin monte sur le minaret de la mosquée pour annoncer les heures de la prière ; les ordres des gouverneurs locaux, dans les divers districts de la Palestine, étaient notifiés aux habitants du haut d’un toit par le crieur public. L’expression « prêcher sur les toits » devint par là synonyme de « proclamer à haute voix, au su et vu de tout le monde » cf. Amos, 3, 9.



Mt10.28 Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l'âme, craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps dans la géhenne. - Ne craignez pas... Jésus a fortifié ses ambassadeurs spirituels contre les injures et les outrages ; il les fortifie maintenant contre la crainte de la mort. Car on ne se contentera pas de les insulter, on en voudra même à leur vie ; mais qu’importe ? Sous ce rapport, la puissance de leurs adversaires est limitée. - Ceux qui tuent le corps ; c’est vrai, ils peuvent enlever la vie matérielle : toutefois, quel est leur pouvoir touchant la partie supérieure, immortelle, de notre être ? Il est complètement nul. Et même, en privant leurs victimes d’un bien de second ordre, essentiellement transitoire, ils lui en procurent un autre d’un prix infini, placé en lieu sûr. Cf. v. 39. - Mais craignez plutôt... A la place d’une vaine frayeur qui tiendrait de la lâcheté dans ses Apôtres, Jésus‑Christ en voudrait mettre une autre qui est aussi utile que légitime. Qui faut‑il donc craindre ? Dieu. Et pourquoi ? Parce que, tandis que les hommes peuvent seulement enlever la vie du corps, il peut, Lui, damner éternellement le corps et l’âme. - Le mot âme qui représente parfois la vie physique, Cf. v. 29 ; 6, 25, etc., désigne ici l’âme par opposition au corps. - « Il semble que c’est à dessein que le Christ, observe Grotius à propos du verbe perdre, n’ait pas répété le mot tuer, mais ait plutôt employé le mot perdre, mot qui exprime des tourments ». Les théologiens ont vu justement dans cette parole de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ une preuve très forte de la résurrection des corps, et de leur participation au bonheur ou au châtiment des âmes auxquelles ils auront été associés sur cette terre. Le célèbre rabbin Jechiel, qui vivait au treizième siècle, soutenant une conférence publique à Paris, s’écria lorsqu’il fut à bout de raisons : « Notre corps est en votre pouvoir, mais pas notre âme », Wetstein. - Plusieurs exégètes, entre autres Stier et J. P. Lange, appliquent non pas à Dieu, comme nous l’avons fait avec la plupart des écrivains anciens et modernes, mais à Satan, la seconde moitié de notre verset. C’est lui, disent‑ils, qui serait désigné par les mots « celui qui peut perdre... », lui par conséquent que les députés du Christ doivent craindre par‑dessus tout. Pour renverser cette opinion singulière, il suffit de mentionner le passage parallèle de S. Luc, 12, 5 : « craignez celui qui, après avoir tué, a le pouvoir d’envoyer dans la géhenne ». Dieu seul jouit de ce double pouvoir, et Satan ne peut rien de semblable.



Mt10.29 Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Et il n'en tombe pas un sur la terre, sans la permission de votre Père. - Non content de rassurer ses missionnaires en leur découvrant la vanité des craintes humaines, Jésus les encourage par une description de la protection à laquelle ils doivent s’attendre de la part de la Providence divine. - Deux passereaux : en grec, oiseau en général, puis l’oiseau le plus commun, le passereau. Les petites choses vont de nouveau servir à démontrer les grandes. - Un as. L’as était une pièce de monnaie qui formait primitivement la dixième partie du denier romain, soit une des plus petites monnaies romaines : il était composé d’un mélange de cuivre et d’étain. Les Talmudistes l’appelaient assar ou issar. Du temps de Notre‑Seigneur on achetait donc, sur les marchés de la Palestine, deux passereaux pour un sou ; cinq pour deux sous, nous dit saint Luc, 12, 6. Ces oiseaux abondaient en Judée. Petits, faciles à prendre, peu appréciés comme nourriture, ils se donnaient plutôt qu’ils ne se vendaient. Jésus‑Christ pouvait donc très bien les choisir pour figurer des êtres de peu de valeur aux yeux des hommes. - Il n'en tombe pas un... cependant a le sens de et pourtant. On peut aussi ne faire du verset entier qu’une seule phrase interrogative : N’est‑il pas vrai que l’on vend deux passereaux pour un as et que pas un de ces oiseaux ne tombera... etc. ? - Après ne tombe, Origène, S. Irénée, S. Jean Chrysostome et Euthymius sous‑entendent dans le filet ; mais à quoi bon ? Le lieu de la chute n’est‑il pas déjà suffisamment indiqué par les mots à terre ? D’ailleurs, « tomber » a ici le sens de périr. L’idée exprimée par Jésus est des plus délicates. Si l’oiseleur qui a passé sa journée à prendre des oiseaux les estime si peu qu’il en cède deux pour un as, quel cas le Seigneur fera‑t-il d’un passereau, lui à qui appartiennent, selon son propre langage, Psaume 49. 11, « tous les oiseaux des montagnes » ? Et néanmoins, il faut sa permission pour qu’un oiseau tombe à terre et périsse. On devine la conclusion a fortiori que Jésus déduira de là tout à l’heure. Cf. v. 31.



Mt10.30 Les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés. - Quand il s’agit des hommes, ce n’est pas seulement leur nombre que Dieu connaît, il a compté jusqu’à leurs cheveux. Si le Créateur s’occupe avec bonté d’un détail si peu important de notre être, s’il veille soigneusement sur ce qu’il y a de plus insignifiant en nous, avec quelle anxiété toute maternelle ne s’occupera‑t-il pas des intérêts supérieurs de ceux qui travaillent pour sa gloire ! Il ne leur arrivera pas le plus petit mal à son insu. Cf. 1 Rois 1, 52. Ces mots contiennent un exemple frappant de la « Providence très spéciale » du Seigneur. « S’il n’ignore donc rien de ce qui arrive, s’il vous aime plus véritablement qu’un père, s’il vous aime au point même d’avoir compté vos cheveux, il n’y a absolument rien à craindre », S. Jean Chrysost. Hom. 34.







Mt10.31 Ne craignez donc pas : vous êtes de plus de prix que beaucoup de passereaux. - N'ayez donc pas peur. C’est pour la troisième fois que nous entendons cette parole rassurante depuis le v. 26 : mais elle a ici une force toute particulière, après les raisonnements progressifs de Jésus. - La dernière phrase, vous valez mieux..., nous ramène au v. 29. Quelle délicieuse simplicité de langage pour exprimer la haute valeur d’un ouvrier évangélique devant Dieu ! « Un oiseau ne périt pas sans l’autorisation de Dieu, à plus forte raison un homme, » dit un proverbe du Talmud, Hieros. Schebiith, f. 38, 4. Déjà, dans le Discours sur la Montagne, Jésus‑Christ avait fait un rapprochement entre les hommes et les oiseaux pour montrer que la Providence, qui s’occupe tant des plus petites créatures, ne saurait négliger le roi de la nature, 6, 26.



Mt10.32 Celui donc qui m'aura confessé devant les hommes, moi aussi je le confesserai devant mon Père qui est dans les cieux, - Le conflit avec les puissances ennemies au milieu desquelles les Apôtres vivront perpétuellement, exigera de leur part la plus grande fidélité. Le Sauveur encourage leur dévouement à sa cause par la perspective de la récompense qu’il réserve à tous ceux qui le serviront loyalement jusqu’à la fin. - Quiconque se déclarera pour moi... « quiconque » est au nominatif absolu, de même que « quelqu'un » du v. 14, et la phrase est suspendue au milieu du verset pour recommencer ensuite sous une nouvelle forme. « C'est pourquoi » n’introduit pas ici une déduction rigoureuse des antécédents ; c’est plutôt une transition à une autre série de pensées qui ne se rattachent que d’une manière générale aux recommandations antérieures : Prenez garde que la persécution ne vous sépare de moi. - Confesser Jésus‑Christ, c’est montrer de parole et d’action que l’on croit en lui et en son œuvre, c’est manifester franchement au‑dehors la foi inébranlable qu’on a en sa divine personne. Il s’agit évidemment d’une profession publique de la foi en Jésus‑Christ, comme l’indiquent les mots devant les hommes, et d’une profession qui peut exposer celui qui la fait à des dangers réels, ainsi qu’il ressort du contexte. « Celui qui m’aura rendu  témoignage… je lui rendrai témoignage moi aussi », Tertullien, Scorp. c. 9. S. Jean Chrysostome tombe dans une erreur philologique lorsqu'il affirme : « Il n’a pas dit moi, mais en moi, montrant que celui qui lui rendra témoignage ne le fera pas par sa propre vertu, mais armé d’une grâce céleste », Hom. 34. - Je me déclarerai aussi pour lui. « Il rendra la pareille », mais avec quel bénéfice immense pour les prédicateurs qui auront généreusement confessé leur foi en Jésus‑Christ. Ils auront reconnu le Sauveur devant les hommes ; en échange, le Sauveur les reconnaîtra devant son Père, et devant son Père qui est aux cieux. C’est dire qu’il les recevra à tout jamais dans le ciel, afin de les récompenser des souffrances qu’ils auront endurées pour lui demeurer fidèles sur la terre.



Mt10.33 et celui qui m'aura renié devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux. - Mais tous ne lui demeureront pas fidèles ; il y aura des renégats, des apostats. Désireux d’en diminuer le nombre, Jésus‑Christ indique d’avance le sort réservé à ces malheureux dans l’autre vie. L’effroi produira peut-être sur eux une impression salutaire. - Quiconque me reniera... Dans l’expression comme dans l’idée, nous avons ici tout à fait l’opposé du v. 32. Au lieu de reconnaître Jésus devant les hommes, on le renie honteusement ; au lieu d’être reconnu par lui devant le Père céleste, on est renié, « je ne vous connais pas » ; l’entrée du ciel est naturellement refusée aux apostats endurcis. - Je le renierai aussi : sanction aussi légitime que la première.



Mt10.34 Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, je suis venu apporter, non la paix, mais le glaive. - C’est toujours l’idée de la persécution extérieure et du renoncement intérieur, c’est-à-dire de la persécution personnelle, qui revient sous de nouvelles figures : ce n’est pas ici‑bas que le chrétien, à plus forte raison l’apôtre, trouvera la paix et la tranquillité. - Ne pensez pas... Ce qui suit, jusqu’au v. 39, forme « un cercle d’idées qui n’étaient jamais sorties de la pensée d’un mortel avant Jésus », Wizenmann. - Que je sois venu apporter la paix : ce n’est pas un rameau d’olivier que Jésus‑Christ est venu jeter sur la terre comme un gage de sécurité et de bonheur perpétuels, mais le glaive, le terrible instrument de la guerre. Et cependant, le Messie avait été prédit sous les traits d’un Prince pacifique, Cf. Isaïe 9, 6 ; au moment de sa naissance, les anges avaient chanté « paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Mais ces choses ne sont nullement contradictoires. Notre‑Seigneur lui‑même a établi entre ces différentes paroles l’harmonie la plus parfaite lorsqu’il a dit, quelques heures avant sa mort : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne ». Il y a donc plusieurs sortes de paix, la paix du monde et la paix de Jésus ; l’une fausse et mauvaise, qui provient de la liberté laissée aux passions, l’autre réelle et sainte, qui n’existe qu’après que les passions ont été vaincues, extirpées. Au vieux monde corrompu Jésus ne peut offrir le baiser de paix qu’après avoir tranché ses vices avec le glaive. Ainsi donc, « L’envoi d’une guerre est un bien si elle détruit  une mauvaise paix » S. Jérôme. Du reste, si le Sauveur affirme qu’il est venu apporter la guerre et pas la paix, ce n’est pas que son avènement ait été une cause directe de luttes et de discordes pour le monde, tant s’en faut ; mais la lutte et la discorde devaient être des conséquences naturelles de l’établissement de son royaume.



Mt10.35 Je suis venu mettre en lutte le fils avec son père, la fille avec sa mère, et la belle-fille avec sa belle-mère. 36 On aura pour ennemis les gens de sa propre maison. - Dans ces deux versets Jésus‑Christ développe d’une manière concrète, au moyen de quelques exemples, la grave prophétie que nous venons d’entendre. La paix de la famille est la plus douce, la plus nécessaire de toutes les paix : c’est elle qui sera tout d’abord troublée par l’Évangile. Cf. v. 21. Le glaive lancé par le Christ, tombant au sein d’une famille, y opère de terribles séparations. « Car la parole de Dieu est vivante et efficace, plus coupante qu’aucun glaive à deux tranchants. Elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du coeur », lettre aux Hebreux 4, 12. - Séparer l'homme d'avec son père... Les liens de l’amour et du sang n’existent plus. Même la jeune épouse qui n’habite que depuis peu de jours avec les parents de son mari, est déjà en guerre ouverte avec sa belle‑mère. - Notre‑Seigneur récapitule cette triste description par un trait général emprunté, comme les précédents, au livre du prophète Michée, 7, 6 : « le fils insulte son père, la fille se dresse contre sa mère, la belle‑fille contre sa belle‑mère, chacun a pour ennemis les gens de sa maison ». Les plus intimes, les plus familiers, deviennent les adversaires les plus acharnés. Les protestants, les juifs, les musulmans, ou les athées qui se convertissent chaque jour au catholicisme en font souvent la cruelle expérience.





Mt10.37 Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas digne de moi. - Après avoir signalé la nécessité du combat, Jésus‑Christ énonce trois grands principes, destinés à servir de règles de conduite aux athlètes chrétiens. - Premier principe : Celui qui aime son père… plus que moi. Le partage n’étant pas possible, ainsi qu’il a été dit ailleurs d’une autre manière, 6, 24, si nos devoirs envers Dieu et nos devoirs envers nos proches nous attirent en sens contraires, notre choix ne saurait être douteux. Le disciple du Christ doit alors imiter le zèle des enfants de Lévi : « Il a dit à son père et à sa mère : je ne vous connais pas ; et à ses frères : je vous ignore. Et ils ne connurent pas ses fils. Ils conservèrent, eux, sa parole et observèrent son pacte », Deutéronome 33, 9 ; Exode 32, 26, 27. Le divin Maître n’est cependant pas venu briser les liens de la famille ; il veut au contraire les resserrer davantage : mais il revendique noblement ses droits à l’affection suprême. - Plus que moi, au point de m’abandonner pour eux. - N'est pas digne de moi ; c’est-à-dire, il n’est pas digne d’être mon disciple, Cf. Luc. 14, 26, car il me renie implicitement. - Celui qui aime son fils... Ce n’est pas une simple répétition de la même pensée, mais une gradation ascendante ; car les parents aiment d’ordinaire leurs enfants plus qu’ils n’en sont aimés.





Mt10.38 Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. - Second principe : Celui qui ne prend pas sa croix... Non seulement Dieu doit nous être plus cher que nos proches, il doit nous être plus cher que nous‑mêmes. - C’est ici que nous trouvons pour la première fois le nom béni de la croix. L’expression « prendre sa croix » nous est devenue familière dès notre plus tendre enfance ; nous savons que, sous cette métaphore, il faut voir l’ensemble des souffrances et des sacrifices de tout genre, volontaires ou involontaires, qui remplissent la vie humaine, et que nous devons généreusement accepter pour l’amour de Jésus‑Christ. Aux Apôtres elle parut sans doute plus dure encore et plus effrayante qu’à nous. Elle leur rappelait en effet d’une manière très vive l’affreux supplice du crucifiement alors en usage dans tout l’empire romain : seraient‑ils donc réellement un jour condamnés à cette peine infamante, et porteraient‑ils sur leurs propres épaules, suivant la coutume, Jean 19, 17, jusqu’au lieu de l’exécution, l’instrument sur lequel ils expireraient ensuite ? Mais Jésus parlait au figuré. Toutefois, lorsqu’il ajouta et ne me suit pas, ce n’était plus une simple image qu’il exprimait, mais la réalité la plus complète, car il faisait une allusion prophétique à son genre de mort. Nous l’entendrons plusieurs fois réitérer cette sentence éminemment chrétienne cf. 16, 24 ; Luc. 9, 23 ; 14, 27.



Mt10.39 Celui qui sauvera sa vie, la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi, la sauvera. - Troisième principe. Après avoir préféré Jésus‑Christ à sa famille, v. 37, et à son bien-être personnel, v. 38, le disciple fidèle le préférera même à la vie. - Celui qui conserve sa vie... L’âme représente ici la vie physique dont elle est le principe. Conserver sa vie, pour le chrétien, c’est la perdre ; la perdre, c’est la conserver. Pensée féconde qui reviendra aussi souvent que la précédente sur les lèvres du Sauveur, Cf. 16, 25 ; Luc. 17, 33 ; Jean 12, 25 ; mais pensée bien paradoxale en apparence, car perdre ne diffère‑t-il pas essentiellement de trouver ? Jésus‑Christ joue sur la double signification du mot Vie : il y a en effet la vie supérieure et la vie inférieure, la vie spirituelle et la vie naturelle, la vie éternelle et la vie temporelle. S’attacher trop à la seconde de ces vies, vouloir la conserver à tout prix lorsque le sacrifice en est devenu nécessaire pour demeurer fidèle à Jésus, c’est s’exposer à perdre à tout jamais les biens infinis que nous réserve la première. Il arrive parfois au prédicateur de l’Évangile de se trouver dans cette alternative : perdre la vie du temps et gagner celle de l’éternité, ou bien gagner quelques années de vie en ce monde au prix d’une lâche apostasie et perdre en même temps le bonheur sans fin de l’autre monde. Quiconque n’est pas capable de sacrifier au besoin la vie inférieure à la vie supérieure, finira par les perdre toutes les deux. S. Grégoire‑le‑Grand fait un rapprochement admirable à l’occasion de ce passage :  « On dit à un fidèle comme on dirait à un cultivateur : si tu conserves le froment, tu le perds;  si tu sèmes, tu renouvelles. Car qui ne sait pas que le froment devenu semence est perdu de vue, et se décompose dans la terre ?  Mais quand il est réduit en poussière, il reverdit de nouveau », Hom. 37 in Evang. On connaît cette autre parole du même saint Docteur : « La vie temporelle comparée à la vie éternelle ne mérite pas le nom de vie », ibid.



Mt10.40 Celui qui vous reçoit, me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé. - Celui qui vous reçoit. Sur la fin de son Discours, Jésus‑Christ reprend le langage direct qu’il avait abandonné depuis le v. 32 ; il interpelle de nouveau les Douze qu’il va envoyer en mission dans quelques instants, et dans leur personne, tous les Apôtres à venir. C’est par un mot puissant d’encouragement qu’il termine son instruction pastorale. Pour montrer aux prédicateurs de l’Évangile qu’ils ne seront pas sans appui même humain au milieu des persécutions redoutables qu’il leur a fait envisager, il leur dit qu’ils sont désormais d’autres lui‑même, et il promet de récompenser comme s’ils s’adressaient à sa propre personne les bons traitements dont ils seront l’objet. Des promesses si généreuses ne sauraient manquer d’exciter à leur égard le dévouement des âmes saintes. - Me reçoit. Chez tous les peuples, la réception bonne ou mauvaise faite aux ambassadeurs a toujours été censée retomber sur le prince dont ils étaient les délégués, celui qui envoie et l’envoyé étant considérés comme une seule personne morale, Cf. 1 Samuel 8, 7 ; 2 Samuel 10. Le verbe « recevoir » ne désigne pas seulement l’hospitalité, mais toute espèce de concours prêté aux messagers de l’Évangile en tant que députés de Jésus‑Christ. - Reçoit celui qui m'a envoyé, c’est-à-dire le Père Éternel. Ainsi donc il existe l’union la plus étroite entre le Christ, sa parole, ses envoyés et son divin Père. Si quelqu’un reçoit des docteurs, disaient de même les Rabbins, c’est comme s’il recevait la Shekhina (ou Chékhina, שכינה) la manifestation de la divinité suprême, la présence de Dieu parmi son peuple.



Mt10.41 Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra une récompense de prophète, et celui qui reçoit un juste en qualité de juste, recevra une récompense de juste. 42 Et quiconque donnera seulement un verre d'eau fraîche à l'un de ces petits parce qu'il est de mes disciples, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense." - Jésus développe ses promesses à un autre point de vue, et indépendamment des relations intimes que ses missionnaires ont avec lui. - Un prophète en qualité de prophète : c’est-à-dire un prophète comme tel parce qu’il est prophète. C’est un hébraïsme qui se rencontre fréquemment dans le Talmud pour signifier « en qualité de ». - Une récompense de prophète ; il recevra la même récompense que s’il était lui‑même un prophète. Subvenir aux nécessités temporelles des prophètes, les protéger de tout son pouvoir, c’est coopérer d’une certaine manière à leur ministère ; il est donc naturel que Dieu traite comme de vrais prophètes les hommes sans lesquels le rôle prophétique n’aurait pu être exercé. - Un juste en qualité de juste, par sympathie pour son caractère de juste ; ce qui revient à dire : par amour pour Dieu, l’auteur de toute justice. - Une récompense de juste ; car en outre du motif allégué plus haut, une conduite si noble et si désintéressée suppose une sainteté personnelle que le Seigneur rémunérera infailliblement. - Seulement un verre d'eau froide... Dans ses exemples Jésus descend de degré en degré ; après le prophète, le juste ; après le juste, l’un « de ces très‑petits », et le service rendu à ce « très‑petit » est bien petit lui‑même : c’est un simple verre d’eau fraîche, qui ne coûte ni peine ni dépense au bienfaiteur. Mais rien n’est perdu pour le ciel. cf. Marc. 9, 40 ; 15, 36 ; 1 Corinthiens 3, 2. - À l'un de ces petits. Épithète bien belle pour désigner les disciples du Christ. Ailleurs, 11, 25 cf. Zach. 13, 7, Jésus‑Christ appellera les siens de petits enfants. Petits en effet aux yeux du monde, surtout à l’origine du Christianisme ; mais grands aux yeux du Seigneur, dont les jugements ne s’arrêtent pas à la surface, comme ceux des hommes. - Parce qu'il est mon disciple, uniquement parce qu’il est serviteur du Christ, et pas par des vues humaines. - Ne perdra pas sa récompense. L’instruction se termine par cette promesse consolante, faite sous le sceau du serment. - Munis de ces conseils de leur Maître, fortifiés par ces encouragements, les Douze partent deux à deux, comme nous l’apprend S. Marc, 6, 7, et s’en vont à travers les villes de la Palestine, prêchant partout l’Évangile avec zèle. S. Matthieu ne nous dit rien de leur ministère ; nous savons par les deux autres synoptiques qu’il fut très fructueux et accompagné de nombreux miracles ; Marc. 6, 12, 13 ; Luc. 9, 6. Aussi revinrent‑ils pleins de joie et de confiance auprès de leur bon Maître qui les formait avec tant de sagesse, les préparant de longue main aux périlleuses missions de l’avenir par un premier voyage où tout se trouvait approprié à leur faiblesse présente.



Chapitre 11



11, 1-30. Parall. Luc. 7, 18-35 ; 10, 13-16.

Mt11.1 Quand Jésus eut achevé de donner ses instructions à ses douze disciples, il partit de là pour enseigner et prêcher dans leurs villes. - Ce verset ménage une transition entre l’instruction pastorale de Jésus à ses Apôtres et l’épisode auquel donna lieu l’ambassade du Précurseur. - Partit de là ; l’endroit précis n’est pas indiqué. Nous savons seulement que Notre‑Seigneur était en Galilée lorsqu’il confia pour la première fois aux Douze la mission d’évangéliser leurs compatriotes cf. 9, 35. - Pour enseigner et prêcher. Tandis que les Apôtres, partagés en six groupes distincts, portent partout la bonne nouvelle, Jésus continue de son côté la troisième mission galiléenne, entouré sans doute de ses autres disciples, à qui il ne confiera qu’un peu plus tard, Cf. Luc. 10, 1 et ss., le rôle de missionnaires. - Dans leurs villes ; Euthymius fait le rattachement avec les mots « ses douze disciples » et conclut de là que Jésus s’en alla prêcher dans les villes natales de ses Apôtres. Fritzche, modifiant cette explication pour la rendre plus raisonnable, pense que le Sauveur se mit à marcher sur les pas de ses envoyés, enseignant à son tour dans toutes les villes par lesquelles ils avaient passé. Cf. 4, 23. Le vrai sens est incontestablement celui que Grotius indiquait déjà dans les termes suivants : « Leurs, c'est à dire des Juifs. C’est ainsi que les Hébreux et nos auteurs qui les suivent ont coutume d’entendre parents, même quand aucun nom ne précède, même s’il était tel ce nom qu’on pourrait facilement le comprendre ». Cf. 4, 23.



Mt11.2 Jean, dans sa prison, ayant entendu parler des œuvres du Christ, envoya deux de ses disciples lui dire : - Jean. C’est sur ces entrefaites qu’arrivèrent auprès du divin Maître les deux ambassadeurs que S. Jean‑Baptiste lui avait envoyés. - Dans sa prison. Le Précurseur était alors prisonnier d’Hérode Antipas, enfermé dans la citadelle de Machéronte, sur la limite méridionale de la Pérée. Déjà S. Matthieu nous a parlé une première fois en passant de l’arrestation de Jean‑Baptiste, Cf. 4, 12 : il en racontera bientôt le motif et aussi le cruel dénouement, Cf. 14, 1-12. - Ayant entendu parler… les œuvres du Christ. D’après saint Luc, 7, 18, ce fut de la bouche de ses propres disciples que le noble prisonnier apprit ces détails, qui avaient pour lui tant d’importance et d’intérêt. « Œuvres du Christ » : notons bien ces deux mots que l’évangéliste n’a certainement pas écrits sans une intention particulière, car ils sont l’un et l’autre très significatifs dans la circonstance présente. Le premier désigne spécialement les miracles de Jésus ; le second n’est employé isolément qu’en cet endroit du premier Évangile. Jean‑Baptiste apprend donc, du fond de sa prison, que Jésus accomplit « les œuvres du Messie », qu’il se manifeste ouvertement par ses actes comme le Messie promis. - Envoya deux de ses disciples. Le chiffre de deux conserve sa réalité historique d’après la narration de S. Luc, 7, 19.



Mt11.3 "Êtes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ?" - Celui qui doit venir, ou mieux « Celui qui vient » au temps présent, c’est-à-dire le Messie. En effet, à l’époque de Jésus, les Juifs avaient coutume de désigner le Christ par l’épithète « Celui qui vient », que l’on trouve répétée cent fois dans le Talmud. Toutes les prophéties de l’Ancien Testament relatives au Messie annonçant sa venue plus ou moins prochaine, les regards, les espérances et les désirs de tous étaient constamment dirigés vers l’avenir, et il était naturel qu’on donnât à l’objet de cette attente universelle la dénomination expressive de « Celui qui vient ». - Attendre un autre, adressée à Jésus‑Christ par le Précurseur, cette question semble tout d’abord bien surprenante. Lui qui a déclaré depuis si longtemps, et d’une manière si expresse, que Jésus était vraiment le Christ, Cf. Jean 1, 29 et ss, 35 ; 3, 26 et ss. ; lui qui, au baptême du Sauveur, a été témoin de sa consécration messianique opérée par Dieu lui‑même, Cf. Matth. 3, 14 et ss., comment peut‑il demander aujourd’hui à Jésus : Êtes‑vous le Christ, ou devons‑nous compter sur quelque autre ? Mais les motifs qu’on a parfois attribués à la question de Jean‑Baptiste n’ont pas moins lieu de nous surprendre. Tertullien dans l’antiquité, adv. Marcion. 4, 18, de nos jours Ammon, Neander, Meyer, Dœllinger, etc., y ont vu l’expression d’un véritable doute dogmatique touchant le caractère messianique de Jésus. Tous les grands hommes de la Bible, nous disent ces auteurs, ont eu leurs jours de découragement et de faiblesse ; pourquoi le Précurseur aurait‑il été plus épargné que Moïse et qu’Élie ? La prison de Machéronte aura peu à peu affaibli sa grande âme ; privé des consolations et des lumières célestes qui avaient été auparavant son partage habituel, plongé dans mille perplexités au sujet de son rôle et de celui de Jésus, il en sera venu, durant une heure d’angoisse, à douter formellement que le fils de Marie fût le Messie. Et c’est alors qu’il lui aura envoyé une ambassade officielle pour obtenir une explication à ce sujet. - Roman historique et rien de plus. Jésus renversera d’un mot tout cet échafaudage de prétendue psychologie, en affirmant que Jean‑Baptiste n’était pas un roseau agité par le vent, Cf. 5. 7. Il n’est pas dans l’Évangile un seul trait qui puisse servir de point d’appui à ce sentiment que nous devons d’ailleurs rejeter comme injurieux pour le Précurseur. - Sans aller aussi loin d’autres exégètes, entre autres Michaelis, Lightfoot, Olshausen, ont cru reconnaître dans la situation présentement décrite par l’évangéliste l’indice d’un certain mécontentement qui aurait envahi le cœur du Baptiste à l’endroit de Jésus. Tout en continuant de croire à ses fonctions de Christ, il se serait permis de penser qu’il les remplissait assez mal, en particulier qu’il ne se hâtait pas assez d’établir son royaume : la question « Êtes‑vous celui... » aurait eu pour but de lui rappeler, au nom d’un homme autorisé par le ciel même, quels étaient ses devoirs en tant que Messie. - Cette opinion est à peine moins erronée que la précédente. Dépourvue, elle aussi, de toute base évangélique, elle méconnaît pareillement le caractère de Jean‑Baptiste, en faisant jouer sans raison à ce saint personnage un rôle indigne de lui, et complètement opposé à la profonde humilité dont avaient été animés jusque là ses rapports avec Jésus‑Christ, Cf. 3, 11 ; Jean 3, 30. - La réponse donnée dès les premiers siècles par les Pères et les autres écrivains ecclésiastiques, adoptée depuis par la plupart des commentateurs catholiques et par plusieurs protestants, était cependant bien suffisante pour résoudre la difficulté que nous avons signalée, sans qu’il fût besoin de recourir à des hypothèses si inconsidérées. « Il est clair, dit saint Jean Chrysostome, qu’il n’a pas envoyé parce qu’il doutait, ni n’a interrogé parce qu’il ignorait… Il nous reste à apporter la solution. Pourquoi donc envoie‑il quelqu’un demander quelque chose ? Les disciples de Jean s’opposaient à Jésus, et étaient toujours mus contre lui par l’envie… Ils ne savaient pas encore qui était le Christ, mais, soupçonnant que Jésus n’était qu’un homme, et croyant que Jean était plus qu’un homme, ils supportaient difficilement de voir Jésus acclamé et Jean laissé pour compte… Pendant tout le temps qu’il était avec eux, Jean les exhorta et les enseigna, mais ne put jamais les persuader. Quand il était sur le point de mourir, il fit un plus grand effort pour les persuader. Car il craignait de leur léguer un prétexte à un dogme pervers, et qu’ils demeurent séparés du Christ. Qu’a‑t-il donc fait ? Il attendit jusqu’au moment où il entendrait de la bouche de ses disciples que Jésus faisait des miracles. Il ne les exhorte pas alors, ni ne les envoie tous, mais deux seulement qu’il croyait plus disposés à croire, pour que l’interrogation ne soit sujette à aucun doute, et pour qu’ils apprennent de ces choses quelle différence il y a entre Jean et Jésus », S. Jean Chrysostome, Hom. 36, in Matth. Ce n’est pas pour lui‑même que S. Jean envoie ce message à Jésus ; c’est pour ses disciples incrédules, espérant les conduire au Christ par ce moyen détourné cf. Origène, S. Jérôme, S. Hilaire, Théophylacte, Euthymius, Maldonat, Cornelius a Lap., Grotius, etc. in h. l. Au reste, « toute question n’exprime pas une incertitude, dit fort bien M. Schegg, Evang. nach Matth. in h. l. Souvent on donne la forme interrogative à une affirmation ou à une interpellation. Les Orientaux affectionnent particulièrement cette manière de parler ».



Mt11.4 Jésus leur répondit : "Allez, rapportez à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : - Avant la réponse verbale, il y eut celle des faits. Les délégués s’étaient en effet présentés à une heure toute providentielle. « En cette heure même, il en guérit  beaucoup de leurs maladies, de leurs infirmités  et des esprits malins,  et il donna la vue à beaucoup d’aveugles », Luc. 7, 21. « Saint Jean croyait tirer  de ces choses une preuve plus éloquente que des paroles et qui ne prêterait flanc à aucune suspicion », S. Jean Chrysostome, l. c. - Allez raconter à Jean. La demande ayant été formulée au nom de Jean, c’est à Jean que Notre‑Seigneur adresse directement sa réponse, bien qu’elle fût en réalité destinée aux délégués eux‑mêmes et aux autres disciples du Précurseur. « Jésus les renvoya à Jean comme si le Baptiste les avait envoyés à Jésus pour lui‑même, bien qu’il n’ignorât pas la pensée de Jean. Il dissimula prudemment comme Jean, pour que les disciples de Jean se prêtent d’autant plus facilement à la persuasion et à l’enseignement », Fr. Lucas in h. l. - Ce que vous entendez et ce que vous voyez ; ces deux verbes sont au présent. Le premier se rapporte aux paroles que Jésus prononce dans les deux versets suivants, le second aux miracles qu’il venait d’opérer en présence des ambassadeurs.



Mt11.5 Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés. - Les aveugles voient… « Quand les faits parlent d’eux‑mêmes, on n’a pas besoin de beaucoup de paroles », dit le proverbe. Encore Jésus‑Christ emprunte‑t-il à Isaïe le court message qu’il transmet à Saint Jean. Ce prophète, décrivant l’ère messianique, en avait tracé le tableau suivant : « Alors s’ouvriront les yeux des aveugles, et les oreilles des sourds entendront.  Alors le boiteux bondira comme le cerf, et la langue des muets se déliera », Isaïe 35, 5 et 6. Ailleurs, 61, 1-3, il avait représenté le Christ comme le prédicateur des pauvres et des affligés. Jésus extrait presque mot pour mot sa réponse des divins oracles, afin de la rendre ainsi plus frappante. Ce qu’Isaïe a prophétisé de l’époque messianique, vous voyez que je l’accomplis littéralement : c’est donc que je suis moi‑même le Messie promis. Tel est le sens rigoureux de ce verset. Le Sauveur dira d’une manière plus directe dans le quatrième Évangile : « Les œuvres que je fais me rendent témoignage et prouvent que le Père m’a envoyé », et il ajoutera que ce témoignage a plus de force que celui du Précurseur. Jean 5, 36. - Les pauvres sont évangélisés. Ce devait être, nous venons de le voir d’après Isaïe, un signe distinctif de la prédication du Christ. L’établissement du Christianisme, tel qu’il nous est connu par les Actes des Apôtres, les lettres de S. Paul et la tradition ecclésiastique, est un commentaire vivant de ce passage, que Jésus avait déjà réalisé personnellement d’une manière si parfaite. Cf. Cor. 1, 26-27. Les grands et les savants ne sont pas exclus, mais c’est le peuple qui est partout évangélisé le premier, le peuple si délaissé dans toutes les autres religions.



Mt11.6 Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute." - heureux celui... Après avoir montré aux disciples du Précurseur que, sous leurs yeux, les anciennes prophéties s’étaient transformées en histoire et en réalité, le divin Maître conclut sa réponse par un avertissement plein de gravité. - Celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute. Ces mots étaient évidemment à l’adresse des Joannites. Par leur attachement trop vif à leur maître, par leurs défiances injustes à l’égard de Jésus, ils couraient le plus grand danger de s’écarter du salut messianique. « Il imagina cela pour les réfuter en silence, parce que Jésus était pour eux un objet de scandale, pour les guérir de leur maladie, et les abandonner au seul témoignage de leur conscience, sans avocat pour réfuter l’accusation, étant les seuls à la connaître », S. Jean Chrysostome, l. c. L’avis ne pouvait être donné avec plus de délicatesse et plus de bonté. - L’expression « être une occasion de chute, être scandalisé » signifie dans le langage chrétien : trouver dans la conduite bonne ou mauvaise de quelqu’un une occasion de chute spirituelle. Elle a différentes nuances que le récit évangélique nous rendra familières.





Mt11.7 Comme ils s'en allaient, Jésus se mit à parler de Jean à la foule : 8 "Qu'êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? Qu'êtes-vous donc allés voir ? Un homme vêtu d'habits somptueux ? Mais ceux qui portent des habits somptueux se trouvent dans les maisons des rois. - Lorsqu'ils s'en allaient. Ils se retirèrent sans doute satisfaits et pleinement confirmés dans la foi à l’égard de Jésus‑Christ, car la réponse qu’ils avaient reçue était décisive. A peine les ambassadeurs sont‑ils partis, que Notre‑Seigneur fait un éloge magnifique de leur maître. Il craint, dirait‑on, que le message du Précurseur n’ait produit une impression fâcheuse sur la foule nombreuse qui a été témoin de la scène précédente. Ignorant les motifs secrets de la question proposée par Jean‑Baptiste, elle devait être mal impressionnée au sujet de ce grand Saint, le traiter d’homme versatile, sans opinion fixe sur un point si important. Mais le glorieux témoignage que Jésus rend à son tour au Précurseur aura bientôt détruit tous les soupçons. - Se mit à parler. Ce verbe, lorsqu’il est mis en tête d’un discours de Jésus dans le premier Évangile, annonce habituellement quelques détails d’une certaine gravité cf. 11, 20 ; 16, 31 ; c’est du reste une formule pittoresque dont S. Matthieu fait un fréquent usage cf. 24, 49 ; 26, 22, 37, 74. - Dans son panégyrique, Jésus‑Christ fait connaître son ami en disant d’abord ce qu’il n’est pas, vv. 7 et 8, puis ce qu’il est. - 1° Éloge négatif. « Il dispose tout pour qu’il ne procède pas tout de suite de sa propre sentence mais de leur témoignage, montrant non seulement par les paroles mais par les œuvres qu’ils témoignent de sa constance », S. Jean Chrysostome. Hom. XXXVII in Matth. - Qu'êtes‑vous allés voir... Ces premières lignes sont pleines de vie. Jésus‑Christ prend à partie ses auditeurs et leur adresse question sur question, supposant ou faisant lui même la réponse, transportant la foule du désert au palais d’Hérode, du palais d’Hérode au désert, et montrant de toutes manières la grandeur de Jean‑Baptiste. - Au désert : dans le désert de Juda, Cf. 3, 1, où nous avons vu autrefois « Jérusalem et toute la Judée et toute la contrée des bords du Jourdain », 3, 5, accourir auprès du Précurseur. - Un roseau agité par le vent ? Les rives du fleuve auprès duquel S. Jean prêchait et baptisait sont couvertes de grands roseaux ; plusieurs exégètes (Grotius, de Wette, Beelen, etc.) supposent que Jésus‑Christ faisait une allusion ironique à cette circonstance, lorsqu’il demandait à la foule : Qu’alliez-vous donc faire auprès du Jourdain ? Votre but était‑il de voir les roseaux agités par le vent ? Mais on obtient ainsi un sens légèrement trivial qui est peu digne du divin Maître. Il vaut mieux, avec le commun des exégètes, prendre le mot roseau au figuré, comme l’emblème d’un esprit mobile et inconstant. « Ils sont légers ces gens qui tournent à tout vent, qui disent tantôt ceci tantôt cela, qui ne peuvent se fixer en rien. Ils sont semblables à un roseau », S. Jean Chrys. l. c. Jean‑Baptiste n’est donc pas, au point de vue de ses opinions messianiques, un faible roseau qu’agite en tous sens « le moindre vent qui d’aventure fait rider la face de l’eau ». - Qu'êtes‑vous allés voir ? Si vous n’êtes pas allés voir un roseau, que cherchiez-vous donc au désert ? Et il fait une seconde hypothèse : un homme vêtu d'habits raffinés ? Le roseau symbolisait un esprit sans consistance, les vêtements mous et délicats sont le type d’une âme sensuelle, efféminée. A l’aide de la première image, Jésus a nié que Jean‑Baptiste fût vacillant dans sa foi ; par la seconde, il nie que ce soit l’intérêt propre qui ait motivé son ambassade. - Ceux qui portent des vêtements raffinés... Cette fois, l’orateur exprime en propres termes la réponse supposée de l’auditoire. Jean‑Baptiste délicatement et somptueusement vêtu ! Mais chacun ne se rappelait‑il pas son costume célèbre ? « Saint Jean avait un vêtement en poils de chameau et il ceignait ses reins avec une ceinture en peau d’animal », 3, 4. D’ailleurs ce n’est pas au désert qu’on rencontre les hommes couverts de soie et d’hermine, mais dans les maisons des rois. Il y a là sans doute une allusion au luxe déployé à la cour corrompue d’Hérode Antipas, le geôlier de S. Jean‑Baptiste.



Mt11.9 Mais qu'êtes-vous allés voir ? Un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu'un prophète. - 2° Éloge positif. Qu'êtes‑vous donc allés voir ? demande encore Jésus pour la troisième fois, faisant subir à la foule un interrogatoire en règle au sujet du Précurseur. Alliez-vous voir un prophète ? Du roseau le divin Maître nous a fait passer au courtisan plein de mollesse ; du courtisan il nous conduit directement au prophète. Les deux premières réponses étaient négatives ; la troisième affirme, ou plutôt elle s’élève au‑dessus de la simple affirmation pour dire avec emphase (je vous le dis) que S. Jean est plus qu’un prophète. - Plus qu'un prophète ; le grec peut être au neutre ou au masculin. Érasme, Fritzsche et d’autres préfèrent ce dernier genre et traduisent par « très éminent » ; le neutre, qui est plus généralement admis, donne plus de force à la pensée. D’après l’assertion très catégorique de Jésus, S. Jean‑Baptiste est donc supérieur à Élie, à Isaïe, à Jérémie et à tous les autres célèbres prophètes de l’Ancien Testament.



Mt11.10 Car c'est celui dont il est écrit : Voici que j'envoie mon messager devant vous, pour vous précéder et vous préparer la voie. - Car c'est de lui... Le Sauveur confirme ce qu’il vient de dire par une citation empruntée à la prophétie de Malachie, 3, 1, mais faite plus librement encore que de coutume. Voici, en effet, la traduction littérale de l'hébreu d'après S. Jérôme : « Voici que j’envoie mon ange, et il préparera une voie devant ta face. Et aussitôt viendra dans son temple le Dominateur que vous cherchez ». Néanmoins, le sens est bien le même. Dans le texte primitif, Dieu s’identifie d’abord au Messie et annonce que son avènement sera préparé par un héraut ; ici, le Seigneur interpellant son Christ, lui promet directement un Précurseur. Ce n’est donc qu’un changement de personnes, et non d’idées. Comme les trois évangélistes rapportent de la même manière le passage extrait de Malachie, il est vraisemblable que Jésus‑Christ l’aura réellement cité sous cette forme. Les Juifs appliquaient alors universellement cet oracle au Messie ; si Jean‑Baptiste était le héraut dont il fait mention, il devenait évident qu’il dépassait de beaucoup les prophètes. - Mon ange, mon messager, mon héraut. - Qui préparera la voie... Les routes de l’ancien Orient étaient aussi mauvaises et aussi mal entretenues. On se hâtait de les réparer quand un grand personnage devait y passer et c’est un héraut qui en intimait l’ordre quelque temps auparavant. Jean‑Baptiste a été ce héraut pour Jésus, proclamant partout sur son passage qu’il était le Messie, et lui aplanissant le chemin des cœurs. Cf. 3, 3.



Mt11.11 En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n'en a pas paru de plus grand que Jean-Baptiste, toutefois le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui. - L’éloge monte, s’il est possible, encore plus haut. En tant que Précurseur du Christ, S. Jean n’est pas seulement supérieur aux prophètes ; il est même, dit Jésus, le premier des hommes. - Paru ; en grec « été dressé ». Ce mot ne manque pas de solennité : il désigne une apparition spécialement voulue de Dieu, pour un motif important. - Parmi les enfants des femmes est un hébraïsme qui équivaut à « parmi les hommes » cf. Job 14, 1 ; 15, 14 ; 25, 4. - Plus grand que Jean‑Baptiste. Faut‑il, avec Rosenmüller et d’autres commentateurs, restreindre la comparaison aux prophètes de l’ancienne Alliance, comme si Jésus‑Christ eût simplement voulu dire : « Aucun prophète avant lui n'a été plus grand que Jean » ? Nous ne le croyons pas : d’abord parce que, dans ce cas, la première moitié du v. 11 ne serait qu’une tautologie, Cf. v. 9 ; ensuite parce que les expressions très générales employées par Notre‑Seigneur ne souffrent pas une pareille restriction. Il n’est pas possible que les mots « parmi les enfants des femmes » soient synonymes de « parmi les prophètes ». Toutefois, Jésus va montrer lui‑même qu’il n’entendait pas placer Jean‑Baptiste au‑dessus de tous les hommes sans exception, et il indiquera par là dans quel sens le Précurseur est le premier parmi les fils de la femme. - Le plus petit dans le royaume... - S. Jean Chrysostome, S. Augustin, Euthymius, et, à leur suite, Corneille de Lapierre, Jansénius, Sylveira, etc., ont eu la pensée de mettre après « le plus petit » la virgule qui, dans nos éditions actuelles, est reculée jusqu’après « des cieux », et de désigner Jésus‑Christ lui‑même par l’adjectif « le plus petit ». Ils obtiennent ainsi un sens singulier. Le plus petit des deux, c’est-à-dire Jésus, qui actuellement est inférieur à Jean‑Baptiste dans l’opinion des hommes, est en réalité le premier dans le royaume des cieux. Il est facile de voir qu’une pareille interprétation est tout à fait contraire à l’esprit général du discours de Notre‑Seigneur, comme aussi à toutes les convenances messianiques. Si Jésus‑Christ eût établi une comparaison entre sa dignité personnelle et celle du Précurseur, il ne se serait jamais placé au second rang, même par humilité. Les mots « le plus petit » ne sauraient donc s’appliquer au Sauveur. La clef de l’interprétation de ce passage nous semble contenue dans l’expression dans le royaume des cieux : il importe donc de bien savoir ce qu’elle signifie. S. Jérôme croit qu’elle désigne le ciel proprement dit, le séjour des bienheureux, ce qui ferait dire à Notre‑Seigneur que le moindre des élus l’emporte sur Jean‑Baptiste. S. Jean Chrysostome la regarde, ce qui vaut moins encore, comme un synonyme de « dans toutes les chose spirituelles et célestes ». Pourquoi ne pas laisser sa signification habituelle de « royaume messianique », qui jette immédiatement une vive clarté sur cette parole ? Mais le royaume du Christ a deux phases, la phase de consommation dans l’éternité, la phase de formation sur la terre depuis l’avènement du Messie jusqu’à la fin du monde, et c’est de cette dernière qu’il s’agit. Cela posé, Jésus veut dire simplement que même les membres inférieurs de son Église, en d’autres termes, que les plus petits d’entre les chrétiens l’emportent sur S. Jean Baptiste, quelle que soit d’ailleurs la grandeur du Précurseur. C’est là une vérité facile à démontrer. Sans doute Jean‑Baptiste est le premier des hommes ; mais les chrétiens appartiennent, en tant que chrétiens, à une espèce transfigurée, divinisée. Sans doute Jean‑Baptiste est l’ami intime du roi ; mais il ne lui a pas été donné de franchir l’entrée du royaume, tandis que le moindre des chrétiens a reçu cette faveur. Sans doute Jean‑Baptiste est le paranymphe (personne qui conduisait la mariée à la maison nuptiale le jour de ses noces), mais l’Église dont les chrétiens font partie est l’épouse même du Christ. Le Christianisme nous a placés sur un plan beaucoup plus élevé que celui du Judaïsme : les membres du Nouveau Testament l’emportent autant sur les membres de l’Ancien que la nouvelle Alliance elle‑même l’emporte sur l’ancienne. On peut donc appliquer ici l’axiome célèbre : « Le plus petit du plus grand est plus grand que le plus grand du plus petit ». Saint Jean Baptiste n’est donc pas considéré personnellement du point de vue de l’excellence de sa vie et de ses mœurs,  mais ce qui est envisagé c’est sa condition en tant qu’il représente l’ancienne loi, dont il fut le dernier représentant. Il suit de là que si, dans la première partie de ce verset, Jean‑Baptiste est appelé le plus grand des hommes, ce ne saurait être d’une manière absolue ; c’est seulement pour ce qui concerne l’Ancien Testament, puisque Jésus le met ensuite au‑dessous des sujets du royaume messianique.



Mt11.12 Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu'à présent, le royaume des cieux est emporté de force, et les violents s'en emparent. - Les débats recommencent au sujet de cette autre parole, dont le sens est également contesté. Les premiers mots, Depuis les jours… jusqu'à maintenant, fixent deux dates, dont l’une indique un point de départ et l’autre une limite finale. Le point de départ est marqué par les « jours de Jean‑Baptiste », c’est-à-dire par le début de son ministère public sur les bords du Jourdain ; la limite finale, c’est « maintenant », l’heure présente, le moment où Jésus tenait ce langage à la foule. - La principale difficulté porte sur se prend par violence, ou plutôt sur le verbe du texte grec, dont la forme est équivoque, et qui peut se traduire par le moyen ou par le passif. Pris au sens moyen, il indiquerait que le royaume des cieux, à l’époque désignée par Jésus‑Christ, s’introduisait de lui‑même avec force, s’ouvrait violemment l’entrée des esprits et des cœurs : « Il s’est fait violence, pour ainsi dire ». Bengel adopte cette interprétation ; mais nous préférons avec la Vulgate, plusieurs autres versions et la plupart des commentateurs, traduire par la forme passive, qui s’accorde mieux avec la phrase suivante « et ce sont les violents qui s'en emparent ». De la sorte, le royaume messianique nous apparaît sous la figure d’une forteresse à laquelle on livre un assaut vigoureux. Toutefois, cette interprétation ne règle pas encore la controverse : il reste à déterminer le motif et la durée de l’assaut donné au royaume du Christ, et là encore les exégètes ne peuvent réussir à s’accorder entre eux. Suivant Lightfoot, le verbe signifie « est conquis, pris d'assaut, vaincu... ». Jésus aurait ainsi désigné les violences auxquelles sa doctrine et son royaume étaient en butte de la part de ses ennemis, les Pharisiens et les Sadducéens, qui travaillaient à détruire son œuvre. Mais ce sentiment n’a trouvé qu’un petit nombre d’adeptes, parce qu’il n’a aucun rapport avec le contexte. Grotius et plusieurs autres se déclarent avec raison en faveur d’une violence provenant non de l’hostilité, mais au contraire de l’amour : « on l’assaille avec une grande quantité d’hommes » ; chacun fait des efforts énergiques pour pénétrer dans le royaume chrétien, sentant bien que le salut n’est pas possible ailleurs. Par cette image, Jésus‑Christ se serait donc proposé de décrire les heureux effets de la prédication de Jean‑Baptiste et de sa propre activité. Les foules convaincues se précipitaient à l’envi sur leurs pas, forçant en quelque sorte l’entrée de l’Église, tant elles étaient avides de participer aux grâces apportées par le Messie. L’Évangile, tout en insistant sur l’incrédulité de certaines fractions du peuple juif, nous montre cependant à chaque page des multitudes nombreuses qui se pressaient autour de Jésus et qui croyaient à sa divine mission. Tel nous paraît être, à nous aussi, le sens littéral des mots « le royaume des cieux se prend par violence » ; mais nous voudrions n’en pas exclure une idée importante, mentionnée par les Pères, et relative à l’énergie morale qu’il faut savoir déployer pour opérer son salut dans le royaume messianique. Sans un renoncement perpétuel, sans une mortification de tous les jours, comment pourrait‑on surmonter les passions, les obstacles de tout genre, les préjugés qui empêchent de mener une vie vraiment chrétienne ? Sous ce rapport, le « maintenant » dont parlait Jésus dure encore et il durera jusqu’à la fin du monde. - Et les violents s'en emparent. C’est une conséquence de la phrase précédente. Si le royaume des cieux ne peut être conquis que par la force, les âmes ardentes et généreuses, de nos jours comme du vivant de Notre‑Seigneur, peuvent seules réussir à le prendre d’assaut. Sous la Loi ancienne et jusqu’à l’apparition du Précurseur, il suffisait de croire au Christ et d’attendre la manifestation de son empire. Depuis que des voix autorisées avaient fait retentir le cri salutaire : « Le royaume des cieux est tout proche », cette attente passive ne suffisait plus, son résultat eût même été infailliblement la ruine spirituelle ; un rôle actif et militant était devenu nécessaire, et tous ceux qui négligeaient de le remplir demeuraient en dehors du royaume.



Mt11.13 Car tous les Prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu'à Jean.... - Pourquoi un changement si grave et si subit ? C’est ce que le divin Maître explique dans ce verset, comme le montre la particule car qui sert de liaison entre les deux sentences. Il n’est pas étonnant qu’une conduite nouvelle à l’égard de l’empire du Messie soit devenue obligatoire à partir « des jours de S. Jean » : le Précurseur inaugure une ère toute nouvelle. Avant lui c’était l’ancienne Alliance ; depuis le début de son ministère public, c’est déjà le Nouveau Testament. Or, entre la période qu’il ferme et celle qu’il ouvre, il existe une différence essentielle. Jusqu’à lui, tous les prophètes et la loi ont prophétisé ; c’était le temps des prédictions. Désormais au contraire c’est l’heure de l’accomplissement. La prophétie a donc cessé comme une chose inutile : celui qu’elle annonçait de loin est descendu des cieux, apportant la réalité promise tant de fois et sous toutes les formes. Par conséquent, l’expectative qui était anciennement permise ne saurait plus l’être aujourd’hui, mais « le royaume des cieux se prend par violence » - Le verbe « ont prophétisé », qui achève le v. 13, est plein d’emphase : ils ont prophétisé, ils n’avaient pas autre chose à faire, car c’était leur unique raison d’être, comme le prouvera si bien l’Apôtre des Païens. Jusqu’à Jean‑Baptiste, tout, même la Loi, même l’histoire juive, avait été prophétique. « Ce qui leur est arrivé devait servir d'exemple », 1 Corinthiens 10, 11. S. Jean n’avait rien prédit, mais il avait montré du doigt l’Agneau de Dieu et c’est pour cela qu’il était plus qu’un Prophète. - Jésus‑Christ complète sa pensée dans une autre circonstance en disant aux Pharisiens «: « La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean le Baptiste ; à partir de lui, le royaume de Dieu est annoncé », Luc. 16, 16. C’est sur ce divin commentaire que nous avons appuyé le nôtre.



Mt11.14 Et si vous voulez le comprendre, lui-même est Élie qui doit venir. - Et si vous voulez le comprendre. Quelques auteurs appliquent à tort ces mots à S. Jean : Si vous voulez le recevoir, croire en lui. Mais la mission de Jean‑Baptiste était close. Le sens est donc : S’il vous plaisait de comprendre ce que je vais vous dire, vous verriez que c’est lui qui est Élie. - Il est lui‑même cet Élie. La dernière de toutes les prophéties de l’Ancien Testament se terminait ainsi : « Voici, je vous enverrai Élie, le prophète, avant que le jour de l’Éternel arrive, ce jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères à leurs enfants, et le cœur des enfants à leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d'anathème. », Mal. 4, 5 et 6. Les Juifs avaient conclu de ces paroles que l’apparition personnelle d’Élie précéderait celle de leur Christ cf. Jean 1, 21 ; Marc. 6, 15 ; 9, 7. Ils ne se trompaient pas complètement, puisque le prophète Élie doit préparer le second avènement du Messie à la fin du monde ; mais Jésus leur fait connaître ici un autre sens et une première réalisation de la prophétie de Malachie qu’ils n’avaient pas encore soupçonnés. L’ange Gabriel, annonçant à Zacharie la naissance de Jean, avait tracé en ces termes le rôle de cet enfant de bénédiction : «  il marchera devant, en présence du Seigneur, avec l’esprit et la puissance du prophète Élie », Luc. 1, 17 : c’est dans le même sens que Jésus‑Christ affirme du Précurseur qu’il est Élie. Jean‑Baptiste n’avait‑il pas été pour le premier avènement du Messie ce que le véritable Élie sera pour le second ? Cette simple assertion du Sauveur, « il est lui‑même cet Élie », était grosse de conséquences. Si Élie est venu, le Christ n’est pas loin, et si Jean‑Baptiste est Élie, Jésus est lui‑même le Christ : telle était la conclusion rigoureuse de ces trois mots. - Mais le Précurseur n’a‑t-il pas affirmé catégoriquement, de son côté, qu’il n’était pas Élie ? Jean 1. 21. Sans doute, mais la contradiction n’existe qu’à la surface : « Jean était Élie en esprit. Il n’était pas Élie en personne. Ce que le Seigneur affirme quant à l’esprit, Élie le nie quant à la personne », S. Grégoire‑le‑Grand, Hom. 7 in Evang. - S. Jérôme établit entre Élie et Jean‑Baptiste un intéressant parallèle, auquel on pourrait ajouter plusieurs traits caractéristiques : « L’austérité de la vie et la rigueur mentale furent semblables. L’un dans le désert, l’autre dans le désert. Ils avaient tous les deux une ceinture semblable. L’un fut forcé de fuir parce qu’il avait taxé d’impiété le roi Achab et Jézabel ; l’autre fut décapité parce qu’il avait dénoncé les noces illicites d’Hérode et d’Hérodiade ». - Qui doit venir. Élie est déjà venu d’une certaine manière, et pourtant il doit venir encore. L’accomplissement de la prophétie de Malachie n’a eu lieu qu’imparfaitement ; après Jean‑Baptiste, cet Élie figuratif, apparaîtra l’Élie véritable, dans une circonstance analogue.



Mt11.15 Que celui qui a des oreilles entende." - Jésus‑Christ, après avoir achevé l’éloge du Précurseur, jette à son auditoire une parole énigmatique, dont il fait volontiers usage quand il a enseigné des vérités importantes et profondes sur lesquelles il désire attirer l’attention et la réflexion cf. 13. 9, 43 ; Marc. 4, 9 ; Luc. 8, 8. Les Rabbins employaient aussi des formules semblables pour le même motif, par exemple « Que celui qui entend entende ; que celui qui comprend comprenne », Sohar. Le discours qui précède contenait, nous l’avons vu, des enseignements de la dernière gravité ; mais ces enseignements avaient été présentés sous une forme mystérieuse, et, pour les bien saisir, il fallait en faire l’objet de sérieuses méditations. Jésus en avertit la foule qui l’avait écouté : à chacun de voir s’il veut profiter du salut messianique, ou en demeurer le témoin oisif.



Mt11.16 "A qui comparerai-je cette génération ? Elle ressemble à des enfants assis dans la place publique, et qui crient à leurs compagnons : 17 Nous avons joué de la flûte, et vous n'avez pas dansé, nous avons chanté une lamentation, et vous n'avez pas frappé votre poitrine. - Jésus‑Christ vient de juger saint Jean‑Baptiste ; il juge maintenant, mais dans un autre sens, les Juifs dont un grand nombre n’ont reçu ni le Précurseur, ni le Messie, abusant d’une manière indigne des grâces qui leur avaient été prodiguées. Ce passage contient donc un blâme sévère contre l’incrédulité des contemporains du Sauveur. Leur conduite coupable est d’abord décrite en termes figurés, v. 16 et 17, puis au propre, relativement à S. Jean, v. 18, et à Jésus, v. 19. - À qui comparerai‑je... Autre formule commune à Notre‑Seigneur et aux Rabbins, et qui semble avoir été fréquemment employée à cette époque pour introduire une parole ou un discours figuré. Cf. Marc. 4, 30 ; Luc. 13, 18. - Cette génération, c’est-à-dire, comme s’exprime S. Luc, 7, 31, « les hommes de cette génération ». D’après le même S. Luc, v. 30, Jésus désignait par cette locution générale ses ennemis et ceux du Précurseur, en particulier les Pharisiens et les Docteurs de la Loi, qui avaient refusé d’ouvrir les yeux à la lumière et de se convertir. - Elle est semblable à des enfants... Comparaison pleine de fraîcheur empruntée aux mœurs des enfants qui, dans leurs jeux, aiment à imiter les événements tristes ou joyeux de la vie réelle, tels qu’ils les voient arriver chaque jour autour d’eux. - Assis sur la place publique. Celui qui dira « Laissez venir à moi les petits enfants », montre, dans cette description minutieuse et pittoresque, avec quelle attention il les suivait parmi les plus petits détails de leur existence. Chaque mot porte et fournit un trait intéressant. La scène se passe sur la place publique, ce théâtre ancien et toujours nouveau des récréations de l’enfance. Les principaux joueurs, ceux qui représentent la génération présente, sont assis, et ils crient (peut‑il y avoir des jeux d’enfants sans cris bruyants ?) - Criant à leurs compagnons, ou bien, d’après une variante très accréditée du texte grec « aux autres ». Ils crient donc à quelques‑uns de leurs compagnons pour se plaindre de leur manière de faire. - Nous avons chanté... Nous lisons dans le texte grec, nous vous avons joué de la flûte. La flûte était chez les Juifs l’accompagnement non moins indispensable des noces que des funérailles, et, comme les enfants ajoutent et vous n'avez pas dansé, il est évidemment question dans ce premier hémistiche de joyeuses mélodies, semblables à celles qui retentissaient au milieu des réjouissances nuptiales. - Nous avons poussé des lamentations... Ils ont essayé des airs lugubres, mais sans réussir davantage, disent‑ils ; ceux à qui ils s’adressent ayant encore refusé de se mettre à l’unisson. - Vous n'avez pas pleuré ; ils n’ont pas poussé de longs gémissements, comme faisaient les pleureuses d’office aux enterrements ; ou, d’après le texte grec, ils ne se sont pas frappé la poitrine en signe de deuil, ainsi qu’on le pratiquait dans les grandes tristesses. Cf. Ézéchiel 20, 44 ; Matth. 24, 30, etc. - Rien n’est plus simple que cette parabole, et cependant les exégètes ne s’entendent pas au sujet de l’application qu’il faut faire à Jésus et à S. Jean d’une part, de l’autre à leurs compatriotes. Quels personnages Notre‑Seigneur a‑t-il voulu désigner par les « enfants assis », et par leurs « compagnons » qui refusent de s’associer à leurs jeux, ou plutôt de se plier à leurs fantaisies ? Beaucoup d’auteurs anciens ont vu dans les premiers le portrait de Jésus‑Christ et de S. Jean, dans les seconds l’image des Juifs demeurés incrédules. Jésus et son Précurseur, disaient‑ils, s’étaient présentés avec une manière de faire presque opposée, celui‑là invitant en quelque sorte à des jeux joyeux par sa douceur et sa bonté, celui‑ci invitant au contraire aux jeux tristes par sa vie et sa prédication sévères ; mais aucun d’eux n’avait réussi. Les Pharisiens et les Scribes, semblables à des enfants capricieux et maussades dont on ne peut satisfaire les goûts, étaient restés sourds à leurs appels variés et réitérés. Cette opinion est en contradiction directe avec le texte sacré, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre. La génération actuelle est semblable à des enfants assis sur la place publique, qui crient à leurs camarades : « Voici que nous chantons... etc. ». Les mots « leur disent » retombent évidemment sur « enfants assis » et ces enfants assis ne peuvent représenter autre chose que les contemporains du Sauveur, « cette génération » : S. Jean et Jésus‑Christ sont donc, dans la parabole, les « compagnons » auxquels les autres enfants, c’est-à-dire la génération présente, adressent des reproches. L’histoire évangélique justifie pleinement cette interprétation qui est aujourd’hui presque universellement admise. Tous ceux d’entre les Juifs qui s’étaient endurcis contre la prédication du Christ et de son Précurseur formaient pour ainsi dire une génération fantasque et revêche, et ils auraient voulu imposer leurs caprices aux hommes providentiels venus à eux pour les sauver. Les Pharisiens souhaitaient que Jésus imitât leurs mœurs sévères, mais hypocrites ; les Sadducéens étaient au contraire choqués de la vie mortifiée de Jean‑Baptiste. On avait justement repoussé les avances de ces joueurs à humeur changeante ; de là leur mécontentement et leurs plaintes. Wetstein et Grotius citent un apophtegme semblable de Rabbi Papa : « J’ai pleuré, mais tu ne t’en es pas rendu compte ; j’ai ri, et tu ne t’en es pas soucié. Malheur à toi qui ne connais pas la différence entre le bien et le mal ».



Mt11.18 Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : Il est possédé du démon, - Jean est venu. Jésus‑Christ interprète lui‑même sa parabole et, tout d’abord, relativement à S. Jean‑Baptiste. - Ne mangeant ni ne buvant ; hyperbole manifeste, qui a pour but de mieux faire ressortir l’austérité du Précurseur. Les jeûnes de ce saint personnage étaient si nombreux, si sévères, qu’on pouvait presque les assimiler à une privation totale de nourriture. S. Luc dit simplement « ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin », Luc. 7, 33. - Il est possédé du démon. Jean était donc traité de la même manière que Jésus, Cf. 10, 24, 25. Ceux que les exhortations du Précurseur et du Messie auraient pu gêner avaient découvert un moyen aisé de n’y pas croire et de les repousser. Le prédicateur, s’écriaient‑ils, est possédé du démon ; il a perdu l’esprit : à quoi bon l’écouter ? Cf. Jean 10, 20. Nous aurions ignoré ce trait de la conduite des Juifs à l’égard de Jean‑Baptiste, s’il n’eût plu au divin Maître de nous le révéler ; car nous ne voyons nulle part, dans l’Évangile, le Précurseur traité directement comme un démoniaque par ses compatriotes. Mais nous savons suffisamment, par d’autres passages, que S. Jean avait déplu à cette génération non mortifiée, pour laquelle sa vie pénitente était un reproche perpétuel.





Mt11.19 le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : C'est un homme de bonne chère et un buveur de vin, un ami des publicains et des gens de mauvaise vie. Mais la Sagesse a été justifiée par ses enfants." - le Fils de l'homme... Ceux qu’avait choqués la manière d’agir du Précurseur auraient dû, s’ils eussent été justes et sans passion, goûter la conduite de Jésus, qui était plus en rapport avec la vocation du commun des hommes. Mais pas du tout. Bien que Notre‑Seigneur vécût à la façon habituelle des Juifs, mangeant et buvant, c’est-à-dire ne pratiquant pas de mortifications extraordinaires, acceptant des repas chez ceux qui l’invitaient, se mettant à la portée de tous afin de leur offrir de plus grandes facilités pour se sauver, il n’échappait pas davantage aux injures et à la calomnie. - Voici un homme vorace, osait‑on dire, et un buveur de vin, etc. Un envoyé de Dieu ne serait pas si gai ; il fuirait le contact des pécheurs, il pleurerait et gémirait avec nous quand nous entonnons des airs lugubres. Le Précurseur et le Messie s’étaient donc trouvés dans l’impossibilité de réussir auprès de ces âmes difficiles que tout scandalisait, qui refusaient d’écouter le premier parce qu’il était trop sévère, le second sous prétexte qu’il ne l’était pas assez. - Heureusement Jésus peut ajouter une parole consolante : - Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants. « La sagesse de saint Jean Baptiste et la mienne ont été justifiées par tous les hommes sages. Toutes les personnes équitables, éclairées, pieuses, conviendront que nous avons bien agi. Les évènements démontrent que nous avions raison l’un et l’autre dans la conduite que nous avons tenue envers le peuple. Le Précurseur a trouvé des disciples, qui ont reçu son baptême et ont imité sa vie pénitente ; et j’ai tiré du désordre plusieurs pécheurs par ma conduite pleine de bonté et de clémence. Nous prouvons notre sagesse par le succès qu’il a plu à Dieu de nous donner » [Jésus parle ici en tant qu’homme : Jésus, qui est Dieu fait homme approuve la conduite de Jésus en tant qu’homme et l’a couronnée de succès. En Jésus, il n’y a qu’une Personne mais deux natures. Et Dieu est Un, Dieu est Unique. En Dieu, il y a Trois Personnes, mais cette Trinité en Personnes ne fractionne pas l’Unité de Dieu. Un en Divinité, trois en Personnes. Chaque Personne est Dieu mais les documents officiels du Magistère infaillible de l’Église Catholique Romaine enseignent que Dieu est Un, qu’il n’y a qu’UN seul Dieu, et non pas trois dieux. Ce mystère a été révélé par Jésus mais il dépasse l’intelligence humaine, on ne peut pas le comprendre, on y adhère parce que l’on est sur que c’est Dieu qui l’a révélé]. « Les enfants de la Sagesse, les hommes calmes et pieux nous ont écouté et ont suivi nos conseils. Les autres les ont abandonnés, s’en sont moqués mais leur incrédulité et leur perte même font notre apologie. » Dom Augustin Calmet cite en note : (Ieronym. (S. Jérôme) Natal. Alex. Hamm. Grot. (Grotius) Vat. Le Clerc.). « Il n’y a que les enfants de la folie et de l’erreur, qui n’aient pas voulu nous suivre, et qui soient capables de nous condamner » (cf. Dom Augustin Calmet, Commentaire Littéral sur tous les Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, L’Évangile de S. Matthieu, imprimé à Paris, Quai des Augustins, en 1725, sur 11, 19 et Luc 7, 35). A la conduite des Juifs incrédules, Jésus‑Christ oppose donc la foi des esprits justes et des cœurs dociles qui ont adhéré à sa prédication et à celle de Jean‑Baptiste. « La sagesse que les scribes orgueilleux et les juifs insensés ont méprisée dans le Christ et Jean est justifiée, c’est-à-dire honorée, louée par tous les vrais sages », Corneil de la Pierre in h. l.



Mt11.20 Alors Jésus se mit à reprocher aux villes où il avait opéré le plus grand nombre de ses miracles, de n'avoir pas fait pénitence. - Il n’est pas sûr que Jésus‑Christ ait prononcé cette seconde partie du discours immédiatement après la première. S. Luc la rattache à l’envoi et au retour des soixante‑douze disciples, c’est-à-dire à deux événements qui auront lieu beaucoup plus tard, et telle serait, d’après plusieurs commentateurs, sa vraie place primitive ; d’autant mieux que les mots « dans lesquelles avaient été opérés beaucoup de ses miracles » paraissent supposer que le ministère du Sauveur touchait à sa fin, quand il formula les terribles malédictions qu’ils inaugurent. Dans ce cas, S. Matthieu aurait suivi, comme en d’autres endroits, l’ordre des choses plutôt que celui des faits. D’autres exégètes, s’appuyant sur la similitude de ton qui règne entre les deux parties du discours, et sur l’arrangement très naturel des pensées, soutiennent que le premier Évangéliste ne s’est pas plus écarté ici de la réalité des faits que lorsqu’il relatait le Discours sur la Montagne, ou les instructions pastorales de Jésus‑Christ à ses Apôtres. On peut supposer en effet que Jésus répéta les mêmes paroles en deux circonstances différentes. Néanmoins une solution certaine est impossible, faute de données suffisantes. Nous croyons, nous aussi, que le discours actuel put fort bien être prononcé dans son intégrité à l’occasion de l’ambassade du Précurseur, les divers points auxquels il touche cadrant parfaitement ensemble. Voir sur cette question S. Augustin , de Consens. Evang. 2, 32. Quoi qu’il en soit, des reproches généraux que nous venons d’entendre et qui étaient motivés par l’incrédulité générale, Jésus‑Christ passe à des reproches particuliers, qu’il appuie sur l’incrédulité de quelques villes privilégiées où il avait plus que partout ailleurs déployé son activité, accompli ses miracles, montré sa divine personne depuis le commencement de sa vie publique. - Alors représente une époque plus ou moins tardive, selon l’opinion qu’on s’est faite relativement à la date de cette seconde moitié du discours. - L’expression il se mit ne désigne pas nécessairement une occasion nouvelle ou un début proprement dit ; elle peut très bien aussi ne marquer qu’une transition à une autre série d’idées, après un léger moment d’arrêt. - Aux villes dans lesquelles... Jésus‑Christ, dans ce passage tout entier, attribue à ses miracles une grande importance au point de vue de la foi en sa divine mission, et une force probante à laquelle personne ne devrait résister. Rien ne démontre mieux, en effet, son caractère messianique et sa divinité. - Beaucoup de ses miracles. Les villes qu’il va citer étaient d’autant moins excusables qu’elles n’avaient pas seulement été témoins de quelques prodiges, mais d’un grand nombre de miracles.



Mt11.21 "Malheur à toi, Corozaïn. Malheur à toi, Bethsaïde. Car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous, avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu'elles auraient fait pénitence sous le cilice et la cendre. - Malheur à toi. Plus haut, v. 6, Jésus avait proclamé bienheureux ceux qui croyaient simplement et franchement en Lui ; maintenant il maudit au contraire les cités incrédules. Ces « malheur » expriment une sentence juridique, en même temps qu’une terrible prophétie. Le divin Maître dut les prononcer avec énergie, sous l’empire de la sainte colère que lui inspirait la vue d’une indifférence si coupable. - Corozaïn. Cette ville n’apparaît ni dans l’Ancien Testament, ni dans les écrits de Josèphe. Seuls S. Matthieu et S. Luc en font mention dans le Nouveau Testament, et d’une manière si vague qu’il est aujourd’hui moralement impossible de retrouver son emplacement précis. S. Jérôme nous assure qu’elle n’était éloignée de Capharnaüm que de deux milles romains. Les Talmuds vantent la bonne qualité de son froment. « Si Khorazim, disent‑ils, avait été plus près de Jérusalem, on y aurait pris les blés pour le temple » cf. Neubauer, la Géographie du Talmud, p. 220. Plusieurs voyageurs modernes ont voulu identifier cette localité célèbre dans l’histoire de Jésus avec le Bir Kerazeh, qu’on rencontre au Nord de la mer de Galilée et à une bonne heure du rivage ; mais c’est là une hypothèse invraisemblable, puisque Corozaïn était bâtie sur les bords du lac, comme l’atteste déjà S. Jérôme, Comm. in Isai. 9, 1. D’autres la placent auprès de la source de Tabigah, dont nous parlerons plus loin. Elle était déjà en ruines au temps d’Eusèbe cf. Onomasticon, s. v. - Bethsaïde, ou maison de pêche. Ce nom lui venait de ses pêcheries nombreuses et de ses excellents poissons ; nous savons du reste que Pierre et André, transformés en pêcheurs d’hommes par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, étaient originaires de Bethsaïde cf. Jean 1, 44. On admet généralement aujourd’hui qu’il existait à l’époque du Sauveur deux Bethsaïde peu éloignées l’une de l’autre et situées l’une en Galilée, Jean 12, 21, par conséquent sur la rive occidentale du lac, l’autre dans la Gaulanite inférieure, à quelque distance et au N. E. du lac. Cette dernière était plus connue sous le nom de Julias que lui avait récemment donné le tétrarque Philippe, après l’avoir considérablement agrandie. C’est de la première qu’il est question dans notre passage. Sa position exacte est tout aussi inconnue que celle de Corozaïn : néanmoins il ressort clairement des textes évangéliques où elle est mentionnée et des rares renseignements de la tradition à son sujet, qu’elle était située dans la région N. O. du lac de Tibériade. Raumer, Ritter, Hengstenberg, van de Velde, et d’autres géographes récents la placent à Khan Minyeh, c’est-à-dire à une heure environ de Magdala, dans la direction du Nord. - Car si… dans Tyr et Sidon... Le Sauveur fait ici un rapprochement frappant. Il compare les deux gracieuses petites villes du lac, Corozaïn et Bethsaïda, aux deux cités autrefois considérables de Tyr et de Sidon, deux villes juives à deux villes païennes, deux villes comblées de bénédictions à deux villes maudites et sévèrement châtiées quelques siècles auparavant. Tyr et Sidon étaient renommées pour leur dépravation, qui est signalée en termes si énergiques par les Prophètes, Cf. Isaïe 23, 1 ; Ezéch. 26, 2 ; 27, 3 ; 28, 2, 12 : ce trait donne une grande signification à la préférence que Jésus leur accorde sur Corozaïn et Bethsaïda. Elles avaient été rebâties et étaient redevenues florissantes, tout en restant bien au‑dessous de leur ancienne splendeur. - Il y a longtemps, depuis longtemps, sans résister à la grâce messianique comme l’avaient fait les deux bourgades juives. - Dans le sac et la cendre... Le cilice et la cendre étaient chez les Orientaux des symboles très expressifs de la pénitence. En signe de deuil et de repentir, ces hommes, amis des manifestations extérieures, se couvraient d’un vêtement grossier, dépourvu de manches et de couleur sombre, Cf. Gesenius, Thesaurus s. v., et jetaient de la cendre ou de la poussière sur leur tête, Cf. Jean 3, 6 ; Isaïe 58, 5 ; Jérémie 6, 26, etc. Voilà donc ce qu’auraient fait les villes superbes et corrompues de Tyr et de Sidon, si Jésus leur eût autrefois annoncé l’Évangile en confirmant sa prédication par des miracles. - Ce passage est important au point de vue dogmatique ; les théologiens l’emploient à juste titre pour prouver qu’il y a en Dieu une « science intermédiaire » (Dieu aperçoit avec une entière certitude ce que l'humain fera dans telle ou telle circonstance). « Dieu connait les choses contingentes et libres qui n’existeront jamais, mais qui auraient existé si certaines conditions s’étaient réalisées », Abelly, Medulla theolog. Tract. 2 c. 3 sect. 4.



Mt11.22 Oui, je vous le dis, il y aura, au jour du jugement, moins de rigueur pour Tyr et pour Sidon, que pour vous. - C'est pourquoi je vous le dis. Jésus annonce ainsi d’une manière emphatique la sentence terrible qu’il va porter contre les bourgades ingrates qui sont demeurées insensibles aux manifestations éclatantes de sa divine mission. - Tyr et Sidon seront traitées... Tyr et Sidon ont été moins coupables ; elles seront donc moins sévèrement punies, Cf. 10, 15. Nous avons dans ces paroles un nouvel exemple de ce que S. Augustin appelait mittissima damnatio (peine très adoucie), c’est-à-dire la distribution inégale des peines aux damnés selon le degré de leur culpabilité. Il n’y aura pas de rémission ni d’adoucissement pour Corozaïn et Bethsaïda, dont le crime n’est diminué par aucune circonstance atténuante ; tout l’aggrave au contraire et le rend complètement inexcusable. Même en ce monde, suivant une belle pensée de Rhaban Maur, Tyr et Sidon ont eu un sort « plus tolérable » que les deux cités juives, car Tyr et Sidon reçurent plus tard avec empressement la prédication de l’Évangile, et devinrent de brillantes chrétientés, gouvernées par des archevêques et des évêques, tandis que Bethsaïda et Corozaïn disparurent ignominieusement. Toutefois, ce n’était pas un châtiment temporel, mais une damnation éternelle que le divin Maître annonçait ; il le dit formellement quand il ajoute : au jour du jugement.



Mt11.23 Et toi, Capharnaüm, qui t'élèves jusqu'au ciel, tu seras abaissée jusqu'aux enfers, car si les miracles qui ont été faits dans tes murs, avaient été faits dans Sodome, elle serait restée debout jusqu'à ce jour. - Et toi, Capharnaüm. « Cette apostrophe à Capharnaüm a une grande portée. C’est comme si quelqu’un qui exhorte un groupe d’hommes perdus, faisait, après le départ de tous les autres, porter tout le poids de l’impiété sur quelqu’un en particulier », Fr. Luc, comm. in h. l. Capharnaüm que Jésus avait tout spécialement favorisée en y fixant sa résidence, Cf. 4, 13, était par excellence la ville ingrate et criminelle des bords du lac de Gennésareth. - T'élèveras‑tu ? L’interrogation n’existe pas dans le « textus receptus ». S. Jérôme connaissait déjà cette variante. « Nous avons trouvé, écrit‑il, dans un autre exemplaire : toi qui es exaltée jusqu’au ciel ». S’il lui préféra la leçon de l’ancienne Itala, c’est qu’il la crut plus autorisée, et en effet des manuscrits importants et nombreux disent comme la Vulgate ; cette interrogation donne un tour beaucoup plus vif à la pensée. - Jusqu'au ciel. « C’est une expression proverbiale tant chez les Grecs que chez les Latins, que d’être emporté jusqu’aux astres, ou de frapper les étoiles avec sa tête, quand les affaires sont florissantes ou qu’on est d’une haute naissance », Grotius. D’où provenait l’illustration de Capharnaüm ? Le reproche même de Jésus‑Christ l’indique. C’était d’avoir reçu dans ses murs, non comme un étranger, mais comme un habitant qui y avait établi son domicile régulier, le Messie en personne : à ce point de vue cette ville était l’endroit du monde le plus favorisé du ciel. Elle était encore célèbre, il est vrai, par son commerce et ses richesses ; mais la distinction que nous venons de signaler l’emportait trop sur toute autre gloire, pour que Jésus fit allusion en une si grave circonstance à des avantages purement matériels. Stier prend le verbe « éléveras » dans le sens propre, comme si Jésus‑Christ eut voulu parler de la situation élevée de Capharnaüm : mais, bâtie tout à fait au bord du lac, elle n’atteignait pas une altitude assez considérable pour qu’on pût tenir d’elle un tel langage, même en s’aidant d’une hyperbole. - Tu descendras jusqu'à l'enfer. Quel contraste et quelle mordante ironie. On croirait reconnaître dans ces mots quelque réminiscence de l’admirable prophétie d’Isaïe relative à la ruine de Babylone ; « Toi qui te disais : “J’escaladerai les cieux ; plus haut que les étoiles de Dieu j’élèverai mon trône... j’escaladerai les hauteurs des nuages, je serai semblable au Très‑Haut.” Mais te voilà jeté aux enfers, au plus profond de l’abîme », Isaïe 14, 13-15. Ce n’est pas l’enfer proprement dit, la Géhenne, qui est désigné par l’expression « enfer », mais le Scheôl des Hébreux, l’Hadès des grecs, c’est-à-dire le séjour des morts en général, que l’imagination populaire plaçait sous terre dans des régions ténébreuses et remplies de tristesse. Ici la locution est employée au figuré pour présager le malheur et la ruine. - Qu’est devenue la ville joyeuse et florissante à laquelle le divin Maître adressait ce langage ? « Ils ont péri de ruine », pourrait‑on dire en toute vérité. Ses traces mêmes ont disparu, comme celles de Corozaïn et Bethsaïda, et l’on en est réduit à des conjectures, toutes les fois que l’on veut déterminer avec précision son ancien emplacement. Ce ne sont pourtant pas les efforts des savants qui ont manqué. Peu de contrées de la Palestine ont été autant étudiées, de nos jours surtout, que la rive N.-O. du lac de Tibériade, site présumé de nos trois villes maudites. Les voyageurs et les géographes ont pour ainsi dire interrogé chaque pierre, chaque fontaine, en vue de reconstituer le séjour de Jésus ; mais en vain. Ils n’ont réussi qu’à se contredire mutuellement sur les points essentiels qu’ils étaient si désireux d’établir. Voici en quelques mots l’état de la question. Quand on longe le rivage occidental du lac en remontant du Sud au Nord, après avoir parcouru dans toute sa longueur la belle et riche pleine de Gennésareth, on arrive auprès d’un caravansérail à demi ruiné, construit avec des pierres basaltiques : c’est le Khan Minyeh. Il y a là, outre une belle fontaine nommée Ain‑et‑Tin, « source du figuier », en l’honneur de l’antique figuier qui l’ombrage, plusieurs monticules arrondis qui renferment certainement des ruines. Si nous continuons notre excursion du côté du Nord, nous ne tardons pas à atteindre le village de Tabigah qu’arrosent des sources considérables : là encore on aperçoit quelques ruines. Enfin en côtoyant toujours le lac dans la même direction, on arrive à Tell‑Hûm où se trouvent de nouvelles ruines, mais en quantité beaucoup plus considérable. Ce sont des vestiges manifestes d’une vraie splendeur déchue. La ville de Capharnaüm n’aurait‑elle pas occupé autrefois cet emplacement ? Des hommes sérieux le croient pour les motifs suivants : 1° Hûm semble être une abréviation de l’ancien nom Nahum ; on ne peut du moins expliquer ce mot d’une autre manière, car ce n’est pas une expression arabe. Il existe d’ailleurs des exemples d’abréviations semblables, v. g. Chunia pour Nechunia. Tell, nom arabe qui signifie colline, et particulièrement colline de ruines, aura remplacé Caphar, la première partie de l’ancien nom. 2° L’historien Josèphe raconte que, durant une bataille qu’il livra aux Romains près de Julias, au Nord du lac et à l’Est du Jourdain, étant tombé de cheval, il fut grièvement blessé et qu’alors on le transporta à Kepharnomé, c’est-à-dire Capharnaüm, de l’autre côté du fleuve ; or, ce récit s’accorde très bien avec la situation de Tell‑Hûm qui était, à l’Ouest du Jourdain, la première ville où Josèphe put trouver des médecins et se faire soigner convenablement. Est‑il croyable qu’il fût allé jusqu’à Khan Minyeh, si Capharnaüm eût été en cet endroit, comme le prétendent divers géographes ? 3° Sur le rivage occidental du lac, entre Tibériade et l’embouchure du Jourdain, les ruines de Tell‑Hûm sont de beaucoup les plus considérables et semblent seules convenir à une ville de l’importance de Capharnaüm ; celles qu’on a découvertes ailleurs attestent tout au plus l’existence de petites bourgades, telles que Corozaïn et Bethsaïda. 4° Arculf, évêque du 7è siècle, fait une description de Capharnaüm, qu’il apercevait du haut d’une montagne voisine : « N’ayant pas de mur, occupant un petit espace resserré entre la montagne et le lac, elle s’étend longuement sur la berge maritime. Elle jouit d’une montagne du côté nord et d’un lac au sud. Elle est située de l’ouest à l’est ». Ce tableau qui s’accorde parfaitement avec l’état actuel et la position de Tell‑Hûm : il est entièrement faux si on l’applique à Khan Minyeh ou à toute autre localité. 5° Enfin, d’après une tradition très ancienne et qui a de nombreuses garanties d’authenticité, toute la rive occidentale du lac de Gennésareth appartenait autrefois à la tribu de Nephtali ; or, suivant S. Matthieu, 4, 13, Capharnaüm était située sur les limites de Nephtali et de Zabulon : elle se trouvait donc nécessairement vers l’extrémité septentrionale du lac, à l’endroit où se rejoignaient les territoires des deux tribus. - Telles sont les raisons principales qui militent en faveur de Tell‑Hüm. La thèse favorable à Khan Minyeh est développée longuement par le Dr Robinson. Quoi qu’il en soit de cette intéressante discussion, qui menace de ne jamais finir, voilà bien Capharnaüm descendue jusqu’au séjour des morts, selon la parole du Sauveur. - Le motif du châtiment est ensuite indiqué, comme pour Corozaïn et Bethsaïde : car si les miracles etc. L’histoire des hérésies nous apprend l’abus que les Prédestinatiens faisaient de cette réflexion. Elle prouve, disaient‑ils, que Dieu ne donne pas à tous les hommes, mais aux seuls prédestinés, les grâces nécessaires au salut ; autrement, puisqu’il prévoyait que Sodome, Tyr et Sidon se seraient converties à la vue de grands prodiges, il eût certainement pris des mesures pour leur accorder cette faveur. Les Prédestinatiens oubliaient, dans leur raisonnement passionné, que les miracles ne font pas partie de « la grâce nécessaire », dûe par Dieu à tous les hommes, mais qu’ils forment ce qu’on appelle une grâce surabondante, grâce que le Seigneur est libre d’octroyer à qui bon lui semble et sans laquelle on peut arriver au salut. Or, il n’est question ici que de cette grâce surabondante. Les habitants de Tyr, de Sidon et de Sodome jouissaient de la grâce nécessaire, à l’aide de laquelle ils pouvaient sans peine obéir aux commandements de la loi naturelle et se sauver par ce moyen. - Elle subsisterait peut être ; cette traduction est inexacte, car la particule du texte grec est très affirmative et n’exprime pas le plus léger doute.



Mt11.24 Oui, je te le dis, il y aura, au jour du jugement, moins de rigueur pour le pays de Sodome que pour toi." - Vous… toi : Changement de nombre dont il est aisé de deviner le sens. - Le pays de Sodome. Ce rapprochement est encore plus honteux pour Capharnaüm que n’avait été pour Corozaïn et Bethsaïda celui de Tyr et de Sidon. Sodome, la ville immonde par antonomase, si sévèrement punie, la ville superbe anéantie par le feu du ciel. La reine du lac de Tibériade deviendra donc semblable à l’ancienne reine des rives de la mer Morte ou plutôt elle doit s’attendre à une sentence plus terrible encore. Que sera‑ce donc du jugement céleste, et avec quelle juste sévérité l’indifférence des villes du lac ne sera‑t-elle pas condamnée au dernier jour ?



Mt11.25 En ce même temps, Jésus dit encore : "Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux petits. - En ce même temps. Date indécise, qui peut désigner soit le jour même où s’était présentée l’ambassade du Précurseur, Cf. vv. 2-7 et 20, soit, d’après S. Luc, 10, 21 et suiv., l’époque plus tardive du retour des soixante‑douze disciples auprès de Jésus ; voir la note du v. 20. - Jésus prit la parole. Le verbe que l’Évangéliste emploie dans le texte grec, est loin d’annoncer toujours une réponse proprement dite, Cf. Job. 3, 2, etc. Il signifie très souvent « prendre la parole ». Il n’est donc pas nécessaire d’admettre avec Fritzsche l’omission de quelques phrases intermédiaires dans la narration de S. Matthieu. Le récit évangélique nous présentera fréquemment cette expression prise dans le même sens cf. 22, 1 ; 28, 5 ; Luc. 14, 3 ; Jean 2, 18 ; 5, 17, etc. Du reste, si elle ne suppose pas habituellement une réponse stricte, les paroles qu’elle précède viennent avec tant d’à-propos qu’elles semblent répondre d’une manière morale à la situation du moment. Tel est bien ici le cas, quelque hypothèse qu’on admette sur la période de la vie de Jésus à laquelle se rattachent les vv. 25-30. - Dit. Le sentiment dominant de son âme avait été jusque‑là, et surtout à partir du v. 15, celui d’une profonde tristesse ; il se livre maintenant à un vif mouvement d’allégresse : « Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit Saint », Luc. 10, 21. On lit sa joie et sa douce émotion à travers les lignes suivantes. Après avoir signalé tant d’indifférence, d’incrédulité, d’ingratitude, le divin Maître était si heureux de contempler en esprit la foi et l’amour d’un si grand nombre d’âmes qui lui étaient déjà dévouées, et qui devaient lui appartenir dans la suite des âges. Quel essor magnifique du langage et des pensées. On croirait lire une page du quatrième Évangile, et, si on ne se rappelait pas la place de ces six versets, on les irait chercher tout d’abord dans le récit de S. Jean : ce qui prouve que les synoptiques et l’Apôtre bien‑aimé nous ont réellement conservé la même vie, quoique leur but et leur méthode aient différé dans l’ensemble. - Je vous rends grâces. Ce verbe signifie : célébrer les louanges de quelqu’un, le féliciter, acquiescer avec la satisfaction la plus entière à ses volontés et à ses actes. Cf. Romains 14, 11 ; 15, 9. Jésus‑Christ adore donc Dieu en le louant. Pour la première fois, il s’adresse à lui directement, comme à son Père bien‑aimé ; il le fera encore dans deux autres circonstances Jean 11, 41 ; 12, 28 ; Luc. 23, 34. - Seigneur du ciel et de la terre : au titre qui exprime l’amour, il ajoute aussitôt celui qui marque le respect. C’est en qualité de maître absolu de l’univers que Dieu réprouve les superbes et comble les humbles de ses faveurs ; ce second nom sert donc d’introduction très naturelle à la pensée qui va suivre. - Vous avez caché ces choses... ; motif des louanges respectueuses et aimantes du Sauveur. Mais Jésus louerait‑il réellement Dieu de l’endurcissement des âmes demeurées infidèles ? « Pas du tout », répond saint Jean Chrysostome « Ces mystères donc, si grands et si divins, ne pouvaient être révélés aux uns sans que Jésus-Christ en ressentît de la joie, ni cachés aux autres, sans lui causer une profonde tristesse... Ce n’est donc pas parce que ces mystères sont cachés aux sages que Jésus-Christ se réjouit, mais parce que ce qui était caché aux sages était révélé aux petits », Hom. 38 in Matth. ; et l’illustre interprète cite à l’appui de son opinion une phrase analogue de S. Paul, qu’il faut prendre également « in sensu diviso » : « Mais rendons grâce à Dieu : vous qui étiez esclaves du péché, vous avez maintenant obéi de tout votre cœur au modèle présenté par l’enseignement qui vous a été transmis » Cf. Romains 6, 17. Ainsi, les mots « avez révélées aux petits » retomberaient seuls sur le verbe « rends grâces ». Mais c’est là un scrupule évident. Si le divin Maître peut louer la bonté de son Père, pourquoi ne louerait‑il pas aussi sa justice par laquelle ont été exclus de la participation aux grâces messianiques des hommes qui s’en étaient volontairement rendus indignes ? Nous ne voyons pas de difficulté à ce que la louange du Sauveur porte sur ce double effet de la puissance de Dieu. D’ailleurs, « caché » n’exprime pas une opération directe et positive du Très‑Haut. Libre de distribuer ses dons comme il lui plaît, il a renvoyé les mains vides ceux qui croyaient pouvoir se passer de ses bienfaits, il a laissé dans leur sagesse terrestre ceux qui se mettaient au‑dessus de ses divines lumières. - « Ces choses », c’est-à-dire les mystères du royaume de Dieu, la doctrine évangélique et sa vérité, les preuves de la mission de Jésus‑Christ, la force probante de ses miracles. - Aux sages et aux prudents. Bien que ces deux expressions représentent une même catégorie d’individus, elles expriment néanmoins une nuance délicate. Les sages, ce sont les hommes doués de la science spéculative ; les savants, les prudents, ce sont les hommes d’action et d’expérience, les habiles, comme l’on dit. Il s’agit ici, bien entendu, de ceux qui sont sages à leurs propres yeux, sages selon la chair et le monde, tels qu’étaient les Pharisiens, les Scribes et les Sadducéens. - Révélées aux petits. Autre appellation humble en apparence, mais glorieuse en réalité, donnée par Jésus à ses vrais disciples cf. 10, 42. Ce sont par là-même des hommes dociles, accessibles à l’instruction, parce qu’ils se laissent enseigner et conduire comme de petits enfants. Dieu s’est toujours complu à répandre ses lumières sur cette sorte d’âmes, parce qu’elles en savent profiter mieux que personne. Voilà donc les savants qui ne savent rien, les ignorants qui connaissent toutes choses. Mais Jésus n’est‑il pas venu pour « que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles? » Jean 9, 39.



Mt11.26 Oui, Père, je vous bénis de ce qu'il vous a plu ainsi. - Sublime écho des louanges du Sauveur en l’honneur de son Père. Oui, mon Père, je vous loue. On dirait qu’après avoir prononcé les paroles du v. 25, Jésus‑Christ s’arrêta un instant pour les savourer et pour en admirer la divine justesse. - Ainsi. De la manière dont il vient d’être dit, et pas autrement.



Mt11.27 Toutes choses m'ont été données par mon Père, personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler. - « Il change de sujet, de façon cependant à laisser entendre que son visage était toujours tourné vers son Père céleste », Fr. Luc, Comm. In h.l. Jésus passe maintenant aux rapports qui existent entre son Père et Lui, afin d’indiquer ensuite la manière dont ont lieu les révélations faites aux petits et aux humbles. - Toutes choses m'ont été données ; tout sans exception, et pas seulement le droit d’enseigner. Le Christ jouit d’un pouvoir illimité, souverain, sur le royaume de Dieu considéré dans son étendue la plus vaste cf. Matth. 28, 18 ; Psaume 2, 8 ; 8, 7 et 8. « Quand vous entendez ces paroles : « Mon Père m’a mis toutes choses entre les mains, » n’ayez pas de pensées basses et terrestres. Car, de peur que vous ne croyiez qu’il y eût deux dieux non engendrés, il se sert à dessein du mot de « Père», et il montre ainsi en plusieurs autres endroits qu’il est, et engendré du Père, et en même temps le Seigneur souverain de toutes choses », S. Jean Chrys. Hom. 38 in Matth. - Mais il y a entre Jésus‑Christ et le Père des relations encore plus étroites : Personne ne connaît le Fils... Le Fils, c’est évidemment Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Seul, celui qui l’a engendré de toute éternité connaît parfaitement sa nature, ses attributs et sa mission. Pour tous les autres, ces choses demeurent un mystère insondable. Le grec exprime une connaissance complète, qui s’étend à tous les détails aussi bien qu’à l’ensemble. - La réciproque est vraie, personne non plus ne connaît... Si le Père connaît intimement son Fils qui est « rayonnement de la gloire de Dieu, expression parfaite de son être », Hébreux 1, 3, le Fils, lui aussi, contemple à découvert tous les secrets de l’essence du Père. Cette connaissance mutuelle dénote entre le Père et le Fils l’unité et l’égalité les plus admirables, car l’absolu et l’infini peuvent seuls comprendre l’absolu et l’infini. Aussi ce passage est‑il devenu à bon droit un lieu classique en faveur de la divinité de Jésus‑Christ. - Et celui à qui le Fils aura voulu le révéler. Le Fils peut donc communiquer à d’autres les choses étonnantes qu’il voit en son Père, et cette révélation forme l’un des buts principaux de son avènement parmi nous. Mais il est libre de répandre la lumière sur ceux qu’il en croit dignes : c’est une grâce qui dépend uniquement de sa bonté. Consolons‑nous, car en disant bientôt : Venez tous à moi, il montrera qu’il n’exclut volontairement personne. - Il est probable que l’auditoire fut incapable de saisir ces paroles selon toute leur signification dogmatique, car elles sont pleines de profondeur. Grâce à Dieu elles sont devenues claires pour les chrétiens.



Mt11.28 Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai. - Les trois derniers versets de ce chapitre, qui nous permettent de lire si avant dans le divin Cœur de Jésus, bien plus, qui sont le seul passage où ce Cœur adorable soit mentionné d’une façon expresse, n’existent que dans S. Matthieu. Ils contiennent certainement les paroles les plus suaves, les plus consolantes qui aient jamais été articulées dans le langage humain. - Venez à moi, vous tous... : c’est la conclusion du verset précédent. Si Jésus jouit d’une puissance sans bornes, s’il peut seul nous fournir les lumières dont nous avons besoin pour nous sauver, n’est‑il pas juste et nécessaire que nous accourrions tous auprès de lui ? Le texte grec est ici d’une énergie remarquable, « ici, tous à moi. ». Jésus répond donc directement à la question des envoyés de Jean‑Baptiste, Cf. v. 3. A quel titre appellerait‑il tous les hommes autour de lui, s’il n’était véritablement le Messie ? Mais appelle‑t-il bien tous les hommes ? Qui en pourrait douter ? Quand on convoque tous ceux qui souffrent, ne s’adresse‑t-on pas à l’humanité entière, sans aucune exception ? - Qui êtes fatigués, ces mots désignent le côté actif des souffrances humaines. - Les suivants, qui êtes chargés, représentent nos maux sous leur forme passive, comme un lourd fardeau dont nous ne pouvons nous décharger par nous‑mêmes. Toutes les peines inhérentes à notre condition sont bien comprises dans cette courte nomenclature : nous travaillons et nous sommes chargés. - Et je vous soulagerai ; d’après le grec, je ferai cesser vos peines. Quelle promesse. Et nous savons qu’elle n’est pas vaine.



Mt11.29 Prenez sur vous mon joug, et recevez mes leçons, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. - Mais Jésus ne retire‑t-il pas d’une main ce qu’il vient d’accorder de l’autre ? Il a promis un entier repos, et voici qu’il parle de joug. - Prenez mon joug sur vous. Toutefois, il saura bientôt nous montrer que ces deux choses ne sont pas incompatibles. Ces mots : « porter le joug de quelqu’un », étaient usités dans le langage de l’Orient pour exprimer l’acception spontanée de sa doctrine, de sa direction. Jésus se charge d’ailleurs d’interpréter lui‑même immédiatement cette belle figure en ajoutant : - Et recevez mes leçons. Devenez mes disciples, laissez-vous instruire par moi. N’a‑t-il pas dit tout-à-l’heure qu’il sait tout et qu’il est capable de révéler les mystères les plus cachés ? - La conjonction parce que est habituellement mal traduite, ce qui donne à la pensée du Sauveur une signification qui, pour être exacte en soi et d’une manière absolue, est loin d’être littérale et appropriée à la circonstance. Il est vrai que l’exemple vient de haut, et que S. Augustin, S. Chrysostome et d’autres Pères font dire à Notre‑Seigneur : Apprenez que je suis doux et humble de cœur, comme si les mots « car je suis doux... » étaient le complément direct de « apprenez ». L’intention de Jésus‑Christ n’est pas de nous apprendre directement qu’il est doux et humble, mais de nous engager à le prendre pour maître « parce qu’il est doux et humble de cœur ». Il indique ainsi un puissant motif qui nous presse de recevoir son enseignement de préférence à toute autre leçon. On redoute un maître superbe, irascible et on ne s’engage pas sans réflexion à porter le joug de sa doctrine. Mais si un docteur est plein de douceur et d’humilité, comment pourrait‑on hésiter à se ranger sous sa conduite ? - Je suis doux et humble de cœur. Les deux vertus messianiques par excellence, d’après les anciennes prophéties cf. Isaïe 42, 2 et 3 ; et Zachar. 9, 9, comme aussi les deux vertus les plus nécessaires pour consoler les âmes affligées. La vie tout entière de Jésus fut une manifestation de sa douceur et de son humilité. - Olshausen fait justement observer qu’autre chose est l’humilité de l’esprit, autre chose celle du cœur. La première implique des imperfections ou des fautes préalables dont elle est comme la suite nécessaire ; aussi convient‑elle à l’homme déchu : la seconde est recherchée librement et ne suppose aucun défaut moral ; c’est la seule qui puisse exister dans l’âme du Messie. Jésus était doux et humble de cœur mais élevé, riche, parce qu’il ne pouvait pas s’empêcher d’avoir conscience de ses splendeurs divines. - Et vous trouverez le repos... Cette promesse est parallèle à celle qui terminait le verset précédent, « je vous soulagerai », et elle exprime l’immense profit qu’on trouve à prendre Jésus pour docteur et pour guide. Ce repos accordé par le Sauveur sera surtout religieux, spirituel ; mais le soulagement des misères matérielles n’est pas exclu. Du reste, Jésus‑Christ ne promet pas la délivrance totale des peines qui assombrissent la vie, mais, ce qui vaut beaucoup mieux, ce qui est seul possible d’après le plan de Dieu, le repos et la paix dans les peines. « Portez mon joug et vous trouverez le repos » ; un Sauveur pouvait seul tenir un pareil langage. - Résumons ce verset. Il contient quatre propositions dont la première énonce l’idée principale à l’aide d’une figure : Portez mon joug, tandis que la seconde l’énonce simplement et au propre. Acceptez mon enseignement. La troisième indique le motif, (Parce que je suis doux, etc.) et la quatrième la conséquence heureuse (Vous trouverez le repos) d’un attachement total et généreux à Jésus.



Mt11.30 Car mon joug est doux et mon fardeau léger." - Preuve et développement du v. 29. « Ne tremblez pas quand vous entendez parler de « joug, » car il est « doux. » Ne craignez pas quand je vous parle d’un «fardeau» car il est « léger », S. Jean Chrys. Hom. 38 in Matth. C’est le même paradoxe que précédemment. Un joug doux à porter (le grec dit, bon, bienfaisant), un fardeau léger, n’est‑ce‑pas une contradiction dans les termes ? Rien de plus vrai cependant quand il s’agit du joug et du fardeau dont on consent à se charger pour Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. « Quand on aime, on ne sent pas la peine, ou bien si on la sent, on aime cette peine », S. Augustin. C’est là, du reste, une de ces paroles qu’il est plus facile de comprendre avec le cœur qu’avec l’intelligence. Les Rabbins aimaient à redire que la Loi mosaïque était un joug du ciel : ce joug alourdi par les Pharisiens était devenu insupportable, Cf. Matth. 23, 4. La loi nouvelle aussi est un joug, mais un joug plein de suavité. Sans doute, le divin Maître a dit ailleurs : « Entrez par la porte étroite. Elle est grande, la porte, il est large, le chemin qui conduit à la perdition ; et ils sont nombreux, ceux qui s’y engagent », Matthieu, 7, 13. Mais la conciliation s'établit d'elle‑même entre ces deux sentences. « Ce sentier étroit dans le commencement, s’élargit avec le temps par les ineffables délices de la charité », Rhaban Maur. « La route du commençant est ardue et difficile ; mais celle du progressant, à cause de la puissance de l’amour, est agréable et délectable », Sylveira. Nous ne quitterons pas ce beau passage sans mentionner le tableau d’Ary Scheffer qui commente le v. 28. On y voit le « Christ consolateur » entouré de nombreux infortunés qui l’implorent, et les accueillant tous avec la plus tendre compassion.



Chapitre 12



  1. Mt12.1 En ce temps-là, Jésus traversait des champs de blé un jour de sabbat, et ses disciples, ayant faim, se mirent à cueillir des épis et à les manger. - Nous avons dans ce verset le simple exposé du fait, dans le suivant l’accusation des Pharisiens, dans les v. 3-8 la défense des disciples par Jésus. - En ce temps‑là. Date vague et générale, qui montre que S. Matthieu ne se proposait pas de s’en tenir ici à l’ordre strictement chronologique. Les deux autres synoptiques placent cet événement à une période antérieure de la Vie publique, entre la vocation de S. Matthieu et la mission des douze Apôtres, et il est probable qu’ils ont raison. Quant à l’époque précise de l’année où il eut lieu, elle est suffisamment déterminée par la nature même du fait. On ne rencontre des épis mûrs dans les champs que peu de temps avant la moisson ; or on récolte généralement le blé en Palestine vers la fin de mars ou commencement d’avril. - La scène se passe en Galilée, mais nous ignorons au juste en quel endroit. - des champs de blé. Peut-être Jésus et ses disciples allaient‑ils à la synagogue ou en revenaient‑ils ; car les Juifs érigeaient volontiers leurs maisons de prière à quelque distance de leurs habitations. Du moins il est sûr qu’ils n’étaient pas alors en voyage, puisqu’on ne pouvait franchir aux jours de sabbat qu’une distance très limitée, déterminée d’après la Loi. - Un jour de sabbat ; certains manuscrits disent que c’était le sabbat « second‑premier », 6, 1, expression qui désigne le premier sabbat qui suivait le second jour de la Pâque. - Ses disciples, ayant faim... Ils manquaient ce jour‑là d’aliments : ce qui dut leur arriver plus d’une fois durant les courses apostoliques qu’ils faisaient à la suite de Celui qui n’avait pas une pierre où reposer sa tête. On appelait cependant Jésus un « homme vorace et un buveur de vin ». - Se mirent à arracher... Plusieurs auteurs prennent ce mot à la lettre, comme s’il signifiait que les Apôtres avaient à peine commencé leur modeste repas, quand ils furent tout à coup interrompus par les Pharisiens. D'autres, trouvant cette interprétation trop minutieuse, donnent à la locution le sens plus simple de « arrachaient ». - Et à les manger, après avoir fait sortir les grains de blé en frottant les épis entre leurs mains, ainsi que l’ajoute S. Luc, 6, 1.

    Mt12.2 Les Pharisiens, voyant cela, lui dirent : "Vos disciples font une chose qu'il n'est pas permis de faire pendant le sabbat." - Les accusateurs ne sont pas loin. Peut-être, comme l’ont dit d’anciens exégètes, avaient‑ils suivi à quelque distance la troupe apostolique, pour voir si elle ne franchirait pas de quelques pas la limite prescrite. Le rôle d’espion était parfaitement dans le caractère de ces hypocrites austères. Quoi qu’il en soit, ils ont trouvé une excellente occasion de nuire à Jésus, et ils la saisissent avidement. - Voici, s’écrient‑ils pleins d’une joie maligne. Regarde et juge toi‑même ; nous les avons surpris en flagrant délit. - Ils font ce qu'il n'est pas permis de faire. Notons bien qu’ils n’incriminent pas l’acte en lui‑même, comme si les Disciples se fussent rendus coupables d’injustice et de vol ; car la Loi autorisait expressément quiconque traversait une vigne, ou un champ de blé, à cueillir autant de grappes, ou autant d’épis qu’il le désirait, et à s’en nourrir sans scrupule, pourvu qu’il fît dans l’intérieur du champ ou de la vigne son repas cf. Deutéronome 23, 24 et 25. Cette coutume subsistait même encore dans l’ancienne patrie des Juifs. « La contrée que nous traversions, raconte le Dr Robinson, Palæstina, 2. 319, était en grande partie couverte de champs de blé. Les épis étaient mûrs et nous fûmes témoins d’une interprétation vivante de la Sainte Écriture. Nos Arabes avaient faim, et, tandis que nous traversions les champs, ils se mirent à arracher des épis, dont ils mangeaient les grains après les avoir frottés entre leurs mains. Aux questions que nous leur adressâmes là-dessus, ils répondirent que c’était un ancien usage et que personne n’y trouverait à redire... Nous eûmes dans la suite beaucoup d’autres exemples du même genre ». C’est donc la circonstance de temps qui, aux yeux des Pharisiens, rendait illicite et coupable la conduite des disciples de Jésus. Arracher des épis, les frotter entre leurs mains, n’étaient‑ce pas là deux œuvres serviles, par conséquent une profanation criminelle du sabbat ? « Il est condamnable de moissonner le sabbat, même en petite quantité ; et arracher des épis est une espèce de moisson », Talmud. Pour nous faire une juste idée du scandale des Pharisiens à cette occasion et dans les autres cas semblables où nous les verrons accuser si vivement le Sauveur de violer le repos sabbatique, il est bon d’entrer ici dans quelques détails historiques qui nous seront fournis par les coutumes anciennes et même modernes des Israélites. L’observation du sabbat a de tout temps été regardée comme l’un des commandements les plus importants du Décalogue et de la religion mosaïque. Mais depuis longtemps, les Pharisiens s’en étaient emparés pour perfectionner, croyaient‑ils, sur ce point comme sur tant d’autres, ce qui manquait à la Loi, c’est-à-dire, ainsi que le leur reprochera Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, pour ajouter aux divines prescriptions des traditions humaines tantôt ridicules, tantôt opposées à la morale religieuse, toujours pesantes, et à la longue insupportables pour de faibles mortels. Nulle part leur étroitesse d’esprit ne s’était mieux manifestée que pour ce qui concernait le sabbat. Sans doute, la limite entre le travail prohibé et l’action qui demeure licite est assez difficile à tracer dans un grand nombre de cas, et, la Loi n’étant pas entrée dans tous les détails, il appartenait aux Docteurs d’éclairer l’opinion publique ; mais ils s’étaient acquittés de cette fonction de la façon la plus mesquine, au point de rendre le jour du sabbat aussi ennuyeux qu’un dimanche puritain et à peu près incompatible avec une vie éveillée. Là où Dieu n’avait prescrit que la cessation du travail proprement dit, les Pharisiens avaient prescrit la cessation de toute action, ou peu s’en faut. Sans être aussi rigides que cette secte samaritaine dont les membres s’engageaient à garder durant le sabbat tout entier la position qu’ils avaient à son début, ils avaient fait du sabbatisme à outrance le génie propre de leur religion. On le voit par la longue énumération des œuvres qu’ils interdisaient le samedi. Ils les avaient réparties entre 39 catégories (pères) subdivisées elles‑mêmes en nombreuses sections secondaires (générations) et le travail accessoire ou dérivé, comme ils disaient, n’était pas moins prohibé que le travail‑père ou primitif. Voilà pourquoi les disciples de Jésus profanaient actuellement le sabbat, leur action étant de même nature que le travail du moissonneur. Voilà pourquoi il était défendu de monter sur un arbre en un jour de sabbat, non que la chose fût interdite en tant que telle, mais parce qu’on s’exposait, en l’accomplissant, à casser quelques branches, ce qui a de l’affinité avec le travail du bûcheron et demeure proscrit par là-même. La suite des événements nous fournira l’occasion de citer d’autres exemples : ceux que nous avons rapportés suffisent pour montrer la différence qu’il y avait entre le joug vraiment suave et léger du Sauveur, et le joug intolérable des Pharisiens et des Docteurs juifs. L’esprit pharisaïque subsiste encore chez certains en Israël : on sait en effet que les Juifs demeurés croyants observent le sabbat avec autant de rigueur que leurs pères. Il en est qui n’osent pas même remonter leur montre ce jour‑là, qui appellent un chrétien pour allumer le feu qu’ils ont préparé la veille, qui croiraient commettre une faute grave en écrivant une seule ligne. Tel rabbin allemand adressait, au XIXème siècle, une protestation au ministère de l’intérieur à Berlin, parce que, des élections se trouvant fixées au samedi, les électeurs Juifs étaient, disait‑il, ou dans l’impossibilité de voter, ou dans la nécessité de transgresser leurs commandements religieux, attendu qu’il fallait écrire le nom du candidat sur le bulletin de vote.

    Mt12.3 Mais il leur répondit : "N'avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu'il eut faim, lui et ceux qui étaient avec lui : 4 comment il entra dans la maison de Dieu et mangea les pains de proposition, qu'il ne lui était pas permis de manger, non plus qu'à ceux qui étaient avec lui, mais aux prêtres seuls ? - Jésus prend aussitôt la parole pour disculper ses chers disciples, comme aussi pour protester énergiquement contre une interprétation exagérée qui, tout en voulant honorer la lettre du commandement, en dégradait l’esprit, en anéantissait la dignité. La défense a lieu à deux points de vue différents : au point de vue de l’ancienne Alliance, vv. 3 et 4, et au point de vue de la Nouvelle, vv. 5-8. Le Sauveur signale d’abord un trait de la vie de David qui, rapproché de la conduite des disciples, excusait complètement ces derniers, en montrant que « nécessité n’a pas de loi ». - N'avez-vous pas lu... S. Marc, 2, 25, est encore plus énergique : « Vous n’avez donc jamais lu ? » Jésus renvoie à la Bible ces prétendus savants. Ils avaient lu, et plus d’une fois, le passage en question ; mais ils ne l’avaient jamais compris. - Ce que fit David. Cet épisode est raconté en détail au premier livre de Samuel, 21, 1-6. David fuyait alors pour échapper aux projets homicides de Saül. Arrivé à Nob, petite ville de la Judée, située au Nord et à peu de distance de Jérusalem, il eut faim ; dénué de ressources, il entra dans le tabernacle, désigné par les mots la maison du Seigneur, Cf. Exod. 23, 19, et pria le grand‑prêtre Achimélech de lui donner quelque chose à manger. Celui‑ci n’avait alors à sa disposition que du « pain sanctifié », v. 4, ou, comme on l’appelle plus loin, v. 6, que les pains de proposition. On nommait ainsi, en hébreu, douze pains déposés dans le sanctuaire sur une table d’or, comme un hommage perpétuel des douze tribus à Dieu. Cf. Levit. 24, 5-7. - Qu'il ne lui était pas permis... Cf. Lévitique 24, 8-9. Ces pains étaient renouvelés chaque samedi matin. Mais, en demeurant huit jours dans le tabernacle, ils avaient contracté un caractère sacré ; aussi, d’après une ordonnance très expresse de la Loi, les prêtres seuls pouvaient‑ils les manger et seulement dans le lieu saint. Néanmoins, Achimélech n’hésita pas à donner à David de ce pain sanctifié et le saint roi n’hésita pas à en manger. Que suit‑il de cette conduite que les Rabbins sont d’ailleurs unanimes à justifier ? C’est qu’il y a parfois collision, dans la vie humaine, entre plusieurs obligations distinctes, et alors le droit positif le cède au droit naturel. Cela avait eu lieu légitimement pour David, cela avait lieu légitimement aussi pour les Apôtres. - L’exemple allégué par le divin Maître était admirablement choisi. Si David, le saint roi, le modèle de la piété juive, l’homme selon le cœur de Dieu, avait pu agir ainsi sans péché, pouvait‑on s’égarer en imitant son exemple ? Et puis, c’était une loi émanée de Dieu même qui interdisait aux profanes de toucher aux pains de proposition, tandis que l’action d’arracher quelques épis un jour de sabbat n’avait été prohibée que par une tradition humaine.




  1. Mt12.5 Ou n'avez-vous pas lu dans la Loi que, le jour du sabbat, les prêtres violent le sabbat dans le temple sans commettre de péché ? - Ou n'avez-vous pas lu... L’exemple de David ne se rapportait qu’indirectement à la question en litige, car il démontrait simplement que des prescriptions même religieuses peuvent perdre leur valeur en face d’une urgente nécessité ; le second exemple, tiré des fonctions des prêtres au jour du sabbat, est parfaitement adapté à la question, comme nous l’indiquerons par un court commentaire. - Dans la Loi : Cf. Nombres 28, 9 ; Lévitique 24, 5. Dans ces passages, Dieu ordonne aux prêtres d’exécuter chaque samedi divers travaux sacrés, qui demandaient un déploiement considérable d’activités, et qui étaient par conséquent incompatibles avec le repos du sabbat. On pouvait donc dire des prêtres, sous le rapport matériel, qu'ils violent le sabbat (c’est l’expression technique), ils font des choses qui, accomplies par d’autres et dans un autre but, seraient certainement une profanation du sabbat. Et pourtant, ils ne sont pas coupables, l’ordre divin les justifiant entièrement. En effet, d'après un axiome talmudique, « Le travail servile qui se fait dans le sanctuaire n’est pas servile », Schabb. f. 19.1. « Il n’y a pas du tout d’observation du sabbat dans le temple », Maïmonide, in Pesach. c. 1.

    Mt12.6 Or, je vous dis qu'il y a ici quelqu'un plus grand que le temple. - Je vous le dis. Affirmation solennelle, qui annonce habituellement quelque révélation importante. - Il y a ici quelqu'un plus grand... Ce sont ces mots qui nous transportent sur le terrain du Nouveau Testament. On dirait que Jésus‑Christ prévient une objection. Vous n’êtes pas des prêtres, auraient pu lui répondre ses adversaires. Faisant un raisonnement a fortiori, il reprend : Si les lois ordinaires relatives au repos du sabbat sont annulées pour le service du temple et pour le culte divin, à plus forte raison le sont‑elles pour moi, qui suis plus grand que le temple, et pour mes disciples qui sont mes prêtres. « Par ces paroles de la Loi, il excusait ses disciples et laissait entendre qu'il était permis aux prêtres d'agir librement. Or, prêtre, David l'était aux yeux de Dieu, quoiqu'il fût persécuté par Saül, car tout roi juste possède le rang sacerdotal. Prêtres, tous les disciples du Seigneur l'étaient aussi, eux qui n'avaient ici-bas pour héritage ni champs ni maisons, mais vaquaient sans cesse au service de l'autel et de Dieu », S. Irénée, Contre les Hérésies, Liv. 4, 3. Les Juifs disaient : Il n’y a pas de sabbat pour le temple ; Jésus dit à son tour : Il n’y a pas de sabbat pour le Messie ni pour ses disciples.

    Mt12.7 Si vous compreniez cette parole : "Je veux la miséricorde, et non le sacrifice", vous n'auriez jamais condamné des innocents. - Ce n’est pas assez pour Jésus‑Christ d’avoir démontré l’innocence de ses Apôtres ; il faut qu’il flagelle comme ils le méritent ces Pharisiens sans cœur, ces formalistes rigoureux qui laisseraient mourir les hommes de faim, plutôt que de leur permettre une violation légère et purement matérielle du sabbat, destinée à leur procurer un peu de nourriture. Oubliaient‑ils donc ce principe qu’ils avaient eux‑mêmes formulé dans un moment où leur sens n’était pas aveuglé par la passion : « Tout danger de mort chasse le sabbat » ? - Si vous saviez... Jésus a fait valoir contre les Pharisiens le témoignage de l’histoire, versets 3 et 4, puis celui de la Loi, v. 5 : il apporte maintenant contre eux celui des Prophètes. - Je veux la miséricorde... Nous avons déjà vu, Cf. 9, 13, cet oracle d’Osée, 6, 6, sur les lèvres du Sauveur dans une circonstance analogue, à l’occasion d’une autre accusation injuste lancée par les Pharisiens contre les premiers disciples. Dieu préfère la miséricorde au sacrifice et à toutes sortes d’observances cérémonielles ; le Dieu bon et charitable veut avant toutes choses que les hommes pratiquent entre eux la royale loi d’amour ; des Docteurs n’auraient‑ils pas dû se souvenir de ce grand principe si clairement énoncé dans l’Écriture ? « Si vous approuvez la commisération avec laquelle Achimélech restaura David qui était en danger de mourir de faim, pourquoi condamnez-vous mes disciples ? », S. Jérôme. - Vous n'auriez jamais condamné des innocents. Condamner des innocents, les condamner sans raison et de propos délibéré, c’est assurément une grave injustice. Les Pharisiens l’avaient commise à l’égard des disciples en les accusant témérairement de violer le sabbat.

    Mt12.8 Car le Fils de l'homme est maître même du sabbat." - Jésus‑Christ conclut l’apologie de ses disciples par une parole énergique, dont Grotius et plusieurs autres commentateurs ont malheureusement beaucoup affaibli la force, en appliquant les mots Fils de l'homme à tous les hommes sans exception. Ces écrivains auraient dû remarquer qu’ils obtiennent ainsi une pensée fausse et dangereuse. A quel titre, en effet, le premier homme venu serait‑il le Maître du Sabbat ? Ici, comme partout ailleurs dans l’Évangile, le Fils de l’homme est donc Notre‑Seigneur Jésus‑Christ lui‑même. Cela posé, l’idée devient aussi simple que vraie. Jésus, en sa qualité de Messie, plus encore en sa qualité de Fils de Dieu, est réellement le Maître du sabbat ; maître d’en interpréter les obligations, d’en dispenser, de l’ennoblir, ainsi que le fait Dieu lui‑même. Cf. Jean 5, 18 et 19. Ses disciples, n’eussent‑ils pas eu d’autre excuse, sont donc irréprochables : il avait le droit de leur permettre d’agir ainsi qu’ils l’ont fait. - Les Pharisiens ne répondent pas : mais qu’auraient‑ils pu répondre aux raisonnements indiscutables du Sauveur ? - La particule traduite par même dans la Vulgate, semble n’être pas authentique.




vv. 9-14. Parall. Marc. 3, 1-6 ; Luc. 6, 6-11.

  1. Mt12.9 Jésus, ayant quitté ce lieu, entra dans leur synagogue. - Bien que les trois synoptiques racontent à peu près de la même manière ce nouveau miracle de Jésus, on trouve néanmoins dans chacun de leurs récits des particularités pleines d’intérêt dont la réunion forme un charmant ensemble. On croirait, suivant la narration de S. Matthieu, que Jésus, immédiatement après la scène que nous venons d’étudier, se rendit à la synagogue du lieu auprès duquel elle s’était passée, et qu’il guérit le même jour le pauvre infirme dont la main était depuis longtemps desséchée ; mais S. Luc dit expressément que ce second épisode eut lieu « un autre jour de sabbat », 6, 6, peut-être le samedi suivant. Cf. S. August. l'Accord des Évangélistes l. 2, c. 35. - Dans leur synagogue ; d’eux, c’est-à-dire ou des Pharisiens qui avaient attaqué si injustement les disciples du Sauveur, ou mieux encore des habitants de l’endroit. Cf. 4, 23 ; 11, 1. On a supposé, mais sans raisons suffisantes, que les villes de Tibériade ou de Capharnaüm avaient été le théâtre de cette double polémique relative au sabbat.

    Mt12.10 Or, il se trouvait là un homme qui avait la main desséchée, et ils demandèrent à Jésus : "Est-il permis de guérir, le jour du sabbat ?" C'était pour avoir un prétexte de l'accuser. - Un homme qui avait la main desséchée. S. Jérôme nous fournit dans son commentaire quelques détails curieux sur ce malade : « Dans l'Évangile qu'utilisent les Nazaréens et les Ébionites, que nous avons traduit récemment de l'Hébreu au Grec et qui est appelé par beaucoup le texte authentique de Matthieu, il est écrit que l'homme à la main desséchée est un maçon, qui prie pour recevoir de l'aide avec des mots tels que : "J'étais un maçon, je gagnais ma vie avec mes mains, je vous prie Jésus, de me rendre la santé, sans quoi je devrai mendier honteusement ma nourriture ». S. Jérôme, in Matth., 12, 13. Son mal est indiqué en termes populaires, Cf. 1 Rois 13, 4 ; c’était une atrophie partielle, par suite de laquelle le mouvement, puis l’action vitale, avaient complètement disparu du membre attaqué. Quand cette infirmité existe depuis quelque temps, elle est regardée comme tout à fait incurable. S. Luc ajoute que c’était la main droite qui avait été atteinte, circonstance aggravante et bien digne de pitié. - ils demandèrent à Jésus. D’après les deux autres récits, les Pharisiens seraient demeurés silencieux, observant attentivement la conduite du Seigneur : l’interrogation serait venue de Jésus, Marc. 3, 2-4 ; Luc. 6, 7-9 ; mais la conciliation est facile. Les Pharisiens, après avoir observé tout à leur aise, posèrent les premiers au Sauveur la question que nous a conservée S. Matthieu ; alors Jésus leur aura répondu, comme en d’autres cas semblables, par une autre question, plaçant ainsi dans un cruel embarras ceux qui auraient voulu l’embarrasser lui‑même. - Est‑il permis : cf. 19, 3 ; Luc.13, 23 ; 22, 49 ; Actes des Apôtres 1, 6 ; 19, 2, etc. - Guérir le jour du sabbat. La question était insidieuse et renfermait un piège habilement dissimulé, ainsi que l’indiquent les mots suivants, pour avoir un prétexte de l'accuser. - D’après la conduite habituelle de Jésus, ses interrogateurs supposaient d’avance qu’il s’apitoierait sur le sort de l’infirme, et qu’il consentirait à le guérir sur l’heure ; ce qui leur permettrait de déposer aussitôt auprès des dignitaires de la synagogue, qui formaient un tribunal de troisième ordre, une accusation de viol du sabbat contre le Thaumaturge. En effet, d’après les principes rabbiniques de l’époque, qui ont été fidèlement consignés dans le Talmud, toute tentative de guérison était regardée comme inconciliable avec le repos du sabbat, à moins qu’il n’y eût réellement danger à différer l'intervention ; sans doute parce que l’art médical, étant alors très compliqué, exigeait des manipulations nombreuses, que les Rabbins assimilaient à un travail proprement dit. « Que ceux qui sont en bonne santé ne prennent aucun remède le jour du sabbat. Que celui qui a un mal de rein n’oigne pas la partie endolorie avec de l’huile et du vinaigre. Il peut toutefois l’oindre avec de l’huile seule, pourvu que ce ne soit pas de l’huile de rose. Que celui qui a mal aux dents n’absorbe pas de vinaigre. Il devra plutôt le recracher. Mais il est permis de l’absorber, s’il l’avale. Que celui qui a un mal de gorge ne se gargarise pas avec de l’huile. Mais il est permis d’avaler l’huile. Si cela le guérit, tant mieux ! Qu’il ne mastique pas de mastic, et qu’il ne mâchouille pas avec ses dents des aromates, comme remède. Mais s’il le fait quand même, cela lui est permis pour se parfumer la bouche », Maimon. in Schabb. c. 21 : Quelle série de prescriptions absurdes et de flagrantes contradictions. Ne soyons pas surpris si l’école de Schammaï allait jusqu’à interdire de visiter et de consoler les malades en un jour de sabbat. Schabb. 12, 1.

    Mt12.11 Il leur répondit : "Quel est celui d'entre vous qui, n'ayant qu'une brebis, si elle tombe dans une fosse un jour de sabbat, ne la prend et ne l'en retire ? - Conformément à ses principes et à sa conduite habituelle, Jésus‑Christ aurait pu faire une réponse affirmative ; mais connaissant les dispositions hostiles des Pharisiens, il préfère déjouer habilement leurs plans et les couvrir eux‑mêmes de confusion. - Quel est l'homme parmi vous... A un cas de conscience il en oppose un autre, pour tirer ensuite une conclusion irréfragable qui le mettra complètement à l’abri de leurs accusations haineuses. - Une brebis. Un pauvre qui ne possède qu’une brebis pour toute richesse, sera plus excusable s’il travaille en un jour de sabbat pour la sauver ; Notre‑Seigneur note à dessein cette circonstance atténuante. - Si elle tombe dans une fosse. Ces accidents sont fréquents dans les contrées orientales, où les citernes sont ordinairement dissimulées au milieu des champs, à l’aide de branchages et d’herbes qui les recouvrent. - Ne la prendra pas... L’école pharisaïque autorisait en effet le propriétaire à accomplir, sans s’inquiéter du sabbat, tout ce qui serait nécessaire pour retirer sa bête du puits ; car, disait‑elle, « il faut avoir un soin extrême des bêtes des Israélites » ; il est vrai que plus tard elle l’interdit sévèrement, sans doute pour protester contre ce passage de l’Évangile. - Les paroles du Sauveur renferment un argument « ad hominem » (opposant leurs propres actes à ses adversaires) plein d’une divine sagesse : elles font voir aux interrogateurs qu’ils n’hésitaient pas à violer le repos du saint jour lorsque leur intérêt personnel était en jeu.

    Mt12.12 Or, combien un homme ne vaut-il pas plus qu'une brebis ? Il est donc permis de faire du bien les jours de sabbat." - Jésus applique maintenant son cas de conscience à la question pendante. Ailleurs, il avait dit que l’homme est supérieur au lis des champs, au passereau qui vole insouciant dans les airs ; il le place actuellement avec la même simplicité au‑dessus de l’unique brebis du pauvre. - Donc, c’est la conclusion de son syllogisme, dont nous avons vu la mineure au v. 11, et la majeure dans la première partie du v. 12. - Il est permis de faire du bien. La conclusion naturelle serait « Il est permis de guérir » ; mais le divin Maître varie à dessein l’expression pour fortifier son raisonnement. Il fait apparaître ainsi les œuvres de miséricorde sous un nouveau jour, de manière à les distinguer entièrement des œuvres serviles vulgaires. Faire le bien est toujours permis, même en un jour de sabbat : mais, une guérison est un bienfait accompli à l’égard de l’humanité, un hommage rendu au Créateur ; comment donc pourrait‑elle tomber en collision avec le repos sabbatal ? La réponse est si frappante que, cette fois encore, les Pharisiens demeurent muets.



  1. Mt12.13 Alors il dit à cet homme : "Étends ta main." Il l'étendit, et elle redevint saine comme l'autre. - Alors il dit à l'homme. Durant cette courte argumentation de Jésus‑Christ, l’infirme s’était tenu debout au milieu de l’assemblée, à côté de celui dont il avait imploré la pitié. Avec quelle anxiété n’avait‑il pas entendu la question des Pharisiens et la réponse du Sauveur ? Mais ses craintes avaient fait bientôt place à la plus vive espérance, quand ces douces paroles avaient retenti à ses oreilles : « Combien l’homme ne vaut‑il pas mieux qu’une brebis. ». - Étends ta main. La véritable doctrine du sabbat exposée, la calomnie n'a plus aucune prise. Car, sans aucun contact, avec la seule voix, il guérit l’homme. Ce qu’aucune espèce de violation du sabbat ne pourrait faire. L’acte de guérison était compris dans cet ordre. Dire à un homme dont la main est contractée par la paralysie : Étends la main, c’est lui dire : Tu es guéri. - Il l'étendit ; l’infirme obéit plein de foi, il étend sa main qui se trouva aussitôt complètement guérie et aussi saine que l’autre, ajoute l’évangéliste.

    Mt12.14 Les Pharisiens, étant sortis, tinrent conseil contre lui sur les moyens de le perdre. - Les pharisiens étant sortis.. Ce dénouement dévoile toute l’étendue de leur malice. Aveuglés de plus en plus par la haine, furieux de voir que, bien loin d’avoir amassé, comme ils l’espéraient, des matériaux d’accusation contre Jésus, ils n’avaient au contraire réussi qu’à se faire prendre dans leurs propres filets, ils sortent pour cacher leur rage, ou mieux, pour lui donner un libre cours loin des regards de la foule. Ils se réunissent en comité secret afin de décider les moyens de le perdre. La mort de Jésus est arrêtée en principe, mais le mode de l’exécution est pour eux un objet d’embarras. Nous verrons qu’il le demeurera jusqu’aux derniers jours de la vie de Notre‑Seigneur.


  1. Mt12.15 Mais Jésus, en ayant eu connaissance, s'éloigna de ces lieux. Une grande foule le suivit, et il guérit tous leurs malades. 16 Et il leur commanda de ne pas le faire connaître : - Jésus, en ayant eu connaissance... Le Sauveur, connaissant par sa science divine les infâmes machinations de ses ennemis, quitta aussitôt le théâtre des deux événements dont nous avons entendu le récit. Son heure n’était pas encore venue, et il ne voulait pas par sa présence accroître l’exaspération de ceux qui avaient juré sa mort, et entraver ainsi l’exécution des plans divins. Il pratique donc le premier le conseil qu’il donnait naguère aux Apôtres, 10, 23, et il échappe par la fuite aux menées de ses persécuteurs. - Et beaucoup le suivirent. S. Marc, 3, 7-12, a tracé un tableau vivant de la foule qui se mit alors à la suite de Jésus ; elle venait de toutes les provinces de la Palestine et même des pays païens environnants. Si le divin Maître s’éloigne, c’est donc comme un vainqueur emmenant avec lui de nombreux amis et de nombreux captifs qui se sont volontairement attachés à sa personne. - Et il les guérit tous, c’est-à-dire, d’après les deux autres synoptiques, tous ceux d’entre eux qui avaient besoin de guérison corporelle ou spirituelle. - L’expression « tous » fait ressortir tout à la fois l’admirable condescendance de Jésus‑Christ et le grand nombre des malades. - Et il leur commanda. Il insista énergiquement en ce sens, afin de ne pas aggraver sans raison la situation qui lui était faite par le parti pharisaïque. Plus que jamais, il désire le calme et la modération, pour le motif que nous avons déjà signalé plusieurs fois. L’enthousiasme croissant de la foule, Cf. Marc. l. c. et Luc. 6, 18-19, lui dictait cette conduite dans la circonstance présente.



  1. Mt12.17 afin que s'accomplît la parole du prophète Isaïe : - En évitant ainsi tout ce qui était de nature à provoquer ses adversaires sans nécessité, en se montrant humble et doux à leur égard, doux et humble également envers les multitudes par lesquelles il était constamment assailli, il avait conscience de réaliser une prédiction célèbre du prophète Isaïe, 42, 1-4. - Afin que s'accomplît cf. 1, 21. Comme en plusieurs autres endroits, S. Matthieu ne suit à proprement parler ni le texte hébreu, ni la traduction des Septante, dans la citation qu’il unit à son récit ; mais il traduit lui‑même librement à la façon d’un Targum, « s'attachant plus au sens qu'aux mots », selon la juste remarque de S. Jérôme, Lettre 121 à Algasia. Nous donnons ici la traduction littérale de l’hébreu, afin que le lecteur puisse voir plus aisément que l’évangéliste ne s’est rendu coupable d’aucune infidélité sérieuse : « Voici. mon serviteur que je maintiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai placé sur lui mon esprit. Il apportera aux peuples la justice. Il ne criera pas, et il n’élèvera pas et ne fera pas entendre sa voix au dehors. Il ne brisera pas le roseau froissé et il n’étendra pas la mèche fumante. C’est d’après la vérité qu’il fera connaître la justice. Et il ne faiblira pas, et il ne se laissera pas amollir jusqu’à ce qu’il ait établi la justice sur la terre, et les îles attendent sa doctrine ». Les vv. 2 et 3 du prophète se rattachent seuls directement à la thèse que S. Matthieu voulait démontrer ; l’évangéliste cite néanmoins le passage complet pour plus de clarté : le v. 1 lui servira du reste d’introduction et le v. 4 de conclusion. - La lettre de S. Jérôme « à Algasia » , ou « Capitula 11 quæstionum Algasiæ », que nous avons mentionnée plus haut, contient un beau commentaire de cette prophétie.


  1. Mt12.18 "Voici mon serviteur que j'ai choisi, mon bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon affection. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, et il annoncera la justice aux nations. - Isaïe décrit trois choses : 1° la vocation du Messie, 2° sa conduite, 3° les résultats obtenus par lui. Il est question de la vocation du Christ au v. 18. - Voici mon serviteur. Dans le texte latin, « Puer », peut désigner indistinctement le fils ou le serviteur de la famille : le texte hébreu parle très explicitement du serviteur de Dieu. Mais celui dont le nom revient si fréquemment dans la seconde partie du livre d’Isaïe, ch. 40-56, n’est autre que le Messie, considéré dans ses humiliations volontairement acceptées pour notre salut. Cf. Phil. 2, 7. Les Rabbins le reconnaissaient presque tous. Aussi, dans la paraphrase chaldaïque, lisons nous la traduction suivante de notre passage : voici mon serviteur, le Messie. - Que j'ai choisi. Dieu, qui est censé prononcer ces paroles, affirme à la face du ciel et de la terre que, de toute éternité, il a choisi son Christ pour en faire le régénérateur de l’humanité. - En qui j’ai mis toute mon affection. La voix qui retentit à l’heure du baptême de Jésus, 3, 17, celle qui retentira au moment de sa Transfiguration, 17, 5, exprimaient précisément la même pensée, le même amour de complaisance absolue. - Dans le texte grec, l'emploi de l’accusatif est plus expressif et indique une tendance perpétuelle de l’affection divine vers son Christ. - Mon esprit : « il ne faut pas s'étonner qu'on se serve du mot « âme » pour exprimer les affections de Dieu, puisque dans un sens moral, et selon les différentes manières d'expliquer l’Écriture sainte, on lui attribue aussi toutes les parties du corps humain », S. Jérôme, Lettre 121 à Algasia. - J'ai mis ; dans l’hébreu le verbe est au parfait : « j’ai placé » (Cf. Isaïe 12, 1). « L'esprit, observe encore S. Jérôme, Comm. in h.l., est mis non sur le Verbe de Dieu ni sur le Fils unique qui procède du Père, mais sur celui de qui il est dit : Voici mon serviteur ». - Et il annoncera la justice... Le Messie a été choisi, préparé ; maintenant commence l’exposition de son rôle. Mais quel est ce jugement que le Christ doit annoncer aux païens, tout aussi bien qu’aux Juifs ? Est‑ce la justice proprement dite, en ce sens que le Messie a été réellement institué par Dieu juge suprême des bons et des méchants ? Est‑ce, d’une manière plus générale, « ce qui est juste et bon », la vérité, la seule vraie religion ? Ces deux interprétations, qu’on a tour à tour adoptées, nous semblent l’une et l’autre contenues dans le rôle du Messie : aussi n’essayerons‑nous pas de les séparer.





  1. Mt12.19 Il ne disputera pas, il ne criera pas, et on n'entendra pas sa voix dans les places publiques. 20 Il ne brisera pas le roseau froissé et n'éteindra pas la mèche qui fume encore, jusqu'à ce qu'il ait fait triompher la justice. - Le rôle du Christ est admirablement exprimé dans ces versets à l’aide d’allégories touchantes. On nous montre d’abord ce qu’il a de sublime sous le rapport négatif. - Il ne disputera pas... La passion ne sert jamais de règle à sa conduite ; il n’est ni violent, ni turbulent ; mais doux, pacifique et modeste. Ce n’est pas un homme de parti qui attire la foule par de bruyantes paroles : tout au contraire, il demande que le silence se fasse autour de son nom et de ses miracles. - Dans les places publiques, le théâtre habituel des orateurs qui veulent devenir populaires. - Nous passons à un autre côté de l’activité du Messie : elle est aussi aimable et aussi suave qu’elle est humble, comme nous l’apprennent deux locution proverbiales, qui développent mieux que tout autre langage la devise bien connue de Jésus : « Le Fils de l'homme est venu sauver ce qui était perdu », Matthieu, 18, 11. - Il ne brisera pas le roseau… Ce roseau froissé, cette mèche à demi éteinte, objets désormais sans valeur, figurent très bien les pauvres âmes dont la vie morale tient à peine à un fil, et qu’un contact un peu brusque, dépourvu de bonté, suffirait pour tuer à tout jamais. Le Christ se garde bien de détruire ce faible reste de vie : au contraire, il ressuscite et ranime doucement ceux qui sans lui n’auraient pas tardé à dépérir totalement. - Il n'éteindra pas la mèche. « La partie la plus voisine de l'écorce (des tiges de lin) se nomme étoupe ; c'est un lin d'une qualité inférieure, et qui n'est guère propre qu'à faire des mèches de lampe », Pline, Hist. Nat. 19, 3. S’il eût plu au divin Maître de se conduire à l’égard des Juifs incrédules comme un juge sévère, qui d’entre eux eût pu résister à sa colère ? Il les aurait brisés, étouffés sans peine, de même qu’on brise un roseau et qu’on étouffe la lumière d’une lampe ; mais non. Il les a toujours épargnés cherchant jusqu’au bout à les convertir par des moyens pleins de bonté. - jusqu'à ce qu'il ait fait triompher la justice. Tel est le résultat final qu’il obtiendra. « C’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il ait accompli ce qui le regarde. C’est alors qu’il tirera une vengeance éternelle de ses ennemis », S. Jean Chrys. Hom. 40 in Matth. La justice pure et simple prendra donc alors la place de la bonté, et cette justice s’imposera d’elle‑même d’une façon triomphante, renversant tout ce qui tenterait de lui résister.


  1. Mt12.21 En son nom, les nations mettront leur espérance." - En son nom. « Ce jugement ne se terminera pas seulement à punir les coupables, mais a attirer encore à lui toute la terre. Et les nations espéreront en son nom », S. Jean Chrys. l. c. D’après l’hébreu, ce n’est pas précisément le nom, c’est la doctrine du Messie qui fait l’objet de l’attente des Païens ; toutefois la différence n’est pas considérable, puisque dans le nom du Christ on trouve assurément le principe de son enseignement : ceux qui attendent sa loi ne peuvent manquer d’avoir confiance en son nom, c’est-à-dire en sa personnalité toute puissante. - Les nations, comme au v. 18 ; car les païens aussi, les Prophètes ne cessent pas de le redire, étaient appelés au salut messianique. - Bien que ce beau passage d’Isaïe soit rattaché d’une manière plus spéciale à l’humble fuite de Jésus et à sa condescendance envers le peuple, il convient néanmoins à sa Vie publique tout entière et à tout l’ensemble de sa conduite en tant que Messie.









Polémique à propos de la guérison d’un démoniaque, vv. 22-50. Parall. Marc. 3, 20-35 ; Luc. 11, 24-32 ; 8, 19-21.


  1. Mt12.22 On lui présenta alors un possédé aveugle et muet, et il le guérit, de sorte que cet homme parlait et voyait. - Nous avons déjà rencontré plus haut, 9, 32, un fait du même genre ; les deux guérisons sont certainement distinctes, malgré les assertions contraires des rationalistes (Strauss, de Wette, etc.). - Aveugle et muet ; le malheureux que l’on présentait à Jésus n’était pas seulement possédé du démon. Par suite de cette possession, il était encore privé de la vue et de la parole. - Et il le guérit, de sorte... En faisant disparaître la cause, le Sauveur écarte en même temps les effets. « Trois miracles furent accomplis dans le possédé guéri : le muet parle, l’aveugle voit, le possédé est délivré du démon. Ces trois miracles se renouvellent tous les jours dans la conversion des fidèles ; d’abord, le démon est chassé ; puis, ils voient la lumière de la foi et ouvrent la bouche pour louer Dieu. » Belle réflexion de S. Jérôme.

    Mt12.23 Et tout le peuple, saisi d'étonnement, disait "N'est-ce pas là le fils de David ?" - saisi d'étonnement, expression très énergique que saint Matthieu n’emploie qu’en cet endroit. L’admiration est donc à son comble, et elle gagne rapidement la foule considérable qui accompagnait Jésus cf. Marc. 3, 7 et 8. - N'est‑ce pas là..., c’est-à-dire, ne serait‑ce‑pas le fils de David, ou le Messie ? Cf. Jean 4, 29. Ce langage exprime une foi naissante, mais qui n’est pas encore entière et qui lutte avec le doute. La multitude est suspendue entre l’affirmative et la négative, tout en penchant davantage vers la première décision. Que l’un de ces Pharisiens que nous apercevons dans l’assistance élève la voix pour dire : Oui, c’est vraiment le Messie, car ses miracles le prouvent, et aussitôt le peuple entier croira.


  1. Mt12.24 Mais les Pharisiens, entendant cela, dirent : "Il ne chasse les démons que par Béelzéboul, prince des démons." - Malheureusement, c’est le contraire qu’ils feront. S. Marc ne nous dit‑il pas qu’ils étaient venus tout exprès de Jérusalem pour épier le Sauveur et pour détacher de lui ces bons Galiléens ? Cf. Marc. 3, 22. - il ne chasse les démons... Telle est l’infâme accusation qu’ils osent porter contre lui. Il est vrai qu’elle répondait parfaitement à leur but. « Toutes les foules », tout le peuple leur échappait pour se donner à Jésus : S’ils peuvent réussir à répandre parmi ces masses ignorantes la croyance que le Thaumaturge universellement admiré est en communication intime avec l’ennemi du genre humain, avec le prince des démons, sa réputation sera bientôt flétrie. Les Pharisiens frappent donc un coup désespéré. - Que par Béelzéboul. Le miracle est trop évident pour qu’ils puissent en nier la réalité ; mais ils l’attaquent à un autre point de vue. Le surnaturel, dans les cas de ce genre, ne peut‑il pas venir de Dieu ou de Satan ? Quand Jésus chasse les démons, ce n’est pas, s’écrient ces misérables, en vertu d’un principe divin ; mais par un concours satanique, par une opération monstrueuse. - Prince des démons : les Juifs se représentaient justement les esprits infernaux sous l’image d’une armée douée d’une certaine organisation, ayant à sa tête un commandant en chef auquel les démons inférieurs obéissaient. Nous avons essayé d’indiquer pourquoi on appelait alors Satan Béelzéboul. Cf. 10, 25 et le commentaire.











  1. Mt12.25 Jésus, qui connaissait leurs pensées, leur dit : "Tout royaume divisé contre lui-même sera désolé, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne pourra subsister. - Jésus, qui connaissait leurs pensées. Jésus connaissait par là-même toute l’énormité de leur malice. S’il a autrefois, 9, 34, laissé sans réponse une accusation analogue, il n’est pas possible qu’il permette davantage aux Pharisiens de profiter de son silence pour s’enhardir de plus en plus, et pour ruiner peu à peu son œuvre et son autorité auprès du peuple. Cette fois, il prend la parole pour repousser l’injure si odieuse qu’on venait de lancer contre lui. C’est un véritable plaidoyer pour sa propre cause qu’il nous fait entendre ; il y démontre qu’il n’est nullement, comme on l’en accuse, le confédéré de Satan. Toutes les qualités que nous avons admirées déjà dans ses discours et dans ses réponses, nous les retrouvons ici réunies : la douceur et l’humilité qu’aucune offense personnelle, pas même l’outrage le plus avilissant, ne peut faire démentir ; le tempérament calme et sublime qui ne rend pas injure pour injure ; la sainte colère du juge en harmonie avec l’amour qui instruit et persuade ; la plénitude de sagesse qui, en toute occasion, révèle les secrets des cœurs et déclare la vérité avec un pouvoir pénétrant, enfin la majesté de sa personne qui s’affirme en toutes choses. Il y a deux parties dans ce petit discours du divin Maître : l’orateur se tient d’abord sur la défensive et réfute, par une série d’arguments inébranlables, l’accusation grossière des Pharisiens, vv. 25-30 ; puis, devenant lui‑même agresseur, il met en relief le crime de ses ennemis et le châtiment qui les atteindra s’ils persistent dans leur indigne conduite, vv. 31-37. - Première partie. La réfutation commence par un raisonnement par l'absurde, vv. 25 et 26. Satan qui chasse Satan, n’est‑ce pas une véritable absurdité ? Et pourtant, telle est bien l’affirmation des Pharisiens, quand ils assurent que Notre‑Seigneur tient du démon le pouvoir qu’il exerce contre le démon. La double comparaison qui sert de développement à cette preuve la rend très vivante et en accroît la force. - Tout royaume divisé... Qui pourrait nier ces deux faits d’expérience dont on est si souvent témoin, et dont la triste et perpétuelle vérité est attestée, chez tous les peuples, par des locutions proverbiales identiques à celles que nous cite Jésus ? « Quelle maison est si solide, disait Cicéron, quelle cité est si fermement établie, qu'elle ne puisse être détruite par la haine, la tricherie, la jalousie ? » Et Salluste : « En effet, par l'union, les petites choses grandissent, mais par la discorde les plus grandes s'effondrent». - Maison désigne métaphoriquement la famille, qui est supposée occuper à elle seule une maison.

    Mt12.26 Si Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même : comment donc son royaume subsistera-t-il ? - Jésus‑Christ applique au royaume de Satan les paroles sentencieuses du verset 25. - Si Satan chasse Satan. Fritzsche et de Wette traduisent : Si un Satan chasse un autre Satan ; mais ils affaiblissent ainsi notablement la pensée du Sauveur. Le véritable sens est donc : Si Satan s’expulse lui‑même, s’il est tout à la fois sujet et objet de l’expulsion. - Il est divisé. Les démons ne sortaient que malgré eux des corps des possédés ; si c’est leur propre chef qui les y oblige, il est divisé contre lui‑même en tant qu’il forme une unité morale avec tous les autres esprits mauvais, rangés sous sa juridiction : en même temps il veut et ne veut pas sortir. Cf. S. Thomas d’Aquin in h. l. - Comment donc... Conclusion très légitime et tout à fait incontestable. Il n’est pas une société organisée, - qu’elle s’appelle royaume, cité, famille ou même empire infernal, peu importe, - qui puisse résister à une guerre intestine. Or, les œuvres opérées par Jésus‑Christ sont manifestement opposées au royaume de Satan ; il est donc impossible qu’il soit ligué avec Satan, parce que cela reviendrait à dire que Satan est ligué contre lui‑même, ce qui est absurde. Par conséquent, l’expression « chasser les démons par Béelzéboul » n’est qu’un jeu de mots complètement vide de sens, un pur sophisme inventé pour jeter de la poudre aux yeux des ignorants. « Mais l’union la plus parfaite existe‑t-elle donc entre les démons ? N’est‑il pas au contraire dans la nature du mal de se séparer, de se diviser pour des fins égoïstes ? Sans doute la haine, et la jalousie, et la discorde règnent entre les démons ; toutefois, lorsqu’il s’agit de lutter contre le royaume du bien, ils savent s’unir et former une phalange serrée », Bisping, in h. l. Croira‑t-on qu’ils consentent jamais à prêter main‑forte à quelqu’un pour faire le bien, c’est-à-dire pour se ruiner eux‑mêmes ?


  1. Mt12.27 Et si moi je chasse les démons par Béelzéboul, par qui vos fils les chassent-ils ? C'est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. - Et si moi je chasse par Béelzéboul... Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ne craint pas d’admettre pour un instant cette monstrueuse hypothèse, afin de la mieux renverser. Quel noble calme dans son argumentation. On dirait que son nom n’a pas été directement mêlé à la question. Dans ce verset, la réfutation a lieu en opposant à l’adversaire ses propres paroles. Soit, c’est grâce au concours de Béelzéboul que je parviens à chasser les démons ; mais alors vos fils, qui les chassent aussi, de qui tiennent‑ils ce pouvoir ? - Les mots vos fils désignent évidemment les disciples des Pharisiens ; c’est un hébraïsme semblable à celui qui faisait autrefois appeler « Fils des Prophètes », 1 Rois 20, 35 ; 2 Rois 2, 3, etc., les hommes formés à l’école des Samuel, des Élie et des autres voyants inspirés. - Par qui… les chassent‑ils ? Est‑ce par Jésus ou par Béelzéboul ? Ce raisonnement suppose qu’il y avait alors chez les Juifs des exorcistes qui, à l’aide du nom divin et de diverses formules, réussissaient parfois à chasser les démons des corps. Nous savons du reste par le livre des Actes, 19, 13, et par les écrits de Josèphe, Antiq. 8, 2, 5 ; Guerre des Juifs, 7, 6, 3, etc., qu’il en était réellement ainsi. Plusieurs Pères signalent également ce fait cf. S. Justin, adv. Tryph. p. 311, Origène, Contre Celse liv. 1 et 4, et S. Irénée, adv. 2, 7, dont voici les paroles : « Tout est soumis au Tout‑Puissant, et, par l’invocation de son nom, même avant l’arrivée de Notre‑Seigneur, les hommes étaient délivrés des esprits mauvais... Aujourd’hui encore les Juifs chassent les démons par cette invocation ». - C'est pourquoi ils seront eux‑mêmes vos juges. Vous les louez et vous me condamnez, quoique nos œuvres soient les mêmes : vous n’êtes donc pas conséquents avec vous‑mêmes : aussi vos exorcistes seront‑ils vos juges, en montrant par leur conduite que vous avez parlé contre votre conscience, à cause de la haine que vous nourrissez contre moi. - S. Jean Chrysostome, Théophylacte, Euthymius, S. Hilaire, Maldonat, etc., supposent que Jésus‑Christ désignait ses propres disciples par l’expression « vos fils ». Maldonat : « Les apôtres, qui sont de votre peuple, par qui les expulsent‑ils ? » Mais c’est une interprétation manifestement erronée, qui enlève au raisonnement presque toute sa force : dans quel sens, du reste Notre‑Seigneur appellerait‑il ses Apôtres les fils des Pharisiens ?

    Mt12.28 Que si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous. - Jésus tire maintenant des arguments qui précèdent une déduction importante. - Si je chasse les démons par l'Esprit de Dieu, ou bien « par le doigt de Dieu », selon l’expression pittoresque de S. Luc, 11, 20. C’est plus qu’une hypothèse, car Jésus‑Christ ne peut chasser les démons qu’avec l’aide de Dieu ou par le concours de Satan ; or il vient de prouver que la seconde partie du dilemme est fausse ; la première par conséquent demeure forcément vraie. Lui, il se sert d’un esprit puissant pour guérir les possédés, mais c’est l’Esprit de Dieu et non par un esprit satanique comme on le lui reproche. - Le royaume de Dieu est donc venu à vous. Voici ce qu’ils auraient dû comprendre. Le royaume de Satan s’écroule visiblement ; il faut donc que le royaume de Dieu, le royaume messianique, soit déjà établi sur la terre, et, s’il en est ainsi, le Christ, son fondateur, a dû faire son apparition, et le Christ n’est autre que Jésus.

    Mt12.29 Et comment peut-on entrer dans la maison de l'homme fort et piller ses meubles, sans avoir auparavant lié cet homme fort ? Alors seulement on pillera sa maison. - Si quelqu’un veut piller la maison d’un homme puissant avec lequel il est en lutte, il faut qu’il soit capable de l’enchaîner tout d’abord. Alors seulement il pourra exécuter ses desseins de vengeance : ainsi donc, Jésus doit être plus fort que Satan, puisqu’il réussit à le lier et à lui ravir ses biens. Dans cette parabole, « quelqu'un » représente en effet le Christ, tandis que Satan est naturellement désigné par l’expression « homme fort ». La maison du prince des démons, c’est la terre sur laquelle Dieu lui a permis d’exercer un certain pouvoir. - Ses meubles, d’après l’hébreu, ustensiles, mobilier en général ; ce sont les hommes, qu’il n’avait que trop longtemps tenus entre ses mains comme de vils ustensiles. Le Sauveur Jésus, en chassant les démons, manifestait sa toute‑puissance à leur égard, et leur enlevait en même temps les hommes pour les rendre à Dieu, leur véritable maître.

    Mt12.30 Qui n'est pas avec moi est contre moi, et qui n'amasse pas avec moi disperse. - qui n'est pas avec moi... La signification de ces paroles est claire. C’est comme si Jésus eût dit « Celui qui n'est pas un ami est considéré comme un ennemi ». Quand, sur un point donné, deux partis hostiles sont en face l’un de l’autre, et que ces deux partis seulement sont possibles, il n’est permis à personne de demeurer impartial : il faut être ou pour ou contre. Or, tel est précisément le cas, dit Jésus. « Je suis du parti de Dieu. Par conséquent, celui qui n'est pas de mon camp est mon ennemi, mon adversaire », Érasme. Mais à qui Notre‑Seigneur voulait‑il appliquer cette sentence ? Il y a controverse là-dessus parmi les commentateurs. « Le contexte montre qu'il fait référence au démon ; car les œuvres du Seigneur ne peuvent être comparées à celle du démon », écrit S. Jérôme. De même S. Thomas d’Aquin : « Et le démon sert celui qui n'est pas avec moi ». Le proverbe cité par Jésus contiendrait donc une nouvelle réfutation des Pharisiens cf. Wetstein, de Wette, Arnoldi, etc. Bengel et Néander rapportent moins heureusement encore ces paroles aux exorcistes juifs mentionnés plus haut, v. 27 ; d’autres les appliquent aux Pharisiens et à leurs sentiments hostiles contre Jésus. Nous préférons les regarder, avec Grotius, comme une sentence générale qui convient à tout l’auditoire du Sauveur. Il y avait là beaucoup d’hommes flottants, indécis, qui, frappés d’une part des miracles auxquels ils avaient assisté, de l’autre de la réflexion des Pharisiens, ne savaient de quel côté se ranger. Notre‑Seigneur leur donne un avertissement sérieux, en montrant qu’en une telle matière la neutralité est impossible. Le juste‑milieu ne saurait exister lorsque les principes sont en jeu, comme ils l’étaient alors ; car, en pareil cas, l’indifférence serait la haine. - qui n'amasse pas... Même pensée revêtue d’une image qui est empruntée à la moisson. Ne pas se ranger avec le divin Moissonneur, c’est imiter l’insensé qui jetterait au loin à pleines mains les grains à peine récoltés. Là encore, il n’y a pas de milieu : on recueille ou on disperse.







  1. Mt12.31 C'est pourquoi je vous dis : Tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne leur sera pas remis. - Après avoir réfuté ses adversaires, Jésus‑Christ les attaque à son tour, et, en les attaquant, il essaie de leur inspirer un salutaire effroi par le tableau de leur malice et des dangers auxquels elle les expose relativement à l’autre vie. Telle sera la couleur générale de cette seconde partie de la défense du Sauveur, vv. 31-37. « Après s’être défendu ; après avoir satisfait à toutes les objections ; après avoir découvert l’impudence de ses ennemis, il les effraye ensuite par ses menaces. Car ce n’est pas une petite preuve du zèle qu’il avait du salut des hommes, de ne pas se contenter de se justifier devant eux et de les persuader de son innocence, mais de les intimider même par les menaces », S. Jean Chrysost. Hom. 41 in Matth. - C'est pourquoi ne se rapporte pas à ce qui vient d’être dit immédiatement par Jésus, mais à l’accusation du v. 24. « C'est pourquoi », puisque, malgré l’évidence du contraire, vous osez affirmez que c’est avec le secours de Béelzéboul que je chasse les démons, sachez bien quel affreux péché vous pouvez commettre en tenant un pareil langage. - Je vous dis ; formule solennelle, comme toujours. - Tout péché et tout blasphème... S. Augustin regardait les vv. 31 et 32 comme les plus difficiles de toute la Bible ; il a fréquemment essayé de les expliquer, complétant peu à peu son interprétation primitive par de nouveaux développements. Cf. Jansenius in h. l. - Jésus commence par une proposition générale : tout péché et tout blasphème sera pardonné. Le mot « péché » indique le genre, tandis que « blasphème » désigne une espèce particulière de péché, au sujet de laquelle le Sauveur veut faire une restriction importante. - Sera remis ; naturellement, si les conditions nécessaires pour cela sont posées par le coupable. Il suit de là qu’il n’y a pas de péché irrémissible à proprement parler. : «  Que personne, à la pensée de ses fautes passées, ne désespère des récompenses divines. Dieu saura modifier sa sentence si vous savez corriger votre faute », S. Ambroise, Commentaire de l'Évangile de Luc, 1. - Et pourtant, Jésus‑Christ établit immédiatement une exception : Le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis. Nous avons deux choses à examiner ici : 1° Que faut‑il entendre par le blasphème contre l’Esprit‑Saint ? 2° Pourquoi, et dans quel sens ce péché est‑il impardonnable ? Le substantif « blasphème » vient, comme nous l’avons dit plus haut, du nom grec qui désigne directement des paroles nuisibles à la réputation de quelqu’un. Dans notre passage, il s’agit d’un blasphème dirigé contre l’Esprit‑Saint, Cf. v. 32 et Marc. 3, 29, circonstance qui accroît singulièrement la malice de l’acte. Cependant, comme le dit Maldonat avec beaucoup de justesse : « Il est certain que le péché contre le Saint Esprit n’est pas un péché contre la personne du Saint Esprit, comme le remarque finement saint Augustin ». Jésus‑Christ parle conformément au langage de l’Ancien Testament, le seul qui fût accessible à ses auditeurs ; par les mots « Esprit‑Saint » il désigne donc l’Esprit de Dieu en général, c’est-à-dire l’activité divine qui se manifeste soit au‑dehors par des effets sensibles, soit au‑dedans par les opérations de la grâce, Cf. Schegg, in h. l., et non pas la troisième personne de la Sainte Trinité de manière à exclure le Père et le Fils. D’après le contexte, le blasphème contre l’Esprit de Dieu est le dernier degré de la malignité humaine. Les éclaircissements que nous cherchons sur sa nature, nous sont fournis par la scène à laquelle nous a fait assister le récit de S. Matthieu. Jésus‑Christ avait opéré un miracle éclatant, qui révélait visiblement l’action de Dieu ; néanmoins les Pharisiens, fermant les yeux à la lumière, avaient osé dire que ce prodige provenait du démon. Partant de là, Notre‑Seigneur certifie que le blasphème contre l’Esprit‑Saint ne saurait être pardonné ; il montre par là-même que ses adversaires avaient commis, ou du moins avaient été sur le point de commettre ce péché irrémissible. S’il en est ainsi, la faute dont il parle consiste en un endurcissement volontaire contre les manifestations les plus authentiques de l’Esprit‑Saint, en un outrage dirigé contre les opérations divines les plus évidentes, en une lutte ouverte et calculée contre Dieu. Celui qui la commet détourne sciemment, librement, sa volonté de la vérité reconnue comme telle. - Ne sera pas remis. Sentence terrible dont il est aisé maintenant de comprendre le motif. L’irrémissibilité du blasphème contre l’Esprit‑Saint n’existe pas du côté de Dieu, car sa bonté et sa puissance sont infinies ; elle existe seulement du côté du pécheur, dont l’état est tel que son pardon est à peu près impossible. En effet, pour qu’un péché puisse être remis, il est nécessaire qu’on le regrette, qu’on en ait une contrition sincère ; mais cette contrition ne saurait que très difficilement avoir lieu quand on blasphème contre le Saint‑Esprit, attendu qu’on s’endurcit soi‑même dans le mal, qu’on aime sa faute et qu’on y persiste malgré l’évidence. «  Il faudra donc dire que les écritures et les pères ont enseigné que le péché contre l’Esprit saint est irrémissible parce que habituellement et la plupart du temps il n’est pas remis », Bellarmin, de Poenitentia, l. 2, c. 16. C’est donc habituellement une anticipation de la damnation éternelle. C’est le péché de Satan et des mauvais anges, qui n’a jamais été et ne sera jamais pardonné.

    Mt12.32 Et quiconque aura parlé contre le Fils de l'homme, on le lui remettra, mais à celui qui aura parlé contre l'Esprit-Saint, on ne le lui remettra ni dans ce monde, ni dans le monde à venir. - Et quiconque aura parlé... Nous retrouvons ici la même pensée qu’au v. 31 : seulement, Jésus‑Christ y ajoute des détails importants, qui précisent davantage encore les deux points que nous avons examinés plus haut. D’abord, il se met lui‑même en scène, opposant au blasphème contre l’Esprit‑Saint celui qu’on peut commettre contre sa propre personne, envisagée à un point de vue particulier. - Contre le Fils de l'homme. « parler contre » est synonyme de « blasphème » et représente aussi une parole outrageante. L’expression « Fils de l’homme » montre que Notre‑Seigneur parle ici de sa nature humaine, de son humble apparition sous la forme d’un esclave ; or, on pouvait se tromper sous ce rapport ; les préjugés, l’ignorance, rendaient l’erreur possible et diminuaient la faute. Aussi, dans ce cas, le pardon est‑il assuré, il lui sera pardonné. « Celui qui aura dit une parole contre le Fils de l'homme, trompé par mes dehors humains, et me considérant seulement comme un homme, son erreur, quoique blasphème et quoique erreur coupable, sera néanmoins pardonnable à cause de ce que mon humanité présente d'infirme à l’œil », S. Jérôme. On est inexcusable au contraire quand on blasphème contre l’Esprit‑Saint, parce qu’on résiste alors avec pleine connaissance de cause à la lumière, à la grâce, ainsi qu’il a été dit à propos du v. 31. « Les blasphèmes que vous dites contre l’Esprit‑Saint, c’est un crime irrémissible... Parce que le Saint‑Esprit ne vous est pas inconnu, et que vous attaquez impudemment une vérité trop claire », S. Jean Chrys. Hom. 41 in Matth. Origène donne une explication analogue lorsqu’il dit : « Si le péché est plus grave, ce n’est pas parce que le Saint‑Esprit est supérieur au Verbe, mais parce que celui qui a reçu l’Esprit‑Saint est plus élevé dans la vie chrétienne ». Mais on a singulièrement exagéré l’antithèse établie par Jésus‑Christ entre sa personne et l’Esprit‑Saint, lorsqu’on a prétendu trouver dans ces deux versets trois péchés distincts, commis contre chacune des personnes divines, et puisant, dans le rapport qu’ils ont avec le Père, le Fils et l’Esprit‑Saint, leur degré plus ou moins grand de culpabilité. D’abord, il n’est aucunement question de Dieu le Père en cet endroit ; de plus, on ne voit pas de quelle manière une faute commise contre la seconde ou la troisième personne de la Sainte Trinité serait moins grave qu’une offense envers la première personne divine, tandis que l’on comprend très bien qu’il puisse y avoir une différence entre blasphémer contre le Fils de l’Homme et blasphémer contre l’Esprit de Dieu. - Ni dans ce monde, ni dans le monde à venir. Tout-à-l’heure Jésus avait dit simplement « ne sera pas remis » ; actuellement il insiste et appuie avec force sur cette expression par le développement qu’il lui donne. Les Rabbins mentionnent souvent, dans le Talmud « le siècle présent » et « le siècle futur ». Le siècle présent, c’est en général le temps qui précède le jugement dernier et, pour chaque individu, la durée de sa vie terrestre ; le siècle futur, c’est l’éternité commencée pour chaque individu dès l’instant de sa mort et après la fin du monde pour toute l’humanité. « Bien que les païens vivent tranquilles dans le siècle présent, il n’en sera pas de même dans le siècle futur », dit le Midrasch Tehillin, f. 45, 4. « Le siècle futur existe dès que l’homme est sorti de ce monde », Tanchum, f. 52, etc. Affirmer qu’un péché ne sera remis ni dans ce monde ni dans l’autre, c’est affirmer très expressément qu’il ne sera jamais pardonné durant toute l’éternité.

    Mt12.33 Ou dites que l'arbre est bon, et son fruit bon, ou dites que l'arbre est mauvais, et son fruit mauvais : car c'est par son fruit qu'on connaît l'arbre. - Jésus‑Christ a déjà signalé au v. 27 l’inconséquence des Pharisiens ; il y revient encore à un autre point de vue. « Il leur montre que leurs accusations étaient entièrement déraisonnables, et qu’elles combattaient l’ordre naturel des choses.... Pour les confondre entièrement il leur dit : Si vous voulez reprendre mes actions, je ne vous en empêche pas : mais que vos accusations au moins paraissent un peu raisonnables, et qu’elles ne se contredisent pas elles‑mêmes », S. Jean Chrys. Hom. 42 in Matth. - Dites que l'arbre est bon. Ou bien dites que l’arbre est bon et que son fruit l’est aussi ; ou bien dites que l’arbre est mauvais et que son fruit l’est pareillement. Cette interprétation est très classique, Cf. Raphel, Hersot. p. 154 ; Xénophon disait en ce sens : vous déclarez que ce sont des ennemis, Hist. 6, 3, 5 cf. Jean 8, 53 ; 10, 33 ; 19, 7 ; 1 Jean, 1, 10 ; 5. 10. - L’arbre, c’est Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ; le fruit, c’est l’expulsion des démons. - Les Pharisiens admettaient que le Sauveur chassait réellement les démons, par conséquent, qu’il produisait des fruits excellents ; d’autre part ils déclaraient que l’arbre par lequel ces fruits étaient produits ne valait rien, c’est-à-dire que Jésus était l’instrument du démon lorsqu’il guérissait les possédés. Le divin accusé argumente contre eux « de l'effet à la cause » et leur démontre que leur reproche est simplement absurde. Est‑ce que l’on récolte des raisins sur des épines et des figues sur les chardons ? « Si le démon est mauvais, il ne peut pas accomplir de bonnes œuvres; donc, si les œuvres que vous voyez sont bonnes, il s'ensuit que ce n'est pas le démon qui les a faites; car le bien ne peut provenir du mal, ni le mal du bien », S. Jérôme. Cependant quelques auteurs à la suite de S. Augustin et de S. Thomas d’Aquin, appliquent les paroles de Jésus‑Christ aux Pharisiens. « Jésus leur a reproché leur hypocrisie parce que, voulant paraître de bons arbres, ils produisaient de mauvais fruits, ou parce que étant de mauvais arbres, ils voulaient faire croire qu’ils produisaient de bons fruits. Et il leur ordonne d’être soit ouvertement mauvais, soit ouvertement bons. », Maldonat. Il est aisé de voir que cette explication enlève à la pensée une grande partie de sa force et qu’elle interrompt la suite des raisonnements de Jésus.





  1. Mt12.34 Race de vipères, comment pourriez-vous dire des choses bonnes, méchants comme vous l'êtes ? Car la bouche parle de l'abondance du cœur. - Les ennemis du divin Maître se sont rendus coupables à l’égard de sa personne sacrée du plus affreux blasphème mais il n’y a pas lieu de s’en étonner : des hommes si profondément mauvais peuvent‑ils faire autre chose que le mal ? - Race de vipères cf. 3, 7. Jamais les Pharisiens n’avaient mieux mérité ce titre ; ne venaient‑ils pas, par pure malice, de déverser leur venin sur le plus innocent des êtres ? - comment pourriez-vous... Il est moralement impossible pour eux de prononcer de bonnes paroles, attendu que leur cœur est plein de malice, et que le cœur humain est la source de laquelle découlent les expressions qui sortent de sa bouche. - C'est de l'abondance du cœur... Sentence d’une parfaite vérité : les paroles sont l’indice infaillible du cœur ; nous parlons de ce que nous sommes. On peut dissimuler pour un temps l’état véritable de son âme ; mais bon gré mal gré le langage révèle bientôt ce qu’on est réellement. « Ce dont le cœur est rempli, la bouche en déborde », dit un proverbe allemand. De même que le fruit manifeste la nature de l’arbre, de même aussi la parole humaine trahit au dehors les sentiments de celui qui la profère.


  1. Mt12.35 L'homme bon tire du bon trésor de son cœur des choses bonnes, et l'homme mauvais, d'un mauvais trésor, tire des choses mauvaises. - Jésus‑Christ développe dans ce verset, la maxime qu’il a citée plus haut. Tout se tient, dit‑il, dans l’homme. S’il est bon foncièrement, il nourrit au fond de lui‑même de bons sentiments qui s’échappent ensuite en bonnes paroles ; bonnes choses… bon trésor ; s’il est mauvais, c’est le contraire qui arrive. Ce ne sont donc pas les bonnes ou les mauvaises paroles qui font le bon ou le mauvais homme, c’est le bon ou le mauvais cœur. Le cœur, qu’il soit bon, qu’il soit mauvais, ressemble à un trésor, à un réservoir spirituel, dans lequel chacun puise les pensées qu’il exprime au dehors par la parole. « Il y a vraiment un trésor dans chaque homme, et une richesse latente. » Bengel, Gnomon in h. l.



  1. Mt12.36 Je vous le dis : au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu'ils auront dite. - Jésus‑Christ annonce à ses adversaires, sous la forme d’un raisonnement « a fortiori », le châtiment qu’ils s’attirent par leur conduite à son égard. - De toute parole... - vaine serait, d’après plusieurs commentateurs modernes, synonyme de « mauvaise ». Toutefois nous n’avons pas de raisons suffisantes pour nous écarter du sens littéral et de l’interprétation unanime des anciens auteurs. Mais qu’est‑ce qu’une parole oiseuse, vaine ? Les Pères répondent clairement à cette question, « Une parole inutile (oiseuse, superflue) est une parole qui n’édifie pas les auditeurs, qui est dite sans utilité pour celui qui la dit et pour celui qui l’écoute », S. Jérôme ; « Une parole inutile est une parole qui ne répond pas à une juste nécessité ou à une pieuse intention », S. Greg. Past. Cur. 3, 15. ; « Une parole inutile est une parole qui n’a aucun motif valable. Quelle explication raisonnable peut‑on donner à une parole qui est étrangère à la raison ? », S. Bern. De tripl. Custodia. - Les hommes rendront compte. Dans le royaume surnaturel, les actes, même légèrement coupables, de l’homme sensuel et animal, comme l’appelle S. Paul, seront justement châtiés. « Les hommes disent, par suite d’une folie volontaire : Une parole ou deux qui ne signifiaient rien, qu’est‑ce que cela ? Je n’ai fait qu’un bien petit mal. L’histoire du monde et de la vie humaine réfute en tous lieux cette excuse insensée, répétant bien haut que les paroles sont des actes qui opèrent longtemps et profondément ». Stier, Reden des Herrn Jesu, in h. l. - Jésus ne tire pas lui‑même la conclusion à laquelle il voulait amener ses auditeurs ; mais il leur était aisé de la déduire eux‑mêmes. « Voici l’explication de la parole vaine.. Elle n’est pas sans péril pour celui qui la prononce, cette parole. Et au jour du jugement, chacun devra rendre compte de ses paroles. A plus forte raison, vous qui calomniez les œuvres du Saint‑Esprit. » St. Jérôme.


  1. Mt12.37 Car tu seras justifié par tes paroles, et tu seras condamné par tes paroles." - Le Sauveur insiste encore sur l’importance des paroles et sur le compte sérieux que chacun de nous devra rendre au souverain Juge de celles qu’il aura proférées. - Car tu seras justifié ; la particule « car » relie étroitement les deux versets. C’est d’après ses paroles que l’homme sera justifié, c’est-à-dire déclaré juste, ou condamné dans l’autre vie. Il sera justifié si elles ont été bonnes ; il sera condamné si elles ont été mauvaises, parce que, dans l’un et dans l’autre cas, elles attesteront sa moralité intérieure. Cf. Luc. 19, 22 ; Job. 15, 6. On reconnaît l’oiseau à son chant, l’homme à son langage. Ainsi donc, « avec la langue nous écrivons pour nous‑mêmes le protocole le plus décisif de notre futur examen devant le tribunal de la justice suprême », Stier, l. c. - Revenons rapidement sur l’ensemble de l’apologie de Notre‑Seigneur, afin de mieux marquer la liaison des détails qui la composent. Jésus avait guéri un démoniaque sourd et muet, v. 22 ; la foule stupéfaite tendait à conclure de là qu’il était le Messie, v. 23 ; mais les Pharisiens assurèrent qu’il n’avait accompli ce prodige que grâce à la coopération de Satan, v. 24. Le Sauveur leur adressa cette réponse : Tout royaume divisé contre lui‑même périt infailliblement, v. 25 ; le royaume de Satan n’échappe pas à cette règle ; si le démon m’aide à chasser le démon, c’en est donc fait de son autorité, v. 25. Du reste, c’est ou par Béelzébub, ou par l’esprit de Dieu que je guéris les démoniaques ; dans le premier cas, vos disciples font comme moi, v. 27, dans le second cas le règne du Messie a commencé, et je suis moi‑même le Messie, v. 28. Comment pourrais‑je en effet chasser le démon, si je n’étais pas plus fort que lui ? v. 29. Qu’on y prenne bien garde. Dans la lutte que vous engagez contre moi sur ce terrain, il n’est pas possible de demeurer neutre, v. 30. Sachez d’ailleurs à quoi vous vous exposez en m’outrageant ainsi : vous blasphémez contre l’Esprit‑Saint, ce qui est un péché irrémissible de sa nature, vv. 31-32. Prétendre, comme vous le faites, que le fruit est bon tandis que l’arbre est mauvais, c’est une inconséquence palpable, v. 33. Mais rien ne doit étonner de votre part : on parle mal quand on a un mauvais cœur, v. 34, car les paroles correspondent à l’état intérieur de l’âme, v. 35. Vous subirez les conséquences de cette conduite, attendu qu’au jugement messianique il faudra rendre compte des moindres paroles, v. 36, et que la sentence du souverain Juge sera conforme au langage qu’on aura tenu sur la terre, v. 37.


  1. Mt12.38 Alors quelques-uns des Scribes et des Pharisiens prirent la parole et dirent : "Maître, nous voudrions voir un signe de vous." - Les Pharisiens confondus gardent, après cette argumentation vigoureuse, un silence significatif. Quelques‑uns d’entre‑eux, qui n’avaient pas pris part à l’accusation de leurs collègues contre Jésus, Cf. Luc. 11, 15 et 16, essaient pourtant de détourner la conversation de ce sujet brûlant et humiliant pour toute la secte. Prenant donc la parole, Cf. 11, 25, et s’adressant au Sauveur avec des marques extérieures de respect, ils lui disent : Maître (c’est-à-dire Rabbi), nous voulons voir un signe de vous. Un signe, ce mot est important et prend dans la circonstance présente un sens particulier. Un signe, c’est une chose destinée à en prouver une autre ; c’est, pour les Pharisiens, un prodige d’une nature spéciale, et vraiment décisif, qui montrera que Jésus est le Messie. Suivant eux, les miracles antérieurs de Notre‑Seigneur n’étaient donc pas des signes : il fallait, pour les convaincre de son caractère messianique, qu’il consentît à produire sur leur requête quelque révolution soudaine dans le firmament, Cf. Luc. 11, 16, une éclipse, par exemple, un orage sous un ciel serein, un météore, etc. A cette condition, ils croiraient en lui. Comme s’il ne leur eût pas été possible, observe justement S. Jérôme, d’attaquer même un miracle de ce genre. Du reste, l’évangéliste S. Luc nous apprend expressément que c’était un piège qu’ils tendaient ainsi au Sauveur : « Ils lui demandaient un signe venant du ciel pour le tenter ». Jésus, qui lit au fond de leurs cœurs leurs plus secrètes pensées, châtiera comme ils le méritent ces tentateurs audacieux.

    Mt12.39 Il leur répondit : "Cette génération méchante et adultère demande un signe, et il ne lui sera pas donné d'autre signe que celui du prophète Jonas : - Génération méchante et adultère. Elle est adultère dans le sens théocratique. Les relations de Dieu avec le peuple juif sont fréquemment comparées à un mariage dans les divers écrits de l’Ancien Testament, Cf. Jérem. 3, 20, etc. : la nation, quand elle oublie son Dieu, ressemble donc à une épouse infidèle. - Demande un signe, comme si les signes ne lui étaient pas chaque jour prodigués. Cette seule demande était une violente injure. - Il ne lui sera pas donné ; du moins elle n’aura pas celui qu’elle réclame avec insolence. Mais Jésus, dans son immense bonté, continuera de lui donner les signes quotidiens de ses miracles ; puis, dans un prochain avenir, il lui accordera le signe exceptionnel qu’il prédit actuellement sous le nom de signe du prophète Jonas. Que voulait‑il désigner par ces mots ? Serait‑ce, comme le prétendent de nombreux rationalistes, « sa prédication et tout l’ensemble de son apparition » qui eurent, nous assure‑t-on, la plus grande analogie avec la prédication et la conduite de Jonas à Ninive ? Mais en quoi cela a‑t-il été un signe ? On serait heureux, par cette échappatoire, d’annuler la grande prophétie de Jésus relative à sa résurrection ; voilà le vrai motif qui a fait attribuer à ses paroles une signification si vague. Toutefois le livre de Jonas d’une part, de l’autre l’explication de Jésus‑Christ lui‑même au v. 40, sont trop clairs et trop précis pour qu’il soit possible de se méprendre, à moins de le faire sciemment, volontairement. Le signe de Jonas, c’est la préservation mystérieuse de ce prophète, à laquelle correspond la Résurrection miraculeuse de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Le commentaire du divin Maître ne permettra pas le moindre doute à ce sujet cf. 16, 4.

    Mt12.40 de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson, ainsi le Fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. - De même que Jonas... Cf. Jean 2, 1 et ss. L’histoire de l’Ancien Testament ne présente pas d’exemple plus frappant d’une conservation toute providentielle, alors que la mort devait nécessairement arriver d’après les lois ordinaires de la nature. Jésus‑Christ nous révèle maintenant le dessein principal que Dieu s’était proposé en accomplissant un tel prodige. Le séjour de Jonas dans l’estomac du poisson devait être, d’après le plan divin, le type et la figure de la résurrection du Messie, Jonas, dans le cantique d’action de grâces qu’il chanta après sa délivrance miraculeuse, s’était représenté comme perdu « au cœur des mers », 2, 4 ; le Sauveur fait une allusion évidente à ce trait de l’ancienne prophétie, lorsqu’il parle de son propre séjour dans le cœur de la terre. Qu’entendait‑il par cette expression ? Sa sépulture, suivant plusieurs auteurs ; les limbes, selon plusieurs autres (Tertullien, S. Irénée, etc.) ; peut-être aussi ces deux choses à la fois. Les Pharisiens avaient demandé un signe du ciel, Jésus‑Christ leur en promet un qui sortira du cœur de la terre. - Trois jours et trois nuits. Ces chiffres seraient inexacts d’après notre manière ordinaire de compter ; mais ils sont d’une exactitude parfaite si on les apprécie d’après le langage numérique alors usité chez les Juifs, langage auquel Notre‑Seigneur Jésus‑Christ dut naturellement se conformer dans la circonstance présente. Toutes les fois qu’on employait des locutions de ce genre, on se donnait de très grandes libertés, suivant ce principe : « Le jour et la nuit constituent le temps, et une partie du temps est comme la totalité du temps », Schabb. 12, 1. Le Sauveur fut enseveli le vendredi soir et il ressuscita le dimanche de grand matin ; il ne demeura donc réellement dans le tombeau que deux nuits entières, un jour entier et des parties peu considérables de deux autres jours. Les Hébreux, moins stricts que nous en pareil cas, comptaient un jour commencé comme un complet : la soirée du vendredi, le samedi et les premières heures du dimanche équivalaient pour eux à « trois jours et trois nuits ». Ce point n’offre pas la moindre difficulté. - Tel sera le signe de Jésus. La parole qui l’annonçait fut sans doute obscure pour l’auditoire ; mais les événements se chargeront de la dévoiler. Qui ne reconnaît aujourd’hui que la Résurrection de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ est son signe, son miracle par excellence, la preuve la plus forte de sa mission et de sa divinité ?


  1. Mt12.41 Les hommes de Ninive se dresseront, au jour du jugement, avec cette génération et la condamneront, parce qu'ils ont fait pénitence à la voix de Jonas, et il y a ici plus que Jonas. - Ce verset et le suivant contiennent une prophétie terrible pour Israël. - Les hommes de Ninive. Après avoir établi entre Jonas et lui‑même la comparaison que nous venons de lire, Jésus passe à l’examen des résultats qu’ils ont obtenus l’un et l’autre. Quelle différence sous ce rapport entre le Prophète et le Messie. A la voix de Jonas, c’est-à-dire sur la simple assertion d’un étranger, des païens corrompus avaient fait aussitôt pénitence : à la voix du Christ, confirmée par de nombreux et d’étonnants prodiges, la plupart des Juifs demeurèrent insensibles. Mais quelle honte pour ces derniers quand, au jour du jugement général, ils verront les Ninivites se lever contre eux, comme le faisaient les témoins devant les tribunaux, et les condamner par leurs exemples qui serviront de pièces d’accusation. Ici, c'est-à-dire tout près. Par un seul trait, Jésus relève l’énorme abus de grâces qu’ils auront fait : Et il y a ici plus que Jonas. S. Jean Chrysostome établit un beau parallèle entre Jésus‑Christ et Jonas : « Jonas était le serviteur, et moi le Maître. Il est sorti d’une baleine, et je sortirai vivant du tombeau. Il a annoncé à un peuple la ruine de sa ville, et moi je vous annonce le royaume des cieux. Les Ninivites ont cru sans aucun miracle. Et moi j’en ai fait un très‑grand nombre. Ils n’avaient reçu aucune instruction avant la prédication de ce prophète, et moi je vous ai instruits de toutes choses, et je vous ai découvert les secrets de la plus haute sagesse. Jonas est venu aux Ninivites comme un serviteur qui leur parlait de la part de son maître, et moi je suis venu en Maître et en Dieu. Je n’ai pas menacé comme lui, je ne suis pas venu pour vous juger, mais pour vous offrir à tous le pardon de vos péchés. De plus ces Ninivites étaient un peuple barbare, au lieu que les Juifs avaient toujours entendu les prédications des prophètes. Personne n’avait prédit aux Ninivites la naissance de Jonas, et les prophètes avaient prédit de Jésus‑Christ une infinité de choses, et les événements répondaient ponctuellement aux prophéties... Enfin Jonas était un étranger inconnu aux Ninivites ; et moi je suis de la même race que les Juifs, et j’ai selon la chair les mêmes aïeux qu’eux », Hom. 43 in Matth.







  1. Mt12.42 La reine du Midi s'élèvera, au jour du jugement, avec cette génération et la condamnera, parce qu'elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon. - Autre exemple tiré de l’histoire juive, et non moins humiliant pour les contemporains incrédules du Sauveur. - La reine du Midi. Il s’agit évidemment ici de la reine de Saba, dont la visite à Salomon est racontée tout au long par l’Ancien Testament, 1 Rois 10, par l’historien Josèphe, Antiquités Judaïques, 8, 5, 5, et par les écrivains arabes. Notre‑Seigneur indique vaguement, sans doute à la façon populaire de son temps, la contrée d’où elle était venue. Le royaume de Scheba, qu’elle gouvernait d’après les écrits canoniques, était probablement situé dans le Yémen actuel ou Arabie heureuse, par conséquent au S.-E. de la Palestine. Josèphe et une ancienne tradition abyssinienne lui font habiter le pays de Seba ou l’Éthiopie : mais il faut s’en tenir assurément aux indications de la Bible. - Cette reine, elle aussi (les Arabes la nomment Belkis et les Abyssins Maquéda), protestera par sa conduite contre l’incrédulité des Juifs. - Elle est venue des extrémités de la terre. Hyperbole populaire pour dire : d’un pays lointain. - Pour entendre la sagesse de Salomon : « Salomon, dit le texte sacré, répondit à toutes les questions qu’elle lui avait proposées ; il n’y eut pas une seule chose qui pût rester cachée au roi et sur laquelle il ne lui répondît. Alors la reine de Saba, voyant toute la sagesse de Salomon,... fut comme hors d’elle‑même. Et elle dit au roi : «Tout ce que j’ai entendu dire dans mon pays de vos discours et de votre sagesse est parfaitement vrai. Je ne pouvais ajouter foi à ce qu’on m’en racontait ; mais, étant venue moi‑même, j’ai vu de mes propres yeux et j’ai expérimenté qu’on ne m’avait pas fait connaître la moitié de la vérité. Votre sagesse et vos œuvres dépassent de beaucoup votre réputation. Heureux vos serviteurs qui se trouvent constamment en votre présence et qui sont témoins de votre sagesse. » 1 Rois 10, 3-8. - Et il y a ici plus que Salomon. Salomon n’était qu’un sage, Jésus‑Christ était la sagesse incréée. Et cependant les Juifs le rejetaient, tandis qu’une princesse païenne était venue de très loin pour voir si tout ce qu’on lui avait dit au sujet de Salomon était vrai.

    Mt12.43 "Lorsque l'esprit impur est sorti d'un homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos, et il n'en trouve pas. - « Attaquons‑nous à un passage qui est très peu accessible non à cause des paroles, mais du contexte », Frizsche. Il semble évident que la belle allégorie contenue dans les vv. 43-45 retombe en plein sur les adversaires que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ a pris à partie depuis le v. 25. « C'est ce qui arrivera à cette génération très mauvaise », dira‑t-il en la concluant ; or, d’après les antécédents, Cf. v. 39-41, la génération qu’il menace ainsi d’un sort effroyable, mais parfaitement mérité, est surtout composée des Pharisiens et des Scribes. Toutefois [le groupe des incrédules parmi les] Juifs n’est pas exclu ; représenté par ses chefs, il est également compris sous l’appellation « cette génération », et la parabole que nous allons expliquer ne le concerne que trop dans le présent et dans l’avenir. Tu es possédé de Béelzébub, avaient dit à Jésus les Maîtres en Israël. Il les a patiemment réfutés, gracieusement avertis, blâmés sévèrement. Arrivé à la conclusion de son discours, et voulant annoncer la destinée du peuple, il rétorque avec vigueur l’accusation qu’ils avaient lancée contre lui : cette génération mauvaise est le grand démoniaque pour lequel tout exorcisme préalable aura été complètement vain. - Lorsque l'esprit impur... L’allégorie était pleine d’actualité, puisque la scène émouvante à laquelle nous assistons avait commencé par l’expulsion d’un démon, v. 22. - Est sorti est un euphémisme : c’est de force et bien malgré lui que le démon aura quitté le corps qu’il avait possédé jusque‑là. Honteusement expulsé, il erre dans les lieux arides. Ces deux expressions désignent le désert où les Saints Livres, d’après un symbolisme facile à saisir, placent souvent l’habitation des démons cf. Isaïe 13, 21, 22 ; 34, 14 ; Tobie 8, 3 ; Baruch 4, 35 ; Apocalypse 18, 2. Quels séjours conviennent mieux aux esprits infernaux que ces régions désolées, affreuses, produites par le péché, et images vivantes de la déchéance de l’homme et des mauvais anges ? - Cherchant du repos... Embellissement poétique qui repose cependant sur une vérité incontestable. Chassé d’une habitation où il se plaisait, le démon court au désert pour y chercher du repos ; mais, pour cet être méchant et pervers, il ne saurait y avoir de repos qu’à la condition de tenter et de tourmenter les hommes, or les hommes ne sont pas au désert. Cf. Bossuet, Serm. pour un premier dim. de Carême.

    Mt12.44 Alors il dit : Je retournerai dans ma maison, d'où je suis sorti. Et revenant, il la trouve vide, nettoyée et ornée. - Ce petit monologue, qui retentit au milieu du va‑et‑vient du démon, est d’un très bel effet dans la description. - Je retournerai dans ma maison. Il appelle sa maison l’homme qu’il avait autrefois possédé, v. 43. Bien qu’il ait été chassé violemment, il ose encore prétendre qu’elle est sienne, et il pallie habilement sa défaite en ajoutant d'où je suis sorti, comme si c’eût été une sortie toute volontaire de sa part. - Et revenant. Aussitôt dit, aussitôt fait ; mais il ne procède d’abord qu’à une simple reconnaissance des lieux, avant de prendre ses mesures pour rentrer en possession de son ancien séjour. Le résultat de sa visite est décrit par trois expressions qui indiquent pour lui une situation des plus favorables. - Il la trouve vide, elle est vide, vide de grâces, de vertus, de Dieu ; l’accès en est donc très facile. - nettoyée et ornée, parfaitement meublée, remplie de tout ce qui rend une maison agréable à habiter. Évidemment, il ne faut pas vouloir urger ces divers traits, de manière à leur faire signifier que l’homme en question est dans l’état moral le plus resplendissant ; car alors Satan n’aurait pas de prise sur lui. « Sont écrites toutes les choses qui incitent à habiter en un lieu. La comparaison se rapporte à l’homme, car l’homme aime une maison propre. » Crombez.

    Mt12.45 Alors il s'en va prendre sept autres esprits plus méchants que lui, et, entrant dans cette maison, ils y fixent leur demeure, et le dernier état de cet homme est pire que le premier. Ainsi en sera-t-il de cette génération méchante." - Ayant trouvé l’habitation de son goût plus que jamais, il agit maintenant en vue de s’y installer définitivement. - prendre sept autres... Sept est un nombre rond et mystique pour signifier plusieurs. Mais pourquoi songe‑t-il à s’associer un cortège si considérable ? Sans doute, pour être plus sûr de pénétrer dans la maison, malgré toute la résistance qu’on pourrait apporter à sa nouvelle prise de possession ; et aussi, afin d’être à même de nuire davantage au malheureux dont il veut s’emparer à tout jamais. C’est pour cela qu’il choisit des alliés plus méchants que lui. - L’opération réussit à souhait, ils entrent dans la maison : on dirait qu’ils ne rencontrent pas la moindre difficulté et qu’ils pénètrent sans coup férir. Ils sont là tout à fait comme chez eux. - Le résultat de leur méchanceté combinée apparaît bientôt dans toute son horreur. Le dernier état représente l’état final, l’ahârit des Hébreux ; le premier figure l’état antérieur qui correspondait à la première possession, v. 43 ; c’est le Réschith hébreu. Jésus veut dire par là que le démon, après être rentré dans ce qu’il nomme sa maison, y produira des dégâts beaucoup plus affreux que ceux qu’il avait produits avant son expulsion momentanée. - C'est ce qui arrivera à cette génération. C’est l’application de la parabole. « Ce qui arrive à cet homme corporellement, arrivera à cette génération spirituellement », Bengel. Ainsi que nous l’avons dit à propos du v. 43, on admet généralement que cette allégorie est relative à l’histoire des Juifs contemporains de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. L’antique démon de l’idolâtrie, qui avait amené sur leurs ancêtres des châtiments divins, avait été expulsé par les souffrances de la captivité, dont la nation était sortie meilleure et purifiée. De retour dans la Terre promise, ils devinrent pour un temps meilleurs qu’à toute autre période de leur histoire. Malheureusement, cet état prospère ne fut pas de longue durée ; car le démon, fâché d’avoir été chassé de son ancien palais, revint à la charge sous une autre forme, plus puissant et plus mauvais qu’auparavant. Grâce aux erreurs sadducéennes et à l’hypocrisie pharisaïque, il réussit à reconquérir son habitation première, et à y exercer une influence sept fois plus pernicieuse dont les effets, déjà visibles à l’époque de Jésus‑Christ, apparurent davantage encore après son Ascension, jusqu’à ce que la ruine complète de la nation arrivât sous Vespasien et Titus. Cf. S. Jean Chrysost. Hom. 43 in Matth. - Quelques auteurs cependant élargissent beaucoup plus les limites de l’application ; S. Jérôme, par exemple, qui fait remonter jusqu’à l’institution de la théocratie juive au Sinaï la première expulsion du démon. Cf. Maldonat in h. l. D’autres les restreignent au contraire, de manière à n’y englober que les Pharisiens et les docteurs de la Loi. - Au moral, on peut trouver un accomplissement important de cette parabole prophétique dans l’histoire individuelle d’un grand nombre de chrétiens. Délivrés de bonne heure du démon par les sacrements, par une éducation religieuse, par une conversion passagère, ils ont peu à peu perdu les grâces qu’ils avaient reçues, et se sont ainsi préparés à une seconde invasion satanique beaucoup plus terrible que la première. Cf. 2 Pierre 2, 20-22 ; Hébreux 6, 4. 6.




  1. Mt12.46 Comme il parlait encore au peuple, sa mère et ses frères étaient dehors, cherchant à lui parler. - Comme il parlait encore. Cette formule montre l’étroite liaison qui existe entre le discours de Jésus aux Pharisiens et le présent épisode, qui nous est raconté simultanément par les trois synoptiques. - Sa mère et ses frères. Il n’avait pas été parlé de la Mère de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ dans le premier Évangile depuis la fin du second chapitre : on la salue avec bonheur toutes les fois qu’elle apparaît auprès de son divin Fils. - Et ses frères : les frères de Jésus sont mentionnés ici pour la première fois ; nous verrons bientôt quelle était la vraie nature des liens qui les attachaient à sa personne sacrée. Cf. 13, 55-56. [le mot cousin n’existe pas en araméen, les cousins sont donc appelés des frères] - Étaient dehors. D’après le récit de S. Marc, 3, 20, toute la scène qui précède, vv. 22-45, s’était passée dans l’intérieur d’une maison que la foule avait immédiatement envahie ; la mère et les frères de Jésus, arrivant sur ces entrefaites, ne pouvaient, ajoute S. Luc, 8, 10, pénétrer jusqu’à lui à cause de cette grande multitude. - Cherchant à lui parler. Que voulaient‑ils lui dire ? Le motif de l’entrevue qu’ils sollicitaient d’une manière si pressante, omis par S. Matthieu et par S. Luc, est indiqué en termes singuliers par le second Évangéliste, Marc. 3, 20, 21. Ayant appris que Jésus, dans son inépuisable charité, se livrait tout entier aux foules qui l’entouraient, au point de n’avoir pas même le temps de prendre un peu de nourriture, ils s’étaient écriés qu’il était fou, et ils venaient pour s’emparer de lui et pour l’emmener avec eux. Nous expliquerons leur conduite en commentant ce passage de saint Marc : qu’il suffise de dire présentement que, quel qu’en fût le mobile, la très‑sainte Vierge ne se laissa pas un seul instant égarer sur le rôle et le caractère de son Fils. Ayant entendu dire que la situation de Jésus n’était pas sans péril, à cause du conflit qu’il avait engagé avec les Pharisiens, elle venait auprès de lui, de même qu’elle le rejoindra plus tard à une heure autrement dangereuse. Du reste, s’il est possible que les frères de Notre‑Seigneur fussent réellement animés contre lui de mauvaises dispositions, Cf. Jean, 5, il est possible aussi, comme l’admettent plusieurs auteurs, qu’ils accourussent alors pour le soulager ou même le protéger. « On peut penser, dit Maldonat, que les parents furent inquiets au sujet de son salut. C’était donc pour ça qu’ils étaient venus. Ils amenèrent sa mère avec eux pour pouvoir l’émouvoir. C’est pour cela qu’ils s’interposent. C’est pourquoi ils agissent comme des importuns ceux qui pensent qu’attendre serait une chose grave, de peur qu’il soit arrêté par les pharisiens pendant son discours. »



Mt12.47 Quelqu'un lui dit : "Voici votre mère et vos frères qui sont là dehors, et ils cherchent à vous parler." - Après avoir vainement essayé de fendre la foule qui fermait les abords de la maison, les parents du Sauveur se font connaître ; le bruit de leur arrivée se communique de bouche en bouche jusqu'aux plus proches voisins de Jésus‑Christ, et l'un des assistants croit pouvoir l'interrompre pour l'avertir que sa mère et ses frères l'attendaient au‑dehors.



Mt12.48 Jésus répondit à l'homme qui lui disait cela : "Qui est ma mère et qui sont mes frères ?" - De prime‑abord la réponse de Notre‑Seigneur semble dure pour sa Mère et pour ses proches. Mais elle perd beaucoup de sa froideur apparente si l'on fait attention : 1° qu'elle n'est pas adressée directement à Marie et aux frères de Jésus, mais à celui des auditeurs qui avait pris la liberté d'interrompre le divin Maître, celui qui avait dit cela ; 2° qu'elle a beaucoup d'analogie avec deux autres réponses faites antérieurement par Jésus‑Christ à sa Mère, soit dans le temple de Jérusalem, Luc. 2, 19, soit aux noces de Cana, Jean 2, 4, et qui n'avaient rien de blessant ni d'irrespectueux ; 3° qu'en tenant ce langage, le Sauveur voulait donner à ses auditeurs un exemple de noble dégagement des affections terrestres et d'attachement profond aux choses du ciel, aux intérêts de Dieu. « Il ne méprise pas la mère, mais il fait passer le Père avant », Bengel. « Il montre qu’il se doit plus au ministère confié par son père qu’à l’affection maternelle », St. Ambroise.



Mt12.49 Et étendant la main vers ses disciples, il dit : "Voici ma mère et mes frères. 50 Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère." - Et étendant la main. La description est tout à fait graphique : on voit qu’elle provient d’un témoin oculaire. Jésus ne se borna pas à ce beau geste par lequel il promena lentement la main sur son vaste auditoire : d’après S. Marc, 3, 34, au mouvement imprimé à son bras, il unit un mouvement semblable de la tête et des yeux : « Et regardant tous ceux qui étaient assis en cercle autour de lui ». - Voici ma mère et mes frères. Langage d’une condescendance inimitable et digne du cœur de Jésus. Le Sauveur considère ses relations filiales et fraternelles, au point de vue du devoir, avant de les envisager au point de vue de la nature. Voilà le second Adam, auquel toutes les âmes sont étroitement unies en Dieu. Mais écoutons l’explication qu’il donne de cette étonnante assertion. - Car quiconque.. ; il n’y a donc pas d’exception, pourvu que la condition voulue soit bien posée, et la condition consiste simplement à accomplir la volonté du Père céleste de Jésus ; cette soumission complète à la volonté divine formant un lien d’union indissoluble entre Notre‑Seigneur et le véritable obéissant. - Celui‑là est mon frère et ma sœur... Gradation ascendante qui exprime une affection de plus en plus tendre. S’il est une parenté physique et naturelle, il existe aussi une parenté spirituelle et surnaturelle, et tous les chrétiens peuvent aisément la contracter avec Jésus. « Quel honneur. Quelle vertu il faut à celui qui se dirige vers un tel sommet....Tu ne dois pas le désirer lui seul, mais la voie qui te conduit à la chose désirée, tu dois la fouler avec zèle », St. Jean Chrysostome.



Chapitre 13


7. Les paraboles du royaume des cieux. 13, 1-52.

1° Idées générales sur les paraboles évangéliques.

Nous sommes arrivés à l’une des scènes les plus remarquables de l’enseignement et de la prédication de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ : ici, en effet, le récit évangélique offre au lecteur non seulement les premières paraboles qui aient été conservées par S. Matthieu, mais toute une collection de belles paraboles relatives au royaume messianique. Jésus a précédemment annoncé l’avènement de ce royaume ; il en a promulgué quelque temps après la législation dans le Discours sur la Montagne. Aujourd’hui, il en développe la nature, les phases variées, les relations avec le monde et avec l’humanité. Mais, pour des motifs que nous indiquerons bientôt, Cf. 13, 10 et ss., c’est sous une forme nouvelle qu’il propose ces points importants de la doctrine chrétienne. Au lieu du langage sentencieux dont il avait le plus souvent usé quand il parlait à la foule, il emploie maintenant le discours voilé, figuré, connu sous le nom de Parabole. Il est donc naturel que nous saisissions cette occasion pour étudier d’une manière générale et rapide la partie la plus intéressante peut-être de l’enseignement du Sauveur. - Qu’est‑ce que la parabole évangélique ? Telle est la première question qui se présente à nous. Son nom, qui vient du grec, est loin d’exprimer sa nature. Le mot grec que Cicéron traduit par « collatio » et Quintieien par « similitudo », désignait simplement à l’origine la juxtaposition de deux choses, et la comparaison qui résultait de leur rapprochement. Plus tard, dans la rhétorique grecque, la parabole devint un argument basé sur une analogie. « Vous ne voudriez pas choisir par le sort vos pilotes et vos athlètes : pourquoi donc vos hommes d’État ? ». Ce raisonnement est cité par Aristote comme un exemple de parabole. Mais passons au grec des Septante, du Nouveau Testament et de quelques écrivains juifs ; nous nous rapprocherons plus promptement ainsi du sens spécial que nous cherchons. Nous remarquons alors que l’expression correspond assez exactement au substantif hébreu, Maschal. Le genre littéraire représenté par ce nom a, dans les livres de l’Ancien Testament, des limites très étendues : il comprend tout à la fois de simples proverbes, Cf. 1 Samuel 10, 12 ; 24, 14, des discours prophétiques d’une étendue plus ou moins considérable, Cf. Nombres 22, 7, 18 ; 24, 3 ; Ézéchiel 20, 49, etc., des sentences énigmatiques, Cf. Prov. 1, 6, des narrations métaphoriques, Ézéchiel 12, 22, etc. Le proverbe «Médecin, guéris‑toi toi‑même» est une parabole d’après S. Luc, 9, 23 ; une simple comparaison sans accompagnement de narration est aussi appelée une parabole par S. Matthieu, 24, 32 : « Apprenez une comparaison prise du figuier » ; le caractère figuratif des décrets lévitiques, les faits particuliers de l’histoire patriarcale considérés dans leur rapport avec la nouvelle Alliance, voilà encore autant de paraboles, Actes des Apôtres 9, 9, 19. Pris dans une acception déjà si large à l’époque de Jésus, le mot parabole ne tarda pas à recevoir une signification plus vaste encore. Latinisé par l’Itala et la Vulgate, il cessa peu à peu de représenter un langage figuré, et passa dans toutes nos langues romanes pour désigner le langage en général : parabole est ainsi devenu parole, parler, parola, palabra, etc. Mais revenons à ce que les Évangélistes, et après eux les exégètes, appellent communément une parabole dans le sens strict. S. Jérôme la définit : « Une parole utile, exprimée sous la forme d’une image, et qui contient en arrière‑plan un enseignement spirituel ». Un auteur moderne, Unger, qui a écrit un ouvrage remarquable sur ce sujet, donne de la parabole une définition plus exacte et plus philosophique : « Une parabole de Jésus est une comparaison sous la forme d’un récit réel ou vraisemblable, qui illustre avec justesse une chose sublime » ; cf. De parabolarum Jesu natura, interpretatione, etc., Lipsiae 1828. C’est un récit fictif, emprunté soit à la nature, soit à la vie réelle, et qui expose, sous une forme pittoresque, des vérités religieuses ou morales d’une certaine gravité. - La parabole diffère notablement de plusieurs autres genres littéraires avec lesquels on a eu quelquefois le tort de la confondre, parce qu’ils ont quelque ressemblance avec elle. 1° La parabole n’est pas une fable. Cicéron disait de la Fable : « Une fable est un récit dans lequel sont contenues des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables », de Invent. 1, 19. La parabole ne permet donc jamais aux objets qu’elle met en scène de dépasser les lois de leur nature. Elle ne fait pas parler le loup, l’agneau et la fourmi : elle laisse dans leur sphère naturelle les divers objets qu’elle emploie. Sa tendance morale est en outre beaucoup plus relevée que celle de la fable. 2° La parabole diffère du mythe en ce sens que, dans le mythe, la vérité et les images qui lui servent de véhicule sont entièrement confondues ; tandis que, dans la parabole, le noyau est complètement distinct de l’amande, la leçon facile à séparer du symbole. Qui a jamais songé à regarder les paraboles comme des faits réels ? 3° La parabole diffère de l’allégorie, en ce que cette dernière n’implique de fait aucune comparaison, attendu qu’elle personnifie directement les idées. Les vices et les vertus de l’humanité y apparaissent comme dans un drame, sous leur propre caractère. Aussi l’allégorie contient‑elle sa propre explication cf. les belles allégories de la vigne, Jean 15, 1-8, et du bon Pasteur, Jean 10, 1-16. Il n’en est pas de même de la parabole, qui demande plus d’attention et de pénétration, parce qu’elle dissimule habilement sous des vêtements étrangers la vérité sur laquelle elle veut attirer l’attention. - Une réflexion identique de S. Matthieu et de S. Marc prouve que le nombre des paraboles exposées par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ à cette période de sa Vie publique dut être très considérable : « Jésus dit toutes ces choses au peuple en paraboles ; et il ne leur parlait pas sans paraboles », Matth. 13, 34 cf. Marc. 4, 33 etc. Aussi, bien que les Évangélistes nous en aient conservé une quantité relativement assez grande, il est certain qu’ils en ont omis davantage encore. Quant au chiffre précis de celles qu’ils ont insérées dans leurs narrations, il est très difficile de le déterminer exactement, comme on le voit par la divergence qu’on découvre parmi les auteurs qui se sont occupés de cette question. Tandis que plusieurs exégètes n’en comptent pas moins de 50, d’autres refusent d’aller au‑delà du nombre 27 : on admet plus communément qu’il existe 30 ou 31 paraboles évangéliques. Une telle diversité de calculs, qui paraît au premier abord extrêmement surprenante, s’explique par la difficulté qu’on éprouve dans certains cas à fixer les limites précises de la parabole et à la différencier de l’allégorie ou de la simple comparaison. Bien que la parabole soit une œuvre d’imagination, bien que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ait en général inventé ses paraboles au jour le jour, selon les besoins du moment, il est aisé de remarquer qu’il règne parmi elles un ordre véritable qui permet de les classer méthodiquement. Elles forment en effet trois groupes distincts, séparés par leur objet général non moins que par les phases de la Vie publique de Notre‑Seigneur auxquelles elles appartiennent. Le premier groupe comprend huit paraboles qui traitent toutes du royaume des cieux.

1. Le semeur, Matth. 13, 1-23 ; Marc. 4, 1-20 ; Luc. 8, 4-15.

2. Le froment et l’ivraie, Matth. 13, 24-30.

3. Le grain de sénevé, Matth. 13, 31 et 32 ; Luc. 13, 18 et 19.

4. Le levain, Matth. 13, 33 ; Luc. 13, 20-21.

5. La graine jetée en terre, Marc. 4, 26-29.

6. Le trésor caché, Matth. 13, 44.

7. La perle précieuse, Matth. 13, 45 et 46.

8. Le filet, Matth. 13, 47-50.

Après quelque temps d’arrêt, nous voyons apparaître un second groupe beaucoup plus considérable, et d’un type nouveau parce que le divin auteur s’y propose une nouvelle fin.

1. Le bon Samaritain, Luc. 10, 25 et ss.

2. Le serviteur sans pitié, Matth. 18, 23 et ss.

3. L’ami nocturne, Luc, 11, 1 et ss.

4. Le riche insensé, Luc. 12, 13 et ss.

5. Le figuier stérile, Luc. 13, 6 et ss.

6. Le grand festin, Luc. 14, 16 et ss.

7. La brebis perdue, Matth. 18, 12 et ss. ; Luc. 15, et ss.

8. La drachme perdue, Luc. 15, 8 et ss.

9. L’enfant prodigue, Luc. 15, 11 et ss.

10. L’habile économe, Luc, 16, 1 et ss.

11. Le pauvre Lazare, Luc, 16, 19 et ss.

12. Le juge inique, Luc. 18, 1 et ss.

13. Le Pharisien et le Publicain, Luc. 18, 1 et ss.

14. Les ouvriers à la vigne, Matth. 20, 1 et ss.

Nous pourrions aussi rattacher à cette catégorie la petite parabole des deux débiteurs, Luc. 7, 40 et ss., qui lui appartient sinon par le temps, du moins par la forme et par l’idée.

Le troisième groupe se compose de six paraboles proposées par le Sauveur durant la période finale de sa vie. Elles sont théocratiques comme les premières, et s’occupent du royaume de Dieu, mais à un autre point de vue, que nous aurons à déterminer plus loin.

Ce sont :

1. Les mines, Luc. 19, 11 et ss.

2. Les deux fils, Matth. 21, 28 et ss.

3. Les vignerons pervers, Matth. 21, 33 et ss. ; Marc. 12, 1 et ss. ; Luc. 20, 9 et ss.

4. Les noces royales, Matth. 22, 1 et ss.

5. Les vierges sages et les vierges folles, Matth. 25, 1 et ss.

6. Les talents, Matth. 25, 14 et ss.

La plupart des paraboles du premier et du troisième groupe sont spéciales à S. Matthieu qui est en effet par excellence l’évangéliste du royaume des cieux. Celles du second groupe nous ont été presque toutes conservées par S. Luc, et nous verrons, en les étudiant, qu’elles conviennent parfaitement aussi au caractère particulier de son Évangile. S. Marc n’a inséré dans son récit qu’un nombre très restreint de paraboles : c’est qu’il s’attache beaucoup plus aux actes de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ qu’à sa prédication. L’Évangile selon S. Jean n’en contient pas une seule ; bien plus, on n’y lit nulle part le mot parabole. - Jésus n’est pas l’inventeur de ce genre littéraire : la parabole existait même longtemps avant lui, bien qu’on la rencontre déjà dans l’Ancien Testament. L’Oriental à l’esprit enflammé, à la riche imagination, prompt à revêtir sa pensée d’embellissements poétiques, employa de bonne heure une forme d’enseignement qui réunissait en des proportions si excellentes l’agréable à l’utile. Des sages ou des prophètes comme Nathan, Cf. 2 Samuel 12, 1-7, comme Salomon, Cf. Eccles. 9, 14-16, et comme Isaïe, Cf. Isaïe 28, 23-29, avaient composé des paraboles. A l’époque du Sauveur, cette méthode de prédication était devenue très habituelle ; les Rabbins en usaient sans cesse et plusieurs d’entre eux, tels que Hillel, Schammaï, Nohoraï, Méïr, etc., se sont fait une vraie réputation par leur habileté sous ce rapport. Quelques‑unes des paraboles rabbiniques renferment des beautés réelles : mais, soit pour les détails, soit dans l’ensemble, elles ne sauraient supporter la comparaison avec celles de Jésus‑Christ, qui sont tout à fait inimitables et marquées à l’image du Fils de Dieu. Plusieurs Pères, spécialement Origène, S. Ephrem, S. Augustin et S. Jean Chrysostome se sont livrés avec succès à ce genre de composition. - Si l’on étudie les paraboles de l’Évangile, non pas seulement une à une et d’une manière isolée, mais dans leur magnifique organisme, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’elles renferment un corps complet de doctrine chrétienne, toute une théologie avec ses divers traités. « Elles nous offrent une grande variété de leçons en apparence indépendantes les unes des autres et qui, prises isolément, ne donnent que des résultats partiels, tandis que, si l’on vient à les comparer entre elles et à les rapprocher, elles jettent un jour merveilleux sur la théorie tout entière de la religion et de l’Église... Sous l’enveloppe de l’enseignement parabolique de Notre‑Seigneur, on peut retrouver toutes les doctrines et tous les commandements qui devaient appartenir à l’Église qu’il était venu fonder. » Card. Wiseman, Mélanges religieux, scientifiq. et littér. 1. Les paraboles du N. T. A l’enseignement ordinaire de Jésus‑Christ correspond donc tout un système d’enseignement en paraboles qui exprime les mêmes idées, les mêmes dogmes, les mêmes commandements, sous une forme symbolique. Il y a là pour les théologiens une mine très féconde à exploiter. - Voir sur les paraboles évangéliques : Salmeron, Sermones in Parabolas, Anvers, 1600 ; Unger, de Parabolarum Jesu natura, interpretatione, Leipzig, 1828 ; Lisco, die Parabeln Jesu, Berlin, 1831 ; Greswell, Exposition of the Parables, Londres, 1839 ; Trench, Notes on the Parables, 2° édit. Londres, 1870.


2° Occasion des premières paraboles, vv. 1-3a. Parall. Marc. 4, 1, 2 ; Luc. 8, 4.

Mt13.1 Ce jour-là, Jésus sortit de la maison et s'assit au bord de la mer. - Ce même jour, c’est-à-dire le jour où s’étaient passés les événements racontés au chapitre qui précède, du moins à partir du v. 22. Jésus‑Christ nous fera comprendre lui‑même un peu plus bas, v. 11 et ss., le rapport qui existe entre l’endurcissement volontaire d’une grande partie des Israélites à son égard et la nouvelle méthode de prédication qu’il adopta ce jour‑là même. - Étant sorti de la maison : probablement de la maison où, d’après S. Marc, 3, 20, Jésus avait répondu avec tant de succès aux accusations de ses ennemis. Selon d’autres, de sa propre maison de Capharnaüm. - S'assit au bord de la mer : un de ces traits pittoresques dont les Évangiles sont remplis. Sur les bords de ce beau lac de Tibériade, témoins des plus touchants épisodes de l’histoire évangélique, le divin Maître, entouré du cercle intime de ses disciples, est venu chercher un peu de repos après la joute laborieuse à laquelle nous venons d’assister. Mais son repos ne sera pas de longue durée.


Mt13.2 Une grande foule s'étant assemblée autour de lui, il dut monter dans une barque, où il s'assit, tandis que la foule se tenait sur le rivage, - Et des foules se rassemblèrent... La foule avide de le voir et de l’entendre, qui l’avait naguère en quelque sorte cerné dans la maison où il se trouvait, Cf. Marc, 3, 20, se retrouve bientôt auprès de lui sur le rivage. Comprenant ce que ce bon peuple désirait, mais ne pouvant adresser commodément la parole à un auditoire compact, qui le pressait de toutes parts, il prend une résolution soudaine. Une barque était là, près du rivage : il y monte et s’assied dans cette chaire improvisée, aussi poétique que le tour nouveau qu’il allait donner à sa doctrine. - Et toute la foule se tenait sur le rivage. Cependant la foule se range en face de lui sur la rive, se tenant respectueusement debout selon la coutume ancienne, tandis que le Maître était assis. Le Talmud raconte avec douleur que l’usage de s’asseoir pour entendre l’explication de la Loi commença quelque temps après la mort de Gamaliel, preuve, dit‑il, que la maladie avait envahi le monde.



Mt13.3 et il leur dit beaucoup de choses en paraboles : le semeur, dit-il, sortit pour semer. - Et il leur dit. Théophylacte, faisant allusion à la situation extérieure, telle qu’elle a été décrite par l’Évangéliste, compare gracieusement Notre‑Seigneur Jésus‑Christ à un pêcheur extraordinaire qui, avec le filet de sa parole, pêche du sein de la mer les poissons réfugiés sur le rivage. - Beaucoup de choses en paraboles. « Beaucoup », c’est-à-dire, les sept paraboles du royaume des cieux exposées par S. Matthieu à la suite de cette petite introduction, et aussi la parabole de la graine jetée en terre, conservée par S. Marc, 4, 26-29. Car tout porte à croire que Notre‑Seigneur exposa, de suite et dans la même journée, cette série entière de paraboles. Cela ressort en premier lieu de l’union étroite qui existe entre elles au point de vue du sujet : la seconde explique la première, la troisième se rattache de la même manière à la seconde pour l’éclaircir et la développer, et il en est ainsi jusqu’à la septième, qui complète et achève toutes les autres. C’est une chaîne continue dont tous les anneaux se tiennent : il n’est guère vraisemblable que ses différentes parties auront été formées à des époques séparées, comme on pourrait le supposer d’après le récit de S. Luc cf. 8, 4-15 ; 13, 18-21. L’unité frappante qui règne entre les paraboles montre donc qu’elles furent en quelque sorte coulées d’un seul jet. De plus, S. Matthieu montre lui‑même d’un bout à l’autre de ce chapitre qu’il a voulu suivre un ordre strictement chronologique : on le voit par le soin qu’il a pris de relier aux versets 1 et 3 toutes les sections dont se compose son récit cf. vv. 10, 24, 31, 33, 36, 53. A quoi bon tous ces points de raccord s’il eût sacrifié ici la suite des événements à celle des choses ?


3° Première parabole du royaume des cieux : le semeur. vv. 3b-9. Parall. Marc. 4, 3-9 ; Luc. 8, 5-8.


Mt13.3 (…) le semeur, dit-il, sortit pour semer. - Cette parabole, qui nous fait assister à la formation du royaume des cieux sur la terre dans ses premiers éléments, ouvre d’une manière très naturelle le groupe des comparaisons relatives à l’empire messianique. Le début en est simple, mais expressif. On voit le semeur, en grec, le semeur en général, qui sort de sa maison, portant la semence qu’il va confier à la terre, et se dirigeant vers son champ. Bientôt l’opération commence, et nous en apprenons les résultats immédiats.


Mt13.4 Et pendant qu'il semait, des grains tombèrent le long du chemin, et les oiseaux du ciel vinrent et les mangèrent. - Le long du chemin. Non pas sur le chemin même, mais sur les bords, à l’endroit où le champ et la route qui le traverse ou qui le longe se rejoignent. - Et les oiseaux du ciel... Ce grain étant demeuré à la surface du sol durci, que la charrue n’avait pas remué, ne tarda pas à devenir la pâture des oiseaux. En Orient beaucoup plus qu’en Occident, le semeur est entouré d’une multitude de passereaux ou d’autres oiseaux semblables qu’il tâche, mais en vain, d’effrayer par des cris sans cesse répétés, et qui lui dévorent, d’après ses calculs, au moins un quart de son grain.





Mt13.5 D'autres grains tombèrent sur un sol pierreux, où ils n'avaient pas beaucoup de terre, et ils levèrent aussitôt, parce que la terre était peu profonde. 6 Mais le soleil s'étant levé, la plante, frappée de ses feux et n'ayant pas de racine, sécha. - Une autre partie : une autre partie du grain tomba donc dans des endroits pierreux : il faut entendre par là, comme l’indique le contexte, non pas un sol plus ou moins mélangé de cailloux, mais une surface continue de rochers simplement recouverts d’un peu de terre végétale. Ce second terrain est assurément préférable au chemin battu ; toutefois les résultats seront tout aussi désastreux. - Elle leva aussitôt... C’est un fait d’expérience que la semence placée en de telles conditions germe avec une rapidité surprenante, car elle est à l’aise et subit sans aucune perte les influences d’abord toute salutaires de la chaleur. Au printemps, les rochers de la Palestine sont les premiers couverts d’une douce verdure. Mais la mort est aussi prompte que l’avait été la première croissance. - Sole orto œstuaverunt. Les autres plantes subissaient aussi l’influence brûlante du soleil oriental ; mais, vivant sur un sol profond, elles avaient la ressource d’aller puiser, à l’aide de leurs racines, un peu d’humidité souterraine qui suffisait pour les empêcher de périr. Privées de ce secours parce que le roc sur lequel elles étaient tombées ne leur avait permis d’émettre que des radicules insuffisantes, nos pauvres herbes furent brûlées au‑dedans comme elles l’avaient été au‑dehors, et bientôt elles se desséchèrent complètement. Pline avait observé la fréquence de ce phénomène dans la province de Syrie :« En Syrie, une charrue légère creuse un sillon peu profond, parce que le fer triangulaire qui est en dessous brûle les semences l’été », Hist. Nat. 17, 3.





Mt13.7 D'autres tombèrent parmi les épines, et les épines crûrent et les étouffèrent. - Dans les épines, d’après le grec , sur les épines ; c’est-à-dire, parmi les racines ou les graines d’herbes et d’autres plantes épineuses. La situation est donc meilleure, au premier coup d’œil, que dans les deux cas antérieurs. La terre abonde et même la bonne terre. Le mal consiste dans ce que Columelle nommait les herbes envahissantes, par conséquent dans le manque de culture suffisante. - Et les épines grandirent ; les chardons et les ronces croissent en même temps que la bonne semence à laquelle ils fournissent d’abord une ombre avantageuse. Mais ces voisins dangereux acquièrent en quelques jours une croissance considérable, enlacent de tous côtés la frêle tige du blé, la privent d’air et de lumière et finissent par l’étouffer.


« D’autres semences atteignent des champs raboteux garnis de ronces et d’ épines,

qui se développent plus vite et tuent le fruit de la terre en l’étranglant. » Juvencus.


Mt13.8 D'autres tombèrent dans la bonne terre, et ils produisirent du fruit, l'un cent, un autre soixante, et un autre trente. - Une autre partie… une bonne terre. Jusqu’ici tout a péri, parce que le grain avait été ensemencé dans des conditions mauvaises ; heureusement le reste de la semence tombe sur une terre bonne, fertile et bien préparée : l’espoir du semeur ne sera donc pas totalement frustré. - Elle donna du fruit. Sans parler de la croissance qui a été tout à fait prospère, rien n’étant venu la gêner, le divin orateur passe immédiatement à la récolte, dont il mentionne les résultats variés. - Quelques grains rendant... Un sol qui produit trente, soixante et surtout cent pour un, doit être doué d’une grande fécondité. Cependant les deux derniers de ces chiffres ne sont nullement un embellissement poétique ; ils n’ont rien de surprenant pour la contrée où se trouvait alors Jésus‑Christ, ni pour la Palestine en général, dont la fertilité est si fréquemment vantée soit par la Bible, soit par les écrivains profanes de l’antiquité, soit par les voyageurs modernes. « Quand le sol est riche, les fruits de la terre jubilent », Tacite, Hist. 5.6. Isaac n’avait‑il pas autrefois récolté au centuple aux environs de Gerara ? Cf. Genèse 26, 12. En mentionnant ces trois divers degrés de production, Jésus faisait‑il allusion aux rendements inégaux d’une même espèce de semence, ou bien voulait‑il parler de trois semences distinctes ? La première de ces interprétations semble plus conforme au texte de la parabole, où il n’est question que d’une seule sorte de grains ; toutefois rien ne s’oppose non plus à ce qu’on admette trois sortes de semences qui correspondraient aux trois degrés de fertilité. Plusieurs voyageurs nomment l’orge, le froment et le doura (petit maïs blanc) qui rendent habituellement en Palestine « trente pour un » (l’orge), « soixante pour un » (le froment) et « le centuple » (le doura).


Mt13.9 Que celui qui a des oreilles entende" - Celui qui a des oreilles... Cf. 11, 15. En achevant cette première parabole, le Sauveur invite ses auditeurs à réfléchir, à se demander ce qu’elle signifie et les motifs pour lesquels une quantité si considérable de la semence n’a rien produit. - Telle est la parabole du semeur, dont Jésus‑Christ lui‑même daignera nous donner un peu plus bas un commentaire authentique, v. 19 et ss. Elle nous montre le caractère intime, familier en même temps que profond, du nouveau genre oratoire adopté par Notre‑Seigneur. Plusieurs pèlerins distingués ont fait ressortir la couleur locale dont elle est empreinte. M. Stanley, décrivant les bords du lac de Tibériade, s’exprime ainsi : « Un petit enfoncement au pied de la colline, non loin de la plaine, m’a révélé tout à coup dans le détail, et avec un ensemble que je ne me souviens pas d’avoir rencontré ailleurs en Palestine, chacun des traits de la parabole. Il y avait le champ de blé ondulant, qui descendait jusqu’au rivage. Il y avait le chemin battu qui le traversait, sans mur ni haie pour empêcher la semence de tomber çà et là sur ses bords : il était durci par le passage perpétuel des chevaux, des mulets et des pieds humains. Il y avait la bonne terre qui distingue toute cette plaine (de Gennésareth) des montagnes nues d’alentour, et qui produit une vaste quantité de blé. Il y avait le sol rocailleux qui, se détachant de la colline, s’avançait de divers côtés à travers le champ. Il y avait les larges buissons d’aines qui s’élevaient parfois au beau milieu du blé doucement agité », Sinaï and Palestine, ch. 13. De la barque sur laquelle il était assis, Jésus n’avait donc qu’à lever les yeux et qu’à décrire la scène qui se dressait face à lui.

4° Motif pour lequel Jésus enseigne le peuple sous la forme de paraboles, vv. 10-17. Parall. Marc. 4, 10-12 ; Luc. 9-10.


Mt13.10 Alors ses disciples s'approchant lui dirent : "Pourquoi leur parlez-vous en paraboles ?" - Les disciples, s'approchant. « Quand il fut seul, les douze qui étaient avec lui l’interrogèrent. » Marc 4, 10. Ce n’est donc pas aussitôt après avoir entendu la première parabole du royaume des cieux que les Apôtres s’approchèrent de Jésus pour lui exprimer leur étonnement : ils attendirent que Notre‑Seigneur eût achevé sa prédication et que la foule, s’étant peu à peu dispersée, les eût laissés seuls avec leur Maître. Cela résulte également du récit de S. Matthieu, d’après lequel ils demandent : « Pourquoi parlez-vous en paraboles », employant la forme du pluriel, ce qui suppose qu’ils avaient entendu plusieurs paraboles. C’est donc par anticipation que cette question, la réponse de Jésus et l’explication de la parabole du semeur, v. 18-24, ont été placées en cet endroit. D’après l’ordre des faits, tout ce passage ne devrait venir qu’après le v. 35. - Pourquoi leur parlez-vous en paraboles... Suivant S. Marc, 4, 10 et S. Luc, 7, 9, les disciples auraient seulement prié le divin Maître de leur interpréter la parole de la semence : S. Matthieu mentionne une demande d’un genre tout différent. Mais il est manifeste que les deux questions furent adressées en même temps, puisque Jésus répond à l’un et à l’autre d’après les trois synoptiques. « Pourquoi leur parlez-vous en paraboles ? » c’est-à-dire d’une manière obscure, énigmatique. L’étonnement des disciples suppose qu’il y avait ce jour‑là quelque chose d’insolite dans l’enseignement de Notre‑Seigneur. Jamais encore il n’avait employé les paraboles d’une manière aussi extraordinaire : à peine en avait‑il cité une ou deux en passant, et voici que tout à coup il s’était mis à les accumuler l’une sur l’autre, ce qui avait rendu sa pensée incompréhensible. Car une parabole accompagnée de son commentaire facilite l’intelligence d’une idée, une série de paraboles qui se suivent sans aucune explication ne peut produire au contraire que l’obscurité.


Mt13.11 Il leur répondit : "A vous, il a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais à eux, cela n'a pas été donné. - Il leur répondit. Jésus trouve la demande des Apôtres juste et naturelle ; aussi daigne‑t-il leur expliquer très clairement les motifs de la nouveauté dont ils viennent d’être témoins. - Parce que... Cette conjonction doit être prise dans toute sa force ; elle répond au « pourquoi » des Apôtres et signifie « Parce que ». Ce n’est nullement une redondance, comme le pensent divers auteurs. - A vous : mes disciples, par opposition à la foule, à la masse des auditeurs qui sont désignés plus bas par « à eux ». - Donné : c’est un don gratuit du ciel, une grâce de choix qui n’est accordée qu’à un petit nombre d’hommes. Et en quoi consiste cette faveur particulière ? Jésus la désigne par les mots : connaître les mystères du royaume des cieux. Le royaume a ses secrets d’État que personne ne peut connaître ni comprendre sans une révélation spéciale. Combien de vérités cachées jusqu’à l’époque de Jésus, et manifestées seulement par Lui à ceux qu’il jugeait dignes de recevoir la lumière. Sans doute beaucoup de ces vérités relatives au règne messianique avaient été déposées par Dieu dans les écrits de l’ancienne Alliance, mais en termes généralement si mystérieux, que l’intelligence humaine, livrée à ses propres forces, s’était trouvée incapable de les pénétrer. Mais Jésus dévoilait, divulguait tout à ses disciples. - A eux, cela n’a pas été donné. « Il dit cela non comme impliquant une nécessité, non comme un sort jeté témérairement et définitivement, mais pour montrer qu’ils étaient eux‑mêmes la cause de leurs maux. » St Jean Chrysostome, Hom. 45 in Matth. On ne saurait donc induire de ces paroles que Jésus‑Christ avait une doctrine ésotérique et une doctrine exotérique à la façon des prêtres païens et même des Rabbins juifs, l’une communiquée librement et dans toute son étendue à l’entourage favori du Maître, l’autre, considérablement restreinte, à l’usage du vulgaire non initié. Tous étaient appelés sans exception à la connaissance des mystères les plus secrets, tous avaient des grâces suffisantes pour y parvenir : si la plupart n’y arrivaient pas, ils ne pouvaient en attribuer la faute qu’à eux‑mêmes, comme Jésus va le dire plus bas. - Revenons sur la signification générale du v. 11. Les Apôtres ont demandé au Sauveur : Pourquoi parlez-vous en paraboles ? Ne voyez-vous pas que vous n’êtes pas compris ? Jésus a répondu : Je parle en paraboles parce que, dans le nombre de mes auditeurs, il en est qui ont reçu l’insigne privilège de comprendre les mystères évangéliques, tandis que les autres ne l’ont pas reçu. C’est donc en vertu d’un décret divin que le Sauveur s’exprimera désormais en paraboles, et ce décret provient de la différence morale qui existe entre les hommes dont est composé l’auditoire de Jésus. On ne saurait mieux définir le double motif, le double but de l’enseignement sous la forme de paraboles. La nouvelle prédication de Notre‑Seigneur est marquée tout à la fois au sceau de sa condescendance et de sa sainte colère. Aux âmes bien disposées, elle portera plus facilement la lumière ; elle mettra au contraire un bandeau devant les yeux des indignes qui ne comprendront pas la vérité voilée pour eux, et ne pourront pas en abuser contre Jésus. Les littérateurs et les philosophes sont unanimes à reconnaître l’existence de ces effets. « Les paraboles ont été inventées et leur usage s’est répandu pour deux motifs. Car ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elles servent à des fins contraires. On fait des paraboles pour voiler et masquer sa pensée, et on en fait pour l’éclairer et pour l’illustrer. » Bacon, de Sap. Vet. Cf. de Augm. Scient. 2, 13. D’une part donc la parabole obscurcit la pensée, « les figures défendent le secret contre la banalité et la vulgarité » Macrob. Somm. Scip. 1, 2. D’autre part elle l’illumine et en facilite l’intelligence ; en effet, dit Quintilien, Instit. 8, 3, 72 : « Les comparaisons ont été judicieusement inventées pour apporter de l’éclairage aux choses ». Aussi Tertullien après avoir affirmé que « les paraboles assombrissent la lumière de l’évangile », de Res. Carn. 32, ajoute‑t-il « Dieu tend la main à une foi qui est rendue plus facile par les images et les paroles représentant des personnes et des choses », de Anima, 43. Elles ressemblent sous ce rapport, suivant une belle comparaison, à la colonne de nuée et de feu qui éclairait le peuple de l’Alliance et obscurcissait les yeux des Égyptiens (De Gerlach). Il y a en cela quelque chose de paradoxal en apparence, mais rien assurément de contradictoire, puisque l’expérience confirme tous les jours ce double résultat. Les Juifs mal disposés, ou même simplement indifférents à l’égard de Jésus, écoutaient sans comprendre et s’en allaient sans avoir rien appris ; d’un autre côté, les amis du Christ, désireux de connaître le sens de ces tableaux qui avaient piqué vivement leur curiosité, cherchaient, travaillaient, interrogeaient et finissaient par réussir. Pour eux, le nouveau système était une grâce de plus, puisqu’il les excitait à courir avec une ardeur croissante après l’intelligence des saints mystères.


Mt13.12 Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a. - La particule car montre que nous avons dans ce verset un développement de celui qui précède. « à vous il a été donné ... à eux, cela n’a pas été donné » : il n’y a rien d’étrange à cela, poursuit Jésus, car c’est dans la nature même des choses. La locution proverbiale qu’il cite à cette occasion (il la citera encore dans deux autres circonstances en modifiant le sens, Cf. 25, 9 ; Luc. 19, 26) est d’une vérité universelle. Elle se compose de deux parties : 1° A celui qui a : le verbe avoir a ici la signification de posséder, être riche. Quand une bonne fois on a commencé d’acquérir quelque fortune, les biens affluent et en peu de temps arrive l’abondance. Au contraire 2° à celui qui n'a pas... c’est-à-dire, d’après le contexte, celui qui n’a que peu de choses, de modestes avances qui ne méritent pas d’être prises en considération, si on les compare à ce que l’opinion du monde appelle la richesse. - On enlèvera même ce qu’il a. Tandis que le riche devient aisément plus riche encore, le pauvre qui est en retard dans ses affaires tombe facilement de plus en plus bas, et finit souvent par perdre le peu qu’il possédait. Une légende rabbinique commente ce proverbe de la façon la plus charmante : « Une femme interrogea Rabbi José et lui dit : Que signifie la parole de Daniel : Il donne la sagesse aux sages et l’intelligence aux intelligents, Dan, 2, 21 ? Il lui répondit par une parabole : Si deux hommes, un riche et un pauvre, venaient te demander à emprunter, auquel prêterais‑tu ? Elle répliqua : Au riche. Pourquoi donc ? reprit le Rabbin. Parce que, dit‑elle, si le riche perd son argent, il lui restera encore de quoi me payer, tandis qu’il n’en est pas de même du pauvre. Il s’écria : Tes oreilles ont‑elles entendu ce qui vient de sortir de ta bouche ? Si Dieu avait donné la sagesse aux insensés, ils iraient s’asseoir, pour en parler, dans les maisons de débauche, les théâtres et les établissements de bains ; mais Dieu a donné la sagesse aux sages et ils vont s’asseoir et parler dans les synagogues ». - Cet aphorisme qui a ses équivalents anciens et modernes chez plusieurs peuples (comparez le mot de Martial, 5, 81 : « On ne donne qu’aux riches », et la phrase française : « On ne prête qu’aux riches » a son emploi au moral non moins qu’au matériel et c’est précisément d’après sa signification spirituelle que Jésus la mentionne en ce passage. Les Apôtres et les disciples ont acquis déjà une certaine richesse au point de vue des vérités messianiques ; c’est pour cela que Dieu leur fait des révélations plus intimes, afin qu’ils s’enrichissent davantage encore. Le peuple incrédule voit diminuer chaque jour le peu de foi qui lui reste et bientôt il ne lui en restera plus rien. - « Celui qui a … celui qui n'a pas » sont des nominatifs absolus.


Mt13.13 C'est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu'en voyant, ils ne voient pas, et qu'en entendant, ils n'entendent ni ne comprennent. - C'est pourquoi... C’est la réponse directe à la question proposée par les Apôtres ; nous y voyons nettement indiqué le motif pour lequel Jésus‑Christ ne commença que durant la période actuelle de sa Vie publique, et non dès le début, son enseignement sous la forme de paraboles. Jusque‑là, il a prêché d’après la méthode ordinaire, disant ouvertement, simplement, ce qu’il voulait dire. Mais voici que l’enthousiasme pour sa divine personne a sensiblement diminué, la prédication directe a été reçue avec mépris, insultée même en plus d’une circonstance ; il lui arrive de susciter le doute au lieu de provoquer la foi. Alors Notre‑Seigneur l’abandonne en partie et la remplace par les paraboles, et, en agissant ainsi, il a l’intention très manifeste de châtier l’incrédulité du peuple. « Il leur parle donc obscurément sous peine de ne pas être cru, parce qu’ils ne voulurent pas comprendre les choses dures quand elles leur ont été dites clairement. Ils ont mérité qu’il leur parle ainsi, pour qu’ils ne puissent pas comprendre même s’ils le voulaient », Maldonat. Les paraboles revêtent ainsi un caractère pénal : les Juifs seront punis de leur ingratitude en ne recevant plus comme auparavant la vérité simple et nue, et facile à saisir. - En regardant ils ne voient pas. Les yeux malades du peuple sont incapables désormais de supporter la pleine lumière : ils voient au dehors, mais leurs rayons visuels ne pénètrent pas au‑delà de la surface. - Leurs oreilles sont de même devenues sourdes aux enseignements célestes, en écoutant… ils ne comprennent pas, elles entendent et pourtant elles n’entendent pas véritablement. Et, ce qui est pire, c’est que cette cécité, cette surdité sont volontaires et coupables : comment Dieu ne les châtierait‑il pas ? « Le grand Dieu, par une loi inlassable, répand des cécités pénales sur les cupidités illicites », S. Augustin. Il châtie donc d’après sa grande loi : « ce par quoi il a péché, par cela même il est puni », aveuglant définitivement ceux qui ont fermé les yeux à la vérité.


Mt13.14 Pour eux s'accomplit la prophétie d'Isaïe : "Vous entendrez de vos oreilles et vous ne comprendrez pas, vous verrez de vos yeux, et vous ne verrez pas. - S'accomplit, « est totalement accomplie », ou bien « et s’accomplit de nouveau » ; allusion à l’accomplissement partiel et imparfait qu’avait déjà reçu la prophétie d’Isaïe. En ce moment, dit Jésus, par suite de ma nouvelle méthode d’enseignement, cette prédiction se réalise d’une manière parfaite et intégrale. - La prophétie d’Isaïe, Cf. Isaïe 6, 9. Le prophète parlait, ou plutôt Dieu lui parlait de ses contemporains ; toutefois, d’après l’intention de l’Esprit‑Saint, le divin oracle avait aussi pour but de décrire l’endurcissement et la punition terrible des Juifs au temps du Messie. Jésus‑Christ le cite d’une manière assez littérale d’après les 70. Il est destiné à prouver l’assertion « en regardant » du v. 13, qui est du reste calquée sur les premières lignes du texte d’Isaïe. - Vous entendrez de vos oreilles, répétition à la façon des Hébreux, pour renforcer l’idée ; de même, vous regarderez de vos yeux. Il y a un double jeu de mots et un double paradoxe : on entend et l’on n’entend pas ; on voit et on ne voit pas.


Mt13.15 Car le cœur de ce peuple s'est appesanti, ils ont endurci leurs oreilles et fermé leurs yeux : de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n'entendent, que leur cœur ne comprenne, qu'ils ne se convertissent et que je ne les guérisse." - Le cœur de ce peuple s'est épaissi... Nous venons d’apprendre qu’Israël est aveugle et sourd ; la suite de la prophétie nous montre que cela est arrivé par sa propre faute. La graisse, chez tous les anciens, était regardée comme une cause et citée comme un symbole d’insensibilité. Cette expression est donc une figure énergique pour décrire l’état d’endurcissement moral dans lequel les Juifs étaient tombés. - Ils ont péniblement entendu, ils n’entendent qu’avec beaucoup de peine ; bien plus, ils tiennent leurs yeux hermétiquement fermés. Et pourquoi donc ? De peur qu'ils ne voient... Rien ne saurait mieux exprimer que ces paroles la liberté de leur obstination dans le mal : c’est justement pour ne pas entendre, pour ne pas comprendre, qu’ils agissent comme l’a dit le Prophète. S’ils voyaient, s’ils comprenaient, ils se convertiraient et ils seraient sauvés, tandis qu’ils veulent vivre et mourir dans leurs iniquités, malgré la damnation éternelle qui les attend. - Et que je les guérisse ; Jésus ajoute ces mots, dit S. Jean Chrysostome, l. c., «montrant par là leur profonde méchanceté et une opposition préparée à dessein». - Notons ce qu’il y a de vérité psychologique dans ce verset. Les substantifs « cœur, oreilles, yeux » y sont répétés à deux reprises, mais dans un ordre inverse, parce que l’écrivain sacré ne voulait pas représenter le même état de choses. L’insensibilité morale qui règne dans le cœur passe de là aux oreilles, puis aux yeux : il est notoire, en effet, qu’au moral l’oreille subit l’influence du cœur et la vue celle de l’oreille. Si le cœur est endurci, l’oreille est sourde ; si l’oreille entend mal l’œil voit mal. Dans le second cas l’ordre est renversé, parce qu’il est question de conversions et que le cœur demeure la dernière citadelle à conquérir, et qu’on n’arrive à lui que par les sens de la vue et de l’ouïe. Remarquons encore que, dans le texte primitif, le prophète reçoit directement de Dieu la mission d’endurcir et d’aveugler Israël, Cf. Vulgate, 6, 10 ; mais c’est là une manière tout orientale d’annoncer avec plus de force un avenir inévitable. Celui à qui on le prédit est censé le produire lui‑même. Le Juif Kimchi admet expressément que les impératifs équivalent ici à de simples futurs et qu’ils ont simplement pour but de renforcer l’idée.


Mt13.16 Pour vous, heureux vos yeux parce qu'ils voient, et vos oreilles parce qu'elles entendent. - Mais heureux... Jésus, après avoir indiqué le motif pour lequel il parlait maintenant au peuple en paraboles, revient sur la première moitié du v. 11 et sur les privilèges conférés par Dieu à ses Apôtres. Le pronom « vos », est placé par emphase au commencement de la phrase. Tout un peuple réprouvé ; vous, si favorisés. - Heureux sont vos yeux... Le contraste est frappant : leurs yeux voient, leurs oreilles entendent, le peuple est aveugle et sourd. « Ils étaient des Juifs, et ils avaient été éduqués avec eux. La prophétie cependant ne leur nuit en rien, parce qu’ils avaient la racine du bien fortement implantée en eux, dans la pensée et dans le vouloir. » St. Jean Chrysostome, l. c.



Mt13.17 Je vous le dis en vérité, beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l'ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l'ont pas entendu. - En vérité... Sous le sceau du serment, Jésus‑Christ apporte un exemple destiné à montrer toute l’étendue de la faveur accordée aux disciples. - Beaucoup de prophètes et de justes, c’est-à-dire les hérauts de Dieu, chargés d’annoncer aux hommes ses volontés et de leur parler de son Christ ; de l’autre les Saints de toute condition. - Ont désiré voir... Ils consumaient en ardents désirs vers Celui que l’un d’entre eux avait appelé l’attente des peuples, Cf. Genèse 49, 10 : ils souhaitaient de voir le Messie et ses œuvres, d’entendre sa parole ; mais ces souhaits quoique bien légitimes, ne furent pas réalisés, ne l'ont pas vu... ne l'ont pas entendu. S. Paul, dans la lettre aux Hébreux, insiste sur leurs vifs désirs demeurés inassouvis : « Ils sont tous morts ceux‑là en croyants, sans avoir reçu les choses promises, mais les regardant et les saluant de loin », Hébreux 11, 13 cf. 39, 40.


5° Explication de la parabole du semeur, vv. 18-23. Parall. Marc. 4, 13-20 ; Luc. 8, 11-15.


Mt13.18 Vous donc, écoutez ce que signifie la parabole du semeur : - Vous donc. « Vous » est emphatique, comme « vos » du v. 16. « Donc », puisque vous êtes appelés à recevoir des révélations qui demeureront cachées aux autres - Écoutez, comprenez ; ou bien, écoutez de nouveau cette parabole avec une interprétation authentique, qui en déterminera pour vous le sens d’une manière infaillible. - La parabole du semeur, c’est-à-dire de celui qui dissémine, propage, répand. Le divin Maître daigne se faire exégète pour nous apprendre non seulement ce que signifie cette parabole particulière, mais aussi et par là-même quelles règles générales nous devrons suivre pour interpréter toutes les autres. Ces règles ont été souvent indiquées. Elles consistent 1° à rechercher avec le plus grand soin la vérité dominante que la parabole a pour but d’enseigner ; 2° à recourir au contexte qui est souvent d’un grand secours pour fixer le vrai sens de la parabole. Ce sera tantôt une allusion de Jésus‑Christ, tantôt une note de l’Évangéliste, tantôt un détail préliminaire, tantôt un épilogue, qui mettra sur la voie de l’interprétation légitime ; 3° l’idée‑mère une fois trouvée, à s’occuper des détails qu’il faudra ramener toujours à cette pensée principale, car ils partent d’elle comme les rayons du centre ; 4° à éviter les analogies forcées, purement imaginaires, par conséquent à ne pas trop s’écarter du sens littéral de la parabole. Naturellement, sur ce terrain qui ne saurait être limité d’une manière précise, la sagesse et le discernement de l’interprète ont à jouer un rôle important, mais ce rôle est bien délicat, et il serait facile d’en abuser. Quant à la question de savoir jusqu’où s’étendent les traits significatifs et symboliques des paraboles, on sait qu’elle est l’objet d’une grande controverse, née dès les premiers jours de l’exégèse et venue jusqu’à nous à travers les siècles. Deux systèmes d’interprétation se sont formés depuis longtemps sur ce point. S. Jean Chrysostome, et de nombreux commentateurs à sa suite, assurent qu’il suffit de trouver la pensée dominante, le but principal de la parabole. Il n’est pas nécessaire, disent‑ils, de chercher une signification spéciale pour chacun des incidents accessoires dont elle se compose, car ces incidents ne sont nullement essentiels ; ce n’est qu’une draperie destinée à donner aux paraboles plus de grâce et de beauté. Donc, le principal une fois obtenu, ne vous inquiétez pas de détails sans valeur (S. Jean Chrysost.). L’autre école affirme au contraire que, dans une parabole, tout a une signification, même les fibres les plus ténues du récit, même les détails les plus insignifiants en apparence ; l’interprète ne doit donc rien négliger, puisque rien n’est ornement pur et simple. - On peut dire qu’il y a exagération des deux parts : Jésus‑Christ lui‑même a donné tort aux défenseurs de l’un et de l’autre système, car, dans l’interprétation qu’il nous a laissée des paraboles du semeur et de l’ivraie, nous le voyons tantôt descendre à plusieurs faits fort secondaires, tels que les oiseaux, les épines, la chaleur brûlante, pour les appliquer à la vie spirituelle, tantôt négliger divers incidents du même genre, montrant ainsi que ce n’étaient, dans sa pensée, que des embellissements poétiques. Il faut donc éviter l’arbitraire et se tenir autant que possible dans le juste milieu que Vitringa nous semble avoir très bien défini dans les lignes suivantes : « Me plaisent ceux qui tirent des paraboles du Christ plus de vérités que d’un commandement d’éthique illustré par une parabole. Si on peut expliquer les paraboles du Christ de façon à retrouver la doctrine du salut dans chacune de leurs parties, sans exagération et sans contorsion, j’estime qu’il faut choisir ce genre d’explication comme étant le meilleur et préférable aux autres. Plus nous tirerons des vérités solides des paroles du Verbe de Vie, plus nous aurons part à la sagesse divine », Schriftmaessige Erklaerung der Evang. Parabeln, Francfort, 1717, in h. l. Ainsi donc, expliquons autant de traits que nous le pourrons, mais que l’exégète ou le prédicateur prenne bien garde de « résister à la tentation de ramener l’Écriture à sa propre volonté » (S. Jérôme), comme il n’arrive que trop souvent.


Mt13.19 "Quiconque entend la parole du royaume et ne la comprend pas, le Malin vient, et il enlève ce qui a été semé dans son cœur : c'est le chemin qui a reçu la semence. - D’après S. Luc, 8, 11, Jésus plaça en tête de son explication ces mots importants : « La semence, c'est la parole de Dieu ». Le semeur figure évidemment Jésus‑Christ, puis d’une manière générale tous ceux qui sont chargés de prêcher la parole de Dieu. Le champ dans lequel est jetée la semence représente, par ses différentes parties, les cœurs des hommes plus ou moins bien préparés pour recevoir la divine parole. Notre‑Seigneur suit pas à pas les détails de la parabole, indiquant tantôt au propre, tantôt par de nouvelles images, le sens de chacun d’eux. De même qu’il avait distingué quatre espèces de terrains, il distingue aussi quatre sortes d’âmes, dont trois ne savent pas profiter de la prédication évangélique. - 1. Le chemin battu. Si quelqu'un entend... ; ces mots sont au nominatif absolu. - La parole du royaume, la parole du royaume messianique, par conséquent la doctrine de l’Évangile. - Et ne s'en pénètre pas, par sa faute, bien entendu. Cf. v. 14 et 15. Le cœur de cet auditeur a été volontairement endurci : il est devenu tout à fait indifférent aux choses du ciel, qui tombaient sur lui comme la semence sur le bord du chemin ; il manque totalement de « réceptivité » à leur égard. Aussi ne reçoit‑il pas la parole divine, et, pour lui, il n’est pas même question de germination, à plus forte raison de croissance et de fruits. - L'esprit malin, « diable » dit S. Luc, « satan » d’après S. Marc. Les oiseaux avaient guetté avidement le grain lancé par la main du semeur sur les bords du champ ; le démon épie de même la semence céleste pour l’enlever dès qu’elle sera tombée sur une âme qu’il sait mal disposée : il lui ôte ainsi les chances pourtant bien faibles de succès qu’elle pourrait encore avoir. Le chef du royaume infernal s’oppose de toutes ses forces à ce qui est de nature à fortifier, à accroître le royaume de Dieu. - Enlève : c’est un enlèvement prompt et habile, qu’il n’est pas malaisé au prince des démons d’accomplir. - Ce qui avait... Tournure singulière et inattendue, que l’on traduit habituellement par la phrase suivante : Celui‑là ressemble au grain semé sur le bord du chemin. Mais pourquoi ne pas conserver ici et dans le s vv. 20, 22 et 23, où elle est fidèlement reproduite, cette assimilation très logique et très réelle de la parole du cœur qui la reçoit, de la graine et du champ où elle est semée ? Ce n’est pas sans raison que Jésus semble confondre ensemble ces divers objets : ils ne valent rien l’un sans l’autre. Que peut la semence en dehors du champ ? le champ privé de la semence ? Il faut leur union mutuelle pour produire quelque chose. Voilà pourquoi le divin Interprète assimile l’auditeur à la parole évangélique, en employant à quatre reprises la formule : « Qui a été semée ».


Mt13.20 Le terrain pierreux où elle est tombée, c'est celui qui entend la parole et la reçoit aussitôt avec joie : - Dans les endroits pierreux. Après avoir caractérisé plus haut une âme complètement insensible à la prédication de l’Évangile, Jésus passe à une autre catégorie d’auditeurs figurée par le terrain rocheux, ou plutôt par le roc à peine couvert d’un peu de terre végétale, vv. 5 et 6. La ressemblance est parfaite : cette terre avait reçu la semence et l’avait fait promptement germer en lui communiquant sa chaleur fécondante ; de même ce genre d’auditeurs qui reçoit la parole avec joie, la surface de leurs cœurs est aisément remuée, promptement échauffée. Doués d’une vive impressionnabilité, ils se laissent électriser tout d’abord par la beauté, l’amabilité de la doctrine chrétienne ; aussi la reçoivent‑ils avec joie et empressement. « Les voilà les coeurs qui, à la seule douceur d’une parole entendue, jouissent déjà des promesses célestes », V. Bède.













Mt13.21 mais il n'y a pas en lui de racines, il est inconstant, dès que survient la tribulation ou la persécution à cause de la parole, aussitôt il succombe. - Il n'a pas de racine en lui‑même. Malgré cet heureux début et ces dehors qui promettent, il y a là en réalité le même manque de réceptivité que dans le premier cas. Ces hommes n’ont pas ce que Cicéron nommait « une vertu attachée à de profondes racines », Phil. 4, 13. , ils ne sont pas ce que les Pères grecs aimaient à nommer, en faisant allusion à cette parabole, des enracinés : auditeurs superficiels, ils sont conséquemment auditeurs temporaires. « Qui croient pour un temps, dit S. Luc 8, 13, et qui cessent de croire au temps de la tentation ». En effet, il suffit d’une épreuve, d’une tribulation, pour ruiner les belles espérances qu’ils avaient données tout d’abord. Dès qu’ils s’aperçoivent que la parole divine, qu’ils avaient cependant reçue avec tant d’entrain, va être pour eux la source de quelques maux temporels, ils l’abandonnent lâchement, honteusement : aussi se dessèche‑t-elle comme le fait le gazon du rocher sous les rayons d’un soleil brûlant. - Il est aussitôt scandalisé... « Ce qui a toujours connu le succès est abattu par l’échec », Fr. Luc, Comm. in h.l. Ne semblerait‑il pas que Quintilien commente ce passage, lorsqu'il écrit, Inst. 1. 3, 3-5 : « Ces génies précoces ne parviennent jamais à maturité. Ils n’ont pas fait de grandes choses, car ils ont produit trop tôt. Il n’y avait pas en profondeur chez eux de véritable force, et ils ne parvinrent pas à faire pousser toutes leurs branches. C’est tout à fait comme les semences répandues sur le sol, elles se gâtent vite. Et au milieu des épines, elles sont étouffées par les mauvaises herbes avant la moisson ». Mais Quintilien parte du domaine intellectuel, et Jésus du domaine moral.






Mt13.22 Les épines qui ont reçu la semence, c'est celui qui entend la parole, mais les inquiétudes pour les choses de ce monde et la séduction des richesses étouffent la parole, et elle ne porte pas de fruit. - Parmi les épines. Les premiers auditeurs de la parole céleste lui avaient créé des obstacles dès le principe, aussi n’avait‑elle pas même pu germer en eux ; les autres, après avoir favorisé sa première croissance, s’étaient bientôt opposés à ses progrès ultérieurs ; ceux dont parle maintenant le divin Maître la laissent grandir davantage et même monter en épis, mais pour eux comme pour les autres la semence demeure finalement stérile. Cependant le terrain de leur cœur est bon et profond : malheureusement il est rempli d’épines ; de là l’insuccès qui attend la prédication évangélique dans cette partie du grand champ humain. - Les épines sont de deux sortes très distinctes. - 1° Les sollicitudes de ce monde : les soucis et les ennuis de cette vie, lorsqu’ils préoccupent et absorbent une âme, l’entraînent de divers côtés, selon le mot de Térence, et peuvent être extrêmement funestes à la parole divine que la Providence y a semée. - 2° La séduction des richesses. Les richesses et les délices du siècle ne le sont pas moins quand on en abuse ; elles peuvent même produire des effets plus pernicieux encore. Chacune de ces causes, prise à part, « a fortiori » leur réunion, étouffe la semence évangélique, qui se trouve ainsi empêchée, « par la prospérité et l’adversité », selon l’expression de S. Thomas d’Aquin. La locution séduction des richesses est remarquable : la richesse y est personnifiée et dépeinte sous les traits d’une femme qui induit le monde en erreur en le flattant. « Qui me croirait jamais, dit à ce sujet saint Grégoire le Grand, si je disais que les épines représentent les richesses, surtout parce que les unes piquent, et les autres plaisent. Et pourtant ce sont bien des épines, car par les piqûres de leurs pensées elles lacèrent l’esprit. Et, comme elles entraînent jusqu’au péché, elles infligent donc réellement une blessure. Jésus a raison de donner aux richesses le qualificatif de fausses. Elles sont fausses puisqu’elles ne peuvent pas demeurer avec nous longtemps. Elles sont fausses parce qu’elles ne sont pas capables de chasser la stérilité de notre pensée. »


Mt13.23 La bonne terre ensemencée, c'est celui qui entend la parole et la comprend, il porte du fruit, et donne l'un cent, un autre soixante, un autre trente pour un." - Dans une bonne terre. Terre excellente, soit au sens matériel, soit dans l’application qu’en fait ici Jésus à la classe des auditeurs parfaits de la prédication céleste ; excellente encore non seulement par sa nature et sa constitution intime, mais aussi par la culture constante et les soins assidus qu’elle a reçus : elle est donc bonne à tous égards et d’une manière absolue. - Et qui porte du fruit : la semence y croît sans peine, mais surtout elle y fructifie avec abondance. Cependant le terrain moral des âmes saintes, de même que le sol proprement dit, ne fait pas valoir d’une manière uniforme la graine qui lui a été confiée : de là ces moissons toujours abondantes, mais inégales, qu’on y recueille. Les plus parfaits fournissent les mesures les plus considérables. « La même grâce spirituelle qui est reçue également par tous les croyants au baptême (et de mille autres manières) est augmentée ou diminuée ensuite par notre conduite et nos actions, comme il est dit dans l’Évangile que la semence du Seigneur a été répandue également partout, mais qu’à cause de la diversité des terrains, elle n’a pas le même sort. Elle donne du trente pour un ou du soixante ou du cent. » St Cyprien Ép. 69.






6° Seconde parabole du royaume des cieux : l’ivraie, vv. 24-30.


Mt13.24 Il leur proposa une autre parabole, en disant : "Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé du bon grain dans son champ. - Une autre parabole... Tandis que la parabole du semeur nous a été conservée par les trois synoptiques, celle‑ci ne se rencontre que dans le premier Évangile. Elle partage avec la précédente l’honneur d’avoir été interprétée par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Cf. vv. 36-43. Elles s’unissent d’ailleurs étroitement l’une à l’autre par les leçons qu’elles renferment. Si la première nous apprend qu’une partie considérable de la semence évangélique est perdue, parce qu’elle tombe sur un mauvais terrain, la seconde nous montre que, même sur la bonne terre, tout ne prospère pas à souhait, mais que là aussi le mal croît à côté du bien. La première nous a fait voir comment la parole divine parvient aux hommes et comment ils la reçoivent ; la seconde raconte les progrès de cette semence toute céleste et les dangers qui accompagnent son développement extérieur. - Il leur proposa. « Leur » se rapporte aux foules qui entouraient Jésus, Cf. vv. 2, 36 et devant lesquelles furent prononcées les trois premières paraboles. Les vv. 10-23 sont comme nous l’avons dit, une intercalation anticipée : le pronom ne retombe donc pas uniquement sur les disciples de Jésus. - Le Royaume est semblable : formule dont Jésus‑Christ se sert fréquemment pour introduire ses paraboles cf. 18, 23 ; 22, 2 ; 25, 1 ; etc. « Le royaume de Dieu est semblable », ou selon d’autres, « est devenu semblable ». - A un homme.  Le royaume messianique ne ressemble pas précisément à cet homme, mais à tout l’incident qui va suivre et dans lequel il jouera le rôle principal : c’est donc là une tournure impropre, employée ici et en d’autres endroits, Cf. v. 45, etc., par abréviation. - Du bon grain : le contexte suppose que ce grain avait été choisi, épuré, de manière à être sans aucun mélange au moment où il fut confié à la terre. Dans le royaume du Christ, il se passe quelque chose de semblable à l’action d’un cultivateur qui sème d’excellent blé dans son champ.


Mt13.25 Mais, pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et sema de l'ivraie au milieu du froment, et s'en alla. - Pendant que les hommes dormaient. Expression pittoresque pour désigner le temps de la nuit. Nous dirions de même : Quand tout le monde dormait. Il ne s’agit donc pas exclusivement ici des serviteurs et du fermier, ni d’une négligence coupable de leur part. « Quand les hommes dormaient. Il ne dit pas les gardiens (ou les serviteurs comme au verset 28) ; s’il avait dit les gardiens, nous aurions compris qu’on les accusait de négligence. Mais il dit hommes, pour que nous comprenions que c’était sans faute de leur part qu’ils s’étaient abandonnés au sommeil », Cajetan in h. l. C’est pendant la nuit, à la dérobée par conséquent et à l’insu de tous, que fut commise la mauvaise action qui va suivre. Le divin Maître n’a pas voulu dire autre chose. - Et sema : le texte latin indique « sema de nouveau », heureuse expression pour indiquer de secondes semailles pratiquées peu de temps après d’autres, dans un même champ. - De l'ivraie, plante nommée Zawân par les arabes et Zonim par le Talmud. Il s’est formé une double opinion parmi les linguistes relativement à cette appellation, les uns lui donnant une origine sémitique, les autres la croyant dérivée du grec et adoptée par les langues orientales, ce qui paraît aujourd’hui plus probable. L’herbe ainsi désignée ne doit pas différer du « Lolium temulentum », ou ivraie, qu’on rencontre presque à chaque pas en Palestine non moins que dans nos contrées. Les graines qu’elle produit, assez semblables à celles du froment, mais en général de couleur noirâtre, sont depuis longtemps renommées pour leurs dangereux effets. Mêlées en partie notable à la nourriture, elles causent le vertige, des convulsions et même la mort : de là l’épithète de funeste que Virgile donne à l’ivraie dans ses Géorgiques, 1, 154. - Et s'en alla. Après avoir réussi à accomplir son œuvre pleine de malice, il se hâte de disparaître. Les actes de ce genre ne sont inouïs, paraît‑il, ni en Orient, ni même en Occident. Le Dr Robert assure, Oriental Illustrations, p. 541, que plus d’un cultivateur indien a vu son champ gâté de la sorte, et pour de longues années, dans l’intervalle d’une nuit. Le Rév. Alford raconte dans son commentaire qu’il eut à souffrir lui‑même d’une méchanceté du même genre à Gaddesby, comté de Leicester. Ce qui prouve que la malice du monde n’a pas changé.


Mt13.26 Quand l'herbe eut poussé et donné son fruit, alors apparut aussi l'ivraie. - Lorsque l'herbe eut poussé : l’herbe déterminée par le récit, c’est-à-dire le blé et l’ivraie tout ensemble. - Et produit son fruit : les deux sortes d’herbe montent peu à peu et produisent chacune son épi. - Alors l'ivraie parut... Jusqu’à ce moment, il n’avait pas été possible de les distinguer ; le champ paraissait rempli de bon froment : maintenant on voit qu’il contient aussi une grande quantité de mauvaise herbe. Ce trait est tout à fait conforme à la nature de l’ivraie et à sa ressemblance parfaite avec le froment durant toute la période de leur croissance : tant que leur développement n’est pas complet, l’œil le plus exercé les confondrait neuf fois sur dix ; mais, dès que l’épi est sorti de la gaine, un enfant les distingue sans peine. St Jérôme avait noté ce fait de ses propres yeux : « Entre le froment et la zizanie, que nous appelons nous ivraie, quand ils sont encore en herbe et que l’épi n’a pas encore été formé, il y a une grande ressemblance, et il est difficile ou impossible de les distinguer l’un de l’autre », Comm. in h. l.



Mt13.27 Et les serviteurs du père de famille vinrent lui dire : Seigneur, n'avez-vous pas semé du bon grain dans votre champ ? D'où vient donc qu'il s'y trouve de l'ivraie ? - Les serviteurs, s'approchant... Les serviteurs s’aperçoivent du fâcheux mélange qui apparaît maintenant dans le champ de leur Maître et, ne pouvant en comprendre l’origine, ils s’adressent directement au père de famille pour qu’il veuille bien éclaircir ce mystère. - N'avez-vous pas semé... Ils savent combien il est soigneux et vigilant : évidemment, il n’a pu semer dans son champ qu’un excellent grain ; leur étonnement n’en devient que plus grand, le fait que plus inexplicable.


Mt13.28 Il leur répondit : C'est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui dirent : Voulez-vous que nous allions la cueillir ? - C'est l'ennemi qui a fait cela. Le Maître devine sans peine de quel côté doit provenir le mal : c’est son ennemi qui s’est rendu coupable d’un pareil méfait, désireux de satisfaire ainsi un noir projet de vengeance. - Ses serviteurs lui dirent. Ces bons serviteurs font preuve d’un vrai zèle pour les intérêts du père de famille : ils s’offrent courageusement pour aller arracher une à une les mauvaises herbes qui remplissent le champ, ce qui ne serait pas une petite peine. - Voulez-vous ?, puisqu’il en est ainsi. - L'arracher. Le grec emploie le conjonctif délibératif qui donne plus de vigueur à la phrase.


Mt13.29 Non, leur dit-il, de peur qu'avec l'ivraie vous n'arrachiez aussi le froment. - Et il dit : Non. Le Maître n’accepte pas leurs offres de service. Cependant, « on ne doit pas blâmer le dédain qu’on a pour la zizanie, mais il faut quand même le rendre raisonnable », Bengel. Leur zèle, en effet, quelque grand et quelque désintéressé qu’il fût, était loin d’être bien éclairé, comme le leur indique le père de famille en motivant son refus. - De peur qu'en arrachant... Le danger ne venait plus de la difficulté de distinguer les deux plantes l’une de l’autre, puisque, d’après ce que nous avons dit, l’ivraie se manifestait maintenant avec la différence qui la caractérise, (« l'ivraie parut aussi », v. 26) ; il venait de la difficulté d’arracher la mauvaise herbe sans endommager la bonne. On a remarqué, en effet, dans les champs où l’ivraie et le froment poussent côte à côte, que leurs racines s’entremêlent et s’enlacent, de telle sorte qu’il est impossible d’extraire l’ivraie sans nuire au blé d’une manière considérable.


Mt13.30 Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Cueillez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, et amassez le froment dans mon grenier." - Laissez croître l'un et l'autre... Après avoir rejeté le projet imparfait de ses serviteurs, le Maître en propose un autre qui produira le même résultat, sans présenter aucun inconvénient. Il faut laisser croître et mûrir l’ivraie à côté du froment jusqu’à l’époque de la moisson. Alors les deux plantes sont plus distinctes que jamais, et, lorsqu’elles ont été tranchées ensemble par la faucille, il est aisé de les séparer sans nuire aucunement au bon grain. - Je dirai aux moissonneurs. L’ordre que ce cultivateur intelligent donnera aux moissonneurs se décompose en trois parties. Ils devront, en premier lieu, mettre à part toute l’ivraie ; cela fait, ils la lieront en gerbes destinées à être toutes jetées au feu, excellente précaution qui anéantira les mauvaises graines qu’elle contient ; enfin ils amasseront le blé dans les greniers de la ferme, après l’avoir battu dans le champ même, suivant la mode orientale. Grâce à ses sages précautions, on aura une récolte très pure, en dépit des machinations perfides de l’homme ennemi.




7° Troisième parabole du royaume des cieux : le grain de sénevé, vv. 31 et 32. Parall. Marc. 4, 30-32 ; Luc. 13, 18 et 19.


Mt13.31 Il leur proposa une autre parabole, en disant : "Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé, qu'un homme a pris et semé dans son champ. - Une autre parabole. S. Jean Chrysostome marque en ces termes la connexion qui existe entre cette parabole et les deux précédentes : Comme Jésus‑Christ leur avait déjà dit que les trois quarts de la semence s’étaient perdus, et que la quatrième partie restante avait encore souffert un grand dommage, ils devaient être portés à s’effrayer et à dire: Qui seront donc ceux qui croiront, et combien y en aura‑t-il peu qui seront sauvés? C’est à cette crainte que Jésus‑Christ veut remédier par la parabole du grain de sénevé à l’aide de laquelle il raffermit leur foi et leur fait voir l’Évangile s’étendant sur toute la terre. Il choisit pour cela la comparaison de cette semence qui représente parfaitement cette vérité », Hom. 46 in Matth. Il s’agit pour la troisième fois de semence : mais tandis que les deux premières paraboles avaient reçu des développements assez considérables, celle‑ci et les quatre suivantes sont simplement dessinées d’après leurs principaux contours. - Un grain de sénevé. La plante qui sert de base à cette parabole est, suivant toute probabilité, la « sinapis nigra » de Linné, du sénevé noir), la moutarde, comme nous l’appelons vulgairement en France. On l’a toujours volontiers cultivée dans les jardins de Palestine : elle croît même à l’état sauvage dans la plus grande partie de l’Orient. Sa graine consiste en de petits globules ronds, renfermés dans une gousse, au nombre de 4 à 6.






Mt13.32 C'est la plus petite de toutes les semences, mais, lorsqu'il a poussé, il est plus grand que toutes les plantes potagères, et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent s'abriter dans ses rameaux." - C'est la plus petite... Cette graine, continue le Sauveur, est la plus petite de toutes les semences. En soi et d’une manière absolue, il n’est pas exact de dire que la graine de sénevé est la plus petite de toutes ; c’est du moins l’une des plus menues parmi celles que l’on semait en Orient : aussi était‑elle devenue proverbiale pour désigner une quantité à peine perceptible. « Pour la quantité d’un grain de sénevé, pour la quantité d’une gouttelette de sénevé », ces formules reviennent à chaque instant dans le Talmud, comme synonymes d'une dimension très minime. Le Coran parle dans le même sens, Surate 31. Cf. Matth. 17, 20. Jésus‑Christ emploie donc cet exemple à la façon de ses compatriotes. Or, « Dans les sentences des paraboles, nous n’avons pas coutume de parler subtilement en philosophe, mais d’après la façon de penser et de s’exprimer du peuple », Maldonat. - Lorsqu'elle a crû, lorsqu’elle sera parvenue à sa pleine croissance. - Elle est plus grande que tous les autres légumes ; assertion qui se réalise à la lettre en Palestine, comme nous l’apprennent de nombreux documents anciens et modernes. La « synapis nigra » atteint facilement là-bas une hauteur de dix pieds. Les voyageurs Irby et Mangles rencontrèrent dans la vallée du Jourdain une petite plaine qui en était couverte, et cette plante montait aussi haut que la tête de leurs chevaux. Le Dr Thomson en vit d’autres échantillons qui dépassaient la tête d’un cavalier. Ces traits nous aident à comprendre les faits suivants racontés par le Talmud : « R. Simon a dit : j’avais dans mon champ une tige de sénevé, dans lequel j’avais l’habitude de grimper, comme on a l’habitude de faire dans un figuier », Hieros. Peah. f. 20, 2. « R. Joseph donne comme exemple que son père lui avait donné trois tiges de sénevé. L’une d’elles fut arrachée et on y trouva neuf boisseaux de senevé, et de ses branches il formait par entrelacement un abri pour le figuier. » Kethub. f. 3, 2. - Et elle devient un arbre. Plusieurs auteurs, prenant ces mots à la lettre, ont supposé que Jésus voulait parler dans cette parabole, non de la plante herbacée que nous avons décrite, mais d’un arbre proprement dit, de l’arbre à moutarde ou « Salvadora persica » qui croît en divers endroits de la Terre Sainte, et spécialement aux environs de la mer Morte. Toutefois, cette opinion est communément rejetée par les exégètes, soit parce que Notre‑Seigneur a lui‑même formellement classé parmi les légumes (« elle est plus grande que tous les autres légumes ») le végétal auquel il emprunte les divers traits de cette parabole, soit parce que l’expression « devient un arbre » est suffisamment justifiée par les dimensions prodigieuses auxquelles le sénevé parvient en Orient. - De sorte que les oiseaux du ciel... Trait qui a pour but de montrer les développements considérables de ce qui n’était naguère qu’une graine bien petite : Maldonat le confirme d’après des scènes dont il avait été fréquemment témoin en Espagne. « Les oiseaux aiment extrêmement ses grains : C’est pourquoi, au cœur de l’été, ils ont coutume, pour manger la semence, de se poser sur ses branches qui ne se cassent pas sous le poids du grand nombre de ces oiseaux », Comm. in h. l. - Viennent habiter... Ils s’y perchent non seulement pour manger plus commodément les graines, mais pour y passer la nuit. « Habiter » n’a pas ici le sens de « nicher » que lui attribuent quelques exégètes à la suite d’Érasme. - Le but de cette parabole est facile à découvrir : de même qu’un grain de sénevé, malgré sa petitesse proverbiale donne bientôt naissance à une plante qu’on peut comparer à un arbre ; de même le royaume des cieux, faible et à peine perceptible à son début, acquiert en peu de temps des proportions étonnantes et tous les peuples viennent lui demander un abri. Les Pères ont exprimé cette idée avec leur éloquence habituelle : « La prédication de l’évangile est la plus petite de toutes les disciplines philosophiques. Au premier abord, elle n’a pas l’apparence de la vérité, quand elle prêche un homme Dieu, un Dieu mort, et le scandale de la croix. Compare cette doctrine avec les dogmes des philosophes et avec leurs livres, avec l’éclat de leur éloquence et la beauté de leur style, et tu verras comme elle est plus petite que toutes les semences la semence évangélique. Quand leur semence à eux croît, elle ne montre rien de vivace, rien de vigoureux. Tout est flasque et languissant. Mais cette prédication qui semblait petite au tout début, quand elle moissonnera dans l’âme d’un croyant ou dans tout l’univers, elle ne s’élèvera pas comme une plante potagère, mais comme un arbre », St. Jérôme, Comm. in h. l. Cf. August. Serm. 44, 2

8° Quatrième parabole : le levain, v. 33. Parall. Luc. 13, 20 et 21.


Mt13.33 Il leur dit encore cette parabole : "Le royaume des cieux est semblable au levain qu'une femme prend et mêle dans trois mesures de farine, pour faire lever toute la pâte." - Une autre parabole. On a depuis longtemps observé que, parmi les sept paraboles du royaume des cieux, il y en a six qui sont accouplées deux à deux par la signification à peu près identique qu’elles présentent : ce sont la troisième et la quatrième, la cinquième et la sixième. Dans la troisième parabole, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ s’était proposé, comme nous venons de le voir, de prophétiser le développement progressif de son royaume, et d’indiquer la force mystérieuse mais active qui produisait ce développement. Il continue, dans la parabole du levain, d’exprimer la même pensée à l’aide d’une autre image, de manière à la présenter ainsi sous une face nouvelle. - Du levain ; l’étymologie de ce mot est instructive. « Fermentum », primitivement « fervimentum », dérive de « ferveo » ; de même en français, « levain » du bas‑latin « levare ». Dans ces trois langues, le nom indique très clairement l’effet. Le royaume des cieux ressemble donc, nous dit Jésus, à une certaine quantité de levain : on voit par là son énergie intrinsèque et pénétrante. - Qu'une femme a pris... : c’est la femme qui, au sein de la famille, est d’ordinaire chargée de pétrir le pain, surtout en Orient cf. Levit. 26, 26. - Et mêlé, c’est-à-dire mélangé : le levain, bien mêlé à la pâte, disparaît bientôt complètement, comme si on eût voulu le cacher à dessein. - Dans trois mesures de farine. La mesure (Satum en latin) vient du grec lequel dérive lui‑même de l’hébreu, seâh, par l’intermédiaire du Chaldéen, sâta. Or, le seâh était une mesure juive équivalente à un épha, à deux hin, à vingt‑quatre log, en fin de compte au contenu de 144 œufs. D’après l’historien Josèphe, Antiq. 9, 2, le seâh correspondait à une boisseau et demi d’Italie. Il semble que trois de ces mesures formaient la quantité habituelle de farine que l’on pétrissait à la fois cf. Genèse 18, 6 ; Jud. 6, 19 ; 1 Samuel 2, 24. - Jusqu'à ce que toute la pâte soit levée : le levain, mélangé à cette masse de farine, agit aussitôt sur elle et la fait fermenter tout entière. « Voyez, s’écriait S. Paul, quelle petite quantité de levain suffit pour préparer une grande quantité de pain. » 1 Corinthiens 5, 6. Ici encore, comme dans la parabole du grain de sénevé, nous avons de grands effets produits rapidement par des causes qui semblent n’avoir avec eux aucune proportion réelle. Mais ce n’est pas une répétition pure et simple d’une même pensée. La parabole précédente montrait le royaume de Dieu grandissant et se manifestant au‑dehors ; celle‑ci fait voir davantage l’action secrète de l’Évangile, ses qualités assimilantes, la manière dont il envahit et compénètre les éléments étrangers placés à sa portée. Quelle étonnante fermentation produite dans l’humanité par la prédication de l’Évangile.

9° Réflexion de l’évangéliste touchant la nouvelle méthode d’enseignement du Sauveur, vv. 34 et 35.


Mt13.34 Jésus dit à la foule toutes ces choses en paraboles, et il ne lui parlait qu'en paraboles, - Toutes ces choses, c’est-à-dire les quatre premières paraboles du royaume des cieux, v. 3-9, 24-31. - Au peuple, Cf. v. 2 ; par opposition aux disciples qui seuls entendirent les trois autres paraboles et les différentes explications rattachées par Jésus à son nouveau genre de prédication, v. 1-23, 37-52. - Et il ne parlait pas sans paraboles. Il ne faudrait pas presser le sens de cette réflexion et l’appliquer à tout le reste de la Vie publique de Notre‑Seigneur, car nous verrons encore Jésus employer parfois devant la foule l’enseignement direct. L’évangéliste veut surtout désigner la période actuelle.


Mt13.35 accomplissant ainsi la parole du prophète : "J'ouvrirai ma bouche en paraboles, et je révélerai des choses cachées depuis la création du monde." - Afin que s'accomplît. Jésus‑Christ cite au peuple de nombreuses paraboles, non seulement parce que les Juifs aimaient cette forme de prédication, non seulement parce qu’il voulait châtier leur incrédulité en leur présentant la vérité couverte d’un voile, Cf. v. 11-17, mais encore parce que les Écritures avaient annoncé, quoique d’une façon toute mystérieuse, que le Messie devait agir ainsi. S. Matthieu ne perd pas un seul instant de vue le but qu’il s’est tracé : il profite de toutes les occasions pour montrer que les moindres traits de la vie de Jésus ont été prophétisés dans l’Ancien Testament. - Ce qui avait été dit... Le passage qui suit étant tiré du psaume 77, 78 d’après l’hébreu, et ce psaume étant attribué à Asaph dans l’inscription qui précède, c’est ce Lévite célèbre qui est désigné par les mots par le Prophète : il porte en effet dans la Bible, 2 Chron. 29, 30, le nom de « voyant » qui équivaut au tire de Prophète. - J'ouvrirai ma bouche en paraboles... « Ecoute, ô peuple, ma doctrine ; prêtez l’oreille aux paroles de ma bouche. Car je vais ouvrir la bouche pour m’exprimer en paraboles, je vais raconter les mystères des temps anciens ». Ainsi commence, d’après l’hébreu, le psaume cité par S. Matthieu, et dans lequel Asaph célèbre les actions merveilleuses opérées par Dieu en faveur de son peuple depuis la sortie d’Égypte. Le poète appelle paraboles et énigmes, choses cachées, les grandes choses que le Seigneur avait daigné accomplir pour sauver Israël et pour l’installer heureusement dans la Terre promise. Pour des yeux divinement éclairés, comme l’étaient les siens, ces faits éclatants renfermaient des enseignements prophétiques et pleins de mystères qui intéressaient toutes les générations à venir. C’est pourquoi il les chantait avec un saint enthousiasme, à la manière d’une fontaine dont les eaux sortent en bouillonnant. Cependant Asaph, en écrivant ce verset, ignorait selon toute vraisemblance qu’il servait personnellement de type au Messie, lequel viendrait réaliser un jour dans sa plénitude le rôle qu’il ne jouait lui‑même qu’en passant. Mais l’Esprit‑Saint, inspirateur de ces lignes, le savait, et c’est lui qui révéla à S. Matthieu leur sens messianique demeuré caché pendant plusieurs siècles. « Ce qui nous fait comprendre la façon dont nous devons interpréter ce qui a été écrit en paraboles. Il ne faut pas s’en tenir à la lettre, mais y voir des mystères abscons », St Jérôme, Comm. in h. l. - Depuis la création du monde ; l’hébreu dit seulement « ab olim », c’est-à-dire depuis les temps les plus reculés de l’histoire juive. L’évangéliste, avec sa liberté habituelle remonte jusqu’aux premiers jours du monde, afin de pouvoir mieux appliquer ce passage à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. En effet, tandis qu’Asaph divulguait seulement les mystères de l’histoire des Hébreux, Jésus dévoilait ceux qui étaient renfermés dans l’histoire de toute l’humanité depuis la création. Ainsi donc, le Sauveur, en imitant le genre littéraire employé autrefois par le Prophète, son représentant mystique, accomplissait un oracle du Saint‑Esprit qui se rapportait finalement, quoique d’une manière indirecte, à sa personne sacrée. - On le voit, S. Matthieu nous fait connaître au moyen de cette citation, un nouveau motif de la méthode d’enseignement récemment adoptée par Jésus‑Christ. L’auteur du livre de l’Ecclésiastique, faisant la description d’un sage, n’avait‑il pas dit que « l’homme sage doit entrer dans les mystères des paraboles, qu’il pénétrera le secret des proverbes, et qu’il se nourrira du sens‑caché des paraboles ? » Eccli. 39, 1, 3. Puisque, dans le pays et à l’époque du Christ, l’idée de la sagesse s’alliait si étroitement à l’usage des paraboles, et cela non pas par suite d’un caprice de la foule, mais d’après la définition même des livres inspirés, « il convenait à Jésus de se conformer à cette manière de voir, si profondément enracinée dans les esprits, de façon à se concilier l’attention et le respect que méritait un sage, » Card. Wiseman, Mélanges religieux : Les Paraboles, page 27.


10° Interprétation de la parabole de l’ivraie, vv. 36-43


Mt13.36 Puis, ayant renvoyé le peuple, il revint dans la maison, ses disciples s'approchèrent et lui dirent : "Expliquez-nous la parabole de l'ivraie dans le champ." - Ayant renvoyé les foules. - Après avoir prononcé la quatrième parabole, v. 33, Jésus descendit de la barque sur laquelle il était monté pour parler plus commodément à son vaste auditoire, Cf. v. 2, et congédia doucement la foule. - Vint dans la maison ; il s’agit de la même maison qu’au v. 1. (Voir l’explication). - Ses disciples s'approchèrent... Confondus jusqu’alors avec le reste des auditeurs, les disciples profitent du premier moment où ils se trouvent seuls avec leur Maître pour lui demander plusieurs explications dont ils avaient besoin. Ils commencèrent naturellement par la question du v. 10, à laquelle ils en joignirent une seconde, comme nous l’avons vu d’après S. Luc, 8, 9 : « Ses disciples lui demandèrent ce que signifiait cette parabole » . Puis, quand Jésus eût daigné leur faire la double réponse que nous avons expliquée, v. 11-23, ils ajoutèrent : Expliquez-nous..., ce qui nous a valu l’interprétation authentique d’une seconde parabole relative au royaume des cieux. - La parabole. Cette parabole offrait une difficulté sérieuse : pourquoi, en effet, l’ivraie dans le royaume des cieux ? Les Apôtres n’avaient pas réussi à comprendre la présence du mal dans le séjour par excellence du bien sous toutes ses formes.


Mt13.37 Il répondit : "Celui qui sème le bon grain, c'est le Fils de l'homme - Leur répondant. Le bon Maître accède volontiers à leur désir et dans un style clair et concis, il leur explique la parabole de l’ivraie de même qu’il avait interprété auparavant celle de la semence. - Le bon grain. Deux semeurs bien différents l’un de l’autre étaient apparus tout à tour sur la scène, pour répandre, l’un le bon grain, l’autre l’ivraie. Le premier, c’est le Fils de l'homme, par conséquent Jésus‑Christ lui‑même ; n’est‑il pas, en effet, le propriétaire du champ spirituel de l’Église et des saintes âmes figurées par le froment ?


Mt13.38 le champ, c'est le monde, le bon grain, ce sont les fils du royaume, l'ivraie, les fils du Malin - Le champ est le monde. Le monde, c’est-à-dire non seulement l’État juif, comme on l’a quelquefois affirmé, mais la terre toute entière. Et pourtant, la parabole n’a directement en vue que le royaume des cieux. Toutefois, le monde d’alors, bien qu’il fût loin d’appartenir dans son intégrité au royaume messianique, est considéré ici en tant qu’il était destiné à former peu à peu l’Église chrétienne, après avoir reçu partout la bonne semence de l’Évangile. - Les enfants du royaume ; hébraïsme pour dire : les sujets, les citoyens du royaume de Dieu cf. 8, 12. Ce sont les bons chrétiens. On leur oppose les enfants d'iniquité, d’après le grec « les fils du méchant » ou du démon. Il faut entendre par là les impies et les pécheurs qui imitent les œuvres et la conduite perverses du démon. Dans l’Église, comme dans le champ signalé par Jésus, il y a donc et il y aura jusqu’à la fin des temps le mal à côté du bien ; car, dit S. Augustin, « Autre est la condition du champ (la vie présente), autre est le repos du grenier (la vie future)… Ces paraboles et ces figures nous enseignent que jusqu'à la fin du monde l’Église sera formée du mélange des bons et des méchants, de telle sorte que les bons soient soustraits à toute souillure involontaire de la part des méchants, soit que ceux‑ci soient ignorés, soit qu'on les tolère pour la paix et la tranquillité de l’Église, pourvu cependant qu'il ne devienne pas nécessaire de les révéler ou de les accuser. En effet, ce désir de la paix ne doit pas dégénérer en abus jusqu'à endormir toute vigilance, jusqu'à suspendre entièrement toute correction, toute dégradation, toute excommunication,… de peur que la patience sans la discipline ne favorise l'iniquité, et que la discipline sans la patience ne brise l'unité », Avertissement aux Donatistes après la conférence, 6.


Mt13.39 l'ennemi qui l'a semé, c'est le diable, la moisson, la fin du monde, les moissonneurs, ce sont les anges. - L'ennemi... Méchant par sa nature, que peut‑il produire sinon le mal ? Il est appelé ennemi par antonomase, c’est-à-dire l’ennemi du Christ et de son royaume. Satan et le Messie travaillent donc à côté l’un de l’autre dans le grand champ du monde : mais le premier fait le mal tandis que le second fait le bien ; le premier n’a qu’un souci, celui de détruire selon la mesure de ses forces les heureux résultats opérés par son rival. - Qui l'a semée ; c’est au démon et à ses opérations funestes et à son esprit pervers qu’il communique à un certain nombre d’hommes, c’est à lui seul et nullement à Dieu qu’il faut attribuer le mal moral qui existe en ce monde. Toute la mauvaise graine qui envahit le champ a été semée par lui. - La fin du monde, la fin du siècle présent suivie du jugement messianique, qui inaugurera la période éternelle du royaume des cieux dans son état transfiguré. - Les moissonneurs. Il est plusieurs autres traits particuliers de la parabole que Jésus n’explique pas : mais, après les détails qu’il vient de donner, il était si facile de compléter l’interprétation. Il est évident, par exemple, que les serviteurs du père de famille, c’est-à-dire du Fils de l’homme, Cf. v. 37, représentent les Apôtres qui, plus d’une fois, pressés par leur zèle, auraient voulu extirper imprudemment les mauvaises herbes plantées dans le champ messianique, au risque d’arracher en même temps les bonnes.


Mt13.40 Comme on cueille l'ivraie et qu'on la brûle dans le feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde. - A partir de cet endroit, Jésus‑Christ donne un peu plus d’ampleur à son explication : au lieu des indications rapides qu’il s’était contenté de tracer jusqu’ici, il donne une description complète et solennelle du sort final des bons et des méchants. - Comme on arrache l'ivraie... « Jésus enseigne avec grâce que les mauvais sont tolérés maintenant par la décision très sage de Dieu », Rosenmuller in h. l. Cependant, il n’en sera pas toujours ainsi : il viendra une heure terrible où le mal cessera tout à coup d’être souffert à côté du bien dans le royaume des cieux, et alors il sera fauché, jeté au feu comme l’ivraie de la parabole. En attendant, ce mélange de bien et de mal que Dieu tolère dans son Église est un mystère profond, qui a souvent exercé la sagacité des théologiens et de nos grands orateurs. Voir Bourdaloue, Sermon 5 pour le 5è dimanche après l'Épiph. : Sur la société des justes avec les pécheurs ; Massillion, sermn 20, Mardi de la troisième semaine de Carême : Sur le mélange des bons et des méchants.


Mt13.41 Le Fils de Dieu enverra ses anges, et ils enlèveront de son royaume tous les scandales, et ceux qui commettent l'iniquité, - Ses anges enlèveront, image poétique car en latin le verbe a le sens de cueillir, lier : les anges moissonneront en quelque sorte les méchants. - Tous les scandales, les scandales des doctrines hérétiques, des principes corrupteurs, des péchés de tout genre ; ou plutôt, les auteurs de ces différentes espèces de scandales ; car l’abstrait est employé ici pour le concret. : « Ce qui veut dire : les rapaces avec les rapaces, les adultères avec les adultères, les homicides avec les homicides, les voleurs avec les voleurs, les railleurs avec les railleurs, chacun avec son semblable », S. Augustin. Le triage dont parle Jésus a lieu dès maintenant, à la mort de chaque individu ; mais il se fera en grand et d’une manière décisive à la fin des temps.


Mt13.42 et ils les jetteront dans la fournaise ardente : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. - Dans la fournaise de feu. Cf. 6, 30. L’enfer, avec son feu vengeur, est comparé à une fournaise ardente où les damnés seront torturés affreusement. Peut-être y a‑t-il dans cette expression une allusion à un supplice spécial, très fréquent dans l’antiquité, qui consistait à jeter le condamné dans un four embrasé. Cf. Deutéronome 3, 19 et ss. - Des pleurs et des grincements de dents... : symbole des tourments atroces que les méchants auront à endurer éternellement cf. 8, 12. « Les pleurs qui viennent de la douleur, le grincement de dents qui vient de la fureur », St. Bernard.




Mt13.43 Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Que celui qui a des oreilles entende. - Alors les justes. Jésus mentionne aussi, par mode de contraste et pour ne pas finir par un tableau si désolant, la récompense incomparable que les bons, les « fils du royaume », recevront à jamais dans le ciel. - Brilleront. Le texte grec signifie resplendir, être lumineux. Cet éclat resplendissant des justes figure le bonheur, la gloire dont ils seront inondés auprès de Dieu (Cf. Dan. 12, 3), de Dieu que Notre‑Seigneur appelle délicatement leur Père à eux, pour montrer la douceur des relations qu’ils auront perpétuellement avec lui. - Que celui qui a des oreilles... cf. 11, 15. A la fin de ce commentaire, qui contient des vérités si importantes, Jésus‑Christ ajoute pour ses disciples, comme autrefois pour toute la foule, un appel pressant à de sérieuses réflexions.

11° Cinquième parabole du royaume des cieux : le trésor caché, v. 44.


Mt13.44 "Le royaume des cieux est encore semblable à un trésor enfoui dans un champ, l'homme qui l'a trouvé l'y cache de nouveau, et, dans sa joie, il s'en va, vend tout ce qu'il a, et achète ce champ. - Le royaume des cieux... Ainsi qu’on l’a indiqué plus haut (voir la note du v. 33) la cinquième et la sixième paraboles sont associées pour exprimer une même idée, comme l’avaient été la troisième et la quatrième. Plus haut, Jésus s’était proposé de décrire la force, l’efficacité du royaume des cieux ; maintenant il en veut décrire le prix et la valeur. Là, le royaume messianique nous avait été présenté en lui‑même et objectivement ; ici nous le voyons davantage au subjectif, et nous apprenons ce que nous devons faire pour nous l’approprier. La cinquième parabole, de même que les deux suivantes, semble n’avoir été prononcée que devant le cercle intime des disciples cf. v. 36. On ne les trouve que dans le premier Évangile. - Un trésor : il faut conserver à ce mot son acception générale et populaire. Il est défini en ce sens par le jurisconsulte Paulus : «  Un trésor est un argent déposé depuis si longtemps qu’on en a perdu le souvenir, et qui n’a plus de propriétaire. » Il s’agit donc en ce passage d’un vrai trésor d’or ou d’argent, et non, comme le veut Schoettgen, d'une « abondance de froment enfouie dans le champ », ce qui n'est pas naturel. - Caché dans un champ. L’Oriental, au caractère soupçonneux, a toujours aimé à enfouir ses objets les plus précieux, supposant que c’était le meilleur moyen de les mettre en sûreté. Ce que faisaient sous ce rapport les habitants de la Palestine, Cf. Jérémie 41, 8 ; Job. 3, 21 . Prov. 2, 4, leurs successeurs le font encore aujourd’hui pour soustraire leurs richesses aux atteintes des Arabes maraudeurs. Aussi, les fouilles pratiquées en divers lieux de la Terre Sainte par les voyageurs européens dans l’intérêt de la science présentent‑elles souvent de grandes difficultés, parce que les indigènes supposent toujours qu’elles sont motivées par la recherche de quelque trésor. - L'homme… le cache. Après son heureuse découverte, l’heureux homme dont parle Jésus‑Christ s’empresse de confier de nouveau à la terre les richesses qu’il a trouvées : c’est une précaution jalouse pour s’en assurer l’entière possession, comme on le voit par le contexte. - Dans sa joie. On pourrait le traduire ainsi : Par suite de la joie que lui avait causée cette trouvaille inespérée. - Il vend tout..., il s’appauvrit momentanément pour s’enrichir à tout jamais. Il lui faut une somme dont il puisse disposer immédiatement, et, pour se la procurer, il n’hésite pas à vendre tout ce qu’il possède : peut-être perdra‑t-il d’abord quelque chose, mais il sait qu’il y aura bientôt pour lui une ample compensation. - Et achète ce champ, et en même temps le précieux trésor dont il jouira sa vie durant. Jésus n’apprécie pas la moralité de cette conduite ; il se borne à mentionner un exemple, qu’il propose à tous d’imiter en ce qui concerne l’acquisition du royaume des cieux. Du reste, d’après la coutume juive de cette époque, confirmée par l’enseignement des Rabbins, chacun était censé le propriétaire absolu de tout ce qu’il trouvait dans ses biens meubles ou immeubles : « Si quelqu’un achète des fruits à son voisin et y découvre à l’intérieur de l’argent, cet argent lui appartient », Bav. Mez. 2, 4. « Le rabbi Emi trouva une urne pleine de pièces d’argent. Il acheta le champ pour posséder l’argent de plein droit », ibid. f. 28, 2. Aussi, dans les contrats de vente, pour prévenir toute cause de discussion et de litige, avait‑on l’habitude d’insérer la formule suivante : « J’achète cet objet avec tout ce qui est dessus ou dedans ». D’après le droit romain, les trésors découverts par le propriétaire d’un immeuble lui appartenaient en entier : trouvés sur le bien d’un autre, ils devaient être partagés avec le propriétaire. - La morale de cette parabole est bien claire ; le trésor, c’est la foi, l’Évangile, la vérité chrétienne ; quand Dieu daigne nous le faire rencontrer, nous devons aussitôt nous efforcer de l’acquérir au prix des plus grands sacrifices, sans hésiter à nous dépouiller de tout, s’il le faut, pour en faire notre possession privée.

12° Sixième parabole du royaume des cieux : la perle, vv. 45 et 46.


Mt13.45 "le royaume des cieux est encore semblable à un marchand qui cherchait de belles perles. - Un marchand. Cf. v. 24. Le royaume des cieux ressemble moins à ce négociant qu’à l’ensemble de sa conduite, telle qu’elle sera décrite dans les vv. 45 et 46 par le divin Maître. - Qui cherche de bonnes perles : c’est en cela que consiste sa profession ; il est marchand de perles, mais il ne veut que d’excellentes perles. Or, il en existe de qualité commune, inférieure même (voir dans Bochart, Hierozoïcon 2, 4, 5-8, dans Pline, Hist. Nat. 9, 35, et dans Origène, Comm in Matth. h. l.). Pour en avoir de bonnes, il faut donc les chercher, et c’est ce que fait notre marchand. L’idée principale de la sixième parabole, ce qui la distingue de la cinquième, est renfermé par conséquent dans le mot « cherche ». Précédemment, on trouvait sans chercher ; cette fois on ne trouve qu’après de longues et sérieuses recherches.


Mt13.46 Ayant trouvé une perle de grand prix, il s'en alla vendre tout ce qu'il avait, et l'acheta. - Une perle de grand prix. Les fatigues du négociant sont enfin récompensées ; il rencontre une perle d’un grand prix qui suffira pour faire sa fortune. « Une » est emphatique ; une seule, mais elle est précieuse. Les anciens attachaient en effet aux belles perles une immense valeur, c’était pour eux, au témoignage de Pline, le plus estimable des bijoux. « Les prix des pierres précieuses sont le principe et le sommet de toutes choses », Hist. Nat. 9, 15. - Il s'en est allé, il s’en retourne promptement dans son pays, car il est allé au loin pour la trouver, vend tous ses biens et revient au plus vite l’acheter. - Conclusion pratique : « Apprenez à apprécier les pierres précieuses, vous les négociants du royaume des cieux », S. August. Serm. 37, 3. L’Évangile est une perle sans pareille que nous devons chercher patiemment, acquérir généreusement cf. Psaume 18, 11 ; 118, 127. « La parole et la vérité évangélique est cachée dans ce monde comme un trésor et tous les biens y sont renfermés. On ne peut l’acheter qu’en vendant tout. On ne peut la trouver qu’en la cherchant avec la même ardeur qu’on cherche un trésor. Car il y a deux choses qui nous sont entièrement nécessaires; le mépris des biens de la vie, et une vigilance exacte et continuelle », S. Jean Chrysost., Hom. 47 in Matth. Le caractère unique de la perle précieuse rappelle, d’après le même Père, que la vérité est une, et qu’il ne saurait y avoir plusieurs fois chrétiennes distinctes les unes des autres.

13° Septième parabole du royaume des cieux : le filet, vv. 47-50.


Mt13.47 "le royaume des cieux est encore semblable à un filet qu'on a jeté dans la mer et qui ramasse des poissons de toutes sortes. - Est encore semblable... Un lecteur superficiel pourrait s’imaginer aisément que cette parabole est une répétition pure et simple de la seconde, car il existe entre elles, nous l’avons dit, une certaine analogie. Le filet rempli de poissons bons et mauvais, de même que le champ qui produit l’ivraie à côté du froment, ne nous apprend‑il pas que l’Église de Jésus‑Christ, aussi longtemps qu’elle subsistera sur la terre, sera formée d’un mélange hétérogène de bien et de mal ? Oui sans doute, mais les différences sont plus grandes encore et plus profondes que la ressemblance. Là, Jésus‑Christ avait insisté sur la coexistence actuelle des justes et des impies au sein de son royaume ; ici, il appuie davantage sur leur séparation future. Là, on voyait les méchants semés par l’ennemi dans le champ messianique, et le père de famille ne permettait pas qu’on les en arrachât ; ici, ils sont séparés violemment des bons par l’ordre de Dieu. Là, il s’agissait du développement progressif du royaume des cieux : ici, c’est sa consommation finale qui est surtout représentée. - Un filet. Ce mot, venu du grec dont nous avons fait « seine », désigne un long filet traînant, « vasta sagena », comme l’appelle Manilius. On en porte les bouts au moyen de bateaux, de manière à renfermer un grand espace en pleine mer ou en plein lac, puis on rapproche ces bouts, et alors tout ce qui se trouve renfermé dans l’intérieur est pris. Cf. Trench, Synonymes of the New Testam. §64. Ce symbole convient à merveille dans la parabole, pour dévoiler l’étendue et le caractère envahissant du royaume de Dieu. - Jeté dans la mer. Le lac fournit à son tour une comparaison. La plupart de celles que nous avons entendues jusqu’ici avaient été empruntées aux champs qui s’étalaient en face de Jésus sur le rivage. - Des poissons de toute espèce. Ce dernier mot, « piscium », n’est pas dans le texte grec, mais il est bien dans la pensée, que la Vulgate a rendue plus claire par cette petite addition intelligente. Tout est donc saisi pêle‑mêle dans les plis du filet, les mauvais poissons aussi bien que les bons,


« L'immonde chromis, le merlu le plus vil,

Le calmar portant du poison noir dans un corps blanc comme neige

Le porc, si dur à digérer ... » Ovide, Halieuticon


Mt13.48 Lorsqu'il est plein, les pêcheurs le retirent, et, s'asseyant sur le rivage, ils choisissent les bons pour les mettre dans des paniers, et jettent les mauvais. - Les pêcheurs le tirent, trait pittoresque, mais qui n’est qu’un ornement du récit, tandis que le trait suivant, et s'étant assis sur le bord du rivage, plus pittoresque encore, a une signification réelle dans la parabole, car il indique le soin et l’attention avec lesquels on va procéder au choix des poissons captifs :


« Je m'assis sur ce gazon; tandis que je fais sécher mes filets,

et que je m'occupe à ranger, à compter sur l'herbe

les poissons que le hasard a conduits dans mes filets », Ovide, ibid.


- Ils choisissent les bons et les mettent dans des vases. « Les petits vases sont les sièges des saints, et les grands, les secrets de la vie bienheureuse », dit S. Augustin, Serm. 348, 3. - Rejettent les mauvais, en dehors du filet, sur le rivage, comme des objets sans valeur, destinés à périr et à se purifier. Par conséquent, dans l’application, en‑dehors du royaume des cieux et du séjour des élus.




Mt13.49 Il en sera de même à la fin du monde : les anges viendront et sépareront les méchants d'avec les justes, 50 et ils les jetteront dans la fournaise ardente : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. - A la fin du monde cf. v. 4. Jésus explique rapidement cette parabole, qui ne présentait du reste aucune difficulté sérieuse après l’interprétation qu’il avait faite de celle de l’ivraie. Quand l’heure solennelle de la fin du monde sera venue, Dieu examinera très attentivement tout ce que contiendra l’Église représentée par le filet. Ce sera l’œuvre du jugement final. - Les anges... sépareront les méchants... Cf. les vv. 41 et 42, dont nous avons ici une reproduction à peu près littérale. La dernière des paraboles relatives au royaume des cieux nous rappelle d’une manière très vive l’éternité malheureuse ; aussi S. Jean Chrysostome l'appelle‑t-il la parabole effrayante, l. c. De son côté, S. Grégoire le Grand écrivait à propos des mots qui la terminent : « Il faut craindre plutôt qu’expliquer », Hom. 11 in Evang. - Elle prouve contre Luther et Calvin que l’Église actuelle n’est pas exclusivement un «  chœur des prédestinés ».


14° Conclusion des paraboles du royaume des cieux, vv. 51 et 52.


Mt13.51 "Avez-vous compris toutes ces choses ?" Ils lui dirent : "Oui, Seigneur." - Dans le grec, ce verset commence par les mots « Jésus leur dit », qui manquent dans l’Itala, dans quelques autres versions anciennes, et dans plusieurs manuscrits importants, tout aussi bien que dans la Vulgate. Leur authenticité est très douteuse et ils sont regardés par les meilleures critiques comme une interpolation. - Avez-vous compris : « Toutes ces choses », c’est-à-dire toutes les paraboles relatives au royaume des cieux, spécialement les trois dernières que les disciples, par un privilège spécial, avaient été seuls à entendre. - Ils lui dirent : oui. Sans hésiter, ils répondent affirmativement à la question du Sauveur. Non qu’ils eussent tout saisi dans le détail ; du moins ils avaient pu comprendre la signification générale des paraboles, grâce aux explications que Jésus leur avait données pour les mettre sur la voie des mystères contenus sous l’écorce des comparaisons.


Mt13.52 Et il ajouta : "C'est pourquoi tout Scribe versé dans ce qui regarde le royaume des cieux, ressemble à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes." - Il leur dit : c'est pourquoi... « De quelle chose Jésus dit‑il c'est pourquoi, il n’est pas facile de le dire », Maldonat. Il n’y a guère que deux manières de rattacher ce mot aux antécédents : 1° puisque je vous ai montré par mes exemples les différentes manières dont on peut prêcher l’Évangile ; 2° puisque vous avez compris. Cette seconde liaison semble préférable, parce qu’elle n’est pas tirée d’aussi loin que l’autre. Au reste, les exégètes sont d’accord pour dire que la conséquence exprimée par « c'est pourquoi » n’est pas très rigoureuse. « Eh bien. en vérité. » telle serait sa vraie traduction. - Tout scribe. Scribe, non pas dans le sens exclusivement juif de cette expression (Cf. l’explication de 2, 4), mais en général, pour signifier : Tout savant, tout docteur. - Instruit, docte, d’après le grec, est un verbe au participe passé passif, « qui a été instruit, enseigné » ; ce n’est pas un adjectif. - De ce qui regarde le royaume. Cette locution signifie : « Pour le royaume des cieux, en vue du royaume messianique ». Les docteurs qui ont reçu une instruction particulière, en vue de l’enseignement qu’ils auront eux‑mêmes à donner plus tard dans l’Église de Dieu, ne sont autres que les Apôtres et généralement tous les prédicateurs de l’Évangile. Jésus va maintenant leur tracer leurs devoirs sous la forme d’une belle comparaison. - Semblable à un père de famille. Les choses matérielles, les coutumes de la vie de famille, vont encore servir à illustrer les choses spirituelles et surnaturelles. - Qui tire de son trésor. Ici le mot trésor n’a pas le sens spécial qu’il avait au v. 44 : il reprend sa signification primitive et désigne tout lieu où l’on renferme des richesses ou des provisions de divers genre, pour en faire usage quand on en aura besoin. - Des choses nouvelles et des anciennes, des objets de toute espèce et de toute saison, les uns déjà anciens, les autres neufs et frais. Le père de famille que Jésus propose comme un modèle à ses disciples est un économe prudent qui, après avoir soigneusement assemblé des provisions variées, sait les faire servir à propos, selon les besoins et les désirs de ses enfants ou de ses hôtes : il ne donne pas toujours des choses anciennes, il n’en donne pas toujours de nouvelles, mais il mélange habilement les unes et les autres, se conduisant d’après les circonstances. Tel doit être le pasteur des âmes. « Le bon maître, qui a enrichi son esprit des trésors d’une érudition variée, sera toujours prêt, selon les exigences de son enseignement, à mettre la main sur ce qui lui sera nécessaire et à recourir à l’expérience des temps anciens aussi bien qu’à des idées nouvelles : il adaptera à sa doctrine les maximes, les proverbes et les sentences des sages qui ne sont plus, ainsi que les événements de l’histoire ; en même temps, il saisira toutes les actualités ou les objets présents et en tirera d’utiles leçons pour ses disciples », Card. Wiseman, Mélanges religieux, etc...1. Paraboles, p. 22. Il faut donc au prédicateur, à l’apôtre, des connaissances abondantes et variées. Notre‑Seigneur ne pouvait pas démontrer avec plus de vigueur et en moins de mots l’absolue nécessité d’une grande science pour le prêtre. Quelques Pères ont vu dans les choses anciennes et nouvelles dont parle Jésus l’indication de la Loi et de l’Évangile, de l’Ancien et du Nouveau Testament ; mais il vaut mieux conserver aux adjectifs « nouvelles » et « anciennes » leur signification générale. - Nous avons achevé l’explication des Paraboles du royaume des cieux ; mais, avant de passer à un autre sujet, il sera bon de jeter un regard rétrospectif sur ces admirables comparaisons et de montrer leur union harmonieuse, au moyen de quelques idées d’ensemble. Chacune d’elles est relative à l’Église de Jésus considérée dans toute son étendue, c’est-à-dire depuis sa fondation jusqu’à sa consommation à la fin des temps ; mais cette relation n’a pas lieu de la même manière, car elles nous présentent chaque fois le royaume messianique sous un aspect nouveau, sous une des ses faces multiples, de telle sorte que chaque fois aussi, nous recueillons une nouvelle leçon : c’est donc la diversité la plus heureuse dans la plus parfaite unité. Elles nous ont fait assister à la croissance, aux développements du royaume de Dieu sur la terre, depuis sa fondation par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ jusqu’à sa glorieuse transfiguration dans le ciel, la première commençant précisément par la fondation et la dernière nous conduisant à la consommation. Est‑ce à dire cependant, comme on l’a prétendu, qu’elles correspondent toutes, et d’une manière exclusive, à une époque précise de l’histoire ecclésiastique, par exemple, la parabole de la semence au siècle apostolique, celle de l’ivraie à la période des anciennes hérésies, celle du grain de sénevé à l’ère constantinienne, et ainsi de suite ? Bengel, entre autres auteurs, l'affirme catégoriquement : « En marge des propriétés communes et perpétuelles du royaume des cieux ou de l’Église, nous trouvons ces sept paraboles qui possèdent un sens très secret, même dans des périodes et des âges différents de l’Église, de telle sorte que l’une vient en complément de l’autre, chacune commençant là où l’autre finit », Gnomon Novi Testam. in h. l. Mais non! Il y a évidemment dans ce système beaucoup d'exagération et beaucoup d'arbitraire; car, si les paraboles ont prophétisé quelque chose, - et il en est ainsi pour un grand nombre d’entre elles, - c’est l’avenir général de l’Église plutôt que les traits particuliers de son histoire, ce sont les lois universelles qui la régiront dans le cours des siècles et non des périodes isolées, déterminées. C’est ainsi que la parabole du semeur expose les motifs du succès et de l’insuccès que rencontre en général la prédication évangélique lorsqu’elle est annoncée au monde. Celle de l’ivraie décrit les obstacles qui attendent le royaume des cieux lorsqu’il a été constitué nouvellement en quelque endroit et qu’il travaille à son développement intime : elle fait en même temps connaître le véritable auteur de cette opposition hostile et prédit le triomphe définitif de l’Évangile. Les deux paraboles suivantes, le grain de sénevé et le levain, expriment la croissance du royaume messianique sur la terre, d’après le double mode par lequel elle se manifeste : il y a l’énergie extrinsèque figurée par le grain de sénevé, et la force intrinsèque figurée par le levain. Les quatre premières paraboles avaient montré le royaume de Dieu s’offrant au monde et l’envahissant peu à peu ; celles du trésor caché et de la perle précieuse déclarent ensuite quels sont les devoirs des hommes à son égard et la manière dont ils sont obligés de tout abandonner pour se le procurer, quand ils ont eu le bonheur de le découvrir. Enfin, la parabole du filet fait voir comment le bien et le mal, après avoir longtemps existé l’un auprès de l’autre dans le royaume du Christ, seront séparés éternellement par Dieu à la fin des temps. Il règne donc entre nos sept paraboles un enchaînement logique qui ne laisse rien à désirer et grâce auquel elles s’expliquent et se complètent mutuellement. - En arrivant à la fin de ce premier groupe, nous pouvons maintenant apprécier avec connaissance de cause la beauté des paraboles évangéliques, et comprendre avec quelle justesse S. Bernard pouvait porter sur elles le jugement suivant : « La surface vue de l’extérieur est magnifiquement décorée. Et si quelqu’un en brise le noyau, il trouvera à l’intérieur tout ce qu’il y a de plus délectable et de réjouissant ». Il n’y a rien dans le langage humain qui puisse leur être comparé sous le triple point de vue de la simplicité, de la grâce et de la richesse intérieure. Ce sont des modèles accomplis et inimitables, de charmants tableaux dans lesquels l’idée dominante est mise en relief par les contrastes les plus frappants, au moyen des couleurs les plus variées. Mais quelque séduisante que soit leur forme extérieure, les vérités qu’elles renferment sont encore mille fois plus admirables. Ce sont des trésors inépuisables de doctrine, de consolation et d’exhortation ; à chaque méditation nouvelle qu’on leur consacre, on y découvre des splendeurs intimes dont on ne s’était pas encore rendu compte. « Simples pour les simples, elles sont assez profondes pour les plus profonds penseurs ; c’est, comme toute l’Écriture, un cours d’eau qu’un agneau peut passer à gué et dans lequel l’éléphant peut nager à son aise », Lisco, die Parabeln Jesu 2° édit. p. 16.


A une nouvelle série d’attaques, Jésus répond par de nouveaux miracles. 13, 53-16, 12.


Il semble d’abord difficile d’apercevoir le lien qui sert à unir les faits isolés que l’on rencontre dans cette partie du premier Évangile. Mais, en l’étudiant plus attentivement, on ne tarde pas à remarquer qu’il y règne un double courant opposé et, en même temps, dans l’attitude générale du Sauveur, la transformation progressive que nous avons eu déjà l’occasion de signaler. Ce double courant consiste d’une part dans l’incrédulité universelle qui gagne constamment du terrain autour de Jésus ; de l’autre dans la bonté infatigable du divin Maître, qui répond par des bienfaits insignes à l’ingratitude et aux procédés injurieux de la plupart de ses concitoyens. La foi en son rôle messianique, si vive aux premiers jours, amoindrie peu à peu, continue à décroître notablement. Nous avons ici de frappants exemples de ce triste état de choses dans la conduite des habitants de Nazareth et des autorités juives à son égard. Mais Jésus ne se lasse pas de faire le bien, et nous le verrons deux fois de suite procurer une nourriture miraculeuse à des foules considérables. Néanmoins, il se retire discrètement à mesure qu’on se retire de lui. Si la première période de sa Vie publique, l’année heureuse, avait été marquée par des courses apostoliques presque perpétuelles, celle‑ci l’est par d’autres voyages non moins fréquents, mais dont le motif est bien différent, car ils avaient pour but de conduire Notre‑Seigneur loin des ingrats qui ne veulent plus de lui ou des persécuteurs qui l’attaquent sans ménagement.

1° Jésus vient à Nazareth où il est une occasion de scandale pour ses compatriotes. 13, 53-58. Parall. Marc. 6, 1-6.


Mt13.53 Après que Jésus eut achevé ces paraboles, il partit de là. 54 Étant venu dans sa patrie, il enseignait dans la synagogue, de sorte que, saisis d'étonnement, ils disaient : "D'où viennent à celui-ci cette sagesse et ces miracles ? - Lorsque Jésus eut achevé ces paraboles..., c’est-à-dire aussitôt après l’intéressante journée qui a rempli la plus grande partie des chapitres 12 et 13. - Il partit de là. Il quitta pour un temps les bords du lac de Tibériade, où avaient eu lieu plusieurs des scènes racontées plus haut. Cf. vv. 1 et 2. - Et étant venu dans son pays. La patrie proprement dite du Sauveur était Bethléem ; mais ce n’est certainement pas la cité de David que l’Évangéliste veut désigner en cet endroit, puisqu’il n’est question nulle part d’une visite faite par Jésus au lieu de sa naissance, et que d’ailleurs S. Matthieu ne s’occupe, durant toute la Vie publique, que du séjour de Notre‑Seigneur en Galilée. Il s’agit donc ici d’une patrie adoptive, et telle était Nazareth, où il avait été élevé, Luc. 4, 16 cf. Matth. 2, 23. - Il les instruisait. Les auditeurs sont vaguement indiqués par l’expression, ainsi qu’il arrive fréquemment dans le premier Évangile, (Cf. la note de 4, 23) ; mais ils sont très nettement déterminés par le contexte. - Dans leurs synagogues ; mieux, d’après le texte grec, dans la synagogue au singulier ; la variante semble être une corruption du texte, car Nazareth était une ville bien peu considérable pour avoir plusieurs synagogues. - Ce voyage du Sauveur à Nazareth est l’objet d’une vive controverse. En effet, tandis que les deux premiers synoptiques le racontent à peu près dans les mêmes termes et le placent vers la même période du ministère public de Jésus, S. Luc lui attribue une date beaucoup moins tardive, Cf. 4, 16-30, et ajoute à sa narration des détails très particuliers, bien que le fond présente dans les trois rédactions des caractères de ressemblance. Ces divergences soulèvent une grosse difficulté d’harmonie évangélique. Sommes‑nous en face d’un fait unique ou de deux événements distincts ? - Les exégètes se partagent sur ce point en deux groupes à peu près égaux, les uns identifiant les deux épisodes, les autres les séparant au contraire. Voici les principales raisons alléguées de part et d’autre. Il n’est pas croyable, disent les partisans de la fusion des deux visites en une seule, que Jésus soit revenu à Nazareth après avoir reçu de ses compatriotes la réception odieuse que nous lisons dans S. Luc. En outre, si Notre‑Seigneur vint deux fois dans sa patrie, n’est‑il pas bien étonnant qu’il ait été traité de la même manière à chacun des séjours qu’il y fit, qu’on lui ait adressé les mêmes paroles, Cf. Luc. 4, 22, qu’il ait cité le même proverbe, Cf. Luc. 4, 24, qu’il ait été empêché de manifester sa puissance miraculeuse, Cf. Luc. 4, 23 ? Il n’y eut donc qu’une seule visite, qui a été rapportée dans tous ses détails par S. Luc, seulement esquissée par les deux autres synoptiques. Tel est l’avis de S. Augustin, de Sylveira, de Maldonat, de J. P Lange, d’Olshausen, etc. Ceux qui croient devoir distinguer les deux épisodes, et parmi eux nous pouvons citer Patrizzi, Curci, Schegg, Wieseler, Tischendorf, Arnoldi, Bisping, etc., répondent : 1° qu’il s’était écoulé un temps suffisant entre le premier et le second séjour pour donner à la passion le temps de se calmer, de sorte que Jésus pouvait venir maintenant à Nazareth sans aucun danger sérieux ; 2° que s’il existe entre les deux visites des ressemblances frappantes, favorables à l’identité, il règne aussi entre elles des différences plus notables encore qui exigent la séparation des faits. Nous devons avouer que la question est délicate, et qu’il est bien difficile de se prononcer entre deux opinions qui paraissent également raisonnables, également appuyées. Si les événements sont distincts, pourquoi les Évangélistes qui racontent le second ne disent‑ils pas un seul mot du premier ? Pourquoi S. Luc, qui expose le premier, demeure‑t-il entièrement muet sur le second ? Mais, d’un autre côté, s’ils sont identiques, comment se fait‑il que les écrivains sacrés leur aient attribué des dates si diverses ? Néanmoins, tout bien considéré, les divergences qui règnent entre les récits nous semblent plus frappantes que les ressemblances ; voilà pourquoi nous nous décidons à soutenir la non‑identité des séjours. - Ils étaient dans l'admiration, ils étaient vivement frappés, hors d’eux‑mêmes. Les merveilles que les habitants de Nazareth contemplaient en Jésus auraient été, pour des esprits bien disposés, un secours très efficace, qui les eût portés à reconnaître la divinité de sa mission ; elles ne pouvaient servir qu’à aveugler des âmes étroites, remplies de préjugés vulgaires. - D'où viennent cette sagesse... La sagesse, surtout une telle sagesse. - Et ces miracles : le don d’opérer de nombreux et d’éclatants miracles. Tout cela en un homme qui leur paraît si commun. Comment concilier les œuvres et la personne de celui qui les produit ? D’autre part les œuvres sont palpables, on ne saurait en nier la réalité. Donc, « d'où » ? voilà le problème à résoudre pour ces sceptiques.


Mt13.55 N'est-ce pas le fils du charpentier ? Sa mère ne s'appelle-t-elle pas Marie, et ses frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? - N'est‑ce pas là... Celui‑ci. terme dédaigneux qu’ils emploient trois fois de suite dans trois versets. Ils développent ici la raison principale de leur incrédulité à l’égard de Jésus. Comment est‑il possible, veulent‑ils dire, qu’un homme d’une si humble origine, dont les parents, si bien connus de nous, n’ont rien que de très‑ordinaire, qu’un homme qui n’a reçu aucune instruction spéciale, qui a vécu si longtemps parmi nous comme un pauvre artisan, manifeste tout-à-coup tant de sagesse, tant de puissance ? - Le fils du charpentier. Par l’appellation également méprisante de « charpentier », ils désignaient S. Joseph, qu’ils croyaient être le vrai père de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Ce mot est assez vague et peut signifier tout ensemble « artisan forgeron » et « artisan menuisier ». Bien que plusieurs Pères, en particulier S. Ambroise et S. Hilaire, aient adopté le premier sens, il est plus conforme à la tradition de faire du Père adoptif du Sauveur un ouvrier qui travaillait le bois. On croit généralement qu’il était charpentier. S. Justin et un Évangile apocryphe, Cf. Thilo. Cod. apocr. 1, 368, supposent qu’il fabriquait des jougs et des charrues. L’opinion commune est qu’il était mort depuis quelques années et qu’il n’avait pas assisté au début de la Vie publique de Jésus. - Sa mère ne s'appelle‑t-elle pas Marie ; qui se rapproche de la forme hébraïque « Miriam ». Cf. 1, 18. - Et ses frères... Les habitants incrédules de Nazareth nous fournissent du moins de précieux renseignements sur la parenté de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ selon la chair. Mais ils nous obligent en même temps d’étudier un point compliqué, difficile, dont, à deux reprises déjà (Cf. notes de 1, 25 et de 12, 46), nous avons renvoyé l’examen, et qui est depuis des siècles l’objet d’une lutte ardente entre les catholiques et les hérétiques. Il s’agit de déterminer le degré de parenté qui unissait Jésus à ceux que le Nouveau Testament appelle assez fréquemment « ses frères ». On a écrit de longs et de nombreux ouvrages à ce sujet. Naturellement, nous devons nous borner à un simple aperçu du problème ; nous nous efforcerons cependant, autant que la nature et l’étendue d’une note le permettront, d’être complet en même temps que concis, et de n’omettre aucun argument important. C’est en effet l’honneur virginal de Marie qui est mis en question, et nous voudrions pouvoir le défendre de toutes nos forces. Voici d’abord deux points hors de contexte pour tout vrai catholique : 1° C’est un dogme de foi que Marie est demeurée vierge, non seulement avant et pendant, mais encore après la naissance du Sauveur. Voir la Théologie au traité de l’Incarnation. 2° Ce dogme s’appuie sur une tradition constante et universelle : s’il fut parfois attaqué ; il trouva immédiatement de vigoureux défenseurs. « Il y en a qui ont nié que la Sainte Vierge ait persévéré dans sa virginité. Nous ne pouvons pas laisser passer cela comme un sacrilège non condamné », St Ambroise de Instit. Virg. c. 5, 35. La question est donc toute résolue pour nous du côté de l’autorité. Il nous reste à voir comment la tradition et le dogme catholique peuvent se concilier avec l’Écriture‑Sainte, ou plutôt comment ils s’appuient sur le témoignage des saints Livres. - L’expression « frères de Jésus » revient neuf fois dans l’Évangile : Matth. 12, 46 ; Marc. 3, 31 ; Luc. 8, 19 ; Matth. 13, 55 ; Marc. 6, 3 ; Jean 2, 12 ; Jean 7, 3, 5, 10. Les principaux endroits où on la rencontre en dehors de la narration évangélique sont : Actes des Apôtres 1, 14 ; 1 Corinthiens 9, 5 ; Galat. 1, 19. Divers hérétiques, notamment les Ébionites, les Antidicomarianistes, les partisans du fameux Helvidius, la plupart des protestants contemporains, admettent que, partout où elle se trouve, elle doit être prise dans le sens strict pour désigner des frères réels, ou plus exactement des demi‑frères de Jésus, issus après sa naissance des relations conjugales de Joseph et de Marie. Au contraire, d’après la doctrine orthodoxe, le titre « frères de Jésus » ne doit jamais s’entendre à la lettre parce qu’il ne désigne nullement des enfants nés de Marie, la mère bénie du Sauveur. Les exégètes catholiques sont unanimes là-dessus, et c’est en effet le point capital. Ils ne diffèrent entre eux que sur le mode et le degré de parenté qui existait entre « les frères de Jésus » et Marie, ou son divin Fils ; en d’autres termes , sur la signification exacte qu’il faut donner ici au mot « Frères ». On peut ramener à trois les opinions qui se sont formées à ce sujet dès la plus haute antiquité. - a. Les frères et les sœurs de Jésus seraient le fruit d’un mariage de lévirat conclu, d’après la loi juive, entre S. Joseph et la femme de Cléophas, frère de S. Joseph, était mort sans enfants : Joseph avait alors épousé sa veuve dont il eut six enfants, (quatre fils, Jacques, Joseph, Simon, Jude, et deux filles) qui, conformément aux prescriptions légales, Cf. Deutéronome 25, 6, portaient le nom de Cléophas, comme s’ils fussent nés véritablement de lui. Tout cela aurait eu lieu, bien entendu, avant le mariage de S. Joseph avec la Sainte Vierge. Théophylacte dans les temps anciens, Tholuck, se sont déclarés favorables à ce sentiment. Mais ce n’est là qu’une série de conjectures sans fondement sérieux, qui semblent avoir été inventées tout exprès pour résoudre un problème difficile. - b. « Quelques auteurs, dit Origène, s’appuyant sur le soi‑disant Évangile de Pierre et sur le livre de Jacques, prétendent que les frères de Jésus sont des fils que Joseph aurait eus d’une première femme avec laquelle il aurait été marié avant d’épouser Marie ». Plusieurs écrits apocryphes mentionnent en effet cette tradition, en particulier l’Évangile de la Nativité de Marie, l’Évangile de l’Enfance du Sauveur, l’histoire de Joseph le charpentier, Cf. Tischendorf, Evang. apocr. p.10 et ss. ; divers Pères de l’Église, par exemple S. Épiphane, S. Grégoire de Nysse et S.Hilaire, l’ont aussi formellement admise. Mais S. Jérôme la juge très sévèrement :« Il y en a qui imaginent que les frères de Jésus sont les fils d’une autre femme de Joseph, se laissant entraîner par les délires des apocryphes », Comm. in Matth. 12, 49. Une telle origine est en effet une base bien fragile. - c. D’après le sentiment commun des catholiques et de plusieurs exégètes protestants, les frères de Jésus étaient simplement les fils de Cléophas et de Marie, sœur de la très‑sainte Vierge. « Pour nous, comme nous l’avons dit dans le livre écrit contre Helvidium, les frères de Jésus ne sont pas les fils de Joseph, mais des cousins germains du Sauveur. Nous pensons que les fils de Marie sont les fils d’une tante de Jésus qui se trouve être la mère de Jacques le mineur, de Joseph et de Jude » St Jérôme, l. c. Ainsi pensent Hégésippe, Papias, Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe, Théodoret, S. Isidore, S. Augustin, parmi les Pères, la plupart des commentateurs du Moyen‑Age et des temps modernes, et telle est en effet l’opinion la plus sérieuse et la plus conforme à la narration évangélique, comme nous allons essayer de le démontrer. - 1°. Le substantif « frère » dans les langues orientales et spécialement dans l’hébreu, a une signification très étendue : les plus doctes hébraïsants l’affirment sans hésiter. « Le nom de frère avait, chez les Juifs, un sens large. On l’entend de plusieurs façons, tantôt comme un parent, tantôt comme un cousin », Gesenius, Thesaurus ling. hebr. et chald. Il est à ce sujet des passages de la Bible qui sont devenus classiques cf. Genèse 13, 8 ; 14, 16 ; 24, 48 ; 29, 12 ; 2 Samuel 10, 13. Les Septante, en les traduisant, ont reproduit littéralement l’hébreu. Il n’était donc pas contraire à l’usage grec de désigner par « frère » d’autres parents que les frères proprement dits. Par conséquent, saint Matthieu a pu employer ce substantif pour indiquer les cousins de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. - 2° Au pied de la croix du Sauveur, entre Marie Madeleine et Salomé, nous voyons d’une part, d’après S. Matthieu, 17, 56 et suiv. et S. Marc. 15, 40 cf. 16, 1, Marie, mère de Jacques et de Joseph ; de l’autre, d’après S. Jean, 19, 25, la Mère de Jésus et sa sœur, Marie « de Cléophas ». En combinant les deux récits, il devient évident que Marie, mère de Jacques et de Jean, mentionnée par les synoptiques, doit être confondue ou avec la très‑sainte Vierge, ou avec sa sœur Marie, épouse de Cléophas. La première hypothèse tombe d’elle‑même, car on ne saurait jamais expliquer pourquoi S. Matthieu et S. Marc auraient désigné la mère de Notre‑Seigneur, dans un pareille circonstance, par le nom de deux de ses autres fils. Conséquemment, la seconde hypothèse reste vraie, et Marie, sœur de la Sainte Vierge, épouse de Cléophas, ne diffère pas de la mère de S. Jacques et de Joseph. Ainsi donc, d’après les Évangiles, la Mère de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ a une sœur (ou peut-être une belle‑sœur, comme nous le dirons plus bas) qui porte également le nom de Marie, et qui a deux fils, Jacques, ou Jacques le Mineur, Cf. Marc. 15, 40 ; Luc. 24, 10, et Joseph. D’un autre côté, l’un des Apôtres se nomme Jacques, fils d’Alphée ou de Cléophas. Ce même Apôtre est appelé par S. Paul « frère du Seigneur », Galates 1, 19 ; il a un frère nommé Jude, Luc. 6, 16 ; Actes des Apôtres 1, 13, qui se dit, lui aussi, frère de Jésus, Jud. 1, 1. Évidemment, ce Jacques, ce Joseph, et ce Jude sont fils de Cléophas et de Marie, sœur de la sainte Vierge, par conséquent, « cousins » de Notre‑Seigneur. Quant à Simon, il n’apparaît pas en‑dehors de ce passage. Heureusement, la tradition nous fournit à son sujet des données très importantes pour le point qui nous occupe. Hégésippe qui, vers l’an 140 de l’ère chrétienne, consigna fidèlement en cinq livres l’histoire des choses mémorables qui avaient eu lieu dans l’église de Jérusalem depuis son origine, raconte, à propos de l’élection de Simon, successeur de S. Jacques sur le siège épiscopal de la ville sainte, qu’on choisît de préférence cet autre fils de Cléophas, parce qu’il était pareillement cousin du Sauveur. Puis il ajoute : « Cléophas était le frère de Joseph ». Cf. Valroger, Introd. au Nouv. Testam. 2, p. 347. Nous avons ici la confirmation parfaite des résultats obtenus à l’aide des écrits inspirés. Simon est frère de saint Jacques‑le‑Mineur ; il l’est donc aussi de Joseph et de Jude, et les quatre fils de Cléophas sont simplement cousins de Jésus‑Christ. Hégésippe nous fait connaître de plus à quel titre ils le sont : c’est parce que leur père est frère de S. Joseph. Il suit de là qu’ils n’étaient pas même des cousins proprement dits, mais de simples cousins germains légaux et putatifs du Sauveur, puisque S. Joseph, leur oncle, n’était lui‑même que le père légal et putatif de Jésus. Il suit encore de là que Marie, leur mère, n’était probablement pas la vraie sœur, mais seulement la belle‑sœur de la Sainte Vierge. - 3° Sans doute, les « frères de Jésus » sont mentionnés d’une manière assez régulière à côté de sa Mère soit dans les Évangiles, soit dans les Actes de Apôtres cf. Matth. 12, 46 ; Marc. 3, 31 ; Luc. 8, 19 : Jean 2, 12 ; Actes des Apôtres 1, et cette circonstance ne laisse pas que d’être assez remarquable ; mais il est plus étonnant encore qu’ils n’aient jamais été appelés les fils de Marie, mère du Christ. Ce rapprochement s’explique du reste par les relations étroites qui existaient entre les deux familles. La plupart des commentateurs admettent en effet qu’après la mort de saint Joseph, arrivée selon toute vraisemblance avant la Vie publique du Sauveur, Marie se retira avec son divin Fils chez son beau‑frère Cléophas, de telle sorte que les familles furent fondues en une seule ; Jésus fut alors regardé comme le frère des enfants de Cléophas. Selon d’autres, c’est Cléophas qui serait mort le premier, et S. Joseph aurait reçu chez lui la veuve et les enfants de son frère. Nous avons connu plusieurs familles dans lesquelles, par suite d’adoptions semblables, des cousins se traitaient entre eux, et étaient traités par tout le monde, de frères et de sœurs. - 4° Enfin, si, comme le prétendent nos adversaires, Marie a eu d’autres enfants que Jésus, comment s’expliquer la conduite de Notre‑Seigneur sur la croix, au moment de son dernier soupir ? N’est‑ce pas à S. Jean qu’il la confia ? Et pourtant deux membres du collège apostolique étaient « ses frères » : c’est donc qu’ils ne l’étaient pas dans le sens strict, autrement leur aurait‑il enlevé le privilège et le droit de prendre soin de leur mère ? - Concluons de toutes ces preuves que Jésus n’eut aucun frère proprement dit, selon la chair, mais seulement des parents plus ou moins rapprochés qui appartenaient à la famille de S. Joseph ou de la très sainte Vierge, ou de l’un et de l’autre en même temps.


Mt13.56 Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous ? D'où lui viennent donc toutes ces choses ?" - Et ses sœurs. « Sœur » a ici tout à fait le même sens que « frère » au verset précédent. D’anciennes traditions donnent deux cousines seulement à Notre‑Seigneur, et les nomment tantôt Assia et Lydia, tantôt Marie et Salomé ; cependant l’expression toutes semble indiquer qu’elles étaient en nombre plus considérable. - D'où lui viennent... Après ce raisonnement singulier, les habitants de Nazareth croient pouvoir répéter avec plus de force leur question du v. 54. Comme si la sagesse et les miracles avaient quelque chose de commun avec la naissance et la parenté. Ces incrédules avaient bien oublié l’histoire juive.










Mt13.57 Et il était pour eux une pierre d'achoppement. Mais Jésus leur dit : "Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie et dans sa maison." - Et ils étaient choqués. Quelques auteurs ont conclu de cette locution que les compatriotes de Notre‑Seigneur allèrent jusqu’à attribuer à Satan, ainsi que l’avaient déjà fait les Pharisiens, les dons surnaturels qui brillaient en lui ; mais le texte ne suppose rien de semblable. Nous y lisons simplement que l’humble origine de Jésus fut pour les habitants de Nazareth une occasion de ruine spirituelle, une pierre contre laquelle ils vinrent se heurter, pour leur malheur, sur le chemin du salut. Mais leur chute n’était‑elle pas bien volontaire ? - Un prophète n'est méprisé... Il existe dans toutes les littératures des proverbes populaires de ce genre, ainsi qu’on peut le voir dans l’ouvrage de Wetstein, Hor. talm. in Evang. Nous nous contenterons d'en citer quelques‑uns. « Ce qui appartient à la maison est sans valeur », Sénèque, de Benef. 3, 3. « Il était méprisé par les siens, comme la plupart des choses domestiques », Protogène. Cf. Pline, Hist. Nat. 35, 36. S. Jérôme explique ce fait par les rivalités jalouses qu’on rencontre si fréquemment dans les petites localités : « C’est une chose naturelle de voir les citoyens envier d’autres citoyens ; ils ne regardent pas les œuvres actuelles de l’homme fait, mais ils se souviennent de la fragilité de l’enfance, comme s’ils n’étaient pas parvenus eux aussi à l’âge adulte par les mêmes étapes », Comm. in h. l. « Les hommes ont coutume, dit Théophylacte, de mépriser les choses familières, de porter aux nues les étrangères, de les admirer et de les vanter ». C’est ainsi que les prophètes juifs avaient été admirablement bien reçus par les étrangers, tandis que les mauvais traitements leur étaient prodigués dans leur propre pays.





Mt13.58 Et il ne fit pas beaucoup de miracles dans ce lieu, à cause de leur incrédulité. - Les habitants de Nazareth ont cru punir le Sauveur ; ce sont eux au contraire qui sont châtiés. - Il ne fit pas beaucoup de miracles. Jésus se contenta, raconte S. Marc, 6, 5, de guérir quelques malades en leur imposant les mains. - A cause de leur incrédulité. Pourquoi eût‑il déployé selon sa coutume sa toute‑puissance merveilleuse ? C’eût été peine perdue, vu les dispositions de ses compatriotes. Celui qui exigeait constamment la foi avant de procéder à quelque miracle, cache ou diminue l’éclat de ses prodiges quand il n’a devant lui que des incrédules. N’a‑t-il pas dit qu’il ne faut pas donner à la légère les choses saintes aux indignes ?


Chapitre 14


Mt14, 1-2. Parall. Marc. 6, 14-16 ; Luc. 9, 7-9.


Mt14.1 En ce temps-là, Hérode le Tétrarque apprit la renommée de Jésus. - En ce temps‑là. Cette vague formule semble indiquer, d’après S. Marc, 6, 6 ss. et 30, la période durant laquelle les Apôtres prêchaient deux à deux en Galilée, tandis que Jésus lui‑même exerçait le ministère pastoral à travers les bourgades et les cités cf. 11, 1. - Hérode le tétrarque apprit. - Le tétrarque Hérode, nommé aussi Hérode Antipas, était fils d’Hérode‑le‑Grand et de la Samaritaine Malthace. Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 17, 1-3. Son père, après lui avoir destiné primitivement la partie principale de son héritage, c’est-à-dire la Judée, la Samarie et l’Idumée, se borna ensuite à lui léguer la Galilée et la Pérée. Le titre de tétrarque qu’il portait était alors très usité. Employé d’abord d’une manière conforme à l’étymologie pour désigner des chefs qui gouvernaient le quart d’un pays, Cf. Strabon, 14, il était à peu près indifféremment appliqué, sous l’empire romain, aux princes tributaires qui n’avaient pas une importance suffisante pour être appelés rois. - Ce qui se disait de Jésus. Il semble tout d’abord extraordinaire qu’Hérode Antipas n’ait entendu parler de Jésus qu’à une époque si tardive. Il n’y a pourtant là rien que de très naturel, si l’on se rappelle quelques circonstances de lieu, de temps et de personnes. Notre‑Seigneur avait passé en Judée une partie notable de la première année de son ministère public, ne faisant alors en Galilée, où vivait Hérode, que de courtes apparitions ; son ministère dans cette dernière province n’avait commencé à proprement parler qu’après l’incarcération du Précurseur. Cf. 4, 12. Du reste, les fêtes de la cour et les soucis de la politique ne laissaient guère au tétrarque ambitieux, efféminé, le temps de s’occuper de miracles et de choses religieuses. Il avait pu entendre mentionner en passant le nom et les actes de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, mais il n’avait trouvé là rien qui fût digne de l’attention d’un prince. « Les oreilles et les cours des rois résonnent de toutes les nouveautés. Mais c’est à peine si leur parviennent les choses spirituelles répandues partout », Bengel. Aujourd’hui cependant, la renommée du Sauveur est si grande qu’elle s’impose même à Hérode ; et puis, maintenant que le tétrarque est agité par le remords, sa conscience est plus impressionnable et il est frappé de ce qu’il entend raconter au sujet de Jésus. Cf. S. Jean Chrysost. Hom. in Matth. Il n’est donc pas nécessaire de recourir avec Baronius et Grotius, pour expliquer cette ignorance d’Hérode, à des « alibis » qui sont en contradiction avec l’histoire ; car le tétrarque était bien alors dans ses États et nullement à Rome, ou en guerre avec Arétas.






Mt14.2 Et il dit à ses serviteurs : "C'est Jean-Baptiste. Il est ressuscité des morts : voilà pourquoi des miracles s'opèrent par lui." - A ses serviteurs, c’est-à-dire d’après la coutume orientale, à ses courtisans et à ses ministres. Cf. 1 Macc. 1, 8, où les généraux et les autres officiers supérieurs d’Alexandre‑le‑Grand sont appelés ses serviteurs. Selon la rédaction de S. Luc, les courtisans auraient suggéré les premiers l’avis que nous allons entendre ; mais la conciliation des deux récits est aisée. Hérode, frappé de cette réflexion, l’adopte et la répète comme une idée personnelle. - C'est. Jésus, dont on venait de lui apprendre les œuvres éclatantes. - Lui. Jean‑Baptiste, que le tétrarque avait fait mourir quelque temps auparavant. - Ressuscité d'entre les morts. Les frayeurs auxquelles Hérode est en proie depuis cette action cruelle lui représentent la résurrection du Précurseur comme un fait d’autant plus vraisemblable qu’il était plus fâcheux pour lui. - Et c'est pour cela : Parce que ce n’est pas un homme ordinaire, mais un ressuscité. Bien que S. Jean‑Baptiste n’eût fait aucun miracle de son vivant, Cf. Jean 10, 41, il semblait juste et naturel que, rendu à la vie et doué des privilèges d’un autre monde, il pût opérer désormais les prodiges les plus remarquables. - Des miracles désigne encore en cet endroit, Cf. 13, 54, la puissance miraculeuse. « Le pouvoir de faire des miracles est actif en lui ». Divers auteurs (Grotius, Gratz, etc.) ont vu dans cette croyance d’Hérode des traces de métempsychose ; elle n’en contient pourtant aucune. Le tétrarque ne prétend pas que l’âme de Jean‑Baptiste anime maintenant un nouveau corps ; il se contente d’affirmer que le Précurseur est ressuscité, ce qui est bien différent.





Mt14, 3-12. Parall. Marc. 6, 17-29.

Mt14.3 Car Hérode ayant fait arrêter Jean, l'avait chargé de chaînes et jeté en prison, à cause d'Hérodiade, femme de son frère Philippe, - La particule car est explicative. L’évangéliste se propose en effet d’indiquer le motif pour lequel Hérode avait si facilement admis la croyance superstitieuse mentionnée au v. 2. - ayant fait arrêter Jean, décrit des événements de beaucoup antérieurs à l’opinion qu’Hérode s’était formée relativement à Jésus. - l'avait chargé de chaînes... S. Matthieu avait touché deux fois déjà dans sa narration, mais d’une manière très rapide, à l’emprisonnement du Précurseur, Cf. 4, 12 ; 11, 2 : il se réservait d’en parler dans un cadre approprié au moment où il ferait l’histoire du martyre de S. Jean. C’est peu de temps après la scène intéressante d’Ennon, dont le souvenir a été conservé par le quatrième Évangile, Cf. Jean 3, 22 et ss., et tandis qu’il se trouvait dans la province de Pérée, sur le territoire d’Antipas, que Jean‑Baptiste avait été arrêté par le tétrarque voluptueux. L’historien Josèphe place sa prison à Machérus ou Machéronte, citadelle colossale bâtie par Alexandre Jannée dans une des vallées les plus sauvages du N.-E. de la mer Morte. Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 5. 2. - Les mots A cause d'Hérodiade... contiennent le motif de cette incarcération injuste et sacrilège. Hérodiade, la Cléopâtre juive, était fille d’Aristobule et petit‑fille d’Hérode‑le‑Grand. Par son aïeule Mariamne, elle appartenait à l’illustre famille des Hasmonéens ; mais son caractère était tout à fait celui des Hérodes, car elle était comme eux ambitieuse, violente, passionnée. Jeune encore, on l’avait mariée à Hérode‑Philippe, frère de son père et d’Antipas : de là le titre que lui donne S. Matthieu, femme de son frère. Ce Philippe, qu’il ne faut pas confondre avec le tétrarque du même nom, Cf. Luc. 3, 1, également fils d’Hérode‑le‑Grand et frère d’Antipas, avait été déshérité par son père et vivait à Rome en simple particulier. Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 17, 1, 2. La situation inférieure de son mari ne laissait aucun repos à Hérodiade. Aussi, quand son oncle Hérode Antipas, venu à Rome pour des affaires d’État, lui eut fait l’aveu de l’ardente et criminelle passion qu’il avait conçue pour elle, elle n’hésita pas un seul instant à accepter la proposition qu’il lui fit de l’épouser et de partager avec elle son trône à Tibériade. Il fut seulement convenu entre eux que le tétrarque répudierait aussitôt sa femme légitime, fille du roi de Pétra, Arétas. Celle‑ci, avertie à temps, alla se réfugier chez son père, qui ne tarda pas à se venger, par une guerre désastreuse pour Hérode, de l’outrage fait à sa famille. En attendant, le honteux mariage s’accomplit en Galilée, au grand scandale de tout le peuple.


Mt14.4 parce que Jean lui disait : "Il ne t'est pas permis de l'avoir pour femme." - Jean lui disait. Le Précurseur ne tarda pas à se faire l’écho de l’indignation publique qu’il partageait si vivement. Il dit en face, ou du moins il fit dire en son nom au tétrarque : Il ne t'es pas permis... L’union d’Hérode et d’Hérodiade était en effet criminelle à plusieurs points de vue. C’était d’abord un double adultère, puisqu’ils avaient auparavant contracté l’un et l’autre un mariage légitime et que leurs conjoints vivaient encore. C’était en outre un inceste formel, attendu qu’Hérodiade était non seulement la nièce, mais surtout la belle‑sœur d’Antipas, et qu’une alliance conjugale était expressément interdite par la loi dans ces conditions cf. Levit. 18, 16 ; 20, 21. Il n’y avait d’exception que pour le cas bien connu du lévirat, Deutéronome 25, 5. S. Jean‑Baptiste joue dans cette circonstance un rôle admirable, en rapport parfait avec sa sainteté et son courage. « Jean n’atténuait pas la force des vérités amères par des paroles conciliantes. Il n’y a pas que ses habits qui n’étaient pas mous; ses paroles non plus », Bengel, Gnomon, h. l. Plus d'une fois, dans des cas analogues, les souverains Pontifes et les évêques n'ont pas craint de dire à leur tour aux grands de la terre : « Il ne t’est pas permis de l’avoir ». - Josèphe, Antiquités Judaïques, 28, 5, 2, allègue une autre raison de l’emprisonnement de S. Jean‑Baptiste. Hérode, dit‑il, aurait craint que ce saint personnage n’usât de sa grande influence sur les Juifs pour les pousser à la révolte contre un gouvernement qui était loin de leur plaire. Ces deux motifs peuvent avoir agi de concert sur l’esprit du tétrarque : ils ne s’excluent donc pas l’un l’autre. Mais on s’accorde à donner sous tout rapport la préférence au récit de l’Évangile. C’est donc pour avoir osé protester contre l’énormité d’une telle alliance que le Baptiste fut enchaîné.


Mt14.5 Volontiers il l'eût fait mourir, mais il craignait le peuple, qui regardait Jean comme un prophète. - S. Marc raconte les choses différemment et, ce semble, avec plus d’exactitude. D’après lui, c’est Hérodiade surtout qui nourrissait contre le nouvel Élie les projets homicides de Jézabel contre l’ancien : mais Hérode avait encore assez d’énergie pour entraver les desseins de cette femme, car, ajoute l’Évangéliste, il craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint, et il suivait ses conseils pour beaucoup de choses et il l’écoutait volontiers. Marc. 6, 49. 20. Ces détails, contradictoires en apparence, coïncident cependant fort bien : ils dépeignent au vif la lutte qui se passait dans le cœur du tétrarque. L’âme faible et mobile d’Antipas était un composé d’idées contraires, tour à tour prédominantes selon que régnait la bonne ou la mauvaise influence. Parfois donc il voulait sauver son prisonnier qu’il estimait, qu’il consultait même dans les affaires difficiles : d’autres fois, excité contre lui par Hérodiade, il formait la résolution de le mettre à mort ; mais sur le point d’exécuter son décret, il s’arrêtait tout à coup pour un motif politique. - Il craignit le peuple ; il redoutait une sédition de la part du peuple, qui, dévoué au Précurseur, aurait pu faire payer cher au tyran la mort de celui que tous regardaient comme un grand prophète. Quand on est ainsi ballotté entre le bien et le mal et qu’on est faible comme Hérode, ce n’est jamais le bien qui triomphe : la suite des faits ne le montre que trop.


Mt14.6 Or, comme on célébrait le jour de naissance d'Hérode, la fille d'Hérodiade dansa devant les convives et plut à Hérode,Le jour de la naissance. Divers auteurs ont cru que le mot naissance désignait dans l’antiquité l’anniversaire du couronnement ou la prise de possession d’un prince (Heinsius, Paulus, etc.). Cette signification est contraire à l’usage classique. Il s’agit, comme on le pense généralement, de l’anniversaire de la naissance. Dès les temps les plus reculés, on avait coutume de fêter solennellement ce jour‑là, Cf. Jérémie 40, 2 et ss., par toutes sortes de réjouissances, et en particulier par un grand festin auquel on conviait ses amis et ses proches. Aussi trouvons‑nous tous les officiers royaux et les principaux personnages de la Galilée à la table du tétrarque, d’après le second Évangile. Cf. Marc. 6, 21. - La fille d'Hérodiade dansa. En Orient, la danse est souvent unie aux repas, comme chez nous la musique, pour leur donner plus d’intérêt et de solennité ; mais au lieu des danseuses à gages, c’est la fille même d’Hérodiade qui vient exécuter dans la circonstance présente, au milieu de la salle du festin et devant tous les convives, une de ces pantomimes singulières dont se compose la chorégraphie orientale. Elle se nommait Salomé, Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 5, 4 : Hérodiade l’avait eue de son mariage légitime avec Hérode‑Philippe. Elle épousa plus tard son oncle le tétrarque d’Iturée, puis en secondes noces son cousin Aristobule, roi de Chalcis. D’après l’historien Nicéphore, Hist. lib. 1. c. 20, sa mort aurait été marquée au sceau des vengeances divines. Comme elle marchait en hiver sur un étang gelé, elle enfonça tout à coup dans l’eau jusqu’aux épaules ; la glace s’étant alors resserrée lui trancha la tête. Il est probable que la danse qui lui gagna si complètement les bonnes grâces d’Antipas était digne, par son caractère voluptueux, du monarque, d’Hérodiade et de leurs amis.


Mt14.7 de sorte qu'il promit avec serment de lui donner tout ce qu'elle demanderait. - Elle avait réussi à lui plaire à un haut degré. - Avec serment : les Orientaux ont toujours aimé renforcer leurs promesses en y ajoutant quelque serment. - Tout ce qu'elle demanderait. Le tétrarque charmé, échauffé d’ailleurs par le vin, ne met pas de bornes à sa munificence. Il ne se doutait guère, il est vrai, de l’abus que Salomé allait faire de la liberté qui lui était laissée.


Mt14.8 Elle, poussée par sa mère : "Donne-moi, dit-elle, ici sur un plateau, la tête de Jean-Baptiste." - poussée par sa mère. L’expression est énergique et pittoresque : elle signifie littéralement « conduite plus loin », c’est-à-dire plus loin qu’elle ne serait avancée d’elle‑même, si elle eût été livrée à ses seules idées. Le récit suppose qu’immédiatement après avoir reçu la promesse d’Hérode, Salomé était allée en faire part à sa mère qui n’assistait pas au festin, conformément à l’étiquette orientale cf. Marc. 6, 24-25. La circonstance était trop excellente pour qu’Hérodiade n’en profitât pas dans l’intérêt d’une vengeance longtemps et ardemment souhaitée. Sa fille revient bientôt dans la salle du banquet et demande à son instigation la tête de Jean‑Baptiste. - Ici sur un plat. Affreuse en elle‑même, la demande était rendue plus affreuse encore par ce détail barbare : en plein repas de fête, une tête sanglante sur un plateau saisi peut-être au milieu de la table. - Tout donne à croire, dans les narrations parallèles de S. Matthieu et de S. Marc, que le palais où avait lieu le festin était très rapproché de la prison dans laquelle languissait le Précurseur, de sorte que le vœu de Salomé put être immédiatement exaucé. Aussi les exégètes admettent‑ils communément qu’Hérode célébrait sa fête à Machéronte même, dans une des salles splendides qu’il avait fait construire au sein de la forteresse. De Tibériade, il aurait fallu plusieurs jours pour l’aller et le retour du bourreau.


Mt14.9 Le roi fut contristé, mais à cause de son serment et de ses convives, il commanda qu'on la lui donnât, - Le roi fut attristé. S. Jérôme et S. Hilaire ne croient pas pouvoir mettre cette parole d’accord avec le « voulant le faire mourir » du v. 5, à moins d’affirmer que la tristesse du tétrarque était feinte et hypocrite : « L’hypocrite et l’artisan de mort présentait comme de la tristesse sur son visage la joie qu’il ressentait dans son cœur », St Jérôme, Comm in h. l. Mais ce sentiment est peu vraisemblable. La tristesse d’Hérode était réelle, de même que son estime pour le Baptiste, de même que les craintes qui lui étaient inspirées par la possibilité d’une révolte de la part du peuple : cette contradiction apparente se justifie très bien au point de vue psychologique dans une âme d’un tel caractère. - Le roi : nous avons vu qu’Hérode était simplement tétrarque et qu’il ne portait pas le titre de roi. L’évangéliste l’appelle roi dans le sens général et populaire de ce mot. Cf. 2, 22. Plus tard, sur les instances réitérées d’Hérodiade, et jaloux de voir son neveu Agrippa élevé à la dignité royale par l’empereur, Hérode fit un voyage à Rome tout exprès pour obtenir le même honneur : il reçut une sentence qui l’exilait à Lyon. Après avoir passé quelques années dans cette ville, il alla probablement mourir en Espagne. Cf. Jos. Guerre des Juifs, 2, 9, 6. - A cause de son serment ; comme si un pareil serment était obligatoire. Il craint d’être parjure après s’être engagé à la légère et de la façon la plus vague, et il ne craint pas de commettre une énorme atrocité. - Et de ceux qui étaient à table. Le faux point d’honneur, tel est le second motif qui lui fait surmonter sa tristesse et son indécision. « Et pourquoi ne craignait‑il pas ce qui était plus grave ? Demande St Jean Chrysostome. Car si tu craignais d’avoir des témoins du parjure, il te fallait à bien plus forte raison redouter un meurtre si criminel, dont un si grand nombre seraient témoins », Hom. 48 in Matth.


Mt14.10 et il envoya décapiter Jean dans sa prison. - Et il envoya, sous‑entendu « le bourreau » ; c’est un hébraïsme très fréquent dans l’Ancien Testament. - Décapiter signifie trancher la tête. - Dans la prison, sans aucune formalité extérieure par conséquent, et sans concours.



Mt14.11 Et la tête, apportée sur un plateau, fut donnée à la jeune fille, qui la porta à sa mère. - Et sa tête fut apportée, immédiatement et en pleine fête, si l’anniversaire d’Hérode fut célébré, comme nous le croyons, dans la citadelle de Machéronte. - Et donnée à la jeune fille. Quel contraste. Les peintres les plus habiles ont aimé à le reproduire, entre autres Andrea del Sarto, le Guerchin, le Guide, Bernardino Luini, Giorgione. - Qui l'apporta à sa mère. Hérodiade dut alors être satisfaite. S. Jérôme raconte, contr. Rufin. l. 3, c. 11, que cette femme cruelle se mit aussitôt à percer avec une épingle la langue qui avait prononcé le « Il ne t'est pas permis », de même que Fulvie avait fait autrefois pour Cicéron. Que c’est bien là une cour orientale. Tout s’y rencontre en même temps : l’impudicité, l’ivresse, les folles promesses, la barbarie la plus révoltante, le servilisme hideux et lâche qui approuve facilement les crimes du Maître. S. Jean Chrysostome, dans l'admirable homélie qu'il a composée sur ce passage, Hom. 48 in Matth., donne libre cours à son indignation : « considérez, je vous prie, tout l’ensemble de ce festin, et vous verrez que c’était le diable qui y présidait. Premièrement tout s’y passe dans les délices, dans la fumée du vin et des viandes, ce qui ne peut avoir que de malheureuses suites. Tous les conviés sont des méchants, et celui qui les convie est le plus méchant de tous. De plus la licence et le libertinage y règnent souverainement. Enfin on y voit une jeune fille qui, étant née du frère mort, rendait ce mariage illégitime, et que sa mère devait cacher comme un témoignage public de son impudicité, qui entre au contraire avec pompe et avec magnificence au milieu de ce festin, et au lieu de se maintenir dans l’honnêteté propre à son sexe, s’expose aux yeux de tous, avec une impudence que n’auraient pas les femmes les plus débauchées... Qu’y a‑t-il de pire que cette barbarie qui consiste à demander la mort comme une grâce, une mort inique, un meurtre au milieu d’un banquet, une mort demandée publiquement et impudemment. »


Mt14.12 Les disciples de Jean vinrent prendre le corps et l'enterrèrent, puis ils allèrent en informer Jésus. - Après avoir raconté le martyre de Jean‑Baptiste, S. Matthieu dit un mot de la sépulture honorable qui lui fut donnée par ses disciples. - Les disciples vinrent. On leur avait permis de visiter leur Maître dans sa prison, on leur permet maintenant d’ensevelir sa précieuse dépouille. - Et l'ensevelirent. D’après une ancienne tradition, le corps du Précurseur aurait été transporté et enterré à Sébaste, l’ancienne Samarie, dans la province de ce nom. - Ils allèrent l'annoncer. Les honneurs funèbres une fois rendus à S. Jean, ses disciples viennent trouver Jésus et lui annoncent la douloureuse nouvelle, sachant qu’elle devait l’intéresser plus que personne. Il est beau de les voir accourir ainsi auprès du Sauveur : on aime à croire, à la suite de S. Jean Chrysostome, Hom. 49, qu’ils s’attachèrent définitivement à lui, leur Maître leur ayant obtenu par sa mort le don d’une foi complète, qu’il n’avait pu réussir toujours à leur communiquer durant sa vie.

Mt14, 13-21.Parall. Marc. 6, 30-44 ; Luc. 9, 10-17 ; Jean 6, 1-13.


Mt14.13 Jésus l'ayant appris, partit de là dans une barque et se retira à l'écart, dans un lieu solitaire, mais le peuple le sut, et le suivit à pied des villes voisines. - Nous trouvons ici pour la première fois les quatre Évangélistes en parallélisme, car le fait suivant est le premier de ceux que S. Jean raconte de concert avec les synoptiques. - L'ayant appris. Le complément du verbe ne retombe pas uniquement sur la mort de S. Jean‑Baptiste, qui a été rapportée en dernier lieu, mais aussi sur l’opinion d’Hérode, dont il a été question au début du chapitre, vv. 1 et 2. C’est en effet à propos de cette opinion singulière que S. Matthieu a inséré dans sa narration le supplice du Précurseur. Cependant, il est probable que Jésus apprit vers la même époque, sinon en même temps, les deux nouvelles ; c’est-à-dire que Jean‑Baptiste avait été décapité et qu’Hérode était vivement désireux de le voir lui‑même, afin de s’assurer s’il n’était pas sa victime ressuscitée, Luc. 9, 9. La manière dont les faits sont enchaînés dans l’Évangile semble nous donner le droit de conclure qu’ils n’avaient été séparés en réalité que par de courts intervalles. Quoi qu’il en soit, la première multiplication des pains eut lieu, d’après une précieuse notice chronologique de S. Jean, 6, 4, peu de temps avant une Pâque que l’on croit être la seconde de la Vie publique du Sauveur. - Se retirer à l'écart. Le motif de cette prompte retraite est suffisamment indiqué dans le contexte. Jésus paraît avoir voulu éviter le voisinage d’Hérode, prévoyant que ce prince, simplement curieux dans le principe, ne tarderait pas à lui devenir tout à fait hostile et à entraver son œuvre avant que son heure fût venue. S. Marc, 6, 30-31, suggère une autre raison. Les Apôtres étaient venus récemment rejoindre leur Maître, après avoir achevé avec succès leur grande mission ; mais ils étaient fatigués et avaient besoin de repos. Notre‑Seigneur se décide donc à gagner aussitôt la rive orientale du lac qui était beaucoup moins habitée. Là, il trouvera sans peine un lieu désert où ses disciples jouiront d’un peu de calme ; là il ne sera plus sur le territoire d’Antipas, mais sous la juridiction du tétrarque Philippe, le seul des Hérodes qui ne fût pas cruel. « Là » désigne l’endroit où Jésus‑Christ se trouvait quand il reçut les nouvelles indiquées plus haut : c’était sur la rive droite du lac, comme on le voit par la suite du récit. - Dans une barque. Il traversa le lac du N.-O. au N.-E. ; puis ayant débarqué, il remonta le long du Jourdain et arriva, après une marche qui ne fut pas de longue durée, au lieu solitaire qu’il cherchait. - Dans un lieu désert : près de Bethsaïda, nous dit S. Luc. 9, 10, c’est-à-dire, près de Bethsaïda‑Julias, ville distincte de la patrie de Pierre et d’André, et bâtie à l’orient du Jourdain, dans la province de Gaulanite. Elle était précisément entourée d’une région déserte et inhabitée, qui convenait très bien pour le but que le Sauveur voulait atteindre. « Un caractère général de ce rivage, quand on le compare avec celui de l’Occident, c’est précisément la solitude qui y règne... Il offrait ainsi un refuge naturel à quiconque voulait éviter la vie active des rives opposées », Stanley, Sinaï and Palestine, p. 571. - A l'écart : seul par rapport à la foule, mais ses disciples étaient avec lui cf. v. 15. - Les foules l'ayant appris. Les multitudes considérables que nous trouvons à cette époque auprès de Notre‑Seigneur étaient attirées aux alentours de Capharnaüm par la proximité de la Pâque. Venues de toute la haute Galilée, elles attendaient le départ des caravanes qui devaient bientôt se mettre en route pour la ville sainte. Étant arrivées à la résidence habituelle de Jésus, elles le cherchent avec empressement, car il y avait déjà longtemps qu’elles le connaissaient, qu’elles l’aimaient. On leur apprend qu’il venait de s’embarquer pour passer sur l’autre rive : elles n’hésitent pas à se mettre immédiatement en marche pour le rejoindre, tant elles étaient avides de le voir et de l’entendre. - A pied, en contournant la partie septentrionale du lac : le Jourdain fut franchi à gué ou au moyen de quelque pont qui pouvait exister alors au‑dessus de son embouchure. Il est bien consolant de contempler l’enthousiasme du peuple galiléen pour le divin Maître. - Des villes voisines : l’Évangéliste veut parler des nombreuses petites villes qui s’élevaient sur le rivage occidental du lac et qui regorgeaient de monde en ce moment, pour la raison que nous avons indiquée.


Mt14.14 Quand il débarqua, il vit une grande foule, et il en eut compassion, et il guérit leurs malades. - En sortant. Avant d’être rejoint par la foule, Jésus avait eu le temps de gagner le lieu solitaire qu’il cherchait pour lui et pour ses disciples, v. 13 cf. Jean 6, 3-6 : il en sort pour aller au‑devant de ce bon peuple qui lui était si dévoué. C’est à tort qu’on a vu dans le mot « sortant » l’indication de son débarquement. - Il guérit leurs malades... Ces hommes pleins de foi avaient apporté jusque là leurs malades : Jésus les récompense en rendant la santé à tous ceux qui en avaient besoin. « Et il commença à leur enseigner beaucoup de choses, et il leur parlait du royaume de Dieu » ajoutent s. Marc, 6, 34, et s. Luc, 9, 11.


Mt14.15 Sur le soir, ses disciples s'approchèrent de lui en disant : "Ce lieu est désert, et déjà l'heure est avancée, renvoyez cette foule, afin qu'ils aillent dans les villages s'acheter des vivres." - Le soir étant venu. Plus bas, v. 23, l’Évangéliste dira encore, mais pour désigner une heure beaucoup plus avancée de la journée : « Le soir étant venu ». L’archéologie sacrée nous apprend en effet que les Juifs comptaient chaque jour deux soirs très distincts, qui commençaient, le premier, à la neuvième heure (3h de l’après‑midi), le second à la douzième (6 heures). S. Luc, s’exprimant avec sa précision habituelle, dit qu’au moment où les disciples s’approchèrent de Jésus pour le prier de renvoyer la foule, « le jour commençait à baisser » ; Luc. 9, 12. - Disant : Ce lieu est désert... On était assez éloigné de tout lieu habité ; pour peu que Jésus retînt encore la foule en continuant de lui parler, comment pourrait‑elle gagner avant la nuit les bourgades les plus voisines ? - L'heure est avancée : l’heure en général, par conséquent le jour, le temps du jour. D'après Fritzsche, « le temps opportun, c’est-à-dire bon pour enseigner et guérir. »; selon Grotius, « le temps du repas ». Mais ces interprétations ajoutent au texte des pensées qui lui sont étrangères; Cf. Marc. 6, 35. - Renvoyez les foules. Le Sauveur pouvait congédier le peuple soit en cessant de lui parler, soit en l’engageant directement à se retirer. - Pour s'acheter des vivres. Les Apôtres ont remarqué que cette foule est entièrement dépourvue de vivres. Partie dans la matinée des environs de Capharnaüm pour se mettre à la recherche de Jésus, elle a déjà consommé le peu de provisions qu’elle pouvait avoir apportées.


Mt14.16 Mais Jésus leur dit : "Ils n'ont pas besoin de s'en aller, donnez-leur vous-mêmes à manger." - Jésus leur dit. Les détails de cet intéressant dialogue sont exposés d’une manière plus complète dans les récits de S. Marc et de S. Jean. Il existe du reste des variantes assez notables entre les quatre narrateurs, mais elles ne sont nullement essentielles et n’impliquent pas la moindre contradiction, comme S. Augustin le prouvait déjà victorieusement, l'Accord des Évangélistes 2, 46. Il est aisé d’obtenir une conciliation parfaite en combinant les traits particuliers à chaque évangéliste. - Il n'est pas nécessaire qu'ils s'en aillent. Pourquoi ce bon peuple serait‑il forcé d’aller si loin en quête de quelques vivres ? Ne peut‑il pas trouver ici même tout ce dont il a besoin ? - Donnez-leur vous‑mêmes... Le Sauveur met ses disciples à l’épreuve par ce langage extraordinaire ; il veut exciter leur foi, les préparer au miracle qu’il opère déjà dans sa pensée, « car il savait bien, dit S. Jean. 6, 6, ce qu’il allait faire ». Peut-être sa parole n’est‑elle pas totalement dépourvue d’ironie : dans ce cas, il les aurait châtiés avec bonté de l’empressement qu’ils semblent avoir mis à renvoyer la foule, pour se tirer eux‑mêmes d’une situation désagréable.


Mt14.17 Ils lui répondirent : "Nous n'avons ici que cinq pains et deux poissons." - Nous n'avons ici... Les pains et les poissons n’appartenaient pas aux disciples : c’était, d’après S. Jean, 6, 9, la propriété d’un jeune homme qui avait accompagné la foule. Mais, selon la judicieuse remarque de Grotius, « On dit qu’ils avaient tout ce qu’il fallait pour l’acheter ». Ces objets étaient donc à eux en ce sens qu’ils pouvaient les acquérir dès qu’ils le voudraient. Les pains étaient d’orge, Cf. Jean l. c. ; les poissons étaient probablement salés et fumés, selon la coutume des contrées voisines du lac. Ces deux mets formaient le viatique habituel des riverains de la mer de Tibériade et du Jourdain.


Mt14.18 "Apportez-les-moi ici," leur dit-il. 19 Après avoir fait asseoir cette multitude sur l'herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel, il prononça une bénédiction, puis, rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples les donnèrent au peuple. - Apportez-les moi. Jésus se fait apporter les cinq pains et les deux poissons qui vont servir de matière à l’un de ses miracles les plus éclatants. Puis, à la façon d’un hôte qui, avant de commencer le repas, distribue aux convives leurs places respectives, il établit entre ses nombreux invités un ordre harmonieux qui rendra le service plus facile. Voir les détails dans S. Marc et S. Luc. - S'asseoir sur l'herbe. La région dans laquelle se trouvait Jésus abonde en pâturages, comme tant d’autres endroits déserts de la Palestine au printemps, - et c’était précisément alors cette saison de l’année, - elle est couverte d’une herbe longue et serrée qui fournit pour ce repas providentiel un endroit agréable pour se restaurer : de là le mot « s'asseoir ». Ayant pris les cinq pains. Il prit les cinq pains à la fois et c’était chose facile, car les pains orientaux ont toujours été minces et légers. Ils ressemblent encore à des galettes qui ont l’épaisseur d’un doigt et la largeur d’une assiette ordinaire. - Levant les yeux. En agissant ainsi, Jésus paraît s’être conformé à une ancienne coutume religieuse des Juifs. Au commencement de chaque repas, le père de famille prenait un pain et le bénissait en prononçant sur lui, les yeux levés au ciel, une formule traditionnelle qui avait probablement une grande analogie avec la suivante, dont les Israélites se servent aujourd’hui : « Sois béni, Dieu notre Seigneur, roi du monde, qui fais sortir le pain de la terre ». Celui, dit le Talmud, qui jouit d’une chose sans action de grâces, ressemble à un homme qui volerait Dieu. Mais Jésus faisait assurément quelque chose de plus qu’une simple action de grâces. En levant les yeux vers le ciel, il s’unissait à son divin Père, il montrait la source de la puissance merveilleuse qu’il allait manifester. En bénissant les pains, il leur communiquait la fécondité en vertu de laquelle ils devaient rassasier une si grande quantité de personnes. - Rompant les pains. « Jésus , en les rompant , y répandit l'abondance » , dit saint Jérôme, Comment. in h. l. Luc de Bruges ajoute avec beaucoup de justesse : « La multiplication des pains a commencé par cette fraction de Jésus; elle s’est amplifiée par la distribution des disciples ; et elle a trouvé son apogée dans les mains de ceux qui les ont mangés ». Tel est en effet le mode le plus naturel et le plus raisonnable de la multiplication des cinq pains. Il en fut de même pour les poissons. - Il les donna à ses disciples... L’analogie qui existe entre ce passage et l’institution de la sainte Eucharistie est vraiment remarquable cf. 26, 26 : elle le devient davantage encore si l’on se rappelle que, le lendemain de ce miracle, Jésus promit, dans la synagogue de Capharnaüm, l’institution de l’adorable Sacrement de l’autel cf. Jean 6, 22 et ss. - Les disciples les donnèrent aux foules. La distribution aurait été trop lente si le Sauveur eût entrepris de la faire lui‑même : c’est pourquoi il en chargea ses Apôtres qui, en moins d’une heure, grâce à l’organisation de la foule par groupes de cinquante et de cent, purent s’en acquitter aisément.


Mt14.20 Tous mangèrent et furent rassasiés, et l'on emporta douze corbeilles pleines des morceaux qui restaient. - Ce verset et le suivant contiennent quatre traits particuliers destinés à relever la grandeur du prodige. - 1° Tous mangèrent. Tous les assistants, sans exception, purent manger leur part des cinq pains et des deux poissons. Il le fallait bien du reste, s’ils ne voulaient pas s’en retourner à jeun, puisqu’il n’y avait pas d’autres vivres dans le lieu désert où ils avaient rejoint Notre‑Seigneur. - 2° Et furent rassasiés : non‑seulement chacun eut sa part, mais chacun fut rassasié complètement. Et pourtant, cette foule qui était demeurée si longtemps sans rien prendre et qui avait fait une marche et une station également fatigantes, devait avoir un grand besoin de nourriture. - 3° Et on emporta les restes. Le sujet de « emporta » est « les disciples » sous‑entendu. Si peu de vivres pour tant de monde. Néanmoins, après que tous ces convives de la Providence eurent assouvi leur faim, il y eut des restes considérables: Douze corbeilles pleines. La « corbeille » était un panier d’osier que les Juifs portaient d’ordinaire avec eux dans leurs voyages pour y mettre leurs provision. Cette coutume leur avait valu de la part du grand satirique romain l’épithète de cistophores (porteurs de corbeilles). Mart. Epigr. 5, 17, Cf. Juven. Sat. 3, 14. Chaque Apôtre, muni de sa corbeille, parcourut les rangs après le repas, et la rapporta pleine à Jésus. [Les poissons salés et les pains devaient être de grande qualité, et d’un goût délicieux, parfaitement adapté aux désirs de chacun puisque leur origine était miraculeuse, comme le vin miraculeux des Noces de Cana (cf. Jean 2) fut loué pour sa qualité par le Maître du festin.]


Mt14.21 Or, le nombre de ceux qui avaient mangé était environ de cinq mille hommes, sans les femmes et les enfants. - 4° Le nombre de ceux qui mangèrent... Ce trait, le dernier des quatre, complète et explique le premier, « tous mangèrent », en précisant le nombre des convives. - Cinq mille hommes, environ cinq mille. Jésus avait rarement eu autour de lui des réunions d’hommes aussi imposantes. - Sans compter les femmes et les enfants... : car il n’était pas d’usage, chez les Juifs, de les faire entrer dans un dénombrement. Il ne devait y en avoir du reste qu’une quantité restreinte, attendu que l’assemblée se composait de pèlerins, et que les femmes et les enfants n’étaient pas obligés de se rendre à Jérusalem pour les fêtes. - Jésus a rempli d’une manière généreuse et grandiose les fonctions de père de famille. Il est encore plus généreux, plus distingué dans le banquet eucharistique offert par lui tous les jours, à tous les hommes, depuis tant de siècles. Les rationalistes ont attaqué ce prodige en employant leurs procédés ordinaires : ils l’ont réduit, comme les autres miracles, tantôt à un mythe, tantôt à une légende, tantôt à une parabole transformée. Nous renvoyons, pour l’exposé et pour la réfutation de leurs systèmes, à l’ouvrage de M. Dehaut, l’Évangile expliqué, défendu, etc. 5° édit. t. 2, p. 509. D’un autre côté, les anciens exégètes catholiques sont tombés parfois dans l’exagération et la minutie, en essayant de déterminer au juste ce qui demeurera toujours un mystère pour nous, c’est-à-dire la nature exacte de ce miracle cf. Cornel. a Lap. in loc. Il est préférable de dire avec S. Hilaire : « Les prodiges trompent l’œil. Pendant que tu vois des fragments dans une main, tu aperçois dans l’autre main des pains entiers. Ni les sens ni la vue ne perçoivent le déroulement de cette opération incompréhensible. Quelque chose est qui n’était pas. On voit ce qu’on ne comprend pas. Il ne reste plus qu’à croire que tout est possible à Dieu », de Trin. 3, 6. Ou bien, si l'on désire une explication, celle de Saint Augustin n'est‑elle pas suffisante : « C’est un grand miracle. Mais il n’y a pas lieu de tant nous étonner du fait, si nous prenons en considération celui qui l’accomplit. Celui qui a multiplié cinq pains dans les mains de ceux qui les rompaient est celui qui multiplie les semences dans la terre : la semence de quelques grains suffit pour remplir des greniers. On ne s’en étonne pas parce que cela a lieu à chaque année. Ce n’est pas la banalité du fait qui enlève l’admiration, mais l’accoutumance », Serm. 130, 1.


Jésus marche sur les eaux, 14, 22-33. Parall. Marc. 6, 45-53 ; Jean 6, 14-22.


Mt14.22 Aussitôt après, Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque et à passer avant lui sur le bord opposé du lac, pendant qu'il renverrait la foule. - Aussitôt : dès que le repas fut terminé. - Jésus obligea ses disciples montre la répugnance des disciples à se séparer alors de leur Maître, et les instances ou plutôt les injonctions formelles de Jésus pour les éloigner. Mais pourquoi les Apôtres tenaient‑ils tant à demeurer auprès de Notre‑Seigneur dans la circonstance présente ? Pourquoi, d’un autre côté, Jésus‑Christ exigea‑t-il si énergiquement leur départ immédiat ? Le quatrième Évangile nous met sur la voie de l’explication qui convient à ce double problème. Nous y voyons en effet qu’après le miracle de la multiplication des pains, une grande fermentation se produisit dans la foule qui en avait été témoin. Elle voulait aussitôt proclamer Jésus son Messie, et le conduire en triomphe à Jérusalem pour le couronner et l’installer sur le trône. Or les Apôtres ne se seraient que trop facilement ralliés à ce projet, car ils partageaient encore, sur le rôle du Christ, la plupart des préjugés du peuple : Jésus les soustrait donc aux influences de la multitude en les renvoyant sans délai. Du même coup, il enlève à cette foule enthousiasmée des auxiliaires sur lesquels elle comptait pour l’accomplissement de son dessein. Il fit échouer de la sorte avec beaucoup d’habileté le plan singulier qu’on avait conçu à son sujet. - Dans la barque : c’était la même barque qui les avait amenés le matin ; elle était encore sur le rivage. - Et de le précéder. Les apôtres devaient s’embarquer à l’instant, traverser le lac de l’Est à l’Ouest, et aller attendre leur Maître sur la rive occidentale. Jésus ne leur indique ni le temps où il les rejoindra, ni la manière dont il effectuera ce petit voyage, car il a ses mystérieux desseins. Il ajoute seulement qu’il va d’abord congédier la foule.


Mt14.23 Quand il l'eut renvoyée, il monta sur la montagne pour prier à l'écart, et, le soir étant venu, il était là seul. - Lorsqu'il eut renvoyé la foule : il y réussit aisément, à l’aide de ces bonnes et douces paroles dont il avait le secret. D’ailleurs, il put s’échapper sans peine, étant seul et n’ayant pas à conduire avec lui douze disciples sympathiques aux folles idées de la multitude. - Il monta sur une montagne. Ce devait être la montagne par excellence de la région où se trouvait alors le Sauveur. S. Jean nous apprend, 6, 3 cf. 15, que Jésus s’était retiré sur cette même montagne avec ses disciples aussitôt après avoir débarqué : elle eût été le lieu de son repos sans la nouvelle direction donnée tout à coup aux événements par la Providence. - Pour prier. Ces prières qui accompagnent les événements les plus solennels de la vie de Jésus demeureront toujours pour nous un profond mystère : elles sont uniques en leur genre, car c’étaient les supplications, les adorations d’une âme hypostatiquement unie à la divinité : elles constituent l’un des actes principaux du sacerdoce de Jésus‑Christ. « N’assigne pas le fait d’aller monter pour prier à celui qui a rassasié cinq mille hommes avec cinq pains. Mais à celui qui, après avoir appris la mort de Jean, se retire dans la solitude. Je ne dis pas cela dans le but de lui attribuer deux personnes. Mais ses œuvres se répartissent entre Dieu et l’homme », Saint Jérôme, Comm. in h. l. Les anciens commentateurs aiment à relever, dans un but moral, les circonstances de temps et de lieu parmi lesquelles Jésus accomplit sa prière. - Le soir étant venu : voir la note du v. 15. « Les ténèbres recouvraient déjà la terre », lisons‑nous dans S. Jean, 6, 17. - Il était là, seul parce que la foule s’était peu à peu écoulée, voyant qu’elle ne pouvait pas réaliser son projet.


Mt14.24 Cependant la barque, déjà au milieu de la mer, était battue par les flots, car le vent était contraire. - Cependant la barque... Le récit nous ramène aux Apôtres qui, bien qu’ils se fussent embarqués depuis plusieurs heures, n’avaient pu réussir à traverser le lac. Ils étaient seulement au milieu de la mer, ou, selon les données plus exactes du quatrième Évangile, à 25 ou 30 stades de leur point de départ (le lac avait environ 40 stades de large d’après Josèphe, Guerre des Juifs, 1. 3, 35) quoiqu’ils eussent constamment ramé. Cf. Jean 6, 19. - Était battue par les flots : le grec, par une expression pittoresque, représente cette pauvre barque comme mise à la torture par les vagues. - Car le vent était contraire. Ces mots contiennent l’explication d’un retard aussi extraordinaire. Un vent violent qui venait de l’Ouest avait soulevé une tempête soudaine sur le lac. Nous avons déjà fait ressortir, Cf. 8, 24, la fréquence et la rapidité de ces phénomènes dans le bassin de la mer de Galilée : voici encore quelques observations intéressantes d’un voyageur contemporain, longtemps domicilié en Palestine. « Mon expérience me permet de compatir d’une manière particulière à la longue et pénible lutte nocturne des disciples contre le vent. Il m’est arrivé de passer une nuit dans l’ouadi Schoukalyif, à trois milles du lac. Le soleil s’était à peine couché que le vent commença à se précipiter sur les flots, et il continua de souffler toute la nuit avec une rage toujours croissante, de sorte que, lorsque nous atteignîmes le rivage, le lendemain matin, la surface du lac ressemblait à celle d’un immense chaudron en ébullition. Le vent s’élançait avec une telle furie de toutes les vallées situées au N.-E. et à l’E., qu’il eût été complètement impossible à des rameurs, malgré les plus vigoureux efforts, de faire aborder une embarcation à n’importe quel point de cette côte ».




Mt14.25 A la quatrième veille de la nuit, Jésus alla vers ses disciples, en marchant sur la mer. - Mais Jésus n’oubliait pas ses Apôtres, bien qu’il eût permis cette nouvelle épreuve beaucoup plus pénible pour eux que la première tempête (8, 24 et ss.) comme le montre S. Jean Chrysostome avec sa délicatesse habituelle : « Les disciples sont de nouveau ballottés par des vagues. Ils sont, comme antérieurement, brimbalés par une mer déchaînée. Mais ils avaient Jésus dans leur bateau, autrefois, quand ils eurent à essuyer la tempête. Maintenant ils sont seuls et loin du rivage. Car il leur présente petit à petit et par degrés des défis de plus en plus grands, pour qu’ils soient capables de tout supporter courageusement. La première fois qu’ils étaient sur le point de sombrer il était avec eux endormi, pour être plus prêt à leur porter secours. Mais il est absent maintenant pour mettre davantage leur patience à l’épreuve. Et il permet que la tempête fasse rage en pleine mer, et que les flots s’agitent toute la nuit, pour qu’il ne reste apparemment aucun espoir de salut », Hom. 5 in Matth. - A la quatrième veille. Avant la conquête romaine, les Juifs, de même que les Grecs, divisaient la nuit en trois parties appelées veilles qui duraient quatre heures chacune : la première de six à dix heures du soir, la seconde de dix heures du soir à deux heures du matin, la troisième de deux à six heures du matin. Depuis la soumission de la Palestine par Pompée, ils avaient adopté la division romaine en quatre veilles de trois heures (6 à 9, 9-12, 12-3, 3-6). C’est donc entre trois et six heures du matin que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ vint rejoindre les Apôtres. Ceux‑ci avaient lutté pendant presque toute la nuit contre la tempête : Il avait passé le même temps en prière sur la montagne. - Jésus vint à eux, indiquant le point de départ. - Marchant sur la mer, c’est-à-dire, d’après Paulus et d’autres rationalistes, sur le rivage, en longeant le bord du lac ; suivant Bolten, en nageant. Comme si une indication si claire était susceptible de plusieurs interprétations. Strauss lui‑même n’hésite pas à reconnaître que l’écrivain sacré a voulu raconter un fait miraculeux ; il est vrai que ce n’était qu’un mythe.


Mt14.26 Eux, le voyant marcher sur la mer, furent troublés, et dirent : "C'est un fantôme," et ils poussèrent des cris de frayeur. - Et le voyant. Quand Jésus se fut rapproché de la barque, ses Apôtres aperçurent à travers les ténèbres cette forme humaine qui marchait sur les flots, apparaissant et disparaissant tour à tour au milieu des mouvement des vagues. - Ils furent troublés ; on le comprend sans peine, en de telles circonstances. A la frayeur que leur causait l’orage, se joignit un effroi d’un nouveau genre et plus pénible encore, leur imagination troublée leur faisant croire à une apparition. - C'est un fantôme. Une pareille supposition paraît tout d’abord surprenante de la part d’hommes robustes, habitués à braver bien des dangers. Mais on cesse d’en être étonné quand on se souvient que la croyance aux fantômes avait poussé, dès les temps les plus anciens, de profondes racines chez toutes les nations. Dans l’Égypte, en Grèce, à Rome, chez les Juifs, la possibilité ou plutôt la réalité des apparitions ne faisait pas l’objet du moindre doute : l’histoire de l’antiquité païenne et la littérature rabbinique en sont remplies. Ce sont tantôt les démons ou mauvais esprits, tantôt les âmes des damnés, les « larvæ » [démons] des Romains, qui profitent de la nuit pour venir tourmenter les hommes. Imbus de ces idées depuis leur enfance, les Apôtres se croient subitement en face d’un de ces spectres nuisibles dont ils ont si souvent entendu parler. Notons encore que plusieurs d’entre eux étaient des pêcheurs et que c’est cette catégorie d’hommes avec celle des marins qui a de tout temps le plus ajouté foi aux fantômes et aux revenants. - Ils poussèrent des cris de frayeur : détail pittoresque et plein de naturel.


Mt14.27 Jésus leur parla aussitôt : "Ayez confiance, dit-il, c'est moi, ne craignez pas." - Aussitôt. Le bon Maître répond immédiatement à ce cri d’angoisse. Sa voix bien connue se fait entendre au milieu de l’ouragan, pour prononcer des paroles douces et rassurantes : Ayez confiance c'est moi ne craignez pas ; moi, votre meilleur ami, et pas une apparition hostile.


Mt14.28 Pierre prenant la parole "Seigneur, dit-il, si c'est vous, ordonnez que j'aille à vous sur les eaux." - A la marche miraculeuse de Jésus sur le lac de Tibériade s’associe, dans le premier Évangile, un épisode intéressant, versets 28-31, dont le chef des Apôtres fut le héros. - Pierre lui répondit. « On trouve Pierre dans tous les lieux de la foi la plus ardente », S. Jerôme, Comm. in h. l. Il nous apparaît bien, dans ce petit tableau, avec son caractère particulier, si facile à reconnaître : prompt, enthousiaste, généreux, puis se laissant troubler et décourager par le premier obstacle. Les autres disciples ne sont pas encore revenus de leur effroi que déjà il a adressé une réponse à Jésus. - Seigneur, si c'est toi. Ce n’est pas un doute proprement dit qu’il exprime en tenant ce langage : il croit vraiment que c’est Jésus qui est auprès de la barque sur les flots ; autrement lui donnerait‑il son titre habituel ? Surtout, lui demanderait‑il la faveur suivante et, sur une parole, se précipiterait‑il dans les eaux violemment agitées ? La pensée est donc : Puisque c’est vous. - Ordonne : il connaît la toute‑puissance de Jésus, il sait que d’un mot le Sauveur pourra opérer un grand prodige. - Moi de venir à toi sur les eaux... Il désire accomplir lui‑même ce qu’il voit faire à son Maître. « Non seulement il crut que Jésus pouvait marcher sur les flots, mais il crut qu’il pouvait communiquer aux autres cette capacité. Et il désira le rejoindre rapidement », Saint Jean Chrysostome Hom. 50 in Matth. S. Pierre expose délicatement sa prière, lui donnant une forme pleine de respectueuse tendresse pour Notre‑Seigneur : ce qu’il désire, ce n’est pas tant de marcher sur les flots que de se servir des flots pour aller au‑devant de Jésus, « venir à toi ».


Mt14.29 Il lui dit : "Viens" et Pierre étant sorti de la barque marchait sur les eaux pour aller à Jésus. - Viens. Au « Ordonne » de son Apôtre, le Sauveur répond par cette simple parole qui contenait l’ordre demandé. Pierre profite sans hésiter de la permission qui lui est accordée ; il franchit le rebord de la barque et se met à marcher sur les eaux à la rencontre du Sauveur. Tout réussit donc à souhait pendant quelques instants.


Mt14.30 Mais voyant la violence du vent, il eut peur, et comme il commençait à enfoncer, il cria : "Seigneur, sauvez-moi" - Voyant la violence du vent. La tempête en effet était loin d’être calmée, et, maintenant qu’il est hors de l’embarcation, il voit, c’est-à-dire il ressent beaucoup plus la violence du vent qui soulève les vagues en tous sens. - Aussitôt, son courage faiblit, il eut peur : l’homme naturel, qui avait disparu devant la foi, prend le dessus. « Il ne suffit donc pas d’être près du Christ, si on ne l’est par la foi. », S. Jean Chrysostome l. c. L’Apôtre marche sans peine sur le lac agité aussi longtemps qu’il pense à Jésus : sa foi le porte, son amour le conduit. Mais dès qu’il détourne ses regards du divin Maître pour se souvenir du danger et de lui‑même, il chancelle et trouve bientôt un juste sujet de crainte. - Il commençait à enfoncer. Toute son habileté de nageur disparaît sur les flots en furie et il se sent enfoncer peu à peu ; mais il sait qu’il y a tout auprès de lui quelqu’un qui est capable de le sauver. Faisant de nouveau appel à toute la vivacité de sa foi, il s’écrie : Sauve‑moi. Il y a loin de ce cri de détresse à la demande du v. 29. Saint Augustin donne à ce trait une belle signification morale : « Il faut voir dans Pierre la condition de tous les êtres humains. Si le vent des tentations cherche à nous faire chavirer, ou si l’eau des épreuves s’apprête à nous submerger, appelons le Christ », Serm. 14 de Verbis Domini.


Mt14.31 Aussitôt Jésus étendant la main le saisit et lui dit : "Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?" - Aussitôt. La seconde demande de S. Pierre est exaucée tout aussi formellement que la première : Jésus n’est jamais lent à secourir ses amis. Cf. v. 27. - Étendant la main, le saisit : détails qui font revivre sous nos yeux cette scène touchante. mais si le Sauveur est toujours bon, il n’oublie pas la leçon méritée par son disciple, et il lui indique sur le ton d’un doux reproche le vrai motif de l’humiliant échec qui lui était survenu. - Homme de peu de foi. Ce n’était pas la violence du vent, mais la diminution subite de sa foi qui l’avait fait enfoncer dans l’eau. - Pourquoi as‑tu douté. Le verbe employé dans le texte grec, signifie hésiter entre deux partis, pencher de côté et d’autre sans savoir au juste quelle direction l’on prendra, et c’était précisément ce qu’avait fait S. Pierre. Ainsi, « On ne lui reproche pas d’être sorti du navire, mais de ne pas avoir persévéré dans la foi », Bengel.



Mt14.32 Et lorsqu'ils furent montés dans la barque, le vent s'apaisa. - Et lorsqu'ils furent montés. Jésus et Pierre montent ensemble dans la barque et alors un troisième prodige s’unit aux deux qui précèdent pour les compléter. - Le vent cessa. Jésus avait marché sur les eaux, il avait permis à S. Pierre d’y marcher à son tour ; maintenant il calme subitement l’orage. Car ce fut là aussi un effet de son pouvoir surnaturel, comme l’admettent tous les exégètes croyants. - Le poète Prudence a quelques beaux vers dans son « Apotheosis » sur la marche de Jésus en pleine mer de Galilée.

« Il marche sur des eaux mouvantes,

et imprime ses traces sur les flots agités.

Il commande aux vents du midi, et leur ordonne de se calmer.

Le vent du sud‑est et celui du nord reconnaissent le Seigneur des nuées et le maître des tempêtes.

Ils balayent en riant les vents turbulents. »


Taddeo Gaddi et le peintre anglais Richeter ont traduit de leur côté ce miracle d’une manière saisissante. Le point de vue moral a été également très bien présenté par les commentateurs patristiques.


Mt14.33 Alors ceux qui étaient dans la barque, vinrent se prosterner devant lui en disant : "Vous êtes vraiment le Fils de Dieu." - Ce verset décrit l’impression profonde produite sur les assistants par le triple prodige dont ils venaient d’être témoins. - Ceux qui étaient dans la barque : non‑seulement les Apôtres, mais aussi les bateliers et les autres passagers qui pouvaient avoir profité du départ de la barque pour se faire transporter sur la rive occidentale. - Vinrent ; ils s’approchent tous ensemble de Jésus, dès qu’il est entré dans l’embarcation, et se prosternent devant lui (adorèrent) en s’écriant : Tu es vraiment le Fils de Dieu. Il y a là, vu les circonstances, quelque chose de plus que le simple titre de Messie. Après ces brillants prodiges opérés coup sur coup, les assistants pressentent que Jésus doit posséder une nature surhumaine et divine. Néanmoins il est peu vraisemblable qu’ils comprissent dès lors toute la profondeur de cette expression.

Jésus dans la plaine de Gennésareth, Mt14, 34-36. Parall. Marc. 6, 53-56.



Mt14.34 Ayant traversé le lac, ils abordèrent à la terre de Génésareth. - L’Évangéliste raconte ici la fin du voyage occasionné par les recherches d’Hérode, vv. 34-36. - Lorsqu'ils eurent traversé la mer. La tempête une fois apaisée et le vent redevenu favorable, ils eurent bientôt franchi les quelques stades qui les séparaient encore du rivage, Cf. Jean 6, 21, et ils débarquent dans la terre de Gennésareth. Les manuscrits et les éditions du texte grec, écrivent ce nom propre de trois manières : quelle que soit l’orthographe véritable, il est clair qu’ils s’agit de la belle et fertile plaine de Gennésareth, située à l’O. du lac, au pied des montagnes, entre Capharnaüm et Tibériade. Les Arabes la nomment El‑Ghuweir, le petit Ghôr : Josèphe en trace une description enthousiaste, Guerre des Juifs, 3, 10, 8.


Mt14.35 Les gens de l'endroit, l'ayant reconnu, envoyèrent des messagers dans tous les environs, et on lui amena tous les malades. - L'ayant reconnu... Dans une région aussi peuplée et où il était si connu, Jésus ne pouvait pas manquer d’attirer immédiatement l’attention. - Les hommes de ce lieu : hébraïsme, pour « habitants ». Ces bons riverains du lac veulent partager avec toute la contrée la bénédiction que leur apporte la présence du Sauveur. - Envoyèrent ; ils envoient des messagers aux alentours pour annoncer son arrivée. Un grand concours se forme sur‑le‑champ, avec le cortège habituel d’infirmes et de malades que l’on conduisait auprès du Thaumaturge.


Mt1436 Et ils le priaient de leur laisser seulement toucher la frange de son manteau, et tous ceux qui la touchèrent furent guéris. - Et ils le priaient. L’Évangéliste nous a conservé un trait bien édifiant de la foi vive et simple des habitants de la plaine de Gennésareth : ils priaient respectueusement Jésus‑Christ de leur laisser toucher les franges de son vêtement, ce qu’il leur accordait volontiers. Nous avons vu plus haut, en racontant la guérison de l’hémorrhoïsse, Cf. 9, 20, ce qu’il faut entendre par ces franges. - Et tous ceux... Les résultats de ce contact furent aussi instantanés, aussi complets qu’autrefois : une entière guérison était immédiatement obtenue. Les malades étaient guéris complètement. - Après avoir satisfait les désirs de tous, Jésus prit la direction du Nord, et vint à Capharnaüm, où il prononça l’admirable discours qui nous a été conservé par S. Jean, 6, 23 et ss.


Chapitre 15


Mt15, 1-20. Parall. Marc. 7, 1-23.


Mt15.1 Alors des Scribes et des Pharisiens venus de Jérusalem s'approchèrent de Jésus, et lui dirent : - Les versets 1 et 2 indiquent l’occasion de ce nouveau conflit. - Alors : d’après le contexte, l’incident que S. Matthieu va raconter aurait eu lieu dans la plaine de Gennésareth, peu de temps après la marche miraculeuse de Jésus sur les eaux. Mais, si l’on rapproche le premier Évangile du quatrième, il devient plus probable qu’il s’écoula entre les deux épisodes un temps plus ou moins considérable. Nous renvoyons le second après le discours prononcé à Capharnaüm et même après la Pâque mentionnée par S. Jean, 6, 2. On sait que l’expression Alors est souvent, dans la narration de S. Matthieu, une formule générale destinée à unir des faits entre lesquels il n’a pas toujours existé une vraie connexion chronologique. - Des scribes et des Pharisiens venus de Jérusalem. Les adversaires du Sauveur seraient donc venus tout exprès de Jérusalem pour étudier sa conduite, afin de l’accuser et de le faire condamner dès qu’ils en trouveraient l’occasion. N’oublions pas que le parti pharisaïque avait arrêté le dessein de se débarrasser de Jésus aussi promptement que possible cf. 12, 14. Les membres de la secte étaient disséminés à travers toute la Palestine ; mais ceux de Jérusalem avaient sur les autres une supériorité généralement reconnue : ils étaient supérieurs par l’autorité et le statut social. Les Pharisiens de Galilée, se reconnaissant incapables de lutter contre Jésus qui les avait plusieurs fois battus et humiliés, ont recours à leurs frères de la capitale : de là cette députation qui s’approche actuellement du Sauveur pour l’attaquer.


Mt15.2 "Pourquoi vos disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? Car ils ne se lavent pas les mains lorsqu'ils prennent leur repas." - Pourquoi vos disciples... Comme dans plusieurs circonstances analogues, Cf. 9, 14 ; 12, 2, c’est la conduite des disciples qui est mise en avant par ces ennemis artificieux. Ils sous‑entendent naturellement que le Maître en est responsable : aussi est‑ce Jésus lui‑même qu’ils accusent par ce moyen détourné. - La tradition des anciens. On appelait ainsi un code de prescriptions innombrables surajoutées par les docteurs à celles de la loi et transmises de génération en génération au moyen de l’enseignement oral. Leurs noms hébreux étaient paroles des Scribes, ou tradition, loi orale. Les traditions ont toujours joué un rôle important pour la religion révélée, et elles sont même nécessaires pour compléter les saints Livres ; mais les Juifs en abusaient alors singulièrement. Il s’était formé au sein de leurs écoles une multitude d’interprétations dites traditionnelles, qui avaient acquis une importance et une autorité surprenantes. Elles étaient pratiques pour la plupart ; aussi avaient‑elles surchargé outre mesure la vie religieuse qu’elles rendaient tout extérieure, aux dépens de la vraie piété. On en trouve une très grande quantité dans le Talmud. S. Paul fait allusion à ces traditions lorsqu’il écrit aux Galates qu’avant sa conversion il défendait avec une ardeur jalouse les traditions de ses pères, Galates 1, 14. De plusieurs passages du Pentateuque exagérés ou mal compris, on avait conclu que les traditions jouissaient d’une valeur égale ou même supérieure à celle de la loi cf. Deutéronome 4, 14 ; 17, 10. De là des maximes sacrilèges qui abondent dans les livres rabbiniques : « Les mots des anciens ont plus de poids que ceux des prophètes. Les paroles des scribes sont à chérir plus que les paroles de la loi », Beracoth, f. 3, 2. « La Bible ressemble à l’eau, les paroles des anciens au vin » Soph. 13, 2 ; Cf. Rohling, der Talmudjude, A. 3 ; etc. - L’expression « anciens » représente les anciens docteurs qui avaient formé ou transmis les traditions cf. Hébreux 11, 2. On sait qu’en pareille matière l’antiquité a une valeur considérable ; aussi les Pharisiens appuient‑ils sur ce mot : la tradition des anciens. - Car ils ne lavent pas leurs mains. Ils mentionnent maintenant le point spécial qui était si audacieusement foulé aux pieds par les Apôtres. Pour bien comprendre la portée de l’accusation, il faut savoir que, parmi les prescriptions humaines signalées plus haut, celles qui concernaient le lavement des mains, avaient, aux yeux des Pharisiens, une importance extraordinaire. Sur un commandement particulier du Pentateuque, Lévitique 16, 11, on avait échafaudé un système prodigieux, qui, d’après les calculs d’un patient Talmudiste, ne comprenait pas moins de 613 ordonnances cf. M’Caul, Nethivoth Olam § 10. Quelques faits prouveront avec quelle rigueur on s’y conformait dans la pratique. Un rabbin, nommé Eléazar, s’étant permis de négliger l’ablution des mains, fut excommunié par le Sanhédrin, et, après sa mort, on alla jusqu’à placer une grosse pierre sur son cercueil pour montrer qu’il avait mérité le supplice de la lapidation ; Bab. Berach. 46, 2. « N’eût‑on que la quantité d’eau nécessaire pour se rafraîchir, on doit en conserver une partie pour se laver les mains », Hilch. Berach. 6, 19. Aussi, R. Akiba, plongé dans une sombre prison et n’ayant qu’une provision d’eau suffisante pour soutenir sa vie, préféra‑t-il se laisser mourir de soif plutôt que de violer la tradition. Il y a, suivant le Talmud, des démons dont la fonction consiste à nuire à quiconque n’est pas fidèle à l’ablution des mains. « Le démon Schibta repose sur les mains des hommes pendant la nuit ; et si une personne touche sa nourriture avec des mains non lavées, alors le démon repose sur sa nourriture et la rend dangereuse », Bab. Taanith f. 20, 2. Le traité talmudique, les Mains, est consacré tout entier à cette curieuse matière : il y est question « de la quantité d’eau qui suffit à cette lotion, de la lotion des mains, de l’immersion, de la première eau et de la seconde, de la sorte de lotion, du temps, de l’ordre à observer quand le nombre des convives dépasse ou ne dépasse pas le chiffre cinq », etc. On était exhorté à ne pas ménager l’eau car, dit un rabbin, « Celui qui utilise beaucoup d’eau pour l’ablution des mains, obtiendra beaucoup de richesses en ce monde ». - Lorsqu'ils mangent du pain. Le pain est mis pour toute sorte de nourriture, conformément à l’hébraïsme. C’était surtout avant les repas, ou plutôt avant de prendre quelque nourriture que ce fût, qu’on était forcé de se laver les mains : mais on y obligeait encore en mille autres circonstances. - On voit, par cette accusation des Scribes et des Pharisiens, que les Apôtres se donnaient une certaine liberté relativement à l’ablution des mains : ils avaient vu leur Maître s’en dispenser parfois, Cf. Luc. 11, 37, 38, et, quand ils avaient quelque raison, par exemple lorsqu’ils étaient pressés, ils ne craignaient pas de faire comme lui. Leur conduite avait été promptement connue des Pharisiens qui la traitent maintenant d’affreuse transgression : le Talmud n’affirme‑t-il pas que manger sans s’être lavé les mains constitue une faute plus grande que la fornication ? Cf. Sota, 4, 2.


Mt15.3 Il leur répondit : "Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu par votre tradition ? - Il leur répondit. A la question des Pharisiens, Jésus n’adresse d’abord qu’une réponse indirecte, v. 3-9, renfermée dans un vigoureux argument destiné à confondre ses adversaires en leur opposant leurs propres actes. Sans s’occuper de ce que ses disciples ont fait ou n’ont pas fait, il répond par une autre accusation à l’accusation des Scribes. - Et vous ; c’est-à-dire « vous aussi, vous‑mêmes ». Les voilà mis à leur tour sur le banc des accusés, mais pour un motif autrement grave. - Violez le commandement de Dieu. Les Apôtres, au dire des Pharisiens, avaient violé une tradition humaine. Mais ceux‑ci transgressaient d’une manière habituelle les commandements de Dieu lui‑même. Quel grief de la part d’hommes qui étaient les défenseurs‑nés de la loi divine. - A cause de votre tradition. Jésus établit par ces mots une opposition ouverte entre les commandements du Seigneur et ceux des Pharisiens. Non‑seulement la secte hypocrite viole la Thora : mais c’est dans l’intérêt de ses traditions qu’elle la viole. Les traditions pharisaïques sont donc irréligieuses, immorales ; et pourtant on ose accuser les Apôtres de ne les avoir pas toujours observées ? Avec quelle force l’accusation n’est‑elle pas rétorquée ? - Car Dieu a dit. Le Sauveur prouve par un exemple, vv. 4-6, la vérité de ce qu’il vient de dire.


Mt15.4 Car Dieu a dit : Honore ton père et ta mère, et : Quiconque maudira son père ou sa mère, qu'il soit puni de mort. - Honore. Le quatrième commandement, qui relie les commandements de la seconde table à ceux de la première, a une importance fondamentale parmi les commandements divins : c’est pourquoi Jésus le choisit entre tous les autres pour argumenter contre les Pharisiens. Il cite deux des paroles de Dieu qui le formulent. La première est tirée du texte même du Décalogue, Exode 20, 12 ; elle renferme tous les devoirs des enfants à l’égard de leurs parents, par conséquent celui de les assister dans leurs besoins temporels, car le verbe « honorer » a certainement cette signification dans les saints Livres cf. 1 Tim. 5, 3, 17. « L’honneur dans les Écritures ne se trouve pas tant dans les salutations et les charges que dans les aumônes et l’offrande de dons », S. Jérôme : - Celui qui maudira. Cette seconde citation tirée de l’Exode, 21, 17, contient un raisonnement « à plus forte raison » ; car si une simple parole coupable prononcée par un mauvais fils contre ses parents entraîne une sentence de mort, que sera‑ce d’un abandon complet dans leurs nécessités ? - Puni de mort, d’après l’hébreu : « qu'il meure en étant tué ». Souvent les Orientaux répètent le verbe de cette manière pour renforcer l’idée.


Mt15.5 Mais vous, vous dites : Quiconque dit à son père ou à sa mère : Ce dont j'aurais pu vous assister, j'en ait fait offrande, - Mais vous, par opposition à « Dieu a dit » du v. 3. - Quiconque aura dit... Origène avouait qu’il ne serait jamais venu à bout de comprendre ce passage si un Juif ne le lui eût éclairci. En effet, la connaissance des usages hébraïques de ces temps est tout à fait nécessaire pour expliquer la formule suivante, prononcée par les mauvais fils qui voulaient se soustraire à l’obligation de venir en aide à leurs parents. - Tout don, etc. Au lieu de « don », S. Marc, 7, 11, emploie l’expression technique « Corban » (de approcher, offrir) qui désignait non pas un présent quelconque, mais une offrande religieuse faite à Dieu ou au temple. Quand on avait une fois prononcé le simple mot Corban sur une propriété, sur une somme d’argent, sur n’importe quel objet, ces choses étaient par là-même irrévocablement consacrées à Dieu. Cf. Jos. Contr. App. 1, 22. Il régnait sur elles une sorte d’interdit relativement à toute autre personne que le donataire. - Vous profitera. Vous participerez aux grâces et aux bénédictions que mon offrande attirera sur notre famille entière ; tenez-vous donc pour satisfaits, car il m’est désormais impossible de vous soulager. La phrase reste suspendue à la fin du verset, comme si Jésus n’eût pas voulu prononcer la barbare condition autorisée par les principes pharisaïques : « ne sera obligé à rien ». Quiconque aura dit à son père ou à sa mère : tout ce que j’offrirai au Seigneur vous profitera, se sera acquitté de ses obligations à leur égard, et il ne sera pas tenu de leur venir en aide. Tous mes biens, à l’aide desquels je pourrais vous secourir, sont Corban ; je les ai promis à Dieu, il ne m’est donc pas possible de faire quoi que ce soit pour vous cf. S. Jean Chrys. Hom 51 in Matth. Cette interprétation semble exigée par la formule hébraïque du vœu de Corban ; car elle a été providentiellement conservée dans le Talmud où elle fait de fréquentes apparitions, c’est Corban, disait‑on ; c’est offert à Dieu, ce avec quoi je pourrais t’être utile. Ou encore : Que ce soit Corban..., car la traduction par l’optatif est également permise ; elle dramatise même la situation en nous montrant un fils barbare qui, au moment où ses parents nécessiteux implorent un secours, s’écrie pour échapper à leurs sollicitations importunes : « Corban ». « Quand ils réalisaient que des choses avaient été consacrées à Dieu, les parents, plutôt qu’encourir le nom de sacrilèges, les rejetaient sans hésiter, préférant demeurer dans l’indigence », Saint Jérôme. Ce mot produisait un effet magique, car il permettait à l’enfant sans cœur de jouir d’une manière égoïste de toutes ses possessions, sous prétexte que, les ayant consacrées à Dieu, il ne pouvait plus les aliéner. D’après la Vulgate, les mots vous profitera signifie : J’ai donné à Dieu tout ce que je possède, mais vous en retirerez un profit spirituel. (commentaire Fillion 1903). « Personne ne conteste que celui qui parle ainsi ne remette ses biens à des usages sacrés. Mais selon la doctrine des scribes, il ne s’est pas engagé à les consacrer. Il ne se serait obligé qu’à aider de ses ressources la personne à qui il a dit ces choses ». Aussi, n’étaient‑ce pas seulement les fils dénaturés, mais encore les débiteurs sans conscience, qui avaient recours à un moyen si commode d’esquiver les obligations les plus sacrées : le Juif qui interpréta ce passage à Origène lui avoua franchement les honteux avantages que ses compatriotes savaient retirer du Corban.




Mt15.6 n'a pas besoin d'honorer autrement son père ou sa mère. Et vous mettez ainsi à néant le commandement de Dieu par votre tradition. - N’a pas besoin d'honorer, c’est-à-dire de secourir ses parents, sous prétexte qu’il aura consacré au Seigneur tout son superflu. « Vous dites : Quiconque dit à son père ou à sa mère, Corban tout ce avec quoi je pourrais vous soulager, celui‑là n’est pas obligé d’honorer son père ou sa mère ». Les exemples d’une pareille cruauté filiale ne sont nullement imaginaires, ainsi qu’il est aisé de le voir dans le Talmud, traité Nédarim, 5, 6 ; 8. 1. Le cas avait été prévu par les Rabbins, qui l’avaient résolu à la manière indiquée par Notre‑Seigneur. « L’homme est lié par le Corban », répondaient‑ils sans pitié. Il est vrai que plusieurs d’entre eux, notamment R. Eliézer, protestaient ouvertement contre les décisions de la majorité, et plaçaient les obligations filiales au‑dessus du Corban ou de tout autre vœu semblable ; mais leurs voix isolées n’avaient aucune autorité. Cf. Wettstein, Schoettgen, h. l. Il est vrai aussi que les écrits talmudiques renferment de belles recommandations relativement à la piété filiale, celles‑ci par exemple : « Le fils est tenu de nourrir son père, de lui donner à boire, de le vêtir, de le loger, de le conduire ici et là, de lui laver la face, les mains et les pieds », Tosaphta in Kiddusch. c. 1. ; « Le fils est tenu de nourrir son père, et même de mendier pour lui. », Kidd. f. 61, 2, 3 ; mais ces prescriptions étaient réduites à l’état de phrases mensongères par l’affreuse tradition contre laquelle Jésus s’élève avec tant d’énergie. Le Sauveur a donc bien raison d’ajouter : Vous avez annulé... Il ne dit plus comme auparavant, v. 3 : Vous transgressez, vous violez ; mais, ce qui est beaucoup plus fort : Vous avez anéanti, annulé. L’exemple qu’il venait de citer lui permettait de tirer cette nouvelle conclusion. N’avaient‑ils pas, par leur tradition, réduit à néant le quatrième commandement de Dieu ? On aurait pu prouver qu’il en était de même pour plusieurs autres commandements des plus graves. - Votre tradition. Les Pharisiens avaient mis en avant « la tradition des anciens » : Jésus affecte de répéter que c’est leur tradition à eux, Cf. v. 3 ; elle n’a pas par conséquent le passé glorieux, ni l’origine divine qu’ils voudraient lui attribuer par ce titre imposant.


Mt15.7 Hypocrites, Isaïe a bien prophétisé de vous quand il a dit : - Fidèle à sa coutume, Jésus‑Christ confirme ses propres raisonnements par l’autorité des Saintes Écritures, vv. 7-9. Il jette d’abord à la face des Pharisiens l’épithète outrageante assurément, mais bien méritée, d’hypocrites. Tout en renversant la Loi de Dieu, ne feignaient‑ils pas d’en être les observateurs les plus zélés ? - Bien prophétisé : ici, comme partout ailleurs, nous prenons le verbe « prophétiser » dans le sens strict. Sans doute, en écrivant les paroles citées par Jésus, Isaïe, 29, 13, voulait seulement caractériser l’état religieux de ses contemporains et l’imperfection de leurs rapports avec Dieu ; mais les traits de son tableau s’appliquaient aussi, dans l’intention de l’Esprit‑Saint, à l’époque du Messie, qui devait les voir se réaliser une seconde fois et plus complètement. Il y eut donc l’accomplissement typique et imparfait au temps du Prophète, et l’accomplissement réel, parfait, au temps du Christ. Il est en effet certain, selon la pensée fort juste de Grotius, « Un prophétie peut se réaliser plusieurs fois, de façon à ce qu’elle convienne à ce temps‑ci et à un temps éloigné, non seulement par l’effet mais par le sens divin des paroles ». Nous ne saurions donc admettre ici une simple accommodation. Jésus affirme très explicitement que la prédiction d’Isaïe concernait les Pharisiens en personne, de vous… « Isaïe a prédit longtemps auparavant la corruption de ce peuple. Car il avait longtemps auparavant fait aux Juifs le même reproche que Jésus‑Christ leur fait ici : « Vous violez les commandements de Dieu, » leur dit Jésus‑Christ : Ils m’honorent en vain, avait dit le Prophète : « Vous suivez, » dit Jésus‑Christ, vos propres maximes de préférence aux lois de Dieu : Ils publient, dit le Prophète, des maximes et des ordonnances humaines », S. Jean Chrys. Hom. 51 in Matth.


Mt15.8 "Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. - Ce peuple, des Hébreux. Dieu disait habituellement : Mon peuple, mais ce peuple est tel qu’il n’en veut plus, qu’il le renie en quelque sorte : aussi parle‑t-il de lui comme d’une nation étrangère. - M'honore des lèvres : un culte des lèvres, c’est un culte purement extérieur, qui n’a rien de foncier, ni d’intime, mais dont toutes les œuvres consistent en de pures formalités plus ou moins fidèlement accomplies au‑dehors. - Mais son cœur... A ce culte, qu’il regarde comme une injure, Dieu oppose la religion du cœur, qui est la seule vraie, la seule parfaite, la seule digne de Dieu et de l’homme.


Celui‑là donne tout qui soi‑même se donne ;

Celui ne donne rien qui réserve le cœur.


Les contemporains de Jésus, comme ceux d’Isaïe, malgré leurs longues prières, leurs nombreux sacrifices, leurs observances sans fin, étaient en réalité très éloignés du Seigneur, car les commandements humains et les doctrines humaines ne vont jamais au‑delà du pied ou de la main, tandis que Dieu veut le cœur de son peuple.


Mt15.9 C'est en vain qu'ils m'honorent, en donnant des préceptes qui ne sont que des commandements venant des hommes." - Un culte inutile. En vain, sans profit, donc inutile. C’est tout à fait en vain qu’ils me servent : leur culte étant nul, vicié dans sa source, toute la peine qu’ils se donnent est perdue. Plusieurs exégètes (Arnoldi, etc.) traduisent cependant par « sans raison » : ils n’ont aucun motif de me servir comme ils le font, puisque je ne leur ai rien demandé de semblable. Mais cette interprétation est moins naturelle que la première. - Enseignant des doctrines. La théologie des Juifs se réduisait alors, comme nous l’avons suffisamment indiqué, à un code de nombreuses prescriptions humaines. Rabbi un tel a dit ceci, Rabbi un tel a dit cela : tel est son résumé fidèle, dont le détail encombre les gros volumes du Talmud. Le dogme même s’était pour ainsi dire transformé en morale entre les mains des casuistes qui étaient alors les grands maîtres en Israël.


Mt15.10 Puis, ayant fait approcher la foule, il leur dit : "Écoutez et comprenez. - Ayant fait approcher... Jésus rompt brusquement son entretien avec les Pharisiens et les Scribes. Il leur a prouvé qu’ils avaient tort, il a confondu leur orgueil, il leur a enseigné le vrai moyen de plaire à Dieu ; cela suffit. Il n’a plus rien à dire à ces adversaires incorrigibles et de mauvaise foi. Mais il se tourne avec bonté vers le peuple qui l’entourait, et qui, par respect pour ses docteurs, s’était tenu à quelque distance pendant la discussion. Il veut mettre la foule en garde contre les théories pharisaïques, l’éclairer sur un point d’une extrême gravité que les théologiens d’alors avaient obscurci et même faussé complètement, puisque, au lieu de la vraie sainteté, ils n’enseignaient plus qu’une perfection nominale, extérieure. - Écoutez et comprenez. Le Sauveur excite ainsi l’attention de son auditoire populaire ; car ce qu’il va dire est tout à la fois important et difficile à comprendre.


Mt15.11 Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui souille l'homme." - Ce n'est pas ce qui entre... A l’impureté purement légale, Jésus oppose le grand principe de la vraie pollution, la pollution des âmes, indiquant ce qui souille l’homme et ce qui ne le souille pas. Il commence par le côté négatif. Ce n’est pas, dit‑il, ce qui entre dans la bouche qui est capable de rendre l’homme impur ; puis, passant au côté positif, il ajoute : Ce qui sort de la bouche, voilà ce qui peut souiller l’homme. Par cette antithèse hardie, Jésus se transporte donc tout d’un coup au cœur de la question qui avait fait l’objet de la controverse précédente. Vos disciples, Seigneur, mangent sans se laver auparavant les mains ; par là-même ils contractent une souillure. Qu’importe ? Reprend le Sauveur, puisque c’est du dedans et non du dehors que vient l’impureté. Deux choses sont ici à noter. 1° Le mot bouche est pris dans un double sens, car il désigne d’abord la bouche en tant qu’elle reçoit et prépare la nourriture pour l’estomac ; puis la bouche en tant qu’elle profère les pensées qui lui sont communiquées à elle‑même par le cœur. Il s’agit donc tour à tour, si nous pouvons parler ainsi, de la bouche physique et de la bouche morale. On comprend que la seconde seulement puisse avoir de l’influence sur la moralité des actes humains. - Cette distinction établie par Jésus nous rappelle une belle parole du Juif Philon : « La bouche, dit‑il, par laquelle, selon la pensée de Platon, entrent les choses mortelles, tandis que les choses immortelles en sortent. Car c’est par là que pénètrent les aliments et la boisson, mais c’est par là que sortent les paroles, les lois immortelles de l’âme immortelle par laquelle est dirigée la vie de la raison », de Opif. Mundi, 1, 29. - 2° Le verbe souille doit s’entendre exclusivement d’une souillure spirituelle et intérieure, qui ne saurait jamais être produite par les aliments, fussent‑ils portés à la bouche par des mains non lavées. En effet, en soi et indépendamment des circonstances de désobéissance à des lois divines, d’intempérance, etc., la nourriture est une chose tout à fait indifférente pour l’homme : elle ne saurait ni le sanctifier, ni le rendre impur. Il n’en est pas de même des paroles mauvaises qui, lorsqu’elles s’échappent du cœur, comme un trésor rempli d’immondices, Cf. 23, 35, souillent profondément celui qui les prononce. La pensée, réduite à sa plus simple expression, pourrait s’exprimer ainsi : C’est dans l’homme proprement dit, dans l’homme intérieur, qu’il faut chercher la raison de la sainteté ou de la malice. - Il n’est pas besoin d’ajouter que les mots ce qui sort de la bouche ne doivent pas être pris absolument, mais dans un sens figuré, pour représenter les paroles mauvaises qui s’échappent du cœur par la bouche. - On s’est parfois demandé si, en tenant un tel langage, Jésus n’abrogeait pas purement et simplement toutes les lois mosaïques relatives au pur et à l’impur, et plusieurs exégètes ont cru pouvoir répondre affirmativement ; mais c’est là, croyons‑nous, une exagération. Il est plus exact de dire que Jésus‑Christ se contentait alors de préparer les voies à l’abrogation future, ou plutôt à la transformation successive de la Loi. Nous avons pour garants de notre assertion non seulement l’existence de prescriptions cérémonielles à un époque assez avancée de la prédication apostolique, Cf. Actes des Apôtres 15, v.20, v.29, mais encore les termes mêmes employés par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Il ne dit pas : Aucune nourriture ne souille, mais : Ce qui entre dans la bouche ; comme s’il eût craint d’aller trop loin cf. S. Jean Chrys. Hom. 51. « Le Christ ne dit donc rien ici contre la loi qui établissait une distinction entre les mets. Car le temps n’en était pas encore venu. Mais il le fait indirectement. En enseignant que rien n’est impur par nature, il allait contre ce que pensaient les Pharisiens, et laissait donc entendre que cette loi n’était pas immuable », Grotius.


Mt15.12 Alors ses disciples venant à lui, lui dirent : "Savez-vous que les Pharisiens, en entendant cette parole, se sont scandalisés ?" - Venant à lui. Jésus se borne à adresser au peuple cette parole profonde, laissant à chacun le soin de l’interpréter et d’en faire l’application à sa conduite. Il entre ensuite dans un maison avec ses disciples, Cf. Marc. 7, 17, et c’est avec eux seuls, en petit comité, que se continue l’entretien. Les Apôtres ont deux questions à proposer à leur Maître : l’une le concerne directement, et c’est à elle qu’ils donnent la priorité avec délicatesse ; l’autre, par laquelle ils terminent, les regarde eux‑mêmes d’une manière spéciale. - Savez-vous : ils ne doutent pas qu’il ne sache déjà ce qu’ils ont à lui communiquer, car ils ont maintes fois remarqué qu’il connaissait les choses les plus cachées ; ils tiennent néanmoins à l’avertir, car il y va, croient‑ils, de ses plus chers intérêts. - En entendant cette parole : la parole du v. 11 que Jésus venait d’adresser au peuple, et que les Pharisiens, demeurés tout auprès, avaient entendue et comprise. D’après quelques auteurs « cette parole » désignerait les vv. 2-9 : mais cela est peu vraisemblable, car les Pharisiens n’avaient pu être surpris, scandalisés, de ce que le Sauveur leur avait dit à eux‑mêmes en termes directs, bien qu’ils en eussent été probablement blessés. - Sont scandalisés ; ils avaient manifesté leur état de scandale par leurs gestes, leurs murmures, toute leur attitude et c’est ainsi que les Apôtres en ont été informés. Le scandale des ennemis de Jésus consistait en ce qu’ils avaient cru apercevoir dans ses paroles le renversement de la Loi, ou tout au moins un dangereux spiritualisme. Comme Notre‑Seigneur n’avait absolument rien dit qui pût être la matière du plus léger scandale, de là vient l’épithète de pharisaïque pour caractériser le « scandale reçu mais non donné ». Mais les Pharisiens cherchaient du scandale, et quiconque en cherche en trouve aisément. - En avertissant ainsi leur Maître, les disciples font assurément preuve de zèle humain, naturel, puisqu’ils paraissent craindre que Jésus ne se soit conduit imprudemment et n’ait fourni à ses adversaires des armes contre lui.





Mt15.13 Il répondit : "Toute plante que n'a pas plantée mon Père céleste, sera arrachée. - Il répondit. Le Sauveur rassure ses Apôtres au moyen de deux images très énergiques, empruntées l’une au règne végétal, l’autre à la vie humaine, et desquelles il résulte que l’on n’a rien à craindre des Pharisiens, attendu qu’ils sont destinés à une ruine prochaine. On s’est demandé si ce sont les Pharisiens personnellement, ou leurs doctrines, qui sont désignés par cette expression et les exégètes n’ont pas manqué de se quereller sur ce point, malgré le peu d’importance qu’il présente. Ce n’est en effet qu’une question de mots. Il nous semble que Jésus ne pensait nullement à séparer les hommes des doctrines, puisque c’était leur association qui formait le parti pharisaïque. La plantation figure donc et la secte et son système. C’est une image toute biblique cf. Psaume 1 ; Isaïe 5, 7 ; 60, 21, etc. - N'a pas plantée... Parmi les plantes d’un jardin, il en est que l’horticulteur a plantées de sa propre main ; il en est d’autres qui ont poussé d’elles‑mêmes, et celles‑ci sont mauvaises pour la plupart, ou du moins elles encombrent et gênent les premières : le jardinier soigneux ne tarde pas à les arracher. De même, parmi les plantes spirituelles qui croissent dans le jardin des âmes, il en est de bonnes que la main du Père céleste cultive avec amour ; il en est de mauvaises qu’il extirpe, et de ce nombre seront les Pharisiens. Le Précurseur, s’adressant à ces mêmes hommes, les avait déjà comparés à des arbres stériles aux pieds desquels gisait la hache toute prête à les abattre, Cf. 3, 10. D’un autre côté, S. Ignace Martyr, écrivant aux chrétiens de Tralles, c. 9, leur adressait l’exhortation suivante, qui contient une allusion manifeste à notre verset : « Fuyez les mauvais rejetons (les hérétiques) ; les fruits qu’ils portent donnent la mort et quiconque en mange périra. Car ce n’est pas là une plantation du Père ».




Mt15.14 Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles. Or, si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse." - Laissez-les... Il n’y a pas lieu de s’inquiéter des Pharisiens. En quoi sont à craindre des hommes semblables à de mauvaises herbes que l’on arrachera bientôt ? En quoi sont à craindre de pauvres aveugles qui se jettent dans le fossé et qui y périssent misérablement ? Telle est la seconde image, qui n’a guère besoin de commentaire. Elle exprime au fond la même idée que la première : elle ajoute pourtant un trait important au tableau, car elle nous montre ceux qui iront en masse à leur perte pour s’être imprudemment confiés à des guides pervers. - Ce sont des aveugles : au point de vue spirituel et pour ce qui concerne les choses divines ; ils ne le montraient que trop. - Qui conduisent des aveugles. La note qui venait d’être donnée aux Pharisiens : ce sont des aveugles, était loin d’être bonne ; celle‑ci est pire encore. En effet, si c’est un immense malheur d’être aveugle, surtout au sens moral, c’en est un beaucoup plus grand de l’être quand on est chargé par devoir, par fonction, de conduire les autres hommes : que dire du cas présent, dans lequel et les guides et les personnes à diriger étaient pareillement privées de la vue. - Si un aveugle... Jésus décrit en peu de mots le dénouement tragique, inévitable, d’un tel état de choses. Quand un aveugle est assez téméraire pour vouloir conduire un autre aveugle ; quand un aveugle est assez insensé pour accepter la direction de l’un de ses semblables, la catastrophe finale est facile à prévoir. - Ils tomberont tous deux. Tel sera le sort de ceux qui suivront les pharisiens. - La seconde moitié du verset est proverbiale. On trouve des locutions du même genre chez les classiques, par exemple : « C’est comme si un aveugle pouvait montrer le chemin », Horace ; etc.




Mt15.15 Pierre, prenant la parole, lui dit "Expliquez-nous cette parabole." - Pierre, prenant la parole. Satisfaits sur ce point, les Apôtres proposent à Jésus une seconde question ; ils le font par l’intermédiaire de S. Pierre, leur organe habituel. Cf. Marc, 7, 17. Sur l’emploi particulier du verbe prendre la parole, voir 9, 25 et le commentaire. - Expliquez-nous, Cf. 8, 3. - Cette parabole. Saint Pierre prend ici le mot parabole dans le sens large et général de l’hébreu, pour désigner, selon l’interprétation très exacte d’Euthymius, une parole énigmatique, une sorte d’aphorisme, comme le prouve la réponse du v. 11 ; les deux images que Jésus avait plus récemment exposées à ses Apôtres, v. 13 et 14, étaient claires par elles‑mêmes et ne requéraient aucune explication.


Mt15.16 Jésus répondit : "Êtes-vous encore, vous aussi, sans intelligence ? - Jésus répondit. En entendant cette demande, Jésus laisse échapper une exclamation de surprise. - Êtes‑vous encore. Même vous, qui devriez mieux comprendre que personne. Encore. après tant d’explications que je vous ai déjà données, après des jours nombreux passés auprès de moi. - Sans intelligence. Cette lenteur d’intelligence spirituelle de la part de ses disciples les plus intimes affligeait vivement le divin Maître : il donne néanmoins avec sa bonté ordinaire l’interprétation demandée, usant en même temps d’une simplicité hardie qui rend son langage aussi clair qu’expressif.


Mt15.17 Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre, et est rejeté au lieu secret ? - Tout ce qui entre... Jésus explique la première moitié du v. 11 en décrivant le sort réservé aux aliments lorsqu’ils ont passé de la bouche dans l’estomac. Après que l’assimilation des matières nutritives a été opérée, ce qui en reste va dans le ventre, « sans entrer dans son cœur », ajoute S. Marc, 7, 19 ; puis est jeté. Comment donc l’homme pourrait‑il être souillé par des objets qui n’ont rien de commun avec lui, qui ne font pas partie de son être moral ? On le voit, dans le phénomène de la digestion, le Sauveur ne prend que la partie la plus favorable à sa thèse, sans s’occuper des autres points. Du reste, les éléments nutritifs qui sont absorbés par l’homme restent eux‑mêmes étrangers à son être spirituel et moral : ils n’atteignent que son organisation matérielle. La comparaison demeure donc juste à tous égards.


Mt15.18 Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c'est là ce qui souille l'homme. - Dans ce verset et dans le suivant, la seconde moitié du v. 11 est à son tour expliquée. - Mais ce qui sort. Notons bien que Jésus ne dit pas « tout ce qui sort », car tout ce qui est proféré par la bouche ne rend pas l’homme impur : les mauvaises choses opèrent seules ce funeste résultat. - Vient du cœur. Les grandes pensées viennent du cœur ; les ignobles en sortent également, et quand ces pensées trouvent une expression sur nos lèvres, ce n’est pas la bouche qu’il faut louer ou accuser, mais le foyer intérieur qui leur a donné la vie. Le cœur étant l’homme d’après la psychologie biblique, on comprend sans peine que le mal qui en procède profane vraiment et dégrade sa vie morale.


Mt15.19 Car c'est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, les vols, les faux témoignages, les paroles injurieuses. - Car c'est du cœur. Triste nomenclature, qui sert de développement à la première partie du verset précédent « que... viennent ». Dans cette énumération, on est tout d’abord surpris de rencontrer des actes proprement dits, tandis que l’argumentation de Jésus semblerait exiger qu’il fût mention de paroles ; mais, dit Maldonat : Il dit qu’il n’y a pas seulement les paroles qui procèdent de la bouche, bien que ce soient elles surtout qui en sortent, mais même les faits et toutes les actions. Car toutes les œuvres sont d’abord conçues dans le cœur. Elles ne peuvent sortir que de la bouche, qui est l’unique voie de sortie du cœur. Et parce que chaque chose respecte la façon dont nous sommes faits naturellement, à savoir que tout ce que nous faisons doit être conçu dans l’âme, prononcé ensuite par la bouche, et nous voilà parvenus à la fin. C’est ainsi que les œuvres procèdent de la bouche par les paroles », Comm. in Matth., 15, 18. Tel est le motif pour lequel nous lisons ici les noms de l’homicide, de l’adultère, de la fornication et du vol.


Mt15.20 Voilà ce qui souille l'homme, mais manger sans s'être lavé les mains, cela ne souille pas l'homme." - C’est sur la différence qui existe entre l’estomac et le cœur que repose tout le raisonnement du Sauveur. Ces deux organes sont des centres de vie ; mais, tandis que le premier fonctionne indépendamment de l’homme, le second est le foyer de sa volonté, de sa liberté. Du cœur et du cœur seul dépend donc la moralité de nos actes. Voilà pourquoi Notre‑Seigneur, revenant au point de départ et à la question que lui avaient posée les Scribes, v. 2, conclut en disant : Manger sans s'être lavé... Si l’on omet de se laver les mains avant de prendre son repas, on peut bien souiller la nourriture que l’on mange ; mais cette nourriture ne pouvant rendre l’homme véritablement impur, d’après ce qui été prouvé plus haut, v. 17, il suit de là que les ablutions si sévèrement prescrites par les Pharisiens ne sont qu’un rite tout à fait indifférent. Les Apôtres ont pu les négliger sans commettre de faute.


Mt15, 21-28. Guérison de la fille de la Cananéenne. Parall. Marc. 7, 24-30.


Mt15.21 Jésus étant parti de là, se retira du côté de Tyr et de Sidon. - Étant parti de là ; c’est-à-dire de l’endroit où il se trouvait au moment de l’épisode qui vient d’être raconté. La dernière note topographique de S. Matthieu, 14, 34, nous avait montré le Sauveur dans la plaine de Gennésareth ; mais nous avons dit, en expliquant le premier verset du chap. 15, que Jésus s’était transporté depuis à Capharnaüm. - Se retira. Ce mot semble avoir été choisi à dessein pour indiquer que le nouveau déplacement de Notre‑Seigneur était en réalité une prudente retraite, destinée à détourner pendant quelque temps l’attention des Pharisiens irrités cf. 14, 13. - Du côté de Tyr et Sidon. Ces deux villes, qu’on trouve fréquemment associées dans les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, représentent ici la Phénicie tout entière dont elles avaient été successivement la capitale. Leur territoire faisait partie de la province romaine de Syrie : entre elles et la Palestine il n’existait donc plus en ce moment que des limites morales, marquées par la différence des religions et des mœurs. Jésus‑Christ, durant son voyage actuel, alla‑t-il vraiment sur le sol de l’ancienne Phénicie, ou bien se borna‑t-il à s’en approcher, sans y pénétrer ? C’est un point vivement débattu entre les exégètes de l’Évangile. Certains amènent le Sauveur « aux confins de la Palestine, et aux portes de Tyr et de Sidon », Kuinoel ; cf. Vatable, Grotius, etc. les autres, à la suite de S. Jean Chrysostome et de Théophylacte, font franchir à Jésus les frontières juives. S. Marc nous paraît affirmer trop clairement le passage de Notre‑Seigneur à travers les régions phéniciennes. Cf. S. Marc. 7, 31, pour que nous hésitions le moins du monde à adopter ce sentiment. Le Sauveur, parti des bords du lac, prit la direction du Nord‑Ouest, traversa les montagnes de Galilée, et, après quelques jours de marche, arriva sur le territoire païen. Sans doute, il avait autrefois défendu à ses disciples d’aller avant sa mort évangéliser les régions habitées par les Païens, Cf. 10, 5 ; mais remarquons bien qu’il n’y vient nullement lui‑même pour exercer le saint ministère. Il s’y retire momentanément, comme avait fait autrefois le prophète Élie, persécuté sur sa terre natale. « Même si Jésus ne s’était pas rendu dans ces villes des Païens pour leur prêcher l’évangile, il voulut quand même leur en donner comme un avant‑goût, parce que le temps approchait où, après être rejeté par les Juifs, il se tournerait vers les païens », Fr. Luc. Comm. in h. l.


Mt15.22 Et voilà qu'une femme cananéenne, de ce pays-là, sortit en criant à haute voix : "Ayez pitié de moi, Seigneur, fils de David, ma fille est cruellement tourmentée par le démon." - Et voi relève le caractère inopiné de l’incident. - Une femme cananéenne. Une antique tradition la nomme Justa ; sa fille se serait appelé Bérénice. Cf. Hom. Clement. 2, 19. D’après S. Matthieu, elle était Cananéenne ; S. Marc, 7, 26, en fait une Syro‑Phénicienne. Mais ces données sont l’une et l’autre exactes, car les Juifs appelaient les Phéniciens des Cananéens, parce qu’ils étaient en effet d’origine cananéenne. Le premier Évangéliste a donc employé l’appellation générale et le second la dénomination particulière. - de ce pays-là. Cette femme apprend de quelque manière l’approche de Jésus‑Christ et, avant qu’il n’eût mis le pied sur le territoire phénicien, elle se précipite à sa rencontre pour obtenir la grâce qu’elle désire. Elle habitait donc tout près de la frontière juive. Ce renseignement de l’Évangéliste semble supposer que le miracle eut lieu sur le sol galiléen, avant l’entrée de Jésus en Phénicie. - Ayez pitié de moi : cependant, ce n’est pas un privilège personnel qu’elle implore, mais « la pieuse mère faisait sienne la misère de sa fille », Bengel. - Fils de David. Voisine des Juifs, la Cananéenne a entendu parler de leurs croyances particulières et de leurs espérances religieuses, dont ils ne faisaient aucun mystère. Elle sait qu’ils attendent un Messie qui sera fils du grand roi David, l’ami et l’allié du Phénicien Hiram ; elle a appris en outre que Jésus était regardé par un nombre considérable de ses compatriotes comme le Libérateur promis. Voilà pourquoi elle l’appelle « Fils de David », toute païenne qu’elle est. S. Marc, 3, 8 et S. Luc, 6, 17, avaient noté précédemment que la réputation de Notre‑Seigneur s’était répandue jusque dans les régions de Tyr et de Sidon, et qu’on était venu de ces contrées lointaines chercher quelques faveurs auprès de lui. - Cruellement tourmentée : la pauvre mère met en avant cette circonstance digne de pitié : sa fille souffrait affreusement. - Par le démon ; elle indique en même temps la nature du mal, qui consistait en une possession. Les païens eux‑mêmes croyaient aux démons et aux démoniaques ; il n’est donc pas nécessaire de recourir à une affiliation de la Cananéenne au Judaïsme en qualité de prosélyte, pour expliquer son assertion.









Mt15.23 Jésus ne lui répondit pas un mot. Alors ses disciples, s'étant approchés, le prièrent en disant : "Renvoyez-la, car elle nous poursuit de ses cris." - Jésus ne lui répondit pas... Jésus soumit la suppliante à une rude épreuve. Lui, si bon, si compatissant, qui d’ordinaire allait au‑devant des infortunés, qui du moins a toujours exaucé leurs prières. Et pourtant il n’adresse pas même un seul mot à la Cananéenne. « Comme cela était nouveau et surprenant. Il accueille les Juifs ingrats, et ne renvoie pas ceux qui essayent de le tenter. Mais celle qui accourt à lui, qui prie et supplie, qui manifeste de la piété sans avoir été éduquée dans la loi et les prophètes, il ne daigne même pas lui donner une réponse », St Jean Chrysostome Hom. 52. « Le Verbe n'a pas de paroles, dit encore le saint Docteur, la fontaine est scellée, la médecine refuse ses remèdes ». Mais il veut donner à cette femme l’occasion de manifester toute sa foi. - Ses disciples, s'étant approchés. Les disciples eux‑mêmes, quoique habitués à voir bien des misères réunies autour de Jésus, sont attendris par cette scène ; jamais encore ils n’avaient vu leur Maître se montrer sourd à une pareille requête : ils prennent donc sans hésiter le parti de la malheureuse mère. - Renvoyez-la : locution équivoque, employée à dessein par les Apôtres, qui ne veulent pas avoir l’air d’imposer un miracle à leur Maître. Toutefois, ici elle doit évidemment être prise en bonne part, comme le montre la réponse négative de Jésus, v. 24 : « Congédiez-la en exauçant ses désirs ». - Car elle nous poursuit de ses cris. Ils mentionnent un motif spécial qui leur fait désirer le prompt départ de cette femme, par conséquent la prompte guérison de sa fille : en répétant sa demande à haute voix, elle attirait l’attention sur le Sauveur, qui désirait précisément demeurer inconnu dans ce pays. Cf. Marc. 7, 24. La raison était habilement choisie pour appuyer la prière de la Cananéenne, soit que les disciples fussent réellement émus de pitié, soit qu’à leur attendrissement se joignit le déplaisir de se voir l’objet d’une scène bruyante, à laquelle ils eussent été heureux d’échapper au plus tôt. Ces derniers mots « nous poursuit» signifient : en nous suivant, ce qui suppose que la plus grande partie de l’épisode se passa en plein air, bien qu’il eût commencé dans une maison cf. Marc. 7, 24, et S. Augustin. l'Accord des Évangélistes 2, 49.


Mt15.24 Il répondit : "Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël." - Il répondit. La réponse si longtemps attendue arrive enfin : mais c’est un refus aussi dur que le silence de tout à l’heure ; la suppliante, qui avait cru sa cause gagnée lorsqu’elle entendit les Apôtres intercéder pour elle, dut être vivement attristée, en voyant son espoir déçu. - Je n'ai été envoyé... Nous laissons ici la parole à S. Augustin : « Ces paroles nous posent une question. S’il n’est envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël, comment, nous, les Païens parviendrons--nous au troupeau du Christ ? Que signifie cette exclusion mystérieuse ? Ne savait‑il donc pas qu’il était venu pour avoir une église dans toutes les nations ? Comment peut‑il dire qu’il n’est envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui périssent ? Comprenons donc que sa présence corporelle, sa naissance, la vertu de sa résurrection il ne devait les manifester qu’à ce peuple », Serm. 77, 2. Toute difficulté disparaît ici en effet si, à la façon de S. Augustin, on établit une distinction entre l’œuvre de Jésus‑Christ considérée en général, et son ministère personnel : l’œuvre de Jésus‑Christ considérée en général est vaste comme le monde ; son ministère personnel, d’après le plan divin, devait être limité au Judaïsme. Ce n’est qu’en de rares circonstances que la fontaine scellée déborda vers cette époque, en signe des torrents de grâces qui devaient s’en échapper un jour cf. 8, 5 et ss. - Aux brebis perdues : plus haut déjà nous avons rencontré cette métaphore. Cf. 9, 36. Jérémie, 50, 6, appelle aussi les Israélites des brebis qui périssent.


Mt15.25 Mais cette femme vint se prosterner devant lui, en disant : "Seigneur, secourez-moi." - Elle vint. Tout autre personne qu’une mère se serait aussitôt retirée humiliée, découragée ; mais la Cananéenne ne se décourage pas, elle ne se retire pas. Au contraire elle s’approche davantage de Jésus, et, se prosternant à ses pieds elle l'adora, elle lui dit avec le sentiment de la confiance la plus entière : Secourez-moi. S. Jean Chrysostome a un beau mouvement d’éloquence pour faire ressortir la grandeur de cette foi, la fermeté de cette persévérance cf. Hom. 52 in Matth.


Mt15.26 Il répondit : "Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens." - Il répondit. La situation se détend peu à peu, et déjà l’on prévoit quel sera le dénouement. Notre‑Seigneur a d’abord refusé de répondre ; s’il a pris ensuite la parole, c’était pour dire à ses disciples que leur intercession était inutile : mais voici qu’enfin il parle à la pauvre mère. Il lui adresse toutefois en apparence une véritable injure. Se comparant à un père de famille, il affirme qu’il ne doit pas donner aux chiens le pain destiné à nourrir ses enfants. Il n'est pas bien : il ne convient pas, cela ne saurait pas être. - Le pain ; ici, les grâces et les faveurs messianiques, tels qu’étaient les miracles de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. - Des enfants désigne les Juifs qui étaient vraiment alors les enfants de Dieu, sa famille privilégiée : aux chiens représente les païens auxquels les Israélites donnaient habituellement ce titre injurieux. - Jeter est un terme humiliant qui continue l’image ; on donne le pain aux enfants, on le jette aux chiens. Cependant, on voit que Jésus a tâché d’adoucir le trait : car, dans le texte grec, dès le v. 25 nous trouvons le diminutif « petits chiens », qui est moins blessant que l’appellation ordinaire « chiens ». Le Sauveur compare donc la Cananéenne et les païens en général non pas aux chiens délaissés qui remplissent les rues des villes orientales, mais aux petits chiens nourris et soignés dans la plupart des familles ; c’est précisément cette expression qui va donner une fin heureuse à l’incident.


Mt15.27 "Il est vrai, Seigneur, dit-elle, mais les petits chiens mangent au moins les miettes qui tombent de la table de leur maître." - Dit-elle. Elle devrait être accablée par la réponse directe qui lui est enfin venue du Sauveur ; car, plus elle a insisté, plus le refus a été accentué. Mais, dit S. Jean Chrysostome, « cette femme étrangère témoigne une vertu, une patience, et une foi incomparable, au milieu des injures dont on l’outrage ; et les Juifs, après avoir eu tant de grâces du Sauveur, n’ont pour lui que de l’ingratitude. Je sais, dit‑elle, Seigneur, que le pain est nécessaire aux enfants ; mais puisque vous dites que je suis « une chienne», vous ne me défendez pas d’y avoir part. Si j’en étais entièrement séparée, et qu’il me fût défendu d’y participer, je ne pourrais pas même prétendre aux miettes. Mais quoique je n’y doive avoir qu’une très‑petite part, je n’en puis être néanmoins tout à fait privée, bien que je ne sois qu’une chienne ; c’est au contraire parce que je suis une chienne que j’y dois participer », Hom. 52. Sa foi lui fait ainsi trouver dans paroles de Jésus un argument irrésistible, bien qu’elles parussent tout à fait écrasantes. - Oui, Seigneur, ce que vous dites est vrai ; il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner même aux petits chiens de la maison ; aussi n’est‑ce pas là ce que je vous demande. Daignez seulement vous souvenir que les chiens se tiennent auprès de la table de leur maître et qu’ils se nourrissent humblement des miettes qui tombent à terre. La Cananéenne prouve à Jésus qu’il est possible, sans nuire à l’intérêt des enfants, de donner quelque nourriture aux petits chiens qui leur servent de jouet, qu’il est possible, par conséquent, de l’exaucer elle‑même sans priver le peuple privilégié. Mais ne signifie pas « et pourtant », mais « et en effet » : la Cananéenne ne propose pas une objection à Notre‑Seigneur, elle entre dans son idée et la confirme en en tirant la conséquence logique. On ne sait qu’admirer le plus dans sa réplique, où brillent tout à la fois l’humilité, l’esprit, la confiance. « Après l’avoir bien écouté et compris, elle lui répond avec ses propres paroles. Elle réfute poliment l’objection qu’il lui avait faite », Cornel. a Lap. in h. l.


Mt15.28 Alors Jésus lui dit : "O femme, votre foi est grande : qu'il vous soit fait selon votre désir." Et sa fille fut guérie à l'heure même. - Comment Jésus n’aurait‑il pas cédé après une pareille réponse ? Il loue d’abord publiquement la foi persévérante de la Cananéenne : Ta foi est grande. A d’autres il était souvent obligé de dire « de peu de foi » ; ici, c’est l’expression opposée qu’il emploie. - Après l’éloge vient une autre récompense non moins précieuse pour cette pauvre mère : Qu'il vous soit fait. L’effet suivit immédiatement la parole de Jésus et la démoniaque fut délivrée à l’instant même, malgré la distance qui la séparait du divin Thaumaturge. - Cet épisode si touchant a inspiré au peintre Germain Drouais un tableau remarquable qui orne les galeries du Louvre.


Seconde multiplication des pains, 15, 29-39. Parall. Marc. 7, 31 - 8, 10.


Mt15.29 Jésus quitta ces lieux et vint près de la mer de Galilée. Étant monté sur la montagne, il s'y assit. - Quitta ces lieux, c’est-à-dire, d’après les versets 21 et 22, « du côté de Tyr et de Sidon ». - Jésus vint près de la mer de Galilée. S. Marc, dont le récit est plus explicite, (Mc7.31 Sortant alors du pays de Tyr, Jésus revint par Sidon vers la mer de Galilée, au centre du pays de la Décapole) rapporte que Jésus, « quittant le territoire de Tyr, s’en vint par Sidon auprès de la mer de Galilée, en traversant la Décapole » : ce qui suppose un voyage considérable, accompli en forme de demi‑cercle dans les régions septentrionales de la Palestine. Ce verset décrit en abrégé l’un des voyages les plus considérables de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Tandis que S. Matthieu n’en parle qu’en termes vagues, la note de S. Marc indique très clairement l’itinéraire suivi par Jésus. — Sortant du pays de Tyr : tel fut le point de départ. Les mots par Sidon désignent la première partie du trajet. Après avoir, selon toute vraisemblance, franchi la frontière juive et traversé une partie du territoire de Tyr, le Sauveur se dirigea tout droit vers le Nord, du côté de Sidon. Il est peu probable que Jésus soit entré dans cette cité païenne : il ne faut donc pas prendre trop à la lettre la locution « par Sidon ». Elle peut fort bien signifier : À travers le pays qui dépendait de Sidon. — En traversant le milieu de la Décapole. La Décapole étant située à l’Orient du Jourdain (cf. Matth. 4, 24) pour gagner la mer de Galilée à travers son territoire, quand on se trouvait aux alentours de Sidon, on n’avait pas le choix entre plusieurs itinéraires. Il fallait se diriger d’abord vers l’Est à travers le massif du Liban méridional, franchir la gorge profonde de la Cœlésyrie ou Syrie creuse, et arriver dans l’Antiliban auprès des sources du Jourdain. De là on devait marcher directement au Sud, en passant par Césarée de Philippe et Bethsaïda‑Julias. Le voyage dura sans doute quelques semaines. Dans ces contrées solitaires, Jésus et ses disciples purent jouir du calme et du repos qu’ils avaient en vain cherchés quelque temps auparavant. Cf. Marc 6, 31 et ss. - Étant monté sur la montagne, Cf. 5, 1 ; 14, 23, la montagne sur laquelle Jésus‑Christ s’installa avec ses disciples. C’était à l’Est du lac.








Mt15.30 Et de grandes troupes de gens s'approchèrent de lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des sourds-muets, des estropiés et beaucoup d'autres malades. Ils les mirent à ses pieds, et il les guérit, - S'approchèrent... Le divin Maître, qui avait joui pendant quelques semaines de la solitude promise autrefois à ses Apôtres, Cf. Marc, 6, 31, retrouve bientôt son cortège habituel, dès qu’il est de retour dans ces contrées où il est plus connu et où il lui serait impossible de demeurer caché. L’empressement dut cette fois être d’autant plus considérable qu’on avait été privé du Sauveur depuis un certain temps. - Ayant avec eux... Les multitudes qui accourent auprès de lui de toutes les directions se présentent avec leur accompagnement ordinaire de malades et d’infirmes. On signale pour la première fois une catégorie spéciale d’infortunés qui viennent implorer la pitié du Thaumaturge, ceux qui étaient estropiés des pieds ou des mains. L’Évangéliste emploie une expression pittoresque pour décrire l’empressement, la précipitation même qui régnait alors dans l’entourage de Jésus : Ils les mirent à ses pieds. Comme il y avait beaucoup de malades, c’était à qui ferait passer le plus promptement le sien, parce que l’on craignait que Notre‑Seigneur ne se retirât avant de les avoir tous guéris. Peut-être S. Matthieu voulait‑il aussi représenter la foi vive qui animait le peuple,  car ils s’en remettaient à son jugement, et ils ne doutaient en rien qu’il pouvait les guérir, - Et il les guérit. Parmi les guérisons qui furent opérées alors, S. Marc, 7, 32-37, mentionne plus spécialement celle d’un sourd‑muet qui eut de fait un caractère extraordinaire.








Mt15.31 de sorte que la multitude était dans l'admiration, en voyant les muets parler, les estropiés guéris, les boiteux marcher, les aveugles voir, et elle glorifiait le Dieu d'Israël. - Dans l'admiration. L’écrivain sacré relève l’admiration qu’avait excitée parmi le peuple cette série de prodiges plus nombreux que de coutume : l’énumération qu’il fait ensuite, les muets parler, etc., forme un petit tableau plein de vie, dont la réalité devait, on le comprend, exciter à un haut degré l’enthousiasme de tous les témoins. - Elle glorifiait. - Le Dieu d'Israël, en tant qu’il était le Dieu national des Juifs. La foule le glorifie, parce qu’elle sait bien que de lui seul peut venir la puissance surnaturelle qui se manifeste en Jésus.


Mt15.32 Cependant Jésus, ayant appelé ses disciples, leur dit : "J'ai compassion de cette foule, car voilà déjà trois jours qu'ils restent près de moi, et ils n'ont rien à manger. Je ne veux pas les renvoyer à jeun, de peur que les forces ne leur manquent en chemin." - Ayant appelé ses disciples. « Il veut paître ceux qu’il a guéris. Il réunit donc ses disciples et leur parle de ce qu’il fera, pour qu’en leur faisant dire qu’ils n’ont pas de pain dans le désert, ils comprennent mieux la grandeur du signe ». Il est touchant de voir Jésus, la Sagesse incarnée, tenir conseil avec ses Apôtres sur le moyen de soulager ce pauvre peuple, qui allait bientôt éprouver les souffrances de la faim, si on ne lui venait rapidement en aide. Les disciples étaient sans doute dispersés parmi la foule : c’est pourquoi il est dit que Jésus les convoqua. - Jésus… leur dit. Par quelques paroles d’une délicatesse toute divine, le Sauveur expose et met pour ainsi dire en délibération le point spécial qui occupe sa pensée. - J'ai pitié de cette foule. Le cœur du bon Pasteur apparaît tout entier dans ce mot qui exprime si bien la sympathie et la tendresse. - Il y a déjà trois jours. Il y avait donc trois jours que Jésus était envahi constamment par la multitude ; mais ce n’est pas pour lui‑même qu’il s’en souvient, c’est à cause d’elle, craignant qu’elle n’ait à souffrir bientôt d’un séjour aussi prolongé dans un lieu désert. - Ils n'ont rien à manger. Les provisions que chacun avaient apportées étaient entièrement consommées. Il est touchant de remarquer que la foule ne semble pas s’en apercevoir, ni en redouter les inconvénients. Elle est si bien auprès de Jésus qu’elle cesse de songer aux besoins matériels : c’est pourquoi le bon Maître daigne prendre l’initiative en sa qualité de père de famille. - Je ne veux pas les renvoyer : je ne veux absolument pas. Il ne peut se faire à cette idée. Il craindrait qu'ils ne défaillent : comme on était en plein désert d’après le v. 33, le peuple aurait dû, sans le miracle de Notre‑Seigneur, aller très loin chercher des vivres et beaucoup de personnes auraient pu se trouver mal le long du chemin.


Mt15.33 Les disciples lui dirent : "Où trouver dans un désert assez de pains pour rassasier une si grande foule ?" - Les disciples lui dirent. En établissant l’état des choses, Jésus‑Christ n’a pas dit un mot du prodige qu’il a le dessein d’accomplir. On dirait qu’il voulait s’en faire suggérer extérieurement la pensée. Mais il s’adresse à de bien mauvais conseillers : les Apôtres en effet ne sont frappés que d’un point, l’impossibilité complète où ils sont de nourrir une telle foule en un tel lieu. - Comment donc... Comme ils s’appuient sur chaque parole. Dans le désert, une assez grande quantité de pain, rassasier une foule si considérable, et surtout trouverons‑nous : qu’y pouvons‑nous, Seigneur ? Où est leur foi ? Ne semblent‑ils pas dire comme autrefois leurs ancêtres incrédules : « Dieu peut‑il apprêter une table au désert ?  » Psaume 77, 19. Les voilà en apparence aussi perplexes que s’ils n’eussent pas assisté à une scène semblable quelques mois ou quelques semaines auparavant. De cette réflexion réellement surprenante des Apôtres, et de la ressemblance indéniable qui existe entre les deux multiplications des pains, les rationalistes ont cru pouvoir conclure qu’il n’y eut en réalité qu’un seul fait, lequel fut ensuite dédoublé par suite d’une confusion survenue de bonne heure dans les documents qui servirent de source aux évangélistes. Mais on irait loin avec de tels principes. La distinction des deux événements est démontrée aussi clairement que possible. Les narrateurs les séparent ; c’est donc qu’ils furent séparés dès leur origine : comment en effet des historiens dont l’un, S. Matthieu, avait été témoin oculaire, l’autre, S. Marc, témoin auriculaire, auraient‑ils pu se tromper si grossièrement sur une chose des plus simples. De plus, malgré leur ressemblance générale, les deux incidents diffèrent l’un de l’autre sur presque tous les points. La localité n’est plus la même : précédemment Jésus se trouvait au Nord-Est du lac, auprès de Bethsaïda‑Julias ; maintenant il est à l’Est, sur le territoire de la Décapole. La date n’est pas la même : un temps plus ou moins considérable s’écoula entre les deux miracles. Les détails ne sont pas les mêmes : ici c’est Jésus qui prend l’initiative, là c’étaient les disciples qui attiraient son attention sur le manque de vivres, Cf. 14, 15 ; on a sept pains au lieu de cinq, quatre mille hommes à nourrir au lieu de cinq mille ; on recueille sept corbeilles au lieu de douze. Enfin l’issue n’est pas la même, puisque après le premier prodige nous trouvions une marche de Jésus sur les eaux et la cessation miraculeuse d’une tempête, tandis qu’après le second nous voyons le Sauveur s’embarquer et gagner simplement la rive occidentale. - Ajoutons que Notre‑Seigneur lui‑même distingue nettement les deux prodiges. Cf. 16, 9-10 ; Marc. 8, 19. Assurément, l’embarras des Apôtres est extraordinaire ; mais savaient‑ils s’il plairait à leur Maître de renouveler une seconde fois le même miracle ? Jésus n’agissait pas toujours d’une façon identique dans des situations analogues ; il pouvait donc avoir cette fois ses moyens spéciaux qu’ils ne soupçonnaient pas. N’osant l’interroger, n’osant lui rappeler ce qu’il a fait précédemment pour nourrir la foule, ils font, afin de se tirer d’embarras, une réponse vague qui n’indique en aucune manière un manque réel de foi, puisqu’ils mentionnent seulement leur propre impuissance et pas celle de Jésus. Et puis, eussent‑ils momentanément oublié le premier miracle, n’est‑ce pas bien là l’histoire du cœur humain qui cesse si vite de se rappeler, à chaque danger, les délivrances antérieures dont il a été l’objet de la part de Dieu ? Dieu ouvre un passage aux Israélites à travers la mer Rouge : à peine arrivés sur l’autre rive, ils murmurent parce qu’ils ne trouvent pas d’eau douce et ils se demandent si le Seigneur est réellement avec eux. Il leur envoie des cailles en abondance et, quelque temps après, Moïse lui‑même doute que Dieu puisse fournir de la viande à toute cette multitude. Le même cas pouvait très bien se présenter pour les Apôtres qui étaient encore faibles dans la foi cf. 16, 8.


Mt15.34 Jésus leur demanda : "Combien avez-vous de pains ?" "Sept, lui dirent-ils, et quelques petits poissons." - Combien avez-vous. Sans prendre garde à leur réponse, Jésus va droit au fait et introduit directement les préliminaires du prodige.



Mt15.35 Alors il fit asseoir la foule par terre, - fit asseoir. Cf. Mt14, 19.


Mt15.36 prit les sept pains et les poissons, et, ayant rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ceux-ci au peuple. - Prit les sept pains... Ces détails diffèrent à peine de ceux que nous avons rencontrés à la première multiplication des pains. La bénédiction est représentée ici par les mots ayant rendu grâces.




Mt15.37 Tous mangèrent et furent rassasiés, et des morceaux qui restaient, on emporta sept corbeilles pleines. - Sept corbeilles. « Dans le premier miracle, le nombre des pains correspondait au nombre des mille ; le nombre des corbeilles au nombre des apôtres. Dans l’autre le nombre des pains correspondait au nombre des corbeilles », Bengel, Gnomon in Matth. 16, 9-10. Plus haut, 14, 20, les corbeilles portaient le nom latin de « cophini », actuellement, elles reçoivent celui de « sportæ ». Ce changement n’est pas le produit d’un simple hasard, mais il indique une véritable différence. Laquelle ? c’est ce qu’on ne saurait dire au juste parce que les renseignements précis font défaut : un passage des Actes des Apôtres, 9, 25, prouve cependant que la « sporta » devait avoir des dimensions beaucoup plus considérables que le « cophinus », puisqu’elle était capable de contenir un homme. Elle consistait sans doute en une sorte de hotte ou de grand panier.


Mt15.38 Or le nombre de ceux qui avaient mangé s'élevait à quatre mille, sans compter les femmes et les enfants. - Sans compter... L’évangéliste avertit le lecteur, comme dans sa précédente narration, Mt16, 21, qu’il ne fait pas entrer en ligne de compte les femmes et les jeunes enfants. Cette note a évidemment pour but de rehausser la grandeur du miracle.




Mt15.39 Après avoir renvoyé le peuple, Jésus monta dans la barque et vint dans le pays de Magédan. - Le repas achevé, Jésus congédie la foule, s’embarque avec ses disciples, et vient aborder la région de Magedan, c’est-à-dire sur le territoire de Magédan. Ce nom propre a été de tout temps pour les exégètes une source de sérieuses difficultés. En effet, 1° on ignore quelle était sa véritable prononciation, trois variantes principales existant dans les manuscrits et les versions. 2° Pour augmenter encore l’obscurité, S. Marc, 8, 10, mentionne, à propos du débarquement de Jésus, une localité toute différente, qu’il appelle Dalmanoutha et qui n’est citée nulle part ailleurs. Il est probable cependant que Dalmanoutha était simplement un hameau situé dans le voisinage de Magédan ou de Magdala. — Mc 8,10 : Il alla dans le pays de Dalmanoutha. Au lieu de ce nom propre, qu’on ne rencontre nulle part dans l’Ancien Testament, ni dans les écrits de Josèphe, S. Matthieu mentionnait celui de Magedan d’après la Vulgate, de Magdala d’après le texte grec. C’est sans doute pour rendre la concorde plus facile que plusieurs Pères latins et divers manuscrits grecs ont également écrit, dans le présent passage de S. Marc, les uns « Magedan », les autres Μαγδαλά. Mais Δαλμανουθά est certainement la leçon authentique. Où placer la localité ainsi désignée ? Comment établir l’accord entre nos deux Évangélistes ? Certains font de Dalmanoutha un village situé à peu de distance de Magdala, dans la plaine de Gennésareth, et dont le nom se serait perdu depuis l’époque de Jésus. D’après cette hypothèse, la conciliation entre S. Matthieu et S. Marc est aisée : le premier évangéliste aura mentionné la ville principale, près de laquelle Jésus vint débarquer ; le second, avec sa précision habituelle, la localité moins connue dont le Sauveur foula tout d’abord le sol après être sorti de son embarcation. En somme, comme le disait déjà saint Augustin, c’est la même région qu’ils auront désignée sous deux noms différents (Saint Augustin d’Hippone, De Consensu Evangelistarum, L’accord entre les Évangiles, l. 2, c. 5.).. 3° Le doute qui plane sur le nom propre s’étend, comme il est naturel, à la direction même du voyage de Jésus. Le bourg de Magdala s’élevait probablement sur la rive occidentale du lac de Gennésareth, au Nord de Tibériade, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui le village musulman de Medjel. De la ville jadis florissante de sainte Marie‑Madeleine, il ne reste que des ruines et quelques misérables masures : la situation est rendue pittoresque non seulement par le voisinage du lac, mais encore par une énorme roche calcaire qui surplombe le village et au pied de laquelle coule un rapide et clair ruisseau.


Chapitre 16

Le signe du ciel, 16, 1-4. Parall. Mc. 8, 11-13.

Mt16.1 Les Pharisiens et les Sadducéens abordèrent Jésus, et, pour le tenter, ils lui demandèrent de leur faire voir un signe venant du ciel. - Abordèrent Jésus. A peine Jésus est‑il de retour du voyage qu’il avait semblé entreprendre tout exprès pour échapper aux embûches des Pharisiens, que ces perfides ennemis l’assaillent pour lui tendre un nouveau piège. Selon leur coutume, ils viennent accompagnés : Pharisiens et Sadducéens, dit le premier évangéliste. Mais, tandis que leurs associés ordinaires en pareille circonstance étaient les Scribes ou docteurs de la Loi, Cf. 12, 38 ; 15, 1, etc., qui appartenaient en grand nombre à la secte, cette fois ils se liguent, pour attaquer Jésus, avec les Sadducéens, c’est-à-dire avec leurs adversaires les plus déclarés. Aussi une telle connivence a‑t-elle paru tout à fait invraisemblable à plusieurs exégètes rationalistes (de Wette, Strauss), qui se sont hâtés d’affirmer que le fait est évidemment controuvé. Comme s’il n’était pas naturel et fréquent de voir des hommes ou des partis, quoique très hostiles entre eux, conclure un accord momentané afin d’affronter de concert un ennemi commun. Ce que les sectes les plus dissidentes ont fait tant de fois contre l’Église, les Pharisiens et les Sadducéens le faisaient déjà contre son divin fondateur. Du reste, les Pharisiens ne s’étaient jamais montrés bien délicats relativement à leurs alliances, lorsqu’il s’était agi de nuire au Sauveur : unis un jour aux disciples de S. Jean, Cf. Marc. 2, 18, ils n’avaient pas craint, le lendemain, de faire cause commune avec les Hérodiens qui étaient pourtant les partisans avérés des Romains, Cf. Marc. 3, 6. Ces bizarres alliances, dont on trouve des exemples à chaque page de l’histoire ecclésiastique, ont fait dire à Tertullien, avec autant de force que de vérité : « Le Christ est toujours crucifié entre deux larrons ». C’est donc la hiérarchie tout entière, représentée par ses deux éléments, le sacerdoce et la science officielle, que nous trouvons en ce moment auprès du divin Maître. - Pour le tenter. « C’était de mauvaise foi qu’ils le questionnaient : ils ne faisaient que chercher une occasion de le calomnier », Rosenmüller. Les questions adressées à Jésus par les Pharisiens avaient rarement un autre but ; elles dissimulaient presque toujours un piège destiné à ruiner sa réputation auprès du peuple, ou à fournir quelques motifs sérieux de l’accuser devant les tribunaux religieux du pays. - Un signe venant du ciel. Un miracle opéré sous leurs yeux dans les régions sidérales ou atmosphériques, tel est l’objet de leur demande. Ils voudraient que Notre‑Seigneur arrêtât le soleil comme Josué, qu’il fit éclater subitement un orage comme Samuel, ou descendre le feu du ciel comme Élie. Alors ils consentiraient à reconnaître sa dignité messianique. Quant à ses nombreux prodiges antérieurs, que personne ne songeait alors à révoquer en doute, ils n’avaient pour les Pharisiens aucune force probante, le démon pouvant l’avoir aidé à les accomplir ; mais un signe céleste serait certainement divin, Dieu, d’après les idées superstitieuses des Juifs, s’étant réservé à lui seul le droit d’opérer des miracles dans l’atmosphère ou le firmament. L’insuffisance des miracles précédents est clairement insinuée dans la demande des Pharisiens et des Sadducéens. Cette demande n’est du reste pas nouvelle ; nous l’avons déjà entendue il y a quelque temps, 12, 38 cf. Luc. 11, 16. Bien plus, dès le début de sa Vie publique, sous les galeries du temple, Jésus avait été sommé déjà de produire un signe, Cf. Jean 2, 18, et tout récemment, dans la synagogue de Capharnaüm, Cf. Jean 6, 30, ceux qui avaient été nourris par lui la veille d’une manière toute miraculeuse n’avaient‑ils pas eu l’audace de lui dire : « Quel signe vas‑tu accomplir pour que nous puissions le voir, et te croire ? ». Voilà bien ces Juifs caractérisés par S. Paul : « Les Juifs réclament des signes miraculeux », 1 Corinthiens 1, 22.


Mt16.2 Il leur répondit : "Le soir vous dites Il fera beau, car le ciel est rouge, - Il leur répondit. Réponse tout à fait spirituelle et habilement rattachée à la demande des adversaires. Ils ont parlé du firmament, Jésus leur en parle à son tour ; mais pour tirer de là un argument qui les couvrira de confusion. - Le soir. Le Sauveur fait appel à leur expérience personnelle, cela avec d’autant plus de finesse que les Rabbins aimaient beaucoup à s’occuper des pronostics de la température. Le Talmud contient de nombreuses règles qu’ils avaient établies pour aider la population agricole de la Palestine à deviner le beau et le mauvais temps. - Il fera beau. C’est une exclamation vivante.


Mt16.3 et le matin : Il y aura aujourd'hui de l'orage, car le ciel est d'un rouge sombre. - Rouge sombre. - Les deux proverbes populaires cités par Notre‑Seigneur sont, chez nous comme en Orient, d’une frappante vérité aussi toutes les nations en ont‑elles de semblables pour désigner les mêmes phénomènes. Pline : « Le soleil annonce des vents, si les nuages rougissent avant le lever du soleil. Si les nuages rougissent au coucher du soleil, ils présagent pour le lendemain une journée sereine », Hist. Nat. 18, 78. Au figuré, nous pourrions dire que la rougeur qui se manifestait au coucher de l’ancienne Alliance, présageait la belle et splendide aurore du Nouveau Testament ; et même, que le lever de l’Église, annoncé à l’horizon par des couleurs éclatantes, présageait l’orage pour la synagogue incrédule. Saint Jérôme, parlant des versets 2 et 3, écrivait : « Cela ne se trouve pas dans la plupart des manuscrits » ; leur authenticité n'est cependant l'objet d'aucun doute.


Mt16.4 Hypocrites, vous savez donc discerner les aspects du ciel, et vous ne savez pas reconnaître les signes des temps. Une génération méchante et adultère demande un signe, et il ne lui sera pas donné d'autre signe que celui du prophète Jonas." Et les laissant, il s'en alla. - Vous savez discerner. S. Marc ajoute qu’avant de commencer sa réponse, le Sauveur poussa un profond soupir. Les Pharisiens et leurs alliés savent donc prédire la pluie ou le beau temps d’après la figure que fait le ciel ; mais qu’on ne leur demande pas les signes d’une température plus relevée, car ils les ignorent entièrement. - Les signes des temps... Il est aisé de comprendre le sens de cette expression. Les signes des temps, ce sont en général les phénomènes caractéristiques qui se produisent dans la suite des siècles, les grandes crises historiques qui déterminent la couleur d’une époque déterminée ; dans le cas présent, c’étaient les signes avant‑coureurs de la venue du Christ, par exemple l’accomplissement des anciennes prophéties, les miracles de Jésus, l’ensemble de sa conduite. - Vous ne savez pas reconnaître avec interrogation. Ne pourriez-vous pas discerner également ces signes ? Le sceptre n’est‑il pas sorti de Juda ? Les semaines de Daniel ne se sont‑elles pas écoulées ? Le Précurseur n’a‑t-il pas fait son apparition ? La fermentation extraordinaire qui règne maintenant dans tous les esprits au sujet du Christ n’indique‑t-elle pas que de grandes choses se préparent ? Mais ils ferment volontairement les yeux à la lumière : c’est pourquoi ils ne voient pas. Quelle ironie sanglante dans le reproche que Jésus adresse à ces prêtres et à ces docteurs : Vous êtes de bons métérologues, mais c’est tout. - Le Sauveur ajoute, comme dans une circonstance analogue, 12, 39 : Cette génération mauvaise... etc. Mais, cette fois, il ne donne aucune explication sur le rapport de ressemblance qui existe entre lui et Jonas. A quoi bon perdre le temps en vaines discussions avec ces adversaires de mauvaise foi ? Aussi, il s'en alla. Il leur tourne le dos. Cette conduite était sévère, mais ils avaient bien mérité la sainte indignation du Sauveur. Ils avaient cru humilier Jésus‑Christ en exigeant de lui un signe qu’ils s’attendaient bien, d’après sa réponse d’autrefois, à ne pas obtenir, et ce sont eux qui sont confondus. - Léonard de Vinci a composé un beau tableau qui représente une des discussions du Sauveur avec les Pharisiens : on y admire surtout le contraste frappant qui existe entre le visage doux, serein, resplendissant de Jésus et les physionomies dures et sombres de ses interlocuteurs.

Le levain des Pharisiens et des Sadducéens, 16, 5-12. Parall. Marc. 8, 14-21.


Mt16.5 En passant de l'autre côté du lac, ses disciples avaient oublié de prendre des pains. - Passant de l’autre côté. Ce verset nous fait connaître la direction du voyage entrepris par Notre‑Seigneur à la fin de la scène précédente, v. 4. S. Matthieu ne mentionne que les disciples, parce qu’ils sont les héros de l’incident qui va suivre. Fritzsche se trompe quand il affirme qu’ils étaient seuls durant cette traversée, et qu’ils revenaient alors de la rive orientale à la rive occidentale, pour rejoindre leur Maître qui les y avait précédés après la seconde multiplication des pains, 15, 39. En comparant les relations des deux premiers synoptiques, Cf. Marc. 8, 10, 13, 14, il eût été facile d’éviter cette erreur, car elles disent clairement que Jésus et ses disciples ne s’étaient pas séparés. - de l'autre côté du lac : de Magdala (voir note de 16, 39), ils se dirigent par mer vers Bethsaïda‑Julias, Marc. 8, 22, au N.-E. par conséquent. C’était la troisième fois que Jésus franchissait le lac et allait chercher un asile sur le rivage oriental contre les persécutions des grands : il avait fui d’abord le despotisme de la cour, 14, 13, puis celui des défenseurs des traditions humaines, 15, 21 ; maintenant il évite la hiérarchie d’Israël. - Avaient oublié. A quel moment précis eut lieu cet oubli ? était‑ce à Magdala, avant l’embarquement ? ne serait‑ce pas plutôt à Bethsaïda, après la traversée, et au moment de s’enfoncer dans les régions désertes du Nord ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer avec certitude : le récit de S. Marc paraît cependant favoriser davantage le premier sentiment car il suppose que la conversation de Jésus avec ses disciples eut lieu sur la barque. - Le départ avait été si précipité, si inattendu, que les Apôtres avaient oublié de se munir des provisions qu’ils emportaient d’ordinaire avec eux.


Mt16.6 Jésus leur dit : "Gardez-vous avec soin du levain des Pharisiens et des Sadducéens." - Jésus leur dit. La pensée du Sauveur était demeurée fixée sur la conduite indigne des Pharisiens et des Sadducéens à son égard : lui‑même il était resté silencieux pendant une partie de la traversée. Tout à coup, brusquement et sans transition, il dit à ses Apôtres : gardez-vous... Un danger que Jésus signale au moyen d’une métaphore : du levain des Pharisiens... Il voulait désigner par là, comme nous l’apprenons au v. 12, la doctrine corrompue et corruptrice des sectaires. C’était, sous ce rapport, une locution toute rabbinique. Du reste, même chez les païens, le levain était regardé comme un symbole de corruption, de putréfaction morale. S. Paul dans ses lettres aux Galates, 5, 9, et aux Corinthiens, 1 Corinthiens 5, 6, en fait aussi l’emblème d’un enseignement dangereux ou d’une conduite perverse qui gâtent tout ce qu’ils atteignent. C’est à cause des éléments impurs qu’il renferme, que la Loi mosaïque l’éloignait sévèrement de tout ce qui touche au culte divin, et en interdisait partout l’usage durant les solennités pascales.


Mt16.7 Et ils pensaient et disaient en eux-mêmes : "C'est parce que nous n'avons pas pris de pains." - Ils pensaient. Les Douze, en ce moment, font un quiproquo singulier. Prenant à la lettre les paroles de leur Maître et passant du levain au pain, ils croient que Jésus leur défend, en haine des adversaires avec lesquels il vient de lutter, d’accepter ou d’acheter du pain provenant des Pharisiens et des Sadducéens. Or, comme ces deux sectes avaient beaucoup de partisans dans toute la Palestine, ils se demandent avec anxiété : Qu’allons‑nous faire, puisque nous n’avons pas apporté de pain avec nous ? - En eux-mêmes, comme le dit S. Marc, 8, 16 cf. Romains 1, 24 ; Col. 3, 13. Il s’agit de réflexions isolées que chacun aurait formées dans son esprit : Il parle ainsi parce que nous avons oublié d’acheter des pains ; il nous punit par là de notre négligence.


Mt16.8 Mais Jésus, qui voyait leur pensée, leur dit : "Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous en vous-mêmes de ce que vous n'avez pas pris de pains ? - Le Sauveur s’apercevant de leur erreur grossière les reprend avec une juste sévérité. Qu’ont‑ils à s’inquiéter à propos d’un pain matériel ? - De peu de foi. Leur foi a‑t-elle donc tout à fait disparu ? Jésus relève tout d’abord, dans sa réponse, ce manque de foi des Apôtres (vv. 8-10), puis il leur explique, mais seulement d’une manière négative, la parole qui les a tant surpris (v. 11).











Mt16.9 Êtes-vous encore sans intelligence, et ne vous rappelez-vous pas les cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien de paniers vous avez emportés ? 10 Ni les sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien de corbeilles vous avez emportées ? - N’avez-vous donc pas encore l’intelligence ouverte aux choses que je vous dis ? Ils équivalent au v. 16 du chap. précédent : « êtes‑vous sans intelligence ? ». - Ne vous souvenez-vous pas. C’est un autre grief. S’ils ne comprennent pas encore, du moins pourraient‑ils se souvenir. Ont‑ils donc oublié les deux multiplications de quelques pains opérées naguère par Jésus ? En compagnie de Celui qui a pu nourrir avec si peu de chose plusieurs milliers d’hommes, ont‑ils à craindre de mourir de faim ? - Cinq pains... Là-dessus, Notre‑Seigneur leur rappelle ses deux grands miracles, en mentionnant les plus petits détails, afin de mieux réveiller leur foi. - Du nombre paniers… de corbeilles. La forme interrogative donne beaucoup de vie à la pensée. Les Apôtres, qui avaient recueilli les restes des pains miraculeux, savaient mieux que personne le nombre des corbeilles.



Mt16.11 Comment ne comprenez-vous pas que je ne parlais pas de pains quand je vous ai dit Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens ?" - Comment ? Comment est‑il possible que vous ne compreniez pas, alors que l’idée est si simple ? - Ce n'est pas au sujet du pain : ce n’est pas d’un pain ordinaire et matériel qu’il leur a parlé, mais d’un pain figuré, spirituel. - Quand je vous ai dit. Après le blâme adressé aux disciples, Jésus répète avec énergie son avertissement du v. 6 : « Prenez garde au levain des Pharisiens et des Sadducéens ».






Mt16.12 Alors ils comprirent qu'il avait dit de se garder, non du levain qu'on met dans le pain, mais de la doctrine des Pharisiens et des Sadducéens. - Alors ils comprirent. Jésus n’a pas expliqué directement ce qu’il entendait par le levain des sectaires ; mais il a mis ses Apôtres sur la voie, et maintenant ils comprennent qu’il était question de doctrines et non de pain. « Une question se pose. Comment comprendre que le Christ leur commande en ce texte de se méfier de leur doctrine, après qu’il leur ait demandé auparavant de faire tout ce qu’ils enseignaient. Je réponds que, dans le premier texte, il s’agissait des Pharisiens et des Scribes assis sur la chaire de Moïse, c’est-à-dire expliquant sa loi. Quant ils s’acquittent de ce devoir, il faut les croire. Il ne parle pas ici de la loi de Moïse, mais du ferment qui leur est propre, c’est-à-dire de leur doctrine hérétique. C’est contre cela qu’il ordonne de se mettre en garde ». Maldonat.


Confession et Primauté de S. Pierre, 16, 13-28. Parall. Marc. 8, 27-39 ; Luc. 9, 18-27.


En abordant l’explication de ce passage, les exégètes déclarent à l’envi, même les exégètes protestants, même les exégètes rationalistes, qu’il renferme des paroles et des actes de la plus haute conséquence. La confession enflammée de Pierre, les magnifiques promesses que cet Apôtre reçoit en échange, l’annonce claire et directe de la Passion et de la Résurrection, ce sont là en effet des événements extraordinaires, même dans une vie semblable à celle de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Mais, pour le commentateur catholique, cet incident prend aussitôt des proportions supérieures, puisqu’il nous fait assister à l’origine sublime de la Papauté. Admirons la conduite du Sauveur et les gradations parfaites qu’il fait suivre à son œuvre. Il a réuni les brebis dispersées, il a constitué des pasteurs ; mais il faut, pour le remplacer lui‑même quand il aura quitté la terre, un Chef suprême du bercail, et c’est ce Chef qu’il va maintenant établir. Il accomplit donc une démarche décisive pour l’établissement et pour la perpétuité de son Église, puisqu’il se choisit un successeur, un représentant visible, non‑seulement pour quelques années, mais pour toute la durée du monde. - S. Luc, qui s’était séparé depuis quelque temps des deux autres synoptiques, les rejoint de nouveau pour raconter de concert avec eux l’un des événements les plus important de la Vie publique du Sauveur. Son récit est toutefois moins complet, moins exact que celui de S. Matthieu et de S. Marc. C’est du reste le premier évangéliste qui, en sa qualité de témoin oculaire, a pu nous conserver les détails les plus nombreux et les plus précis. Dans sa narration nous distinguerons trois parties : la promesse de la Primauté, versets 17-19, ce qui la précéda, vv. 13-16, et ce qui la suivit, vv. 20-28.


1° Ce qui précéda la promesse de la Primauté, vv. 13-16.


Mt16.13 Jésus étant venu dans le territoire de Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : "Qui dit-on qu'est le Fils de l'homme ?" - Jésus étant venu. S. Marc, 8, 27, suppose en effet que Jésus était déjà sur le territoire de Césarée, et qu’il en parcourait les hameaux lorsqu’eut lieu l’incident actuel. - Césarée. Après avoir traversé Bethsaïda‑Julias, Marc. 8, 22, le Sauveur, suivant en amont le cours du Jourdain, arriva auprès de Césarée de Philippe : une journée de marche avait pu lui suffire pour franchir la distance qui sépare ces deux villes. Césarée avait porté pendant longtemps le nom de Panéas, qui lui venait du mont Panium, dédié à Pan, auprès duquel elle était bâtie. On a prétendu, mais à tort, qu’elle avait succédé à Lesem, Laïs ou Dan de l’Ancien Testament. « Son emplacement est unique : combinant à un rare degré les éléments de la grandeur et de la beauté. Elle reposait à la base méridionale du puissant Hermon, qui s’élève majestueusement à une hauteur de sept à huit mille pieds. Les eaux abondantes de la source du Jourdain répandent tout autour une fertilité luxuriante : c’est une gracieuse succession de taillis, de pelouses et de champs cultivés », Robinson, Palæstina, t, 3, p. 614. Après la mort d’Hérode‑le‑Grand, Panéas était échue avec la province de Gaulanite dont elle faisait partie au tétrarque Philippe qui l’avait agrandie, embellie et dédiée à Tibère. C’est alors qu’elle fut nommée « Cæsarée de Philippe », Césarée en l’honneur de l’empereur, de Philippe en l’honneur du tétrarque et pour qu’on put la distinguer d’une autre Césarée, située sur les bords de la Méditerranée, au Sud du Carmel, et connue sous le nom de « Cæsarée de Straton » ou « Cæsarée de Palestine ». De cette glorieuse cité, il ne reste aujourd’hui que des ruines et un petit village appelé Banias : c’est donc l’appellation primitive qui a reparu après de longs siècles, celles que la flatterie lui avait imposées (Césarée, puis Néronias au temps d’Agrippa 2) n’ayant pas survécu à sa splendeur. Mais cette splendeur existait dans tout son éclat au moment de la visite du Sauveur. - demanda à ses disciples... Dans cette contrée lointaine, perdue à l’extrémité septentrionale de la Palestine, Jésus adresse à ses Apôtres une question extraordinaire, parmi des circonstances que les deux autres évangélistes ont signalées. C’était, dit S. Marc, 8, 27, le long du chemin ; c’était, ajoute S. Luc, 9, 18, au sortir d’une prière solitaire. - Qui dit‑on que je suis, moi, le Fils de l’homme ? « Hommes » est un hébraïsme, et désigne le peuple en général, surtout le peuple croyant qui accompagnait si volontiers Jésus. - Les deux derniers mots, Fils de l'homme, sont une simple apposition au pronom. « Qui disent‑ils que je suis, moi qui, par humilité, ai coutume de m’appeler fils de l’homme ? » Sylveira in h. l. Jésus connaissait mieux que personne les pensées et les dires du peuple à son égard, et il n’y attachait pas une grande importance, sachant bien, comme le disait S. Jean dans une autre circonstance, 2, 25, « ce qui était dans l’homme ». Cette question n’est donc pas posée pour elle‑même ; son but est d’en introduire une seconde beaucoup plus importante.


Mt16.14 Ils lui répondirent : "Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste, d'autres Élie, d'autres Jérémie ou quelqu'un des prophètes. - Ils lui répondirent. Leurs rapports continuels avec les multitudes qui suivaient Jésus leur ont permis de connaître à fond les dispositions et les jugements populaires relativement à leur Maître : ils peuvent donc répondre avec l’exactitude la plus parfaite. - Les uns... les autres. D’après S. Marc, 6, 14-15, et S. Luc, 9, 7-8, la plupart de ces opinions avaient déjà fait leur apparition à la cour d’Hérode Antipas, où elles s’étaient peut-être même formées. Le tétrarque, comme nous l’a montré S. Matthieu, 14, 1-2, avait adopté la première : C’est Jean‑Baptiste, s’était‑il écrié après avoir entendu parler de Jésus ; il est ressuscité d’entre les morts, c’est pourquoi il opère des miracles. Beaucoup de personnes faisaient un raisonnement semblable ; d’autres, au contraire, établissaient une grande différence entre le Précurseur et Jésus de Nazareth, Cf. 11, 18-19. - Élie. Il y avait, dans le zèle brûlant de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, quelque chose qui pouvait faire penser au grand prophète de Thisbé, dont on attendait du reste la réapparition avant l’avènement du Messie. - Jérémie. Le rapport est plus difficile à saisir ; mais les Juifs croyaient aussi que Jérémie serait un des précurseurs du Christ, et qu’il ressusciterait pour venir lui servir de héraut cf. Joseph Gorion ap. Wettstein, Hor. Talm. h. l. - Ou l'un des prophètes. « Ils croyaient que l’un de leurs anciens qui étaient célèbres par leurs miracles était revenu à la vie non pas de nom seulement, mais en toute vérité », Fr. Luc, Comm. in h. l. La célèbre prédiction de Moïse, annonçant que Dieu donnerait un jour aux Juifs un prophète semblable à lui, Deutéronome 18, 15, pouvait fort bien s’être dénaturée dans l’esprit des contemporains du Sauveur, et avoir donné lieu à cette opinion bizarre. - Les quatre opinions signalées par les Apôtres prouvent que Jésus‑Christ jouissait d’une grande réputation auprès du peuple ; car, tout en variant beaucoup sur sa nature, on s’accordait généralement à le regarder comme un personnage important. Mais ce n’était que du petit nombre qu’il recevait son véritable titre, le titre de Messie, puisque les disciples ne mentionnent pas même ce sentiment. Et pourtant, ne semble‑t-il pas qu’après chacun de ses principaux miracles les individus comme les multitudes se sentaient portés à l’acclamer comme le Christ ? Mais d’une part la réserve de Notre‑Seigneur, son opposition aux préjugés messianiques du vulgaire, d’autre part les calomnies des Pharisiens, avaient refroidi l’enthousiasme de la foule, qui s’était mise à ne plus voir en Jésus qu’un Précurseur du Libérateur promis.


Mt16.15 Et vous, leur dit-il, qui dites-vous que je suis ?" - Jésus reprend : Mais vous, qui dites‑vous que je suis ? - Et vous : ces deux mots sont emphatiques. Vous, mes disciples privilégiés, les auxiliaires et les continuateurs futurs de mon œuvre. Vous, par opposition aux croyances erronées de la foule qu’ils venaient d’énumérer. « En leur adressant cette nouvelle question : « Et vous, qui dites‑vous que je suis? » il voulait leur faire comprendre que leurs sentiments devaient être beaucoup plus relevés, et se distinguer complètement des basses pensées de la multitude... C’est pour cela qu’il leur dit: « Et vous, qui dites‑vous que je suis? » c’est-à-dire, vous qui êtes continuellement avec moi, qui me voyez faire un si grand nombre de miracles, qui en avez fait vous‑mêmes en mon nom, « qui dites‑vous que je suis? », S. Jean Chrys. Hom 54 in Matth. Notons bien toute l’importance que Jésus attache à la foi, à la confession explicite de ses Apôtres touchant la christologie proprement dite. Et cela se comprend. N’était‑ce pas, ne sera‑ce pas toujours la base de tout le reste ? C’est la première fois qu’il les interroge d’une manière directe sur l’opinion qu’ils se sont formée à son sujet ; mais l’heure de l’épreuve n’est pas éloignée, quelques mois seulement le séparent de sa Passion, et avant la crise, il veut savoir s’il peut compter sur eux. Moment solennel et décisif car si la réponse des Apôtres est telle que la souhaite et que l’attend Jésus, l’Église du Nouveau Testament va être séparée de la théocratie de l’Ancien ; elle sera définitivement fondée.


Mt16.16 Simon Pierre, prenant la parole, dit : "Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant." - Prenant la parole... Écoutons encore S. Jean Chrysostome, l. c. : « A cette question, que fera Pierre, la bouche des Apôtres ? Toujours ardent, coryphée du chœur apostolique, alors que tous sont interrogés, c’est lui qui répond. Quand Jésus leur demandait le sentiment du peuple, ils ont tous parlé ; maintenant qu’il désire connaître leur opinion personnelle, Pierre s’élance en avant, prévient tous les autres et s’écrie : Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant ». Pour quiconque a étudié dans les Évangiles le caractère et la conduite de S. Pierre, il n’est pas étonnant que ce soit lui qui réponde ici le premier : c’était en effet sa coutume de parler au nom de tous. Mais il est important de faire observer que, dans le cas présent, il s’inquiète moins de manifester au Sauveur le sentiment commun des Apôtres, que sa croyance personnelle ; autrement, pourquoi Jésus le féliciterait‑il plus bas d’avoir reçu une révélation particulière ? Pourquoi ne s’adressait‑il qu’à lui dans les magnifiques promesses qui vont suivre ? Ou bien, s’il a parlé au nom de tous, il ne suit pas de là que tous auraient pu faire la même réponse. Les autres Apôtres se rangèrent à sa confession, mais elle ne cesse pas pour cela de lui appartenir en propre. « Confesser une chose et se ranger à l’avis de celui qui l’a confessée sont deux actes tout à fait distincts », dit fort bien M. Schegg. C’est en ce sens seulement que nous dirons avec S. Thomas d’Aquin : « Il répond, pour lui et pour les autres ». - Vous êtes le Christ. Cette profession de foi est pleine d’énergie et annonce une parfaite certitude. « Il dit fermement : Tu es, et non Je dis que tu es », Bengel. S. Pierre répond comme un homme qui exprime une conviction indubitable, ce qu’il croit être un dogme réel : son langage est celui de la foi vive et de la parfaite adoration. Toi, le Messie, dut‑il dire en hébreu, donnant au Messie sa signification restreinte, pour désigner l’Oint de Dieu par excellence, le Christ unique au monde. Mais Pierre n’a exprimé qu’une partie de sa pensée ; se faisant l’écho de la voix céleste du baptême, il complète sa confession en disant : Le Fils du Dieu vivant. Pour tout interprète impartial, non imbu de préjugés dogmatiques, il est évident que ces mots doivent être pris ici dans leur sens strict. Ailleurs, nous l’avons vu, Cf. 4, 3, 6 ; Marc. 3, 12 ; Jean 1, 49, etc., ils pouvaient avoir une signification figurative, s’employer comme un synonyme de Messie, représenter le Christ en tant qu’il devait être uni à Dieu par les liens d’une étroite amitié ; mais ici cela est tout à fait impossible. Cette impossibilité résulte 1° de l’addition de l’épithète « vivant » qui fait allusion à la vertu génératrice de Dieu et par conséquent à la filiation réelle de Jésus ; 2° de la réponse de Notre‑Seigneur au v. 17. Le divin Maître atteste que c’est le Père céleste lui‑même qui a daigné communiquer à Pierre d’une manière surnaturelle l’objet de sa profession de foi. L’apôtre a donc proclamé une vérité nouvelle pour lui et qu’il eût été incapable d’atteindre par ses seules forces. Or, ne savait‑il pas depuis longtemps, et n’avait‑il pas pu apprendre autrement que par une révélation spéciale, que Jésus était le Messie promis ? 3° De l'unanimité de la tradition sur ce point : « L'apôtre Pierre, par la révélation du Très Haut, alla au‑delà des choses corporelles et surmonta les limites humaines avec les yeux de son esprit, vit qu'il était le Fils du Dieu vivant, et reconnut la gloire de Dieu », S. Léon‑le‑Gr. Serm. de Transfig. « Ces paroles du Sauveur nous font voir que si saint Pierre ne l’eût reconnu pour le vrai Fils de Dieu, et né de sa propre substance, cette confession n’eût pas été l’effet d’une révélation divine… il a donc confessé qu’il était le Fils de Dieu de manière excellente », S. Jean Chrysost. Hom. 54. Et de même tous les autres Pères. Il n’y a que les rationalistes qui, pour des raisons faciles à comprendre, se refusent à prendre l’expression « Fils du Dieu vivant » dans sa signification supérieure et obvie. Suivant eux, S. Pierre sera donc tombé, en un moment si solennel, dans une tautologie presque banale. Mais c’est ce que nous ne saurions admettre. Ce qu’il avait naguère pressenti avec les autres disciples, Cf. 14, 33, Pierre, divinement éclairé, l’exprime maintenant avec toute l’ardeur de la foi. Vous êtes le Christ, bien plus, vous êtes le Fils du Dieu vivant. D’autres disent que vous êtes Jean‑Baptiste, Élie, Jérémie, quelque ancien prophète ; mais cela est faux, car vous êtes le Messie. Vous vous appelez humblement le Fils de l’homme ; mais quoique vous nous apparaissiez sous la forme d’un serviteur, vous pouvez sans injustice et sans blasphème vous dire le Fils de Dieu, car vous l’êtes. Quelle vigueur dans cette phrase où l’article précède, pour les mieux accentuer, tous les mots capables de le recevoir. Comme elle contient bien toutes les vérités essentielles du Christianisme. Le caractère messianique de Jésus, sa divinité, son Incarnation, un Dieu vivant et fécond, la pluralité des personnes divines : tous ces dogmes et les conséquences qu’ils renferment découlent clairement de la confession du Prince des Apôtres.


2° Promesse de la Primauté, vv. 17-19.


Mt16.17 Jésus lui répondit "Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont révélé, mais c'est mon Père qui est dans les cieux. - A la profession de foi de son disciple, Jésus répond, lui aussi, par une confession : confession non moins grave, non moins solennelle, qui s’adresse indirectement à toute l’Église chrétienne, directement, immédiatement à celui qui s’était fait, avec un si bel élan d’amour, l’interprète de ses frères. - Tu es heureux. Jésus commence par féliciter son disciple, ou plutôt par le proclamer bienheureux, à cause de l’étonnante faveur qu’il a reçue de Dieu. - Simon, fils de Jonas ; Notre‑Seigneur mentionne à dessein l’ancien nom de l’Apôtre, son nom terrestre en quelque sorte, pour établir un contraste avec la glorieuse appellation de l’avenir. « Simon », c’était le nom donné à S. Pierre au jour où il fut circoncis ; « Bar‑Jona » était une dénomination patronymique qui signifie « fils de Jonas ». Nous retrouverons la même composition dans plusieurs autres noms évangéliques, par exemple Barabbas, Barthélemi, Bartimée. - Parce que... Jésus passe à l’indication du motif spécial qui lui a fait dire à Simon fils de Jonas : «  Tu es bienheureux ». Ce motif est exprimé d’abord d’une manière négative : « Ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé », puis en termes positifs : « mais mon Père qui est dans les cieux ». - La chair et le sang. Pour parler comme il l’a fait, le chef des Apôtres a reçu évidemment des instructions extraordinaires, il a eu des révélations en partage (t'ont révélé) ; mais quel était le principe révélateur ? Afin de dire ce qu’il n’a pas été, Jésus‑Christ emploie une formule hébraïque qui revient plusieurs fois dans la Bible, Cf. Eccli. 14, 19 ; Galates 1, 16 ; Éphésiens 6, 12, et à chaque instant dans le Talmud pour désigner l’homme en tant qu’être faible, ignorant, misérable. La chair et le sang, c’est-à-dire les hommes, ou bien l’instinct naturel, ou encore ces deux éléments réunis : Ce que tu viens de dire, Simon fils de Jonas, ne vient d’aucun principe humain ; ce n’est pas le fruit d’un enseignement que d’autres mortels, tes frères, auraient pu te transmettre ; ce n’est pas non plus le produit de ta sagesse et de tes réflexions personnelles. Le divin seul a pu te faire connaître le Fils cf. 11, 27 ; 1 Corinthiens 12, 3. - En disant Mon Père qui est dans les cieux, Jésus accepte et confirme la déclaration de son Apôtre, entendue d’après le sens que nous avons indiqué. Celui qu’il appelle son Père est au ciel, c’est Dieu lui‑même, dont il est le Fils par une génération éternelle. Le poète Juvencus a très‑bien paraphrasé cette parole du Sauveur à S. Pierre :


Pierre, tu es heureux,

car ni le sang humain ni aucune partie d'un corps terrestre n'ont pu te révéler cela.

Seuls les dons du Créateur peuvent concéder une foi si puissante.

(Hist. Evang. l. 3)


Mt16.18 Et moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. - Après la félicitation, la récompense. Dans ce beau verset, il n’est pas un mot qui n’ait son importance particulière. - Je te dis. Tu m’as dit qui je suis ; moi aussi je vais t’apprendre en échange qui tu es ; ou bien, d'après S. Léon, « de même que mon Père t'a manifesté ma divinité, de même je te fais connaître ta supériorité », Serm. 3 in anniv. Assumpt. Le Sauveur calque visiblement sa confession sur celle de S. Pierre. L’Apôtre avait dit : Vous êtes le Christ ; Jésus lui répond : Tu es Kêpha. Dans la langue araméenne, que Notre‑Seigneur parlait alors, l’équivalent de Pierre est Kêpha, dont on a fait en latin Cephas. Ce mot signifiant pierre ou rocher, la vraie traduction serait, Petra : « tu es Petra ». Mais les traducteurs grec et latin ont préféré donner au nom propre la forme masculine qui était plus conforme au génie de leurs langues. De la sorte, le jeu de mots qui existait dans le texte grec a en partie disparu : Tu es Céphas, avait dit Jésus‑Christ, et sur ce Céphas je bâtirai mon Église. Notre langage le reproduit de la façon la plus heureuse : Tu es Pierre, et sur cette pierre, etc. Mais ce n’est là qu’un détail de grammaire et il en est de plus importants. Jésus avait donné prophétiquement le nom de Céphas au fils de Jona dès la première entrevue qu’ils eurent ensemble, Cf. Jean 1, 43 ; il lui en confirme aujourd’hui la possession, et il indique en même temps le but qu’il se proposait en faisant cette transformation. Simon‑Pierre, vous réaliserez désormais en toute vérité le sens de la dénomination nouvelle que je vous ai autrefois imposée. - Sur cette pierre. Selon toutes les lois grammaticales, ce que Jésus appelle « cette pierre » ne doit pas différer de l’homme qu’il a nommé précédemment Kêpha. Le Kêpha, le rocher sur lequel il veut bâtir son Église, n’est autre que le Kêpha à qui il adresse la parole, c’est-à-dire S. Pierre, et il faut faire une véritable violence à la phrase pour prétendre, comme S. Augustin et plusieurs anciens exégètes protestants, que Jésus voulait désigner sa propre personne par les mots « sur cette pierre ». On croit simplifier les choses en ajoutant que Notre‑Seigneur montra, par un geste, qu’il parlait certainement de lui‑même : on ne réussit qu’à les rendre plus singulières. N’aurait‑ce pas été une contradiction flagrante, et Jésus n’eût‑il pas retiré d’une main ce qu’il accordait de l’autre ? Que dirait‑on d’un architecte qui, après avoir préparé une pierre d’assise et après l’avoir fait conduire sur le terrain, la négligerait entièrement et bâtirait sur un autre fondement l’édifice qu’il voulait tout d’abord appuyer sur elle ? - Je bâtirai mon Église. C’est dans cette circonstance imposante que l’Église de Jésus‑Christ est nommée pour la première fois d’une manière directe ; il était juste qu’elle reçût de son divin fondateur lui‑même, et précisément à l’heure où il en posait la première pierre, l’appellation historique sous laquelle elle devait devenir si célèbre dans la suite des âges. Ce nom sacré vient de deux mots grecs dont la réunion signifie convoquer : il désigne par conséquent une assemblée publique. Chose étonnante, le mot synagogue a presque le même sens, rassembler ; mais quelle différence entre les sociétés représentées par ces deux expressions synonymes. Dans les anciens temps, le peuple juif, en tant qu’il formait une congrégation religieuse, était désigné par le nom de Kâhal, Cf. Lévitique 16, 17 ; Deutéronome 31, 30 ; Josué 8, 35 ; etc. ; et, aujourd’hui encore, toute communauté israélite assez importante pour avoir son temple et son culte prend le nom de Kéhila cf. Coypel, Le Judaïsme, p. 37. L’Église chrétienne est la Kéhila de Jésus, l’Église chrétienne est donc la réalisation du Royaume messianique sur la terre. - Cette Église, Notre‑Seigneur dit qu’il la bâtira sur Pierre comme sur un fondement inébranlable : il la compare ainsi à un édifice construit en l’honneur de Dieu, et destiné à recevoir tous les hommes pour les abriter et les sauver. Il en est lui‑même l’architecte : Je bâtirai. et, en constructeur habile, il a soin d’appuyer son temple sur une base solide, qui défiera les efforts combinés du temps et des tempêtes cf. 7, 25. Si le temple de Jérusalem était bâti sur le rocher du Moria, l’Église du Christ s’élève plus fièrement encore sur le rocher vivant qui se nomme S. Pierre et le pape de Rome. - Tout est parfaitement clair jusqu’ici : Simon‑Pierre est choisi entre tous les disciples, entre tous les Apôtres de Jésus, pour être le fondement de l’Église chrétienne. « La formulation du Christ a une telle puissance évocatrice, qu'il semble difficile de lui associer un commentaire plus simple ; car il décrit clairement et distinctement la fondation ; clairement et distinctement l'édifice ; clairement et distinctement la relation qui unit réciproquement l'édifice et sa fondation », Passaglia, Comment. de praerogavitis B. Petri. Ratisb. 1850 p. 456. Une courte explication pourra cependant n’être pas déplacée. Comment S. Pierre peut‑il être dans un sens spécial, d’une manière extraordinaire, le fondement de l’Église, puisque, en d’autres passages des Saints Livres, Jésus d’une part, de l’autre tous les Apôtres sans exception, reçoivent une attribution identique ? « La pierre de fondation, dit S. Paul, 1 Corinthiens 3, 11, personne ne peut en poser d’autre que celle qui s’y trouve : Jésus Christ ». Cf. 1 Pierre 2, 4-6. Parlant aux Éphésiens, 2, 20, S. Paul dit encore : « vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondations les Apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus lui‑même » ; Apocalypse 21, 14. Ce sont les protestants, et l’on devine aisément dans quelle intention, qui ont fait cet insidieux rapprochement. Mais l’objection se résout sans peine. Oui, le palais de Jésus est assis sur plusieurs pierres fondamentales : les Apôtres, S. Pierre, le Christ. Et pourtant, S. Pierre peut et doit être appelé le fondement de l’Église d’une façon toute particulière et unique. 1° « Si c’est le Christ qui bâtit l’Église, il la fonde sur Pierre ; si c’est Pierre qui bâtit l’Église, il la fonde sur le Christ. Y a‑t-il donc là une contradiction ? Une maison peut‑elle avoir une double base ? Non, s’il s’agit d’une maison de pierre ou de bois ; oui, s’il s’agit de l’Église, parce qu’elle a un double caractère, en tant qu’elle est la société visible et spirituelle des croyants. Si c’est le Christ qui bâtit l’Église, il doit la bâtir comme un édifice visible sur un fondement visible, qui est Pierre, attendu qu’il trône lui‑même dans le ciel à la droite de Dieu. Si c’est Pierre qui la construit, il doit la bâtir sur le Christ, autrement elle cesserait d’être l’Église du Christ » ; Schegg, Comm. in h. l. La conciliation est parfaite à ce point de vue. 2° Elle est tout aussi simple pour ce qui regarde les autres Apôtres. « Voyez, tandis que les disciples du Christ sont grands parmi les hommes et dignes des hautes places, Pierre est appelé pierre, pour recevoir dans la foi le fondement de l'Église », s'écrie S. Grégoire de Nazianze. Simon‑Pierre, d’après la pensée du saint Docteur, est donc fondement d’une manière unique, exclusive, relativement aux autres membres du collège apostolique, puisque ceux‑ci ne sont des bases de l’Église qu’autant qu’ils sont appuyés eux‑mêmes sur la pierre vraiment fondamentale qui est Simon, fils de Jona. Nous devons encore nous poser ici une autre question. En quel sens Jésus a‑t-il déclaré qu’il bâtirait son Église sur Céphas ? Il semble tout naturel de répondre que le Sauveur voulait désigner la personne même du prince des Apôtres et, comme nous le disons plus bas, tous les successeurs de S. Pierre. Comment se fait‑il donc que plusieurs Pères exégètes distingués pour la plupart, S. Jean Chrysostome, S. Hilaire, S. Grégoire de Nysse, S. Augustin, S. Cyrille, Cf. Maldonat in h. l..., aient assuré que le fondement sur lequel Jésus‑Christ a bâti l’Église c’est simplement la foi ou la confession de son disciple ? Les protestants n’ont pas manqué de relever cette opinion, pour attaquer la Primauté de S. Pierre et des Pontifes Romains, ses successeurs. « Certains pères affirment que la foi ou la confession de Pierre a été la pierre sur laquelle l’Église a été fondée, Cela est vrai en termes de cause mais non de forme. Car, cette confession fut la cause méritoire pour laquelle l’Église a formellement été édifiée sur Pierre », Jansenius in h.l. Mais, ici encore, la conciliation est aisée : ce n’est pas sur la foi de S. Pierre considérée d’une manière abstraite que Jésus‑Christ a promis d’établir son Église, car cela n’aurait aucun sens, mais sur cette même foi concrétisée, c’est-à-dire sur S. Pierre croyant, sur S. Pierre à cause de sa foi. - Et les portes de l'enfer... En face du glorieux édifice qu’il se propose de construire, le Sauveur voit maintenant en esprit un autre édifice dressé contre le sien, le menaçant d’une ruine complète. Mais rassurons‑nous ; cet édifice ténébreux ne réussira jamais à renverser l’Église de Jésus. Quel est‑il ? Notre‑Seigneur le désigne par une expression figurée : les portes de l’Enfer. Pour se faire une juste idée de cette expression, il ne faut pas la prendre dans le sens restreint des temps modernes, mais dans son acception ancienne, en particulier dans son acception juive. Elle n’indique donc pas directement ce que nous appelons l’enfer, la région des démons et des réprouvés, mais le Schéôl, l’Hadès, le sombre royaume des morts, que les anciens plaçaient dans les entrailles de la terre et qu’ils nommaient « Abîme » pour ce motif. Or les Orientaux, les Hébreux spécialement, se représentaient l’empire des morts comme une citadelle munie de portes solides qui laissent bien pénétrer à l’intérieur les âmes des trépassés, mais qui ne leur permettent jamais de sortir, une fois qu’elles sont entrées cf. Cant. 8, 6 et s. ; Job. 38, 17 ; Isaïe 38, 10 ; Psaume 107, 18 ; Illiade. 5, 646 ; etc. Ces portes semblent béantes pour engloutir tour à tour les fondateurs et les membres de l’Église, y compris Jésus‑Christ et S. Pierre. Toutefois, le divin Maître affirme qu’elles ne l’emporteront pas dans cette lutte morale. Elle seront au contraire vaincues elles‑mêmes : « Ô Mort, où est ta victoire ? Ô Mort, où est‑il, ton aiguillon ? » Cor. 15, 55, pouvons‑nous répondre à leurs attaques incessantes. Cette interprétation, qui paraît plus conforme aux données fournies par l’archéologie biblique et à l’image dont Jésus s’est servi pour dépeindre l’Église, est communément admise par les exégètes modernes. Elle revient à dire, sans figure, que l’Église du Sauveur, bâtie sur le roc, n’a rien à craindre de la mort. Mais les anciens auteurs expliquaient ce passage un peu différemment. Pour eux, il s’agit de l’enfer proprement dit, de l’empire de Satan et des damnés. Les portes de cet affreux séjour représentent les puissances infernales avec les nombreux alliés qu’elles possèdent en ce monde, tels que le péché sous ses différentes formes, les doctrines perverses des hérétiques et des impies, les persécutions dirigées contre l’Église. En effet, dans l’antique Orient, c’est aux portes des villes que se tenaient les assemblées judiciaires présidées par les autorités du pays, de sorte que le mot « porte » était devenu synonyme de pouvoir public, comme on le voit encore par l’expression Sublime‑Porte conservée jusqu’à nos jours. D’après cette seconde interprétation, Jésus‑Christ promettait à son Église, et aux chefs chargés par lui de la diriger, une victoire constante sur le démon et tous ses suppôts. Elle sera incessamment attaquée ; mais, appuyée sur le fondement indéfectible que lui a donné le divin architecte, elle n’a pas à craindre d’être jamais ébranlée. Le lecteur peut faire son choix entre les deux opinions, elles sont l’une et l’autre parfaitement admissibles et expriment très bien, quoique sous des aspects différents, la pensée de Jésus. On peut aussi les réunir en une seule, de manière à comprendre sous les mots « Porte de l’Enfer » tous les pouvoirs hostiles à l’Église, tout ce qui peut la menacer dans le cours des siècles : le royaume de la mort et le royaume de Satan ne sont‑ils pas en un sens une seule et même chose ? - Ne prévaudront pas. Le verbe grec peut se traduire par « vaincre » ou par « prévaloir ». La mort ne prévaudra pas sur l’Église, Satan ne la vaincra jamais. - Contre elle. On peut se demander si le pronom démonstratif « elle » retombe sur « pierre » ou sur « église ». Bien que la grande majorité des Pères et des commentateurs le fassent rapporter à l’Église, nous préférons le rattacher à la pierre qui doit servir de base à l’édifice mystique de Jésus. Nos raisons sont les suivantes : 1° Au point de vue grammatical, ce sentiment n’est pas moins licite que l’autre. 2° Jésus ne parle de l’Église que d’une manière secondaire et comme en passant : c’est du fondement, de la pierre inébranlable qu’il s’occupe avant tout ; il paraît donc naturel que le pronom désigne le sujet principal du discours. 3° Notre interprétation, sans rien changer aux droits généraux de l’Église, est plus favorable aux privilèges particuliers de saint Pierre, que Jésus se proposait directement de mettre en relief, et, par conséquent, aux privilèges particuliers des souverains Pontifes : l’infaillibilité personnelle des Papes en ressort d’une manière très-évidente. Concluons avec Origène, Comm. in h. l. : « Notre‑Seigneur ne précise pas si c'est contre la pierre sur laquelle le Christ a bâti son Église ou si c'est contre l'Église elle‑même, bâtie sur la pierre, que ces portes de l'enfer ne prévaudront pas. Mais il est évident qu'elles ne prévaudront ni contre la pierre, ni contre l'Église ».


Mt16.19 Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux." - Autres prérogatives pour expliquer et pour développer la première. - Et je te donnerai... Remarquons le pronom placé en avant : à toi entre tous, à toi d’une manière spéciale et supérieure. Le verbe est au futur, comme « je bâtirai » du v. 18, parce qu’il est seulement question d’une promesse qui sera réalisée plus tard, et non d’une entrée immédiate en fonctions. - Les clés du royaume des cieux, c’est-à-dire de l’Église. Cette image des clefs continue celle du verset précédent, où le royaume des cieux était comparé à un édifice solidement assis sur le rocher : la construction est achevée et l’architecte livre le bâtiment à celui qui en doit être le régisseur souverain. La figure ne change donc que relativement à S. Pierre qui, après avoir été appelé plus haut le fondement de la maison, en est maintenant constitué l’intendant. Le sens de cette nouvelle image ne saurait être douteux. On sait en effet que, dans tous les temps et dans tous les pays, l’action de livrer à quelqu’un les clefs d’une ville, d’une forteresse, d’un édifice, a symbolisé l’autorité complète qu’on lui accordait sur les personnes et sur les objets renfermés dans cette ville, cette forteresse, cet édifice. « Et moi, dit Dieu par la bouche du prophète Isaïe, 22, 22 : je mettrai sur son épaule (du Messie) la clef de la maison de David, il ouvrira et personne ne fermera, il fermera et personne n'ouvrira cf. Apocalypse 1, 18 ; 3, 7. Jésus place dans le même sens les clefs du royaume messianique sur les épaules de S. Pierre, comme un emblème de domination universelle dans l’Église, dont il est établi par là-même le chef suprême. - Et tout ce que tu lieras... Troisième métaphore, qui se rattache à la seconde et qui exprime, elle aussi, un pouvoir vraiment royal. Pour la bien comprendre, il faut tout d’abord déterminer la signification des verbes « lier » et « délier ». Les commentateurs sont loin d’être d’accord sur ce point. Plusieurs ont dit que lier signifie attacher à l’Église de Jésus, délier, séparer, retrancher de cette même Église. D’autres ont vu dans ces expressions l’indication du pouvoir spécial de remettre ou de retenir les péchés. Ou bien, on a traduit « lier » par défendre, déclarer illicite, « délier » par permettre déclarer licite : ce sentiment, adopté par un assez grand nombre d’exégètes, s’appuie sur l’usage fréquent, dans le Talmud, d’une formule analogue pour désigner l’interdiction ou la licéité d’une chose. On a enfin regardé cette locution comme l’emblème d’une puissance absolue, d’une juridiction universelle conférées à S. Pierre par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, et telle est, croyons‑nous, l’interprétation véritable. Outre qu’elle a sur les trois autres l’avantage de mieux cadrer avec le contexte, en ne posant aucune limite à l’autorité spirituelle du prince des Apôtres, et en n’insérant pas au milieu d’idées générales un détail isolé, restreint, il est aisé de la confirmer à l’aide de plusieurs exemples que nous fournit l’antiquité. L’historien Josèphe, Guerre des Juifs, 1, 5, 2, parlant des Pharisiens, nous les montre s’insinuant avec habileté dans les bonnes grâces d’Alexandre, et s’emparant peu à peu du gouvernement tout entier. Alors, ajoute‑t-il, ils pouvaient délier et lier à leur gré, c’est-à-dire qu’ils agissaient en maîtres absolus. De même, par conséquent, dans le passage que nous étudions. Du reste, le pronom relatif « tout ce que », deux fois répété, n’indique‑t-il pas suffisamment que Jésus confiait tout à son Apôtre, sans restriction, sans exception, qu’il le nommait son plénipotentiaire ici‑bas ? Lie ou délie, use du pouvoir législatif, judiciaire, doctrinal qui t’est confié ; Dieu, dont tu es le représentant sur la terre, ratifiera tout dans le ciel. « Son jugement terrestre fait jurisprudence au ciel », S. Hil. In Matth. h. l. ; « Par ces paroles on rend hommage au privilège insigne du docteur Pierre, d’après lequel ses décrets concordent avec les divins », Fritzsche. Sans doute, nous entendrons bientôt Notre‑Seigneur Jésus‑Christ adresser au collège apostolique tout entier les paroles qu’il prononce en ce moment d’une manière exclusive pour S. Pierre : « En vérité je vous le dis, tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel », 16, 18. Mais il est évident qu’en accordant aux onze autres cette autorité extraordinaire, requise par les besoins de l’Église primitive, il ne les égalera pas à S. Pierre constitué antérieurement leur chef. Il ne les établit pas fondements de son Église d’une manière absolue, il ne leur confie pas sans restriction les clefs du royaume des cieux, comme il l’a fait pour Simon‑Pierre. Leur juridiction, quelque étendue qu’elle soit, n’est pas sans limites ; car, avant d’en être investis, ils ont été placés sous la direction d’un supérieur, qui continuera d’être pour eux ce qu’avait été Jésus‑Christ. - Récapitulons les promesses faites par Jésus au fils de Jonas. Il lui donnera la solidité du roc, et, sur cette base contre laquelle les efforts les plus violents de l’empire ténébreux viendront perpétuellement s’émousser, il construira le magnifique édifice qui est son Église ; puis il déposera entre ses mains toute‑puissantes et fidèles les clefs du royaume des cieux ; enfin il lui remettra son blanc‑seing, contresignant, approuvant d’avance tous les actes qu’il jugera utiles ou nécessaires au bon gouvernement de l’Église. De bonne foi, nous le demandons à tout lecteur impartial des saints Évangiles, n’y a‑t-il là qu’une promesse commune ou sans valeur ? La primauté de S. Pierre ne ressort‑t-elle pas visiblement de ces lignes divines ? Cette primauté ne confère‑t-telle pas à l’élu du Christ la priorité de juridiction aussi bien que la priorité d’honneur ? Nous sommes heureux de pouvoir le dire, plusieurs exégètes protestants, laissant de côté tout préjugé sectaire, l’affirment aussi publiquement que nous. « Il n’y a pas de doute que Pierre ne reçoive en cet endroit la primauté parmi les Apôtres, en tant que le Christ le choisit de préférence, comme celui dont l’activité apostolique sera la condition d’existence de la société fondée par lui », Meyer, Krit. exeg. « L’Église protestante n’aurait jamais dû nier que ces paroles s’appliquent à Pierre d’une manière personnelle, et qu’elles ne le concernent pas comme simple représentant des autres Apôtres : surtout elle n’aurait pas dû le nier en recourant à des interprétations peu naturelles », Stier, Reden des Herr. Jesus, in h. l. Ces mêmes auteurs ajoutent, il est vrai, qu’ils n’acceptent pas « les conséquences romaines » (Meyer. ibid.) de ces textes. Pour nous nous les acceptons avec foi et avec amour, comme la seule doctrine vraiment catholique, comme l’expression de l’enseignement des Pères, des conciles et des docteurs, comme la conclusion logique des promesses faites par Jésus‑Christ à son Apôtre. Nous confessons avec Origène, mais dans un sens plus exact que le sien, que  le Christ dit ces choses non seulement à Pierre mais aussi à tous les Pontifes romains ses successeurs. L’Église, en effet, n’est pas un édifice matériel bâti une fois pour toutes et abandonné à lui‑même ; c’est un édifice vivant et mystique qui se renouvelle constamment, et qui a besoin d’un fondement vivant et mystique. Par conséquent, « si tout cela avait été dit de la personne de Pierre, comme le veulent les hérétiques, à la mort de Pierre l'Église se serait éteinte ; car la destruction du fondement entraîne la destruction de la chose », Sylveira in h. l. Aussi, les évêques de l'univers catholique naguère réunis en concile général au Palais du Vatican sous la présidence du glorieux et bien‑aimé Pie IX, après avoir solennellement affirmé la primauté de S. Pierre, que la promesse de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ exprimait en termes directs, Cf. la Constitution « Pastor aeternus », chap. 1, ont‑ils justement déduit de cette même promesse deux corollaires renfermés dans les décrets suivants : « Si donc quelqu'un dit que ce n'est pas par l'institution du Christ ou de droit divin que le bienheureux Pierre a des successeurs dans sa primauté sur l'Église universelle, ou que le Pontife romain n'est pas le successeur du bienheureux Pierre en cette primauté, qu'il soit anathème ». - « Le Pontife romain, lorsqu'il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu'une doctrine sur la foi ou les mœurs doit être tenue par toute l'Église, jouit, par l'assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que fût pourvue son Église, lorsqu'elle définit la doctrine sur la foi et les mœurs. Par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles‑mêmes et non en vertu du consentement de l'Église », ibid. chap. 4. Nous renvoyons du reste pour les développements dogmatiques, qui concernent plutôt le théologien que l’exégète, aux grands ouvrages théologiques, notamment au livre déjà cité du P. Passaglia, « Commentarius de prærogativis B. Petri ». - Les peintres ont aussi commenté à leur manière la confession du prince des Apôtres et les promesses que Jésus lui adressa en échange : le Guide, fra Angelico, Bellini, Nicolas Poussin, le Pérugin, Raphaël ont laissé sur ce double fait des compositions pleines de grandeur.


3° Ce qui suivit la promesse de la Primauté, 16, 20-27. Parall. Mc. 8, 30-39 ; Lc. 9, 21-27.


Mt16.20 Alors il défendit à ses disciples de dire à personne qu'il était le Christ. - En même temps, aussitôt après la double confession de Pierre relativement à Jésus et de Jésus relativement à Pierre. - Il ordonna, il leur enjoignit formellement. Les deux autres synoptiques expriment cet ordre en termes très énergiques, pour montrer toute l’importance que Jésus y attachait. « Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne », Marc. 8, 30 ; « Mais Jésus, avec autorité, leur défendit vivement de le dire à personne », Luc. 9, 21. - De ne dire à personne, à personne absolument jusqu’à sa Résurrection. - Qu'il était le Christ. « Il » est emphatique ; lui‑même et pas un autre. De cette injonction du Sauveur, il suit, d’après les observations très justes de S. Jérôme et de Grotius, que, durant la mission que les Apôtres avaient récemment prêchée aux Galiléens, ils s’étaient bornés, suivant les recommandations antérieures de leur Maître, Cf. 10, 7 et parall., à proclamer la proximité de l’avènement du Messie, sans dire que Jésus était personnellement le Christ. - Mais pourquoi cet ordre qui semble étrange ? Nous avons répondu autrefois à cette question, en indiquant le motif pour lequel Jésus interdisait si fréquemment aux malades qu’il guérissait, aux possédés qu’il délivrait, de faire connaître le miracle dont ils avaient été l’objet. L’heure actuelle ne convenait pas pour une révélation de ce genre. Le peuple n’était pas encore capable de recevoir l’enseignement messianique proprement dit : les Apôtres n’étaient pas davantage en état de le porter ; ils avaient besoin d’être instruits, formés plus longuement par Jésus, d’être fortifiés, éclairés par l’Esprit Saint. Ce n’est qu’après la Résurrection du Sauveur que les prédicateurs et l’auditoire seront suffisamment préparés. Comme les disciples auraient pu supposer, à la suite de la confession de S. Pierre et de la réponse de Jésus, que le temps était venu de manifester publiquement le caractère messianique et divin de leur Maître, celui‑ci met des bornes à leur enthousiasme par un commandement sévère.


Mt16.21 Jésus commença dès lors à découvrir à ses disciples qu'il fallait qu'il allât à Jérusalem, qu'il souffrît beaucoup de la part des Anciens, des Scribes et des Princes des prêtres, qu'il fût mis à mort et qu'il ressuscitât le troisième jour. - Seconde parole. - Dès lors, à partir de cet instant, sur l’heure. - Commença. Auparavant déjà, et presque aussitôt après l’ouverture de sa Vie publique, Jésus avait prophétisé sa Passion et la mort qu’il devait endurer sur la croix cf. Jean 2, 19 ; 4, 14. Toutefois il s’était exprimé en termes assez obscurs, qui ne devaient être bien compris qu’après l’accomplissement de sa prophétie. Aujourd’hui, il parle pour la première fois de cet événement douloureux d’une manière claire et directe dans le cercle intime de ses Apôtres. Il vient de leur révéler avec une précision inhabituelle sa nature et son rôle ; il les a confirmés dans la foi à l’égard de sa personne : l’heure est donc excellente pour leur faire connaître de graves détails qui, communiqués plus tôt, auraient pu les scandaliser. Du reste, la Passion n’est pas éloignée : ne faut‑il pas qu’ils soient préparés à cette terrible épreuve ? - à découvrir. Ce mot a été choisi à dessein pour marquer la clarté des paroles du Sauveur dans cette circonstance. Il ne se borna pas à quelques allusions, à de vagues indications ; il découvrit d’une façon très explicite, comme on le voit par le contexte. - Qu'il fallait. Il s’agissait donc, non pas d’une simple convenance à laquelle il eût été aisé de se soustraire, mais d’une vraie nécessité, en tant du moins que Dieu avait décrété, puis annoncé par ses prophètes, que le Christ souffrirait et mourrait pour racheter le monde cf. 26, 54 ; Luc. 24, 26. - Les disciples apprennent ensuite de la bouche de Notre‑Seigneur, 1° le lieu de sa Passion, Jérusalem ; 2° l’étendue de ses souffrances, qu'il souffrît beaucoup : de grandes quantités de souffrances ; 3° le nom du tribunal qui les décrétera en premier lieu, des anciens, et des scribes... : elles seront le résultat d’une conspiration générale des autorités juives, désignées par les trois sections qui composaient le Sanhédrin cf. 2, 4 et le commentaire ; 4° la mort qui en sera la conséquence, et qu'il fût mis à mort ; 5° enfin la résurrection glorieuse qui terminera le tout, qu'il ressuscitât le troisième jour. Ce n’est pas sans raison que Jésus mentionne sa résurrection en même temps que sa mort. « Notre Rédempteur, prévoyant que sa Passion jetterait le trouble dans l’âme de ses apôtres, leur prédit bien à l’avance, et les souffrances de cette Passion, et la gloire de sa Résurrection. Ainsi, en le voyant mourir comme il le leur avait annoncé, ils ne douteraient pas qu’il dut également ressusciter ». S. Grégoire le Grand, Hom. 2 in Evang. Voilà pourquoi il ajoute encore que sa résurrection suivra de près sa mort et qu'elle aura lieu dès le troisième jour.


Mt16.22 Pierre, le prenant à part, se mit à le reprendre, en disant : "A Dieu ne plaise, Seigneur Cela ne vous arrivera pas." - Les Apôtres ne comprirent pas ces choses. Nous verrons plus tard la peine qu’eut Notre‑Seigneur à les faire entrer dans leur esprit, même après sa résurrection, tant un Messie souffrant et humilié était loin des préjugés dont ils avaient été imbus. S. Pierre ne comprit pas mieux que les autres Apôtres : à peine a‑t-il fait la déclaration qui lui a valu l’approbation éclatante du Sauveur, qu’une parole d’erreur remplace sur ses lèvres son noble témoignage. - Le prenant à part ; car son respect pour la personne de Jésus ne lui permettait pas d’adresser à son Maître des reproches publics, Cf. Euthymius in h. l. Ou bien, d'après Érasme, « le prenant par la main, comme le fait habituellement un ami pour donner un conseil ». Sainte liberté, dans tous les cas, par laquelle on peut juger de la bonté de Notre‑Seigneur dans ses rapports avec les Douze. - Se mit. Ce mot n’est pas moins exact qu’au verset précédent. Ici, il signifie que l’Apôtre n’eut pas le temps d’aller bien loin dans ses objurgations familières, Jésus ne lui ayant pas permis d’achever. - A le reprendre : S. Pierre osa en venir jusque‑là. Il se mit, comme nous dirions, à gronder son Maître avec une certaine vivacité. L’ardeur de son affection l’entraîne cette fois au‑delà des bornes de la sagesse. Il n’y a qu’un instant, c’était Dieu qui parlait par la bouche de l’Apôtre ; maintenant c’est Simon Bar‑Jona en personne, et c’est dans la chair et dans le sang qu’il puise sa révélation. - A Dieu ne plaise ; sous‑entendu que Dieu te soit propice. que Dieu t’en garde. Cf. 2 Samuel 20, 20 ; 23, 17, etc. - Cela ne vous arrivera pas. « Cela », ce dont Jésus venait de parler, sa passion et sa mort. Non, ce n’est pas possible, cela n’arrivera jamais, s’écrie S. Pierre avec d’énergiques protestations que lui arrache une nouvelle si pénible, reçue au moment de son plus grand bonheur et de son plus haut enthousiasme. Être Messie et souffrir, être le Fils de Dieu et mourir. Ces idées ne peuvent pénétrer dans son esprit ; aussi les rejette‑t-il absolument. Mais il s’attire par là un reproche sévère de Jésus.


Mt16.23 Mais Jésus, se retournant, dit à Pierre : "Retire-toi de moi, Satan, tu m'es un scandale, car tu n'as pas l'intelligence des choses de Dieu, tu n'as que des pensées humaines." - Se retournant. « tournant le dos », dit Fritzsche : ce serait alors un geste qui exprimerait un mécontentement suprême et qui serait directement opposé à la protestation de S. Pierre. Selon d’autres, Jésus se serait simplement retourné vers Pierre et les autres disciples qui marchaient à sa suite cf. Marc. 8, 33. - Retire-toi de moi, Satan. Quelles paroles, surtout si on les compare à celles que Jésus‑Christ avait adressées à S. Pierre quelques instants auparavant. Ce sont, après tout, celles‑là même dont Jésus s’était servi pour congédier le démon à l’issue de la tentation cf. 4, 10. Mais le chef des Apôtres ne se conduisait‑il pas alors à l’égard de Jésus comme l’avait fait le tentateur ? C’est pourquoi Notre‑Seigneur va jusqu’à lui donner le nom de Satan, c’est-à-dire de contradicteur. - Tu m'es un scandale. Ces mots contiennent l’indication du motif pour lequel Jésus n’a pu conserver cette fois, extérieurement du moins, son égalité d’âme habituelle : son disciple a essayé de le scandaliser, d’être pour lui une pierre d’achoppement sur le chemin du Golgotha, et le Sauveur, dans son amour pour ceux qu’il est venu racheter par la souffrance et par la croix, est extrêmement sensible sur ce point. - Tu n’as que des pensées humaines… Ton intelligence est fermée aux pensées divines, tu ne les comprends pas cf. Romains 8, 5. Pierre, en effet, a parlé comme un homme naturel, qui n’entend rien au plan de Dieu. Il redoute la souffrance et la mort, et ce n’est que par la mort et la souffrance que pourra s’opérer la Rédemption. Voir de très beaux développements sur ce passage dans la 54ème homélie de S. Jean Chrysostome.


Mt16.24 Alors Jésus dit à ses disciples : "Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive. - Troisième parole. - Alors Jésus dit... La leçon que Jésus‑Christ se propose d’unir à cet incident ayant une importance universelle pour son Église, il eut soin, d’après S. Marc, 8, 34, de faire approcher la foule qui se tenait alors à quelque distance. Quand elle se fut groupée autour de sa personne divine, il tira la morale de la scène qui s’était passée entre S. Pierre et lui. Les lignes suivantes de S. Jean Chrysostome expriment fort bien la liaison qui existe entre les deux scènes : « le Fils de Dieu ne se contenta pas d’une réprimande si sévère. Il voulut faire voir quelle était la vanité des paroles de cet apôtre, et quel serait le fruit, au contraire, que tout le monde tirerait de sa passion. Vous m’exhortez, lui dit‑il, à avoir pitié de moi‑même et vous désirez que ces souffrances ne m’arrivent pas ; et moi je vous dis au contraire que non‑seulement il vous serait très‑dangereux de vous opposer à ma croix et d’empêcher que je ne meure pour vous, mais que vous périrez très‑certainement et que vous ne pourrez prétendre aucune part au salut, si vous n’êtes disposé vous‑même aux souffrances et toujours prêt à la mort. Il veut que ses disciples reconnaissent qu’il n’était pas indigne de lui de mourir en croix et de mourir non‑seulement pour les raisons qu’il leur avait déjà dites, mais encore pour les grands avantages que sa mort produirait pour toute la terre », Hom. 55. - Si quelqu'un veut... Tournure aimable pour exprimer une chose nécessaire et difficile. Il faut bien qu’on marche à la suite de Jésus, en d’autres termes, que l’on se fasse son disciple, si l’on veut arriver au salut ; mais comme de fait personne ne devient malgré lui disciple de Jésus‑Christ, Dieu abandonnant cette démarche à la liberté individuelle, Notre‑Seigneur dit en ce sens : Si quelqu’un a cette volonté bien arrêtée, à quoi doit‑il s’attendre ici‑bas, quelle sorte de vie faut‑il qu’il embrasse ? Jésus l’indique très explicitement. - Qu'il renonce à lui‑même : c’est l’élément fondamental de la vie chrétienne ; elle commence par le renoncement poussé à ses dernières limites, jusqu’à l’abnégation du moi. Sans ce détachement, tout le reste n’est rien ; par ce détachement, la transformation chrétienne est opérée en un clin d’œil. «C’est peu, remarque saint Grégoire, Hom. 32 in Evang., de renoncer à ce qu’on a, mais c’est considérable de renoncer à ce qu’on est ». Quelle profonde philosophie dans ce commandement de Jésus ! S. Jean Chrysostome fait observer que le Sauveur « ne nous dit pas simplement que nous n’épargnions pas (notre corps) ; mais que nous "le renoncions", c’est-à-dire que nous l’abandonnions aux périls et aux souffrances, et que nous ayons moins de compassion de lui que d’un étranger ou d’un ennemi », loc. cit. - Une belle métaphore que nous avons déjà rencontrée, (10, 38) exprime mieux encore l’étendue du renoncement exigé par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ de tous ses disciples sans exception : - Qu'il prenne sa croix. La croix, l’instrument du supplice le plus honteux, saisie avec empressement, glorieusement et constamment portée par chaque chrétien : perspective affreuse si nous étions livrés à nous‑mêmes. Mais le Sauveur ajoute par mode d’encouragement : - et qu'il me suive, promettant ainsi de nous précéder sur la route du Calvaire. Il indique aussi par ces derniers mots la part active que nous devons prendre à notre rédemption. Renoncer à soi‑même, c’est une chose négative : mais porter sa croix et suivre le divin Crucifié, c’est du positif, c’est de l’action.


Mt16.25 Car celui qui voudra sauver sa vie, la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi, la trouvera. - Ce verset et le suivant contiennent de puissants motifs destinés à rendre plus facile aux chrétiens l’accomplissement des commandements pénibles que Jésus vient de leur imposer. Agir selon les prescriptions du Christ, quelque dures qu’elles soient pour la nature, c’est sauver son âme : agir autrement, c’est la perdre sans retour. Montrant donc la fin de toute vie humaine, Notre‑Seigneur rappelle à ses auditeurs soit pour les effrayer, soit pour les encourager, les châtiments ou les récompenses qui les attendent après leur mort. Or, dit‑il, en face de ces récompenses, qu’est‑ce que perdre la vie en ce monde puisqu’on la gagne ainsi pour l’éternité ? Qu’est‑ce que sauver sa vie sur la terre, puisqu’on la perd ainsi à tout jamais ? - Nous avons précédemment expliqué cette sentence paradoxale, car Jésus l’avait déjà prononcée lorsqu’il envoyait les Apôtres prêcher l’Évangile à leurs compatriotes. Cf. 10, 39.




Mt16.26 Et que sert à un homme de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son âme ? Ou que donnera un homme en échange de son âme ? - Que sert à un homme. Nouvel aphorisme étroitement lié à celui du v. 25, et probablement emprunté au Psaume 49, 7 et 8. - De gagner le monde entier. C’est une concession que fait ici Notre‑Seigneur. Soit, je le veux bien, vous réussirez à conquérir le monde entier. Son argument n’en aura que plus de force, puisque ce n’est qu’une bien minime partie de l’univers et de ses trésors qui devient le partage des ambitieux même les plus privilégiés. Il s’adresse aux âmes nombreuses qui font du monde présent, sous ses formes variées, honneurs, richesses, plaisirs, l’objet de leurs poursuites suprêmes, qui placent toute leur fin dans les créatures. - S'il vient à perdre son âme... On vient de voir, v. 25, qu’on ne saurait tout à la fois gagner le monde et sauver son âme. Si quelqu’un réussit à conquérir en tout ou en partie l’univers dans le sens indiqué par Jésus, cela suppose donc qu’il a perdu sa vie spirituelle et supérieure en même temps qu’il acquérait les biens matériels. Les mots s'il vient à perdre représentent en effet une perte totale et non pas simplement un dommage plus ou moins considérable. - Que donnera un homme… « Car, que donnera l’homme en échange de son âme ? A‑t-il une autre âme qu’il puisse donner pour la racheter ? Si vous avez perdu de l’argent, vous le pouvez remplacer par d’autre argent. Si vous avez perdu une maison (...) ou quelque autre chose semblable, vous pouvez les racheter. Mais si vous perdez votre âme, vous n’en avez pas d’autre que vous puissiez donner en échange pour la recouvrer », S. Jean Chrysost. Hom. 55 in Matth. De même que, la vie physique une fois perdue, il est tout à fait impossible de la recouvrer, quelque compensation qu’on offrît à cette intention ; de même et à plus forte raison, si l’âme est perdue, condamnée, possédât‑t-on l’univers et tous les biens qu’il renferme, on ne trouvera rien d’équivalent, qui puisse servir de rançon pour elle. « De l'argent perdu, c'est une perte ; l'honneur perdu, c'est une perte plus importante ; l'âme perdue, tout est perdu » (Proverbe flamand). - C’est ainsi que, dans un langage très simple mais très frappant, Jésus‑Christ fait comprendre à tous ceux qui liront ou entendront ces paroles jusqu’à la fin des temps la valeur inappréciable de l’âme. On sait l’impression qu’elles produisirent sur S. François‑Xavier.


Mt16.27 Car le Fils de l'homme doit venir dans la gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses œuvres. - Car le Fils de l'homme... Jésus a posé les conditions d’une vie vraiment chrétienne, v. 24 ; il a ensuite indiqué la récompense éternelle, ou les châtiments sans fin qu’on peut s’attirer en remplissant ces conditions avec fidélité, vv. 25 et 26. Maintenant, il transporte l’auditeur au jugement dernier, où se fera la distribution des châtiments et de la récompense. A cette heure solennelle, le Fils de l’homme fera un second avènement : avènement nécessaire d’après le plan divin ; avènement glorieux, Dans la gloire de son Père, c’est-à-dire qu’alors Jésus‑Christ apparaîtra comme représentant de Dieu le Père, par conséquent revêtu, même pour ce qui concerne sa sainte humanité, de la splendeur et de la majesté divines, Cf. 26, 64 : c’est pour cela qu’il sera entouré d’anges qui exécuteront ses jugements ; avènement qui aura pour but d’assigner à chacun son sort éternel dans l’autre vie, et alors il rendra... C’est en ce moment que recevront leur belle couronne ceux qui auront renoncé à eux‑mêmes pour être les fidèles disciples de Jésus, et porté courageusement leur croix à sa suite. - Selon ses œuvres - S. Jean Chrysostome avoue qu’il était vivement effrayé, toutes les fois qu’il entendait ce verset à cause des terribles menaces qu’il renferme ; mais il contient aussi de magnifiques promesses pour les bons.


Mt16.28 Je vous le dis en vérité, plusieurs de ceux qui sont ici présents ne goûteront pas la mort, qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme venant dans son règne." - Passage bien difficile, si l’on en juge par la divergence qui règne parmi les exégètes. Deux points nous paraissent toutefois hors de conteste. Le premier, c’est qu’il s’agit ici d’un jugement solennel qui sera porté par le Fils de l’Homme ; cela ressort clairement des derniers mots du verset. Le second, c’est que ce jugement diffère des grandes assises qui auront lieu à la fin du monde, puisque plusieurs des auditeurs actuels de Jésus doivent en être témoins. Ces deux principes nous aideront à apprécier les interprétations discordantes des commentateurs. - En vérité. Notre‑Seigneur Jésus‑Christ vient d’annoncer son avènement futur en qualité de Juge souverain des vivants et des morts. Il confirme cette nouvelle par sa formule habituelle de serment, ajoutant que le Fils de l’homme apparaîtrait plus tôt que son auditoire ne le pensait peut-être. - Plusieurs de ceux. Ces mots doivent être pris à la lettre ; ils désignent plusieurs de ceux qui entouraient alors le divin Maître et nous avons vu (note du v. 24) que l’assistance était formée en partie par les Apôtres, en partie par la foule. - Ne goûteront pas la mort. « Goûter la mort », cela signifie simplement « mourir ». C’est une figure fréquemment employée par les Syriens, les Arabes et dans le langage rabbinique : la mort y est présentée sous la forme d’un breuvage amer dans lequel chacun doit tremper ses lèvres. - Qu'ils n'aient vu. Cela encore doit se prendre à la lettre : avant de mourir, quelques‑unes des personnes qui recueillaient alors avidement les paroles de Jésus‑Christ devaient être témoins oculaires du grave événement auquel il faisait allusion. Mais quel est cet événement ? C’est ce qui nous reste maintenant à déterminer. S. Matthieu le décrit d’une manière plus complète que les deux autres synoptiques : S. Luc, en effet, se contente de l’appeler « le règne de Dieu », 9, 29 ; S. Marc, 8, 39, est un peu plus explicite, car il dit que ce sera « le royaume de Dieu venant avec force ». Le premier Évangéliste affirme que le Fils de l’Homme viendra lui‑même : Le Fils de l'homme venant dans son règne. Lors de la manifestation prédite en ce moment, Jésus‑Christ ne viendra pas « dans son royaume » d’une manière proprement dite, comme à la fin des temps, mais « avec son royaume », c’est-à-dire avec une puissance royale, dont les effets feront dire à tous ceux qui les contempleront : Voilà l’œuvre du Roi‑Messie. Par conséquent, nous ne croyons pas qu’il faille entendre ce passage d’une apparition personnelle de Jésus, quelle qu’elle soit. Nous l’appliquerons, avec la plupart des exégètes modernes, à un avènement mystique du Sauveur, à un jugement historique opéré visiblement par lui, mais sans sa présence extérieure et visible. Or, parmi les actes judiciaires accomplis par Notre‑Seigneur, nul ne nous paraît mieux convenir que le grand et terrible fait de la ruine du peuple juif et de Jérusalem, sa capitale. Jésus s’y manifesta comme un juge sévère, inaugurant ainsi la série des décrets redoutables lancés depuis sa Résurrection jusqu’au jugement général et dernier. D’un autre côté, la destruction de Jérusalem n’était séparée que par quarante années environ de la prédiction du Sauveur, de sorte que plusieurs membres de l’auditoire purent facilement en être témoins. Telle est l’opinion de Grotius, de Wettstein, d’Ewald, de Beelen, de Reischl, de Schegg, etc. D’autres auteurs préfèrent rattacher la promesse de Notre‑Seigneur à la descente du Saint‑Esprit sur les Apôtres, à la diffusion victorieuse de l’Évangile par toute la terre, à la fin du monde, à la Résurrection de Jésus lui‑même, ou encore à sa Transfiguration, (nous devons dire que ce dernier sentiment a été communément adopté par les Pères et par les exégètes du moyen-âge) : mais il est aisé de voir que ces interprétations diverses viennent toutes se heurter contre l’une ou l’autre des deux règles que nous avons fixées plus haut, d’après les expressions mêmes du Sauveur. Dans plusieurs d’entre elles il n’est nullement question d’une manifestation de Jésus‑Christ en tant que Juge ; d’autres ne sauraient s’accorder avec les mots « quelques‑uns de ceux qui sont ici présents ne goûteront pas la mort ». Quant à la dernière, malgré la grave autorité de ses anciens défenseurs, nous nous permettrons de faire observer qu’elle prêterait à Notre‑Seigneur une singulière assertion. Qu’aurait‑il promis aux auditeurs assez nombreux dont il était alors entouré ? Que plusieurs d’entre eux ne mourraient pas dans le courant de la semaine suivante et qu’il leur serait donné de contempler un de ses glorieux mystères. Il nous semble difficile que Jésus ait pu s’exprimer ainsi à propos d’un événement si prochain.


Chapitre 17

La Transfiguration 17, 1-22.

Mt17, 1-8. Parall. Mc 9, 1-7 Lc 9, 28-36

Mt17.1 Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les conduisit à l'écart sur une haute montagne. - Six jours après. Cette date, qui est fixée de la même manière par S. Marc, 9, 1, a pour point de départ la confession de S. Pierre et la promesse de la Primauté. S. Luc, il est vrai, parle de huit jours environ, 8, 28 ; mais il a dû comprendre dans son calcul le jour de la confession du Prince des Apôtres et celui de la Transfiguration, tandis que les deux premiers Évangélistes n’ont supputé que les journées intermédiaires. Au surplus, le troisième synoptique montre, par l’emploi de la particule environ qu’il ne se pique pas, dans cette circonstance, d’une rigoureuse exactitude. Entre les deux événements, il s’écoula donc environ une semaine. Ce temps dut être triste et pénible pour les Apôtres, à cause des sombres pensées que les dernières paroles du Sauveur avaient agitées dans leur esprit. Mais le divin Maître tenait en réserve pour les principaux d’entre eux un sabbat plein de douceur, un jour plein de bienheureux repos. - Jésus prit avec lui... Après la date de ce mystère, l’Évangéliste en mentionne les témoins, qui furent S. Pierre et les deux fils de Zébédée. Ces trois Apôtres avaient été choisis une première fois pour assister, à l’exclusion des neuf autres, à la résurrection de la fille de Jaïre, Cf. Marc. 5, 37 : nous les retrouverons plus tard tout auprès de Jésus lorsqu’aura lieu la lutte terrible de Gethsémani. C’étaient les amis de cœur, les disciples privilégiés : c’est pourquoi ils avaient le bonheur d’être présents aux scènes les plus intimes de la vie de Notre‑Seigneur. « Pourquoi ne prend‑il que ces trois apôtres, dit S. Jean Chrysostome, Hom. 56 in Matth., sinon parce qu’ils étaient plus parfaits que les autres ? saint Pierre, parce qu’il aimait plus Jésus‑Christ ; saint Jean, parce qu’il en était plus aimé, et saint Jacques à cause de cette réponse qu’il fit avec son frère : « Nous pouvons boire votre calice », et il ne s’en tint pas aux paroles, mais il alla jusqu’aux effets ». Jésus ne voulut pas emmener avec lui tous les Apôtres parce qu’il désirait que le secret fût gardé pendant un certain temps sur sa Transfiguration. Convenait‑il que Judas, dont la haine pour son Maître était déjà très accentuée, Cf. Jean 6, 65-72, fût témoin d’un pareil mystère ? - À l'écart sur une haute montagne. La Transfiguration semblait exiger une montagne sublime ; le choix du lieu devait correspondre à la gloire dans laquelle le Christ allait apparaître. Il est digne de remarque que la plupart des événements extraordinaires de la vie du Sauveur ont eu des montagnes pour théâtre, par exemple ses prières, plusieurs de ses miracles, sa Passion et sa Mort, son Ascension, etc. Le rôle religieux des montagnes dans l’Ancien Testament et dans les cultes païens a été aussi très considérable. Il y a là un symbolisme naturel facile à découvrir, puisque tous les peuples anciens l’ont saisi. Cf. Baur, Mythologie Th. 1, p. 169. - Il est assez difficile de préciser au juste la montagne sur laquelle se passa le mystère de la Transfiguration. Une ancienne tradition, qui remonte au moins jusqu’au premier tiers du quatrième siècle, confère cet honneur au Thabor, dont le nom, dans le langage mystique, est devenu synonyme de gloire et de triomphe. C’est un dôme isolé, aux formes extrêmement gracieuses, que les voyageurs vantent tous à l’envi, situé à l’extrémité N.-E. de la plaine d’Esdrelon, à deux heures environ de Nazareth, verdoyant de la base au sommet, haut de 588 mètres, et surpassant d’une manière notable toutes les hauteurs environnantes. A sa cime existe un plateau arrondi que recouvrent des ruines considérables, entre autres celles de plusieurs Églises bâties en souvenir de la Transfiguration. S. Cyrille de Jérusalem est, parmi les Pères, le plus ancien témoin de la tradition que nous signalions plus haut ; Cf. Catech. 12, c. 16 ; S. Jérôme la proclame hautement à son tour dans plusieurs de ses écrits. « Elle montait sur le mont Thabor, sur lequel le Seigneur fut transfiguré », dit‑il de l'illustre Ste Paule, Epitaph. Paulae, Ep. 86 ; Cf. Ep. 44 ad Marcell. ; et de même tous les pieux pèlerins qui, depuis cette époque reculée jusqu'au dernier siècle, ont consigné dans de touchants récits la croyance de leur temps sur ce point. Qu'il suffise de mentionner, avant les croisades, Antonin‑le‑Martyr (fin du sixième siècle), Arculfe (vers 696), S. Williblad (en 765), Seovulf (vers 1103). Mais, à part des exceptions bien rares, les géographes et les exégètes de notre siècle enlèvent d’un commun accord au Thabor sa gloire traditionnelle, pour la conférer à quelque autre montagne située à l’Orient du Jourdain et beaucoup plus au Nord. Ils agissent ainsi pour de graves raisons : 1° Nous savons par des témoignages anciens et irrécusables qu’à l’époque de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ le sommet du Thabor était surmonté d’une place forte et entouré de retranchements considérables, dont les fondements sont encore visibles cf. Polybius, 5, 70, 6 ; Joseph. Ant. 14, 6, 3 ; Guerre des Juifs, 1, 8, 7 : ce n’est donc pas là que le divin Maître dut aller chercher la retraite qu’il souhaitait. 2° Bien que le Thabor soit plus élevé que les sommets voisins, il ne mérite guère l’épithète haute que lui donne ici l’Évangéliste. Peut‑on désigner par ce mot, la haute montagne par excellence, un mont que l’on peut gravir en une heure ? 3° Les notions géographiques éparses dans cette partie du premier Évangile et dans les passages parallèles de S. Marc et de S. Luc, supposent assez clairement que Jésus était alors bien loin de la Galilée et du Thabor. Au moment de la confession de S. Pierre, 16,13, le divin Maître était auprès de Césarée de Philippe, tout à fait au N. de la Palestine, et vers la rive gauche du Jourdain. Presque aussitôt après la Transfiguration, 17, 21 cf. Marc. 9, 29, les écrivains sacrés signalent son retour en Galilée ; mais, dans l’intervalle, ils ne mentionnent absolument aucun voyage. N’ont‑ils pas suffisamment indiqué par là que c’est en dehors de la Galilée que Jésus‑Christ fut transfiguré ? Les six jours qui s’écoulèrent entre la Promesse de la Primauté et la Transfiguration suffirent largement, il est vrai, pour aller de l’ancienne Panéas au Thabor, puisqu’on peut opérer le trajet en trois journées seulement ; mais il est difficile de croire qu’un voyage si considérable ait eu lieu sans que les Évangélistes l’aient noté, surtout à une période où ils se montrent si fidèles à relever les moindres points dignes d’intérêt. Ces divers motifs ne peuvent‑ils pas contrebalancer une tradition, sérieuse sans doute, mais qui demeure complètement muette avant l’an 400 ? Nous n’hésitons pas à nous prononcer pour l’affirmative avec la plupart des auteurs contemporains : la première et la troisième raison surtout nous paraissent irréfutables. Voir l’exposé complet de la thèse dans Robinson, Palæstina, 3, p. 462 et suiv. ; le Dr Sepp et M. Gratz maintiennent l’opinion traditionnelle, quoique sans approfondir la question. Mais quelle sera la montagne de la Transfiguration, si le Thabor perd ainsi tous ses droits ? Le choix ne saurait être malaisé maintenant, malgré le silence des Évangiles. Si le glorieux épisode que nous étudions se passa aux environs de Césarée, de l’autre côté du Jourdain, il n’y a là qu’une seule montagne vraiment digne de ce nom, le Mont Hermon, haut de 2814 mètres, gigantesque avant‑coureur de l’Anti‑Liban, assis sur une base immense. C’est donc son sommet principal, ou du moins l’une de ses cimes secondaires, qui aurait servi de théâtre à la Transfiguration de Jésus. Nul autre endroit de la Palestine ne pouvait mieux convenir pour une pareille scène que cette montagne perdue entre le ciel et la terre. Là, Notre‑Seigneur pouvait trouver sans peine, après une ascension de quelques heures, le lieu calme et solitaire qu’il désirait cf. Ritter, 15, p. 394 ; Stanley, Sinaï and Palestine, p. 399 ; Schegg. Gedenkbuch einer Pilgerreise, 2, p. 139 ; Lichtenstein, Leben Jesu, p. 369, etc. De Wette se décide en faveur du mont Panius situé tout auprès de Césarée ; mais cette opinion est peu vraisemblable.


Mt17.2 Et il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. - Après les détails préliminaires contenus dans le premier verset, nous arrivons au fait même de la Transfiguration, qui commença, rapporte S. Luc, 9, 29, immédiatement après une nouvelle et mystérieuse prière de Jésus. Le phénomène est d’abord exprimé par un seul mot, transfiguré de la Vulgate, puis décrit à l’aide de quelques circonstances particulières. Le verbe métamorphoser s’emploie surtout pour désigner un changement extérieur du visage. S. Luc l’explique par une périphrase : « l’aspect de son visage devint tout autre ». C’est en effet sur la physionomie, qui est la partie la plus mobile et la plus intelligente du corps humain, que se manifestent tout d’abord les transfigurations, de quelque nature qu’elles soient. On sait que la joie, un mouvement de vive affection, la sainteté, les communications intimes avec Dieu, illuminent et transforment le visage, faisant passer sur lui une beauté, un éclat inhabituels. L’on a vu des saints transfigurés de la sorte au lit de mort, à l’oraison, après la sainte communion. Les Prophètes l’étaient parfois quand Dieu leur révélait sa volonté. Moïse, en descendant du Sinaï, avait un visage si resplendissant qu’il était impossible aux Hébreux de fixer les yeux sur lui. Exode 34, 29. Mais il y a ici quelque chose de plus que le rayonnement d’une âme céleste brillant sur une physionomie humaine ; il y a plus qu’un reflet de la Divinité transformant le visage d’un saint. C’est le Verbe divin lui‑même qui dépose momentanément la forme de serviteur, sous laquelle il a consenti à se cacher humblement par amour pour nous, et qui revêt la forme de Fils unique du Père. A ce point de vue, nous dirons avec saint Thomas d’Aquin que la Transfiguration fut beaucoup moins un miracle que la cessation temporaire d’un miracle habituel ; car c’était en vertu d’un prodige réel que le Sauveur voilait et dissimulait l’éclat dont sa nature divine eût sans cesse inondé sa sainte humanité : « quand il le voulait, cela ne se voyait pas, et quand il le voulait, cela se voyait, aussi apparut‑il dans sa splendeur ». - Devant eux : c’est sous les regards ravis des trois Apôtres que Jésus fut tout à coup transfiguré. - S.Matthieu note deux traits caractéristiques dont ils furent témoins : 1° Son visage resplendit... : Cette clarté lumineuse, éblouissante (comme le soleil), qui s’échappait du visage de Notre‑Seigneur fut produite par un rayonnement intérieur de sa divinité. L’enveloppe mortelle de son corps, qui était d’ordinaire comme un écran chargé d’arrêter sa gloire, fut elle‑même pénétrée, envahie, par ses splendeurs. - 2° Ses vêtements... Les vêtements mêmes de Jésus participent à l’éclat merveilleux qui émanait de tous ses membres : son corps brille à travers eux pour ainsi dire. Ils deviennent étincelants non pas comme la neige, comme le dit la Vulgate, mais comme la lumière ainsi que nous lisons dans le texte grec. Telles furent, pour ce qui concerne la personne sacrée du Sauveur, les principales circonstances de la Transfiguration. Elles nous montrent, dans ce mystère, un vrai prélude de la Résurrection, de l’Ascension, de la gloire éternelle du ciel. L’Évangéliste va passer maintenant aux circonstances plus extérieures du prodige, vv. 3-5.


Mt17.3 Et voilà que Moïse et Élie leur apparurent conversant avec lui. - Et voi... Ici, nous voyons apparaître de nouveaux témoins de la Transfiguration, témoins mystérieux, envoyés par le Père céleste, de même que Pierre, Jacques et Jean avaient été amenés par Jésus. - Apparurent. Ce fut une apparition réelle, objective, non pas une simple vision des Apôtres, comme le prétendent plusieurs exégètes à la suite de Tertullien. « Il était conforme à la raison que, puisque le Christ se montrait dans une gloire non feinte ni imitée, mais véritable et nette, les témoins ne devaient pas être faux ou emportés par l'imagination, mais véridiques », Maldonat. Cf. S. Luc. 9, 30 et s. ; 2 Pierre 1, 16-18. - Moïse et Élie. Ainsi que les Pères l’ont fréquemment attesté, Moïse et Élie venaient, comme les deux principaux représentants de l’ancienne Alliance, rendre hommage au fondateur de la nouvelle : Moïse au nom de la Loi, Élie au nom des Prophètes ; Moïse qui avait été le médiateur de la théocratie juive, Élie qui avait contribué plus que tout autre à sa restauration et à son rétablissement durant des jours mauvais. « L'Évangile est appuyé sur le témoignage de la loi et des prophètes. Voilà pourquoi, lorsque le Seigneur voulut montrer sa gloire sur la montagne, il était debout entre Moïse et Élie. Au milieu d'eux il recevait tous les honneurs ; à ses côtés la loi et les prophètes lui rendaient témoignage », S. Aug. Sermon 252. Ainsi donc, suivant une pensée très juste de M. de Pressensé, « tandis que le faux Judaïsme repousse le Messie, le véritable, dans ses plus authentiques représentants, le reconnaît et l’adore. L’ancienne Alliance et la Nouvelle se rejoignent sur le mont glorieux comme la justice et l’amour s’uniront bientôt sur une autre colline qui est déjà à l’horizon de Jésus », Jésus‑Christ, son temps, etc. p. 483. - Mais, s’est‑on demandé, comment les trois Apôtres surent‑ils que c’étaient Moïse et Élie qui s’entretenaient alors avec Jésus ? Ils le connurent ou par quelque signe extérieur qui les caractérisait, ou par l’objet même de l’entretien dont ils entendirent des fragments, ou par une communication subséquente de Jésus, ou, ce qui est plus probable, par une révélation immédiate :

Leurs yeux ne les connaissaient pas,

ils les reconnurent par la lumière du cœur


dit fort bien Sédulius, Carm. Pasch. 286. - Les anciens exégètes se sont vivement inquiétés du mode d’apparition de Moïse, pour lequel il existait en effet une difficulté spéciale, puisqu’il ne lui a pas été donné, comme à Élie, de vivre en chair et en os jusqu’à ce jour. Mais c’est là une question plus curieuse qu’utile, à laquelle il suffit de répondre par le mot de S. Thomas d’Aquin : « Moïse fut là en âme seulement. Mais de quelle manière fut‑il vu ? Il faut dire : comme les Anges sont vus ». - Conversant avec lui. S. Luc nous fera connaître dans sa généralité le sujet de cette conversation mystique : « Ils parlaient de son départ qui allait s’accomplir à Jérusalem », Luc. 9, 31. C’est de la Passion que l’on parle en un tel moment. A l’acte même de la glorification passagère du Sauveur s’unit l’indication détaillée des nombreuses souffrances par lesquelles il doit mériter pour sa sainte humanité une gloire sans interruption et sans fin.


Mt17.4 Prenant la parole, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, il nous est bon d'être ici, si vous le voulez, faisons-y trois tentes, une pour vous, une pour Moïse et une pour Élie." - Prenant la parole, Pierre. Sur cet emploi particulier du verbe « prendre la parole », comparer 11, 25 et l’explication. - D’après le troisième Évangile, 9, 33, c’est au moment où Moïse et Élie commençaient à se retirer, que S. Pierre, enivré de délices et sachant à peine ce qu’il disait, Cf. Marc, 9, 5 ; Luc. l. c., s’écria tout à coup en s’adressant au divin Maître : Il nous est bon d'être ici (en grec, beau et bon tout à la fois). Les mots « nous » et « ici » sont emphatiques. Nous tous, tant que nous sommes, y compris Moïse et Élie que l’Apôtre songeait précisément à retenir. Restons ici : notre séjour en ce lieu est trop plein de suavité pour que nous songions si promptement à le quitter. S. Pierre exprime son bonheur en termes simples et naïfs. S. Jean Chrysostome, Théophylacte et Euthymius lui prêtent, mais à tort, une pensée lâche et imparfaite : « Comme il craignait ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait pas longtemps, savoir que Jésus‑Christ devait aller à Jérusalem pour y souffrir... Il crut que ce lieu était sûr et qu’il valait mieux y demeurer », S. Jean Chrys. Hom. 56 in Matth. - Dans l’espoir de mieux faire accepter sa proposition, Pierre ajoute plus naïvement encore qu’il est tout prêt à construire avec ses deux amis trois tentes où Jésus, Moïse et Élie pourront commodément s’installer. - Si vous le voulez. Tournure délicate : il ne fera rien sans la permission expresse de son Maître. - Trois tentes : il pensait à des cabanes de feuillage, semblables à celles qui servaient aux Juifs de demeures transitoires pendant la fête des Tabernacles. Pour un séjour prolongé, tel qu’il le souhaitait, des habitations étaient nécessaires au sommet de la saint Montagne : il s’offre résolument pour en construire aussitôt. - Une pour vous... Dans cette énumération faite selon l’ordre de la dignité, Pierre s’oublie totalement lui‑même ainsi que ses deux compagnons. C’est qu’il s’envisage et qu’il les envisage avec lui comme des serviteurs de l’auguste assemblée. Pour eux, un abri n’est pas nécessaire : qu’on les laisse seulement où ils sont, ils ne demandent rien de plus. Les choses célestes et les choses terrestres étaient pour le moment toutes confondues dans son esprit par suite du bonheur qu’il éprouvait. Il oublie qu’un pareil moment ne saurait durer, être fixé sur la terre.


Mt17.5 Il parlait encore, lorsqu'une nuée lumineuse les couvrit, et du sein de la nuée une voix se fit entendre, disant : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute mon affection: écoutez-le."

- Cependant la scène change tout à coup et nous voyons éclater de nouveaux prodiges. - Lorsqu'une nuée... C’est la tente divine, au lieu des tentes fabriquées de main d’homme que proposait S. Pierre. Dans l’Ancien Testament, les théophanies, ou manifestations de Dieu, étaient toujours accompagnées d’une nuée, Dieu dissimulant sa gloire sous cette enveloppe mystérieuse, parce que des yeux mortels n’en auraient pu supporter l’éclat, Cf. Exode 16, 10 ; 40, 32 et ss. ; Nombres 11, 25, etc. ; de là ces mots bien connus du Psalmiste : « des nuées, tu te fais un char, tu t'avances sur les ailes du vent », Psaume 103, 3. La nuée lumineuse qui apparaît soudain est donc un symbole de la présence divine, de la Schekina, pour employer le langage consacré des Rabbins. - Les couvrit. Eux, c’est-à-dire les trois principaux personnages que S. Pierre vient de nommer, Jésus, Moïse et Élie. Le pronom ne se rapporte ni aux seuls disciples, ni à toute l’assistance, comme il ressort très clairement du récit de S. Luc, 9, 34. Quoique brillante, la nuée qui descendait du ciel enveloppa le Sauveur et ses deux visiteurs à la façon d’un voile : ils disparurent dans ce sanctuaire dont les trois Apôtres demeuraient exclus. - Ce prodige avait à peine eu lieu, qu’un nouveau miracle était produit : - Une voix. C’était la voix du Père céleste, comme l’indique le nom de Fils qu’elle donne à Jésus. Elle a salué le Messie au moment de son baptême, Cf. 3, 17 ; elle le saluera plus tard encore à la veille de sa Passion, Cf. Jean 12, 28, elle le salue aujourd’hui pour le proclamer Législateur de la nouvelle Alliance. - Disant. Les paroles qu’elle prononce diffèrent à peine de celles qu’elle avait fait entendre autrefois sur les bords du Jourdain, « Celui‑ci est mon Fils », dit‑elle d’abord. Ces mots sont presque littéralement empruntés au second Psaume, v. 7. Les suivants : « bien‑aimé, qui a toute mon affection », sont tirés d’Isaïe, 42, 1. Les derniers enfin, écoutez-le, obéissez-lui, ne sont que la reproduction pure et simple de la recommandation adressée au Hébreux par Moïse relativement au Messie, Deutéronome 18, 15 ; de sorte que Dieu le Père réunit ici trois prophéties messianiques (Psaume 2,7 ; Isaïe 42,1 ; Deutéronome 18,19) pour les appliquer lui‑même à Jésus. Voilà donc la confession de S. Pierre, 16, 16, confirmée directement par le ciel.


Mt17.6 En entendant cette voix, les disciples tombèrent la face contre terre, et furent saisis d'une grande frayeur. - Entendant cette voix... « car la fragilité humaine ne peut supporter la vue d'une gloire bien au‑dessus d'elle ; l'épouvante s'empare de tout son être, et elle tombe la face contre terre », S. Jérôme in h.l. Ce n’est pas pour adorer la majesté divine qu’ils se jettent à terre, leur attitude est celle de l’effroi cf. Genèse 17, 3 ; Jud. 13, 20 ; Ézéchiel 1, 28 ; 3, 23 ; Dan. 8, 17 ; 10, 9, etc. Prosternés, ils couvrent leurs visages de leurs mains, sans oser regarder ce qui se passe alentour ; car c’était une persuasion des Juifs qu’on ne saurait voir Dieu sans mourir.






Mt17.7 Mais Jésus, s'approchant, les toucha et leur dit : "Levez-vous, ne craignez pas." - Jésus, s'approchant. Cependant le miracle de la Transfiguration est terminé : mais les Apôtres, qui l’ignorent, demeurent la face contre terre, et il faut que le bon Maître s’approche d’eux pour les avertir. - Les toucha : il les touche doucement pour leur monter qu’il est lui‑même auprès d’eux et qu’ils n’ont rien à redouter, Cf. Os. 6, 5-7 ; Dan. 10, 9-10 ; Apocalypse 1, 17 ; puis il leur adresse quelques paroles aimables, afin de les rassurer de la voix en même temps que du geste.


Mt17.8 Alors, levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus seul. - Levant les yeux... Détail pittoresque, tout à fait naturel. Les Apôtres étaient tellement effrayés de ce qu’ils avaient vu et entendu, qu’ils se bornèrent d’abord à lever timidement la tête pour regarder autour d’eux. - Mais ils n’aperçurent que Jésus : la nuée céleste avait disparu, Moïse et Élie s’étaient retirés : le Christ seul était là sous ses traits habituels, sous la forme de serviteur, semblable à un homme ordinaire. - Tel fut, dans ses principaux détails le grand mystère de la Transfiguration. Il resta gravé d’une manière ineffaçable dans l’esprit des trois Apôtres qui en avaient été témoins. S. Jean y fait évidemment allusion lorsqu'il s'écrie, dans le Prologue de son Évangile, 1, 14 : « nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique ». S. Pierre le raconte tout au long dans sa seconde lettre, 1, 16-18 : « Ce n’est pas en suivant des fables ingénieuses que nous vous avons fait connaître la puissance et l’avènement de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, mais après avoir été les témoins de sa grandeur. Car il reçut de Dieu le Père honneur et gloire, lorsque cette voix descendit sur lui d’une gloire magnifique : C’est ici mon Fils bien‑aimé en qui je me suis complu ; écoutez-le. Et nous avons entendu cette voix venue du ciel, lorsque nous étions avec lui sur la sainte montagne ». Ce récit du prince des Apôtres, rapproché de la narration évangélique, démontre jusqu’à l’évidence le caractère réel et littéral du glorieux phénomène de la Transfiguration. Et pourtant, il n’est sorte d’interprétations ridicules qu’il n’ait reçues de nos jours dans le camp rationaliste. On a vu dans la Transfiguration de Notre‑Seigneur tantôt un rêve pur et simple (Kuinœl, Neander), tantôt un rêve accompagné d’orage (Gabler), tantôt un jeu de lumière atmosphérique, c’est-à-dire un mélange extraordinaire d’ombres et de clartés (Paulus, Ammon), tantôt une entrevue de Jésus avec deux disciples inconnus (Venturini, Hase), tantôt un mythe (Strauss, Schulz), tantôt une allégorie (Weisse, B. Bauer), etc. D’autre‑part, sans aller aussi loin du côté négatif, plusieurs auteurs anciens et modernes, par exemple Tertullien, adv. Marc. 4, 22, Heder et Gratz, ont prétendu que la Transfiguration a été un fait purement subjectif, une vision et rien de plus, bien que cette vision fût quelque chose de surnaturel. D’autres l’ont regardée comme un événement en partie subjectif, - l’apparition de Moïse et d’Élie, - en partie objectif - la transfiguration proprement dite (Meyer, etc.). Pour la réfutation de ces systèmes, nous renvoyons le lecteur à la polémique rationaliste de M. l’abbé Dehaut, l’Évangile expliqué, défendu, t. 3, p. 94 et ss. C’est une tâche plus agréable de noter quelques‑uns des nombreux chefs‑d’œuvre de peinture inspirés par cette scène grandiose, en particulier ceux de Bellini, de Pordenone, du Pérugin, de fra Angelico, de Raphaël. Dans la fresque de fra Angelico, les bras du Christ sont tendus en croix et rien n’est plus majestueux que sa pose et que le regard dont il accompagne cette muette allusion au sacrifice sanglant qui approche. M. Charles Blanc, dans son Histoire des peintres, décrit ainsi l’œuvre de Raphaël : « Radieuse figure du Christ, illuminant le Thabor, suspendue en l’air et portée sur l’aile de Dieu ; puis les trois disciples éblouis, terrassés par la lumière qui émane du visage et des vêtements du Fils de l’homme, vision glorieuse qu’Élie et Moïse peuvent seuls contempler... La tête du Christ fut le suprême effort du génie de Raphaël. Après l’avoir achevée, il ne toucha plus les pinceaux et la mort vint le frapper en ce moment ». Cf. Gœthe, Werke, éd. in 24 de Cotta, t. 20, p. 134. - Ajoutons enfin que, suivant la doctrine des Saints Pères, la Transfiguration de Jésus‑Christ est un consolant emblème et une garantie vivante de notre future résurrection : « Par sa transfiguration… il fonde l'espérance de l'Église, en faisant découvrir à tout le Corps du Christ quelle transformation lui serait accordée ; ses membres se promettraient de partager l'honneur qui avait resplendi dans leur chef », S. Léon‑le‑Grand, Serm. 94 sur la transfiguration. « Dans la Transfiguration… est annoncée la gloire ultime de la résurrection », S. Grégoire‑le‑Grand, Moral. 32, 6.


Trois incidents qui se rattachent à la Transfiguration, vv. 9-22.


a. Entretien relatif à l’avènement d’Élie. vv. 9-13. Parall. Marc. 9, 8-12.


Mt17.9 Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit ce commandement : "Ne parlez à personne de cette vision, jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité des morts." - Comme ils descendaient... L’entretien commença immédiatement après la scène de la Transfiguration, tandis que Jésus et ses disciples descendaient le long des flancs rapides de l’Hermon. Le Sauveur intima d’abord aux trois Apôtres la défense de raconter les faits qu’ils avaient eu le bonheur de contempler. - Jésus leur donna cet ordre : c’était un ordre formel, à l’exécution duquel il tenait vivement. - Ne parlez à personne : le secret devait être absolu ; il n’était pas même permis à ceux auxquels Jésus‑Christ l’imposait d’en faire part aux autres apôtres. Toutefois, ce secret ne les obligeait pas à perpétuité : la Résurrection du Sauveur y mettrait fin prochainement. - Jusqu'à ce que le Fils de l'homme... S. Luc, bien qu’il ne mentionne pas la défense de Jésus, a soin de nous dire cependant que « les disciples se turent, et ne dirent à personne, en ces jours‑là, rien de ce qu’ils avaient vu », 9, 36 ; S. Marc, 9, 8 et 9, signale tout à la fois l’ordre du Maître et l’obéissance des disciples. Mais quelles raisons pouvaient bien porter Notre‑Seigneur à exiger de ses amis ce silence extraordinaire ? Nous les avons indiquées précédemment, lorsque nous avons rencontré des injonctions du même genre cf. surtout 16, 20. Il en est une autre plus particulière que S. Jérôme déduit, dans les termes suivants, du fait même de la Transfiguration : « Il ne veut pas que cet événement soit prêché au peuple, dans la crainte que la grandeur même du prodige ne le rendît incroyable, et que la croix qui devait suivre la manifestation d'une si grande gloire ne fut un scandale pour les esprits grossiers », Comm. in h.l. Cf. S. Jean Chrysost. Hom. 56 in Matth. En prescrivant le secret, même pour les Apôtres, Jésus se proposait sans doute aussi d’éviter de fâcheuses rivalités dans le cercle de ses meilleurs amis. - Ce qu’ils ont vu doit s’entendre d’une manifestation objective, pleine de réalité : il n’est nullement synonyme de vision, comme le montrent les expressions plus claires de S. Marc (9, 9), « ce qu'ils avaient vu », et de S. Luc (9, 36), « ce qu'ils avaient vu ». Cf. Actes des Apôtres 7, 31 ; 9, 10-12 ; 10, 3 ; 11, 5 ; etc.


Mt17.10 Ses disciples l'interrogèrent alors, et lui dirent : "Pourquoi donc les Scribes disent-ils qu'il faut qu’Élie vienne auparavant ?" - Ses disciples l'interrogèrent. Les détails importants qui vont suivre font complètement défaut dans le troisième Évangile : S. Marc les raconte presque dans les mêmes termes que S. Matthieu. - Pourquoi donc... Sur quoi repose ce « donc » ? Quel enchaînement y a‑t-il entre les antécédents et la question que les Apôtres adressent à Notre‑Seigneur d’une manière si soudaine ? Les exégètes varient beaucoup d’opinion lorsqu’il s’agit d’établir la connexion logique des idées dans ce passage. Plusieurs rattachent l’objection des disciples à la défense que Jésus venait de leur intimer. Vous ne nous permettez pas de parler de ces choses : serait‑ce parce que les Scribes nous trompent quand ils annoncent le futur avènement d’Élie ? D’autres attribuent la réflexion des Apôtres à l’étonnement où ils étaient de voir que le prophète Élie n’avait fait son apparition qu’après Jésus, bien qu’il dut être le précurseur du Christ, selon l’enseignement des Docteurs. Cf. S. Jean Chrys. Hom. 56 in Matth ; Euthymius, etc. Suivant un troisième sentiment qui semble plus naturel, c’est le brusque départ d’Élie qui inquiétait les Apôtres. Pourquoi, pensaient‑ils, nous dit‑on qu’Élie viendra et rétablira toutes choses, puisque, après une si courte apparition, il a aussitôt disparu sans rien faire ? - Etc. - Quoi qu’il en soit de l’enchaînement particulier, la liaison générale est claire : « ceux qui pensaient que l'avènement du Christ (c'est-à-dire sa prise de possession en tant que roi messianique) était imminent, et qui ne voyaient pas venir Élie, s’interrogeaient », Maldonat in h. l. - Il faut qu'Élie vienne auparavant. Les mots essentiels sont « il faut » et « auparavant » : le prophète viendrait nécessairement et son avènement précéderait celui du Christ. La question mystérieuse du retour d’Élie sur la terre intéressait vivement les Juifs : il n’est donc pas surprenant qu’elle fît partie de l’enseignement des Scribes, et que les Apôtres eussent si bien retenu ce qu’on leur avait appris à ce sujet. Les écrits talmudiques en sont remplis : ils cherchent de toutes manières à fixer l’époque précise de l’apparition du Prophète. Mais ils n’ont réussi à déterminer qu’un point, regardé comme certain par les Rabbins, savoir qu’Élie ne fera pas son apparition en un jour de sabbat. Les Juifs modernes ne s’occupent pas moins d’Élie que leurs ancêtres, car ils ont la ferme confiance que ce saint personnage s’occupe d’eux à toute heure, et qu’il assiste, quoique invisible, à leurs cérémonies religieuses et à leurs fêtes de famille. Cf. Coypel, Le Judaïsme, p. 102, 229 ; Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace, p. 96.


Mt17.11 Il leur répondit : "Élie doit venir, en effet, et rétablir toutes choses. - Jésus leur répondit. Réponse précieuse qui jette une vive lumière sur une question jusqu’alors très confuse. - Élie doit venir : donc Élie viendra, il viendra un jour en personne : les Docteurs de la Loi n’ont pas tort quand ils annoncent cet événement. Et, quand il sera venu, il rétablira toutes choses, il opérera, spécialement dans son peuple, une restauration morale universelle, selon la parole du Seigneur qui termine le livres des prophéties de l’Ancien Testament : « Voici, je vous enverrai Élie, le prophète, avant que le jour de l'Éternel arrive, ce jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères à leurs enfants, et le cœur des enfants à leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d'interdit », Malachie 4, 5, 6. S. Mais à quelle époque Élie viendra‑t-il, puisque Jésus‑Christ affirme catégoriquement qu’il doit venir ? A la fin du monde, avant le second avènement du Christ, comme l’enseignent unanimement les Pères et les Docteurs catholiques. Les protestants se refusent pour la plupart à admettre cette interprétation, disant que le v. 12 corrige le v. 11 et montre « qu’Élie est déjà venu ». Mais nous leur répondrons avec un des leurs, homme de talent et de bonne foi : « Quiconque, dans cette réponse du Christ, voudrait enlever la confirmation manifeste et frappante de ce fait qu’un avènement d’Élie est encore à réaliser, doit faire une grande violence aux paroles », Stier, Reden des Herrn Jesu in h. l. Nier l’avènement futur et personnel d’Élie c’est, dit Bellarmin, une hérésie, ou une erreur qui approche de l’hérésie. De Rom. Pontif. l. 3, c. 6.



Mt17.12 Mais je vous le dis, Élie est déjà venu, ils ne l'ont pas connu, et ils l'ont traité comme ils ont voulu : ils feront souffrir de même le Fils de l'homme." - Mais je vous le dis. Exact sur un point, l’enseignement des Scribes relativement à Élie était incomplet, inexact, sur un autre. Dans la prophétie de Malachie, ils n’avaient pas su, ou du moins ils n’avaient pas pu distinguer deux sens distincts, qui concernaient le double avènement du Christ, et le double avènement corrélatif de son Précurseur. Élie doit venir, telle est la signification littérale de la prédiction, d’après le v. 13. Et pourtant, indépendamment de ce sens littéral, il en est un autre non moins vrai, mais seulement typique, suivant lequel la prophétie a déjà reçu une première réalisation. En effet, Élie est déjà venu, le type, l’image fidèle d’Élie a déjà paru au milieu du monde juif, et ce type, cette image, c’est Jean‑Baptiste, dont il avait été prédit dès avant sa naissance qu’il précéderait le Christ dans la force et dans l’esprit d’Élie. Cf. Luc 1, 17. Ainsi donc, « il ne faut pas s’étonner si, après avoir dit « qu’Élie est déjà venu », il dit néanmoins qu’il doit venir encore pour rétablir toutes choses. L’un et l’autre était véritable. Quand il dit « qu’Élie viendrait pour rétablir tout », il marque, comme j’ai dit, le véritable Élie et la conversion des Juifs; et lorsqu’il dit « qu’il est déjà venu», il marque saint Jean qu’il appelle Élie, parce qu’il remplissait la mission que remplissait Élie », S. Jean Chrysost. Hom. 57. - Et ils ne l'ont pas connu. Du Précurseur, comme du Christ, il est écrit que « les siens ne l’ont pas reçu ». Malgré la grande affluence de peuple que nous avons vue autour de lui, 3, 5, la majorité des Juifs était demeurée insensible à sa prédication ; surtout elle n’avait pas reconnu son vrai rôle, elle n’avait pas sur voir en lui le Précurseur du Messie cf. 11, 18. - Mais il lui ont fait... Allusion au long emprisonnement et à la mort de Jean‑Baptiste : tout ce qu’ils ont voulu, c’est-à-dire tout ce que souhaitaient leurs passions mauvaises, ils l’ont accompli en lui. Sans doute, cette accusation ne retombe pas directement sur le peuple juif tout entier, puisque c’était Hérode avec sa cour corrompue qui avait fait mourir le Précurseur ; mais, si l’on avait reconnu sa dignité, on aurait su le défendre contre le tyran. - C'est ainsi que le Fils de l'homme. Les mauvais traitements infligés à Jean‑Baptiste rappellent à Jésus‑Christ ceux qu’il endurera bientôt à son tour de la part des Juifs, et il associe de nouveau à la Transfiguration le souvenir de ses souffrances prochaines.


Mt17.13 Les disciples comprirent alors qu'il leur avait parlé de Jean-Baptiste. - Les disciples comprirent alors... Cette fois, contre leur habitude, ils ont immédiatement compris les paroles de leur Maître. Ils voient que, dans leur dernière partie, elles désignent le Précurseur, et ils savent maintenant comment concilier la disparition d’Élie avec le caractère messianique de Jésus. - Du reste, Notre‑Seigneur avait dit un jour publiquement au Juifs, mais probablement en l’absence des Douze, que S. Jean était « le prophète Élie qui doit venir », Mth 11, 14 : voir l’explication.


Guérison d’un lunatique 14-20. Parall. Mc 9, 13-28 ; Lc 9, 37-43.


Mt17.14 Quand ils rejoignirent la foule, un homme s'approcha, et, tombant à genoux devant lui, - Lorsqu'ils rejoignirent... Quel contraste. De la montagne de la Transfiguration, où le ciel s’était en quelque sorte confondu avec la terre, Jésus descend dans la vallée des larmes, pour y contempler le spectacle des plus terribles conséquences du péché. « Ici se déroule une scène très différente de celle qu'attendait Pierre, v. 4. Pendant que Moïse était sur la montagne, le peuple se corrompit, Exode 32, 7. Pendant que Jésus était sur la montagne, une affaire au sein du peuple n'avait pas été bien gérée », Bengel, Gnomon in h. l. On sait le parti que le génie de Raphaël a su tirer de ce contraste dans son tableau de la Transfiguration que nous signalions précédemment. Tandis que la partie supérieure de la fresque est consacrée au mystère de la glorification de Jésus, on voit au bas, au milieu des Apôtres impuissants et de la foule incrédule, le jeune possédé qui s’agite violemment et dont les traits contractés, livides, font ressortir davantage la physionomie de Jésus. - Un homme s'approcha... Dès qu’il aperçoit le Sauveur, ce malheureux père se détache de la foule et se précipite au‑devant de lui ; puis, tombant à genoux, il lui adresse la prière motivée que nous ont conservée les trois premiers Évangiles.


Mt17.15 il lui dit : "Seigneur, ayez pitié de mon fils qui est lunatique et qui souffre cruellement, il tombe souvent dans le feu et souvent dans l'eau. C’est d’abord un cri de pitié : Ayez pitié de mon fils, poussé avec d’autant plus de douleur et d’énergie que le suppliant n’avait pas d’autre fils, Cf. Luc. 9, 38. C’est ensuite la description émue des souffrances qu’endure ce pauvre enfant, et des dangers qu’il court, qui est lunatique. Nous avons dit, en expliquant le v. 24 du chap. 4, que cette expression était une désignation populaire de certaines maladies sur lesquelles la lune, dans ses différentes phases, était censée avoir, ou avait en réalité quelque influence. Au trouble des organes s’était joint, d’après le contexte, un autre mal encore plus affreux, puisque cet infortuné jeune homme était possédé du démon. - Et qui souffre cruellement : les détails pathologiques plus complets du second et du troisième évangéliste nous montrent combien étaient affreuses les souffrances endurées par ce démoniaque. Son état, tel qu’ils le décrivent, présente de très grands rapports de ressemblance avec l’épilepsie. - Souvent il tombe... Ces mots indiquent le caractère subit et dangereux des crises : elles avaient lieu dans des circonstances telles que le malade risquait d’y trouver à chaque instant une mort horrible. Le médecin Caelius Aurelianus, dans son traité des maladies chroniques, 1, 4, dépeint presque dans les mêmes termes la situation précaire de quelques‑uns de ses patients atteints du haut mal : « se souillant en tombant dans des lieux publics, soumis à des dangers extérieurs, faisant des chutes, tombant dans des fleuves ou dans la mer ».


Mt17.16 Je l'ai présenté à vos disciples, et ils n'ont pas su le guérir." - Je l'ai présenté. Il était venu la veille, pendant la courte absence de Jésus, Cf. Luc. 9, 37 ; n’ayant trouvé que les Apôtres, ils les avait priés de guérir son fils. Ceux‑ci s’étaient mis aussitôt à l’œuvre pour chasser le démon ; mais en vain, car il avait résisté victorieusement à tous leurs exorcismes.


Mt17.17 Jésus répondit : "O génération incrédule et perverse, jusques à quand serai-je avec vous ? Jusqu’à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi ici." - Jésus répondit. Cette nouvelle remplit le divin Maître d’une sainte tristesse et d’une sainte indignation auxquelles il donna immédiatement libre cours. - O génération incrédule... Autant la signification de ce reproche est claire, autant il est difficile de déterminer la partie de l’assistance sur laquelle il retombe. Suivant Origène, il serait adressé directement aux disciples et à eux seuls ; au contraire, d’après la plupart des anciens commentateurs, Cf. Maldonat in h. l., il n’était appliqué qu’au reste de l’assemblée, à l’exclusion des Apôtres. Il nous paraît plus juste de dire avec Olshausen, Stier et plusieurs autres, qu’il concerne tout à la fois le père du démoniaque, la foule et les disciples. En effet, si le mot « génération » est trop vaste pour ne désigner que les Apôtres, l’entretien particulier que ceux‑ci auront bientôt avec Jésus, Cf. vv. 18 et 19, prouvera suffisamment qu’ils méritaient eux aussi, jusqu’à un certain point, l’épithète d’incrédules. Mais, d’autre part, ce furent avant tout les sentiments imparfaits des assistants qui contribuèrent à prêter main forte au démon et à lui donner la victoire sur les neuf disciples. De même que Jésus n’avait pu opérer de nombreux prodiges à Nazareth, à cause de l’incrédulité de ses concitoyens, Cf. 13, 58, de même ses Apôtres étaient restés impuissants dans la circonstance présente, parce que ceux qui les entouraient n’avaient pas une foi suffisante, digne d’un miracle. - La seconde épithète, perverse, désigne un bouleversement moral, un triste désordre de l’âme cf. Deutéronome 32, 5. - Jusqu'à quand... Ces paroles semblent si dures, elles sont de prime abord si extraordinaires sur les lèvres de Notre‑Seigneur que S. Jérôme croit devoir en adoucir l'effet en disant, du reste avec beaucoup de délicatesse et de vérité : « Non pas que nous devions en conclure qu'il était lassé d'eux, et que sa gentillesse et sa douceur finirent par éclater en paroles de colère ; mais qu'il était semblable à un médecin voyant son malade agir contre ses prescriptions, et qui dirait : Combien de temps devrai‑je vous visiter dans votre chambre ? Combien de temps gâcherez-vous mon travail, car je vous prescris une chose et vous en faites une autre ? », Comm. in h. l. Douloureusement ému, le Sauveur voudrait que sa tâche fût enfin achevée, et qu’il pût jouir au ciel de la paix et du repos, après tant d’ennuis que lui causent ceux qu’il est venu sauver. - Amenez-le-moi. Son mécontentement n’est pas un obstacle à sa bonté et il se dispose à guérir le jeune malade, qu’il commande de lui amener. - Moi ici est emphatique, à moi, puisque vous avez été si faibles. Le général va réparer la défaite de ses officiers inférieurs.








Mt17.18 Et Jésus commanda au démon avec menace, et le démon sortit de l'enfant, qui fut guéri à l'heure même. - Et Jésus commanda... Les récits de S. Marc et de S. Luc décrivent la scène terrible qui se produisit alors, et les violences que l’esprit mauvais fit subir à sa victime avant de la quitter pour toujours. Néanmoins, le démon fut bien forcé d’obéir, « et le démon sortit».


Mt17.19 Alors les disciples vinrent trouver Jésus en particulier, et lui dirent : "Pourquoi n'avons-nous pas pu le chasser ?" - Ce verset et les deux suivants contiennent la relation d’une intéressante conversation qui eut lieu presque aussitôt après le miracle entre Jésus et ses Apôtres, touchant l’impuissance de ces derniers. - En particulier. Le Maître et les disciples sont actuellement seuls ; la foule s’est dispersée, et ils ont pu se retirer dans une maison voisine. Cf. Marc. 9, 27. L’entretien est ouvert par les Apôtres eux‑mêmes qui interrogent naïvement et familièrement le Sauveur, suivant leur habitude. - Pourquoi n'avons‑nous pas pu ? Ils n’ont pas bien compris le sens du reproche adressé par Jésus à la génération incrédule et perverse ; il ne leur est pas venu à la pensée qu’il pouvait bien les concerner aussi. De plus, comme ils avaient déjà fait usage, et victorieusement, du pouvoir que Jésus‑Christ leur avait conféré sur les démons, Cf. Luc. 10, 17, ils se demandent avec une certaine amertume quel a été le motif de leur récent insuccès, et de la pénible humiliation qui en a été la conséquence.












Mt17.20 Jésus leur dit : "A cause de votre manque de foi. En vérité, je vous le dis, si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Passe d'ici là, et elle y passera, et rien ne vous sera impossible. - Jésus leur dit. Jésus leur dévoile simplement la raison secrète qu’ils désirent connaître, et profite de cette occasion pour leur donner une leçon de la plus haute importance. - A cause de votre manque de foi : telle a été la cause de leur défaite. Eux aussi, ils sont incrédules, non pas sans doute au sens strict, à la façon des Scribes ou du peuple qu’animent des sentiments pharisaïques, mais du moins d’une manière relative. Ils n’ont pas la foi que Jésus serait en droit d’attendre d’eux après les grâces et les lumières spéciales dont ils ont été comblés. - En vérité... Après avoir appliqué d’avance le sceau du serment à la promesse qu’il va faire, Jésus‑Christ propose à ses disciples l’image de la foi parfaite, dont il développe les effets tout‑puissants. - Si vous aviez de la foi ; non pas simplement la foi théologale mais cette foi vive, efficace, cette confiance complète en Dieu, qui permettent d’accomplir des prodiges étonnants avec la plus grande facilité. - Comme un grain de sénevé. « Ce grain paraît fort peu de chose, rien de plus méprisable à la vue , mais au goût rien de plus acre. N'est‑ce pas l'emblème de la ferveur brûlante et de la vigueur intime de la foi dans l’Église ? », S. August. Serm 256. Nous croyons qu’ici encore Notre‑Seigneur fait plutôt allusion à la petitesse du grain de sénevé qu’à l’âcreté et à la force intrinsèque de la moutarde cf. 13, 31. « Jésus‑Christ, pour montrer qu’un peu d’une véritable foi produisait des effets prodigieux, la compare à cette graine », S. Jean Chrysost. Hom. 57 in Matth. De même qu’il ne faut qu’une étincelle pour allumer un violent incendie, de même, pour réaliser les merveilles dont parle Jésus, il suffit d’un peu de foi réelle et vigoureuse. Assurément, plus on en aura, plus on sera puissant ; mais c’est la qualité qui importe avant tout. - Vous direz à cette montagne : en prononçant ces mots, le Sauveur indiquait de la main la montagne de la Transfiguration, l’Hermon et sa masse gigantesque. - Transporte‑toi d'ici à là : nouveau geste pour montrer l’endroit où la montagne devrait se transporter dans cet étrange déplacement. - Et elle y passera, docile comme un enfant à la voix de son maître. Et c’est une quantité de foi simplement égale à un grain de sénevé qui changerait de place un montagne énorme. La plus petite mesure concevable de pouvoir spirituel suffit donc pour réduire à l’obéissance les puissances les plus colossales de ce monde. « Si vous me demandez: Quand donc les Apôtres ont‑ils transporté des montagnes ? Je vous répondrai qu'ils ont opéré des prodiges bien plus grands en ressuscitant plusieurs fois des morts. Mais l'histoire nous apprend qu'après les Apôtres, des saints qui leur étaient inférieurs ont réellement transporté des montagnes dans des nécessités pressantes », S. Jean Chrysost. l. c. Parmi les Saints de second rang auxquels fait allusion le grand évêque de Constantinople, qu'il suffise de mentionner l'histoire bien connue de S. Grégoire le Thaumaturge ; Cf. Eusèbe, Hist. Eccl. 7, 23. Grotius, dans son commentaire, cite deux autres exemples plus récents : « Je n’irai pas non plus nier… que se soit réalisé ce que l’on dit ici quand, à la prière de Nonon, un bloc de pierre énorme s’est déplacé vers Soracte, selon le martyrologe ; et quand la même chose s’est produite en présence du calife babylonien en 1225 à la demande d’un évêque arménien. Gardons-nous de mépriser ces auteurs. » Voir aussi Corneille de Lapierre, Comm. in h. l. Il faut donc prendre à la lettre cette promesse de Jésus‑Christ, que nous lui entendrons répéter dans plusieurs autres circonstances cf. 21, 21 ; Luc. 17, 6. Elle confère aux vrais croyants autre chose que le pouvoir d’accomplir des prodiges dans l’ordre moral. « Que la foi ait opéré des miracles dans le monde extérieur, dit le protestant Stier, et qu’elle en opère encore de temps à autre, il n’y a pour le nier que les fous, qui s’imaginent qu’avec leur incrédulité ils peuvent réussir à mettre de côté tous les faits de l’histoire », Reden des Herrn Jesu, in h. l. La foi, il est vrai, fait rarement usage de cette puissance que Jésus lui a concédée ; car elle comprend que les occasions où elle doit l’exercer prudemment, d’une manière conforme au plan divin, ne se présentent pas tous les jours : elle n’en use que sous l’influence des inspirations célestes. Le Sauveur n’a pas donné par là au premier venu le droit de bouleverser la géographie physique du globe, selon la réflexion pittoresque du P. Curci, Lezioni, 3, p. 275. - Mais il ne permet pas seulement aux hommes doués d’une foi robuste d’être des arracheurs de montagnes comme disaient les Rabbins des orateurs éloquents, aussi ajoute‑t-il : Et rien ne vous sera impossible : tout ce qui sera conforme à la volonté de Dieu, utile à mon royaume, vous le pourrez. La foi met ainsi entre nos mains l’omnipotence divine.


Mt17.[21 Rien ne peut faire sortir cette espèce-là, sauf la prière et le jeûne] - cette espèce-là. Tout est possible à la foi, et pourtant il est des œuvres qu’elle accomplit plus difficilement que d’autres : Jésus, revenant directement à la question que lui avaient posée les Apôtres, montre que le contrôle des esprits mauvais est une chose plus malaisée que l’action de transporter les montagnes : il faut donc, pour remplir le rôle d’exorciste, une foi d’une énergie particulière, activée par de grands moyens. Les exégètes se demandent si, par les mots « cette espèce-là », Notre‑Seigneur a voulu désigner toute la race des démons en général, S. Jean Chrysost., ou seulement la catégorie à laquelle appartenait l’esprit infernal que les Apôtres n’avaient pas été capables d’expulser. Ce second sentiment nous paraît le plus probable ; c’est du reste le plus généralement adopté. - Que par la prière... Évidemment, il s’agit ici de la prière et des jeûnes de l’exorciste, bien que des esprits bizarres aient essayé d’en faire les œuvres du possédé lui‑même. Évidemment aussi, cette prière et ce jeûne ne doivent pas être considérés isolément, mais dans leur union avec la foi qui forme le sujet de l’entretien, ou mieux encore, comme moyens d’accroître et d’aviver la foi. Jésus veut dire que, dans certaines circonstances, le Thaumaturge est en présence de démons supérieurs et si puissants qu’une foi commune est insuffisante pour les expulser : les Apôtres venaient précisément de se trouver dans un cas semblable. Quand cela arrive, il faut exciter sa foi pour la mettre à la hauteur du prodige que l’on veut accomplir ; or, la prière et le jeûne produisent sous ce rapport des résultats aussi prompts qu’infaillibles. La prière, qui est au fond un acte de foi, fortifie considérablement cette vertu dans un cœur. Vivre dans la prière, c’est vivre dans la foi ; il en est de même du jeûne. « Le jeûne uni à la foi produit une très grande force », S. Jean Chrysost. Hom. in l. c. Ces deux moyens réunis sont donc, suivant la belle comparaison du saint Docteur, deux ailes qui nous transportent bien haut dans les régions de la foi. « Celui donc qui sait unir la prière au jeûne a, pour ainsi dire deux ailes plus rapides que les vents ; il ne se laisse atteindre dans la prière ni par l'ennui, ni par la tiédeur, défauts si communs dans un grand nombre ; mais il est plus ardent que le feu et plus élevé que la terre, et un tel homme est par dessus tout redoutable au démon », ibid.












c. Seconde annonce officielle de la Passion, vv. 21-22. Parall. Marc. 9, 29-31 ; Luc. 9, 44-45.

Mt17.22 Comme ils parcouraient la Galilée, Jésus leur dit : "Le Fils de l'homme doit être livré entre les mains des hommes, - Comme ils parcouraient. Jésus et les siens avaient quitté cette province pour aller dans la Gaulanite, Cf. 16, 4, 5, 13 ; ils y rentrent maintenant après une absence qui paraît avoir duré quelques semaines. Ils franchirent probablement le Jourdain en face de Césarée et traversèrent toute la Haute‑Galilée pour descendre à Capharnaüm, v. 23. Ce voyage fut mystérieux et secret, comme nous l’apprend S. Marc, 9, 29. - Jésus leur dit. Chemin faisant, le Sauveur réitère à ses disciples la triste nouvelle qu’il leur avait déjà communiquée peu de jours avant sa Transfiguration : Le Fils de l'homme doit être livré... Plus l’heure de la Passion approche, plus il faut que les Apôtres s’habituent au cri terrible « Crucifie-le » qu’ils entendront bientôt retentir. Or, nous l’avons vu, l’ère de la Passion a été en quelque sorte inaugurée sur la montagne de la Transfiguration : voilà pourquoi Jésus insiste avec force sur la nécessité de ses souffrances, afin de préparer ses disciples et de les fortifier contre l’épreuve. - Doit être livré, : c’est une nécessité ; le décret divin a été lancé et il faut qu’il s’exécute. - Entre les mains des hommes. Les mains des hommes sont de méchantes mains, David le savait par expérience, Cf. Chron. 22, 13 ; aussi, le Fils de l’homme recevra‑t-il d’elles les plus mauvais traitements, qu’il résume ici dans le mot mourir.









Mt17.23 et ils le mettront à mort, et il ressuscitera le troisième jour." Et ils en furent vivement attristés. - à mort. La première fois que Jésus avait prédit ses souffrances et sa mort, il l’avait fait en termes plus explicites, Cf. 16, 21 ; mais il est vraisemblable que l’évangéliste ne nous livre ici que le thème de la conversation du Sauveur, sans entrer dans tous les détails.- Et le troisième jour il ressuscitera. Notre‑Seigneur unit de nouveau l’annonce de sa Résurrection à celle de sa Passion ; il ne veut pas que le moindre doute existe sur ce point dans l’âme des Apôtres. S’il doit souffrir et mourir, le triomphe le plus complet ne tardera pas à suivre ses humiliations. Cependant les disciples, en entendant ce discours, furent surtout frappés des idées sombres qu’il contenait ; aussi, ils furent vivement attristés. Précédemment, ils s’étaient indignés dans un premier mouvement de surprise ; aujourd’hui, ils comprennent qu’il y a quelque chose de réel dans la nouvelle funeste que leur transmet leur Maître, puisqu’il y revient ainsi pour la seconde fois. Et comme sa mort devait être le renversement de tous leurs préjugés, la ruine de leurs beaux rêves messianiques, ils s’attristent vivement lorsqu’ils pressentent qu’elle aura lieu. Leur tristesse eût été beaucoup plus vive encore, s’ils avaient pu prévoir que Jésus devait être livré par l’un d’entre eux aux mains de ses bourreaux.
















Mt17.24 Lorsqu'ils furent de retour à Capharnaüm, ceux qui recueillaient les didrachmes s'approchèrent de Pierre et lui dirent : "Votre Maître ne paie-t-il pas les didrachmes ?" - S. Matthieu nous a seul conservé le souvenir de ce miracle qui rentrait du reste tout particulièrement dans son plan, car il contient une preuve très forte du caractère messianique de Jésus‑Christ. Il n’offrait au contraire qu’un intérêt secondaire pour les lecteurs du second et du troisième Évangile. - Lorsqu'ils furent de retour à Capharnaüm. Jésus et les Apôtres arrivent à Capharnaüm : c’était peu de temps avant la fête des Tabernacles, qui allait les appeler à Jérusalem ; Jean 7, 2 et ss. - Ceux qui recueillaient les didrachmes... Ce dernier mot désigne une monnaie d’argent qui avait, comme le montre l’étymologie, la valeur de deux drachmes attiques, c’est-à-dire la moitié d’un sicle (le salaire de deux journées de travail). Il s’agit évidemment ici d’un impôt à payer par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ : tout le contexte le prouve. Mais était‑ce un impôt civil dû à l’empire romain, comme le denier qui servira bientôt à tenter le Sauveur, Cf. 22, 19, ou un impôt théocratique et religieux, destiné à subvenir à l’entretien du culte juif ? C’est ce que nous avons tout d’abord à déterminer ; faute de cette précaution, nous nous exposerions à ne pas comprendre la signification du miracle et la haute conséquence dogmatique qu’il renferme. Plusieurs anciens écrivains ecclésiastiques, entre autres Clément d’Alexandrie, Origène, S. Augustin, S. Jérôme, Sédulius, et à leur suite divers commentateurs modernes (Maldonat, Corn. de Lapierre, Wieseler, etc.), ont vu dans ce didrachme le paiement d’un tribut ordinaire et civil. D’autres Pères (S. Hilaire, S. Ambroise, Théophylacte, Théodoret) et la plupart des exégètes contemporains pensent au contraire que le tribut réclamé du Sauveur était essentiellement religieux et sacré. Entre ces deux opinions, le choix est à peine permis de nos jours, la question ayant été pleinement élucidée : en effet, toutes les circonstances du récit démontrent que l’impôt demandé n’était pas politique, mais national et théocratique. Ceux qui le prélèvent ne portent pas le nom de publicains ; ce sont des employés spéciaux qui ne ressemblent en rien aux terribles collecteurs dont nous avons autrefois tracé le portrait. L’argumentation de Jésus perd toute sa force, et même sa justesse, dans le premier sentiment : elle devient au contraire irrésistible d’après le second. Enfin, le tribut sacré des Juifs consistait précisément en une double drachme. C’était une taxe très ancienne, imposée autrefois par Dieu lui‑même à tous les Israélites âgés de de vingt ans, pour subvenir aux frais du culte. Cf. Exode 30, 13. Elle avait été fixée à un demi‑sicle en monnaie juive, mais les monnaies grecques et romaines ayant en grande partie supplanté celle des Juifs depuis la conquête de la Palestine, on avait remplacé, dans le langage courant, le nom du demi‑sicle par celui de son équivalent, le didrachme. Quand le temple eut pris la place du tabernacle, cet impôt continua d’être payé, Cf. 2 Chron. 24, 6 ; mais il semble n’être devenu bien régulier qu’après le retour de la captivité. Cf. Néhémie 10, 33. A l’époque de Notre‑Seigneur, il était certainement annuel, comme nous l’apprennent les deux grands écrivains juifs, Josèphe, loc. cit. Cf. 18, 19, 1 et Philon de Monarch. 2, 3. D’après ce dernier, les Juifs dispersés à travers toutes les provinces de l’empire romain étaient eux‑mêmes très exacts à le faire porter à Jérusalem par des délégués spéciaux, détail confirmé par Cicéron dans son discours « pro Flacco » : « C'était la coutume de transporter tous les ans de l'Italie, et de toutes les provinces, à Jérusalem, de l'or amassé par les Juifs ; un édit de Flaccus défendit cette exportation aux Asiatiques », et c'était là un chef d'accusation très grave contre le client de Tullius. Après la ruine du temple et la conquête de l’État juif, Vespasien adjugea le demi‑sicle ou didrachme au Capitole romain. Cf. Jos. Guerre des Juifs, 7, 6, 6. - De Pierre... Pourquoi les agents du temple ne s’adressent‑ils pas directement à Jésus ? Sans doute par suite du respect que leur inspirait sa personne. Mais ils connaissent le pêcheur Pierre, établi depuis si longtemps à Capharnaüm, et c’est à lui qu’ils rappellent la dette de son Maître. On devait payer le didrachme au mois de Adar, le dernier de l’année religieuse des Juifs. - Votre Maître ne paye‑t-il pas... ? La demande est polie et délicate : ce n’est pas avec de pareils ménagements qu’auraient procédé les publicains sans retenue. Du reste, le traité du Talmud, parlant des procédés employés pour faire rentrer cet impôt, affirme qu’ils étaient toujours doux et convenables : « En tout lieu avec douceur ils sollicitaient un demi sicle ». Malgré le tour négatif que les collecteurs donnent à leur question, ils attendent une réponse affirmative, ainsi qu’il arrive dans de nombreuses phrases grecques du même genre. C’est comme s’ils eussent dit : Votre Maître paie sans doute l’impôt ?


Mt17.25 "Oui" dit Pierre. Et comme ils entraient dans la maison, Jésus le prévenant, lui dit : "Quel est ton avis, Simon ? De qui les rois de la terre perçoivent-ils des tributs ou le cens ? De leurs fils, ou des étrangers ?" - Oui dit Pierre. S. Pierre n’hésite pas un instant à donner une réponse affirmative, soit que Jésus eût payé le demi‑sicle d’une manière régulière les années précédentes, soit que l’Apôtre eût cru faire injure à la piété de son Maître, en supposant qu’il se dispensait d’une chose qui était regardée par tout le monde comme l’accomplissement d’un devoir religieux important. - Et comme ils entraient dans la maison. Cependant Jésus, suivi de ses Apôtres, était entré dans la maison qui lui servait de domicile durant ses fréquents séjours à Capharnaüm. Quand Pierre l’y eut rejoint, Jésus le prévenant : il devança sa pensée, il prévint la communication que son disciple allait lui faire au sujet du tribut, manifestant ainsi sa connaissance parfaite des secrets du cœur humain. Le chef du sacré Collège s’était trop avancé en affirmant que son Maître payerait l’impôt du temple ; il avait oublié momentanément que Notre‑Seigneur était « le Christ, Fils du Dieu vivant », et, qu’en vertu de cette double prérogative, il n’était pas obligé d’acquitter le tribut théocratique ; bien plus que, par suite d’une haute convenance, il devait ne plus le payer depuis qu’il avait accepté dans toute son étendue le rôle messianique, depuis qu’il s’était laissé proclamer Fils de Dieu dans le sens strict. C’est pourquoi Jésus lui rappelle ses titres d’exemption, en lui adressant la question suivante : Quel est ton avis ... Quelle est ton opinion sur ce point ? - Les rois de la terre : Jésus appuie sur ce dernier mot, car il veut établir un rapprochement entre les rois terrestres et le Roi du ciel. Prenant pour terme de comparaison ce qui a lieu dans les familles des princes de ce monde, il en déduit, par un raisonnement a fortiori, le genre de conduite que doit tenir dans le cas présent le Fils du roi céleste. - Le tribut ou le cens. Ces mots représentent deux choses distinctes : les taxes levées sur les marchandises et les personnes. - Des étrangers : ce sont, d’après le contexte, tous ceux qui n’appartiennent pas à la famille du roi, fussent‑ils d’ailleurs sujets du royaume.


Mt17.26 Pierre répondit : « Des étrangers. » « Les fils, lui dit Jésus, en sont donc exempts. » - Pierre répondit... La solution était facile. Chacun sait que, dans tout État, les fils des rois sont exempts des impositions ; ce sont les étrangers, c’est-à-dire étrangers à la descendance du roi, les citoyens ordinaires, qui paient. - Les fils en sont donc exempts... Jésus tire maintenant la conclusion du dilemme, le droit des princes terrestres étant ici l’image parfaite de son propre droit. Donc je suis exempt, moi « Fils de Dieu », moi, chef de la théocratie, de ce tribut du temple que vous voulez me faire payer, et qu’on prélève précisément pour mon Père et pour moi. L’argumentation est tout à fait rigoureuse pour prouver la liberté dont jouissait Notre‑Seigneur Jésus‑Christ touchant le tribut en question : « Ce didrachme était exigé par la Loi, cependant il n'était pas dû par le Fils du Roi, mais par les étrangers. Car pourquoi le Christ paierait‑il une rançon au monde, alors qu'il est venu pour enlever le péché du monde ? Pourquoi devrait il se racheter du péché, lui qui est venu pour racheter les péchés de tous ? Pourquoi devrait‑il se racheter de la servitude, lui qui s'est dépouillé pour donner la liberté à tous ? Pourquoi devrait‑il se racheter de la mort, lui qui a pris chair, pour que par sa mort il obtienne pour tous la résurrection ? », S. Ambroise, Ep. 7 à Justus 12. Mais elle n’est pas moins rigoureuse à un autre point de vue, comme l’ont déjà remarqué les Pères. Elle prouve en effet de la manière la plus irréfragable que Jésus‑Christ est Fils de Dieu par nature et dans le sens strict. « Le didrachme pouvait être exigé du Christ en tant qu'homme. Mais pour montrer qu'il qu'il n'était pas soumis à cette loi, et pour que soit manifestée en lui la gloire divine de son père, il a donné l'exemple des enfants des rois de la terre, qui ne sont pas soumis à l'impôt », S. Hilaire, Comm. In Matth. h. l. « Remarquez comme il distingue ceux qui sont fils de ceux qui ne le sont pas. S’il n’eût pas été véritablement Fils de Dieu, c’eût été en vain qu’il eût rapporté l’exemple des enfants des rois de la terre... Car Jésus‑Christ ne parle pas simplement des enfants, mais des enfants véritables, des enfants légitimes qui ont part à l’héritage et au royaume de leur père », S. Jean Chrys. Hom. 58 in Matth. A propos du pluriel les fils, qui semble au premier regard moins énergique que le singulier, Sylveira faisait cette juste observation : « Jésus parlait toujours très modestement de lui-même. Il ne dit pas : je suis libre. Mais il énonce une proposition générale qui laisse entendre qu’il l’est ». On peut dire plus exactement encore avec Grotius : « Il utilise le pluriel, non pas parce qu’il étend aux autres cette liberté, mais parce que la comparaison le voulait ainsi, celle qu’il avait tirée non des coutumes et des mœurs d’un seul roi, mais de tous ». On comprend maintenant que Jésus n’aurait pas pu argumenter de la même manière, s’il eût été question d’un impôt civil exigé par la loi romaine : le Sauveur en effet n’était pas Fils de César. C’est donc à une autre preuve qu’il aurait dû recourir dans ce cas, pour s’exonérer du tribut.


Mt17.27 « Mais pour ne pas les scandaliser, va à la mer, jette l'hameçon, tire le premier poisson qui montera, puis, ouvrant sa bouche, tu y trouveras un statère. Prends-le et donne-le-leur pour moi et pour toi. » - Pour ne pas les scandaliser. Placé au‑dessus de la loi par sa nature divine, Notre‑Seigneur daigne pourtant se mettre sous la loi commune par condescendance et par amour. Pierre avait maladroitement engagé la parole du Maître, et il était désormais difficile de retirer la promesse qu’il avait faite, sans causer dans la ville un véritable scandale. On aurait pu mal interpréter le refus du Sauveur, y voir une marque de mépris pour le temple et pour le culte divin ; car on ne connaissait qu’imparfaitement les relations étroites qui l’unissaient à Dieu. « Les personnes qui s'occupent des affaires de ce monde se sentent facilement agressées par les saints lorsque de l'argent est en jeu » dit Bengel avec sa finesse ordinaire, Gnomon in h. l. - Va à la mer : Capharnaüm étant sur le bord du lac de Tibériade, Simon n’avait que quelques pas à faire pour obéir au commandement de Jésus. - Tire le premier poisson, le premier qui mordra à l’hameçon, le premier qui sera pris. Ce poisson miraculeux a sa légende. - Tu y trouveras un statère : c'était une pièce d’argent de la valeur du sicle juif ; il équivalait donc à deux didrachmes ou à quatre drachmes attiques, Cf. v. 24, et suffisait par conséquent pour payer l’impôt de deux personnes. De là ces autres paroles de Jésus : - Et donne‑le‑leur pour moi et pour toi. L’expression est à remarquer. Le Sauveur ne dit pas pour nous, parce que ce n’est pas au même titre que Lui et son disciple livreront la taxe du temple. Il a bien soin de séparer sa personne de celle de Pierre. Tu paieras pour moi, bien que je sois exempt, pour toi, puisque tu tombes sous la loi. - L’ordre est donné, mais, chose remarquable, l’évangéliste n’en raconte pas l’exécution, bien qu’elle ait évidemment suivi de près le dialogue que nous venons de lire. Pierre sortit donc, jeta sa ligne dans le lac et en retira un poisson qui avait un statère à la bouche, puis il paya l’impôt avec cette pièce de monnaie. Un vrai miracle avait eu lieu, miracle qui était un effet soit de la toute‑puissance de Notre‑Seigneur, soit de sa science divine. Rien n’est plus simple que ce prodige, et pourtant il est peu d’actions de Jésus qui aient subi autant d’attaques de la part des rationalistes. Il était inutile, nous dit‑on, et par là-même indigne de Jésus, qui ne faisait jamais de miracle pour son propre intérêt. De plus, il était impossible ; car quel est le poisson de taille médiocre qui puisse à la fois tenir un statère à la bouche et mordre néanmoins à l’hameçon. C’est donc un mythe, une simple anecdote de pêcheurs introduite dans l’Évangile, ou encore un fait naturel embelli. Par exemple, le Sauveur voulait dire à Pierre : « Tu prendras un poisson que tu pourras vendre pour un statère », Koecher, Analecta, in h. l. ; comparer Paulus qui développe longuement cette absurdité. Mais de pareilles interprétations sont, comme le dit justement Meyer, de vrais prodiges exégétiques, plus extraordinaires que le miracle qu’elles cherchent à renverser. Aussi les laisserons‑nous de côté (Cf. Dehaut, l’Évangile expliqué, t. 3, p. 110), pour nous borner à répondre à l’objection tirée de l’inutilité prétendue de ce fait miraculeux. Assurément, Notre‑Seigneur aurait pu se procurer d’une autre manière la somme dont il avait besoin, il est possible même qu’elle fût alors contenue dans la bourse commune que portait Judas. Mais la leçon qu’il voulait donner à S. Pierre et aux autres Apôtres exigeait un miracle. On avait en pratique oublié sa dignité ; par suite d’une parole inconsidérée de l’un des siens, il se voyait obligé de payer un tribut dont il était totalement exempt ; ne fallait‑il pas qu’il maintînt ses droits lésés et sa dignité un instant méconnue ? C’est ce qu’il fait d’abord de vive voix. Mais, cela pouvant ne pas suffire pour certains, il ajoute au raisonnement des paroles l’argumentation encore plus éloquente des faits. S’il consent à payer le tribut, ce sera d’une façon merveilleuse, par laquelle il sera clairement démontré qu’il est vraiment le Fils de Dieu. « Il paya donc l'impôt, mais tiré de la bouche d'un poisson, pour que soit reconnue sa majesté », Clarius in h. l. ; Cf. Orig. Comm in h. l. - Ce prodige a fourni au Titien et à Maraccio le sujet de peintures remarquables.


Chapitre 18



Mt18.1 En ce moment-là, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent : "Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ?" - L’évangéliste commence par indiquer l’occasion de ce beau discours. Ce fut une question adressée par les Apôtres à leur Maître. - En ce moment-là. Cette date se rapporte manifestement à l’incident qui précède ; elle montre que l’instruction du Sauveur fut prononcée peu de temps après l’épisode du didrachme. Il dut s’écouler néanmoins entre les deux faits un léger intervalle, pendant lequel S. Pierre alla s’acquitter de la mission que Jésus lui avait confiée. Le v. 21 prouve en effet qu’il assistait à l’entretien. - Les disciples s'approchèrent. D’après la relation plus exacte de S. Marc, 9, 32 et 33, l’initiative vint de Jésus lui‑même et non des Apôtres. Ceux‑ci, avant d’entrer à Capharnaüm, avaient discuté entre eux pour savoir lequel était le plus grand. Quand ils furent installés dans la maison qui leur servait d’abri commun, Jésus, ayant entendu, ou connaissant par son omniscience ce qui s’était passé entre eux, leur demanda : De quoi vous occupiez-vous le long du chemin ? Ils se taisaient, ajoute naïvement ou malicieusement le narrateur. Ils sont tout confus, car ils comprennent à-demi leur tort. Après quelques instants de silence, l’un d’eux s’enhardissant posa au Sauveur, suivant le récit de S. Matthieu, cette question qui était en même temps une réponse implicite à la demande adressée par lui : Quel est le premier dans le royaume des cieux ? On peut dire aussi que le premier évangéliste abrège et condense les faits, comme en d’autres occasions analogues cf. 8, 5, 6, etc. - Qui donc. On peut se demander quelles sont les prémisses desquelles découle ce donc des Apôtres, ou, ce qui revient au même, quelle fut l’occasion des pensées de rivalité, d’ambition, que nous voyons s’agiter dans leur cœur. « L'occasion de l'interroger est fournie par le fait qu'il avait dit à Pierre d'aller pêcher à la mer », S. Thomas d’Aquin. Mais nous préférons dire, avec Maldonat, que « La mission qu'il avait confiée à Pierre n'avait pas fait naître en eux cette réflexion, mais avait fait croître une pensée déjà existante ». Plusieurs faits récents avaient réveillé les vieux préjugés des disciples ; par exemple, les paroles adressées par Jésus à S. Pierre après sa confession glorieuse, la faveur spéciale accordée à trois privilégiés de l’accompagner pour une mission demeurée secrète, et ces préférences avaient précisément coïncidé avec des expressions du Sauveur qui annonçaient, quoique d’une manière obscure, l’établissement de son royaume dans un prochain avenir. - Le plus grand. On peut donner à ce comparatif le sens du superlatif « le plus grand ». Quel est le premier dans le royaume des cieux ? Ils parlent au présent, « est », parce qu’ils supposent que Jésus‑Christ a déjà nommé en secret le vice‑roi messianique. Selon d’autres, « grand » doit rester au comparatif ; alors les Apôtres demanderaient seulement quels devaient être les premiers en général, comparativement aux sujets inférieurs, quels étaient par conséquent les meilleurs moyens d’obtenir un rang élevé dans l’empire du Christ. - Dans le royaume des cieux. Ils ne pensent pas au ciel, tant s’en faut ; mais au règne terrestre du Messie, tel qu’ils se le représentaient d’après les idées populaires alors en vogue en Palestine. Leur erreur ne consiste pas à supposer qu’il y aura des premières et des dernières places dans le royaume des cieux, mais à croire que cette hiérarchie sera constituée d’après des idées tout humaines.


Mt18.2 Jésus, faisant venir un petit enfant, le plaça au milieu d'euxUn petit enfant. Les Apôtres ont besoin d’une leçon : pour la rendre plus frappante et la graver plus avant dans leur mémoire, Jésus l’associe à une action symbolique de nature à toucher leurs coeurs. Il appelle un petit enfant qui se trouvait là par hasard, et le place au milieu du groupe des Apôtres, à côté de lui, ajoute S. Luc, 9, 46 ; non sans le caresser tendrement, d’après une note délicate de S. Marc, 9, 35. On a fait mainte supposition au sujet de cet enfant béni : c’était un orphelin (Paulus), un jeune disciple qui suivait Jésus et les Apôtres (Bolten), etc. Suivant une ancienne tradition, déjà mentionnée par Eusèbe et adoptée par l’Église grecque, l’enfant caressé par Jésus serait devenu plus tard S. Ignace martyr. Cf. Nicom. Hist. Eccl. 2, 35. « Selon la coutume des peuples orientaux, dit Wettstein à propos de cet acte symbolique, le Christ avait l'habitude d'illustrer sa doctrine par des images corporelles qui frappent la vue ».









Mt18.3 et leur dit : "Je vous le dis, en vérité, si vous ne vous changez de façon à devenir comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. - Et leur dit. Jésus explique à présent d’une manière directe ce que proclamait si haut déjà le seul aspect du petit enfant placé au milieu des Apôtres. Il énonce d’abord un principe général, qu’il présente sous la forme d’une exhortation pour le rendre plus compréhensible, et qu’il appuie d’un serment solennel. - Si vous ne vous changez... Les Apôtres ont besoin d’un changement moral, d’une conversion ; la question qu’ils ont proposée à leur Maître le prouve surabondamment. Ils doivent donc donner une direction nouvelle à leur esprit qu’ont envahi l’orgueil et l’ambition. - Les mots suivants, de façon à devenir comme les petits enfants, indiquent ce que Jésus entend par cette nouvelle direction : l’enfant que le bon Maître tient par la main, voilà le modèle des Apôtres ! « Il met au milieu d’eux tous, un modèle de l’humilité qu’il exige, pour les instruire par les yeux, et pour leur donner un exemple sensible de la simplicité et de la douceur à laquelle il les exhortait. Car un enfant est normalement exempt d’envie et de vaine gloire, il ne désire pas l’honneur ni la préférence ; mais il possède souverainement la simplicité qui est comme la reine des vertus. Il faut donc que nous soyons non‑seulement sages et courageux comme des hommes parfaits, mais encore simples et humbles comme des enfants », S. Jean Chrys. Hom. 58 in Matth. ; Cf. S. Hilaire, in h.l. - Vous n'entrerez pas : Vous n’entrerez certainement pas. Quelle conclusion inattendue pour les Apôtres. Ils parlent d’une première place et Jésus les menace d’une exclusion totale. - Dans le royaume des cieux : dans l’Église du Christ ramenée à sa véritable idée, et envisagée surtout comme la société des élus dans le ciel.




Mt18.4 Celui donc qui se fera humble comme ce petit enfant, est le plus grand dans le royaume des cieux. - Celui donc. C’est la conséquence du principe formulé plus haut. En s’exprimant ainsi, Jésus‑Christ répond directement à l’interrogation de ses disciples : Quel est le plus grand dans le royaume des cieux ? - Se fera humble. Pour être grand dans le royaume messianique, il faut donc, non pas précisément s’humilier à la façon des enfants, puisque un petit enfant ne s’humilie pas à proprement parler, mais s’humilier de manière à leur ressembler. « L'enfant ne s'humilie pas, mais il est humble », dit justement Valla. - Est le plus grand... Cela découle très naturellement du v. 3. S’il est nécessaire de se faire petit pour entrer dans le royaume des cieux, plus on se sera anéanti, plus on sera devenu semblable à un enfant, plus aussi on y aura une place élevée. « Celui qui imite l'innocence des enfants sera grand, car plus il sera humble, plus il sera élevé », S. Thomas d’Aquin. C’est ainsi que l’humilité, vertu à peu près inconnue des païens, devient une condition essentielle du Christianisme. Les Apôtres durent être bien confondus en entendant un pareil langage, qui tranchait leur controverse d’une manière si extraordinaire et si peu prévue.



Mt18.5 Et celui qui reçoit en mon nom un petit enfant comme celui-ci, c'est moi qu'il reçoit. - Jésus a déclaré que la vraie grandeur consiste dans l’humilité : il prouve maintenant la vérité de cette assertion, en indiquant les honneurs réservés aux petits et aux humbles dans le royaume messianique. Il encourage par là-même les disciples à acquérir cette humilité, qui leur procurera des avantages considérables de la part des hommes et de la part de Dieu. - Et celui qui reçoit. Ce mot comprend tous les bons traitements qu’un homme est capable de rendre à ses semblables, tous les témoignages extérieurs par lesquels nous pouvons manifester notre affection à ceux qui nous sont chers. Il n’est donc pas seulement question ici de l’hospitalité matérielle, d’un accueil bienveillant, mais aussi des soins accordés aux âmes, de la protection spirituelle. - Un enfant comme celui‑ci. D’après divers exégètes, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ne parlerait dans tout ce passage que des enfants proprement dits (Bengel, Arnoldi, de Wette, etc.) ; selon d’autres auteurs, il n’aurait en vue que les enfants spirituels et mystiques, c’est-à-dire les hommes devenus, conformément à son commandement des vv. 3 et 4, humbles comme des enfants (S. Jean Chrysost., Théophylacte, Meyer, etc.). Mieux vaut peut-être réunir ces deux opinions extrêmes, en soutenant avec Corneille de Lapierre que le Sauveur pensait tout à la fois au symbole et à la chose symbolisée, à ceux qu’on nomme enfants dans le langage ordinaire et aux hommes qui se font petits comme eux pour l’amour de Jésus. Si les idées conviennent davantage aux enfants mystiques, les pronoms démonstratifs employés à diverses reprises par le divin orateur, Cf. vv. 4, 5, 6, 10, attestent qu’il englobe aussi dans sa pensée les vrais enfants, innocents et faibles comme celui qui était alors auprès de lui. - En mon nom : au nom de Jésus‑Christ, c’est-à-dire par amour pour lui, et parce que ces petits auxquels on témoigne de l’affection sont ses disciples. Si on ne les traitait avec bonté que par suite d’un attachement naturel, c’est une créature que l’on recevrait et pas Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. - C’est moi qu’il reçoit. Cf. 10, 40, 42. Le Sauveur vit dans les siens, même dans les plus humbles : ce que l’on fait aux membres, le chef le regarde comme fait à lui‑même. Quel honneur pour les enfants et les petits dont parle Jésus. Le monde les méprise ou les néglige ; ceux qui les reçoivent et les aiment seront bénis du Christ, leur grand protecteur.




Mt18.6 Mais celui qui scandalisera un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui attachât au cou la meule qu'un âne tourne, et qu'on le précipitât au fond de la mer. - Mais celui qui scandalisera . Il y a là une antithèse évidente ; car scandaliser, c’est le contraire de bien accueillir. Si donc quelques hommes sans délicatesse, ou plutôt sans principes, s’oubliaient jusqu’à porter au mal, soit au point de vue des mœurs, soit au point de vue de la foi, ceux que Jésus appelle des enfants au propre et au figuré, qu’ils apprennent ici la grandeur de leur crime. - Un de ces petits, une de ces âmes pures et candides, qui devraient inspirer le respect même aux plus mauvais. - Il vaudrait mieux. Avec de nombreux exégètes, nous donnons à cet indicatif le sens du conditionnel : mieux vaudrait pour lui. La faute en question est si énorme, elle sera si sévèrement punie, qu’il eût été préférable pour son auteur de subir la mort la plus affreuse, s’il eût pu de la sorte éviter de la commettre. Du moins il aurait sauvé son âme et celle de sa malheureuse victime. - Qu'on lui attachât au cou... Le sens de ces mots est bien clair. Ils désignent une mort certaine, à laquelle il est impossible d’échapper. Mais Jésus a traduit sa pensée avec plus d’énergie en lui donnant un tour pittoresque, au moyen d’images empruntées aux coutumes anciennes. Chez plusieurs peuples, en particulier chez les Romains, chez les Grecs, chez les Syriens et chez les Phéniciens (non toutefois les Juifs), existait le supplice de la submersion, qui consistait à précipiter dans les eaux de la mer ou d’un fleuve les criminels qu’on y avait spécialement condamnés. On avait soin de leur attacher au cou une grosse pierre, afin de leur enlever toute chance de salut. La meule dont parle Notre‑Seigneur désigne donc ici une grosse pierre en général. En effet, les Juifs employaient alors deux sortes de meules, l’une plus petite que l’on faisait mouvoir à la main, Cf. 24, 41 et l’explication ; l’autre de dimensions beaucoup plus considérables, qui était mise en mouvement par des animaux, spécialement par des ânes. - Au fond de la mer : dans la haute mer, par opposition aux fonds peu profonds qui sont auprès du rivage. Ce nouveau trait a également pour but d’insister sur la certitude, l’infaillibilité de la mort qui résultera d’un tel supplice. Et pourtant il serait moins affreux de périr en d’aussi tristes conditions 1° que de scandaliser un petit, 2° que de s’exposer aux châtiments éternels de l’enfer, d’après les versets 8 et 9.


Mt18.7 Malheur au monde à cause des scandales. Il est inévitable qu'il arrive des scandales, mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive. - Cependant un cri de compassion s’échappe du cœur de Jésus. Le Sauveur des âmes vient de prononcer le nom du scandale : il pense tout à coup aux maux affreux, irréparables, qui seront produits dans le monde par ce perfide ennemi de la Rédemption ; et en face de ce sombre tableau, il ne peut s’empêcher de maudire la cause de la damnation d’un grand nombre d’hommes. - Malheur au monde à cause des scandales : par le scandale en effet les bons se laisseront entraîner au mal, et surtout ces enfants auxquels Jésus s’intéresse si vivement. Les directeurs des âmes savent combien il en est qui se laissent enlacer par ce terrible engin de Satan. - Il est inévitable... Jésus ne veut pas parler, bien entendu, d’une nécessité absolue, métaphysique, mais d’une simple nécessité relative. S. Paul dira plus tard dans le même sens que l’hérésie est nécessaire, Cf. 1 Corinthiens 11, 19. Il faut des scandales vu la nature corrompue du monde présent, vu la force du mal et la puissance des démons, vu l’inclination des hommes au péché ; il en faut aussi vu le plan divin, le scandale devant être comme un crible qui sépare les mauvais des bons, comme l’épreuve dont notre liberté a besoin pour montrer ce qu’elle est capable de faire par elle‑même. - Mais malheur à l'homme... « Le premier malheur exprime la commisération, c'est comme si le Christ disait : Que le monde est malheureux, à cause des scandales si nombreux qui se produiront partout... Le second malheur est menaçant, c'est comme si le Christ disait : Une peine très grave sera infligée à celui qui créée le scandale », Van Steenkiste, Comm. in h. l. Bien que le scandale soit, en général, concrètement inéluctable, Jésus a le droit de maudire les personnes scandaleuses, parce que cette nécessité laisse intacte la liberté individuelle, de sorte que les scandales particuliers sont des crimes tout à fait volontaires. « Quand Jésus‑Christ dit: « Il est nécessaire qu’il arrive des scandales », cette nécessité ne détruit pas le libre arbitre et ne force pas la volonté », S. Jean Chrysost. Hom. 59 in Matth. : toute cette homélie est à lire : elle contient des détails remarquables sur ce verset et sur les trois suivants. Voir aussi S. Hilaire, Comm in h. l.


Mt18.8 Si ta main ou ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-les et jette-les loin de toi : il vaut mieux pour toi entrer dans la vie mutilé ou boiteux, que d'être jeté, ayant deux pieds ou deux mains, dans le feu éternel. 9 Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi : il vaut mieux pour toi entrer dans la vie avec un seul œil, que d'être jeté, ayant deux yeux, dans la géhenne du feu. - Dans ces deux versets, Notre‑Seigneur nous enseigne comment il nous sera possible d’échapper au scandale, dont il a décrit plus haut la malice et le caractère dangereux. Il reproduit pour cela des paroles qu’il avait déjà prononcées au commencement de son ministère public, sur la montagne de Kouroun‑el‑Hattîn, Cf. 5, 29 et 30 : mais leur sens subit une modification importante, de même que leur enchaînement. Là il n’était question que des péchés honteux, ici elles désignent toute espèce de scandale ; là il s’agissait des désirs dépravés qui émanent de notre propre corruption, ici Jésus parle surtout de la corruption extérieure qui peut rejaillir sur nous et nous gâter, si nous ne prenons des moyens énergiques pour l’éloigner. Du reste, le divin Maître ne se contente pas de répéter purement et simplement ses sentences d’autrefois : il y ajoute plusieurs traits intéressants. Par exemple, il mentionne un nouveau membre, le pied, qui n’avait pas été nommé dans le Discours sur la Montagne. Il donne aussi à l’idée une tournure plus originale, quand il dit qu’il vaut mieux entrer dans le royaume des cieux avec un seul bras ou avec un seul pied, ou avec un seul œil, que d’être damné avec un corps parfait. Il indique enfin plus clairement la nature de la Géhenne. Tandis qu’il s’était contenté autrefois de prononcer le nom de cet affreux séjour, il en caractérise ici les supplices et l’éternelle durée par les mots le feu éternel, la géhenne de feu, qui rappellent le feu inextinguible dont le Précurseur menaçait les Pharisiens et les Sadducéens, Cf. 3, 12. A part ces différences du fond et de la forme, ce langage métaphorique est d’une intelligence aisée : nous renvoyons donc le lecteur à nos anciennes explications. Qu'il suffise donc de résumer comme suit avec S. Jérôme la pensée du Sauveur : « Si quelqu'un, leur dit‑il, vous est aussi étroitement uni que votre main, votre pied, votre œil, s'il est pour vous d'une utilité incontestable, plein de vigilance et de sollicitude pour vos intérêts, mais qu'il vous soit une cause de scandale et vous entraîne dans l'abîme par le contraste de ses mœurs déréglées, il vous est beaucoup plus avantageux de rompre toute liaison avec lui et de renoncer aux avantages temporels que vous en retiriez, que de conserver près de vous une cause certaine de ruine en tenant aux avantages que vous procurent ces parents et ces amis. Chaque fidèle connaît ce qui peut lui nuire, ce qui est pour son âme une cause de séduction ou de tentation fréquente. Or, il vaut mieux qu'il vive dans la solitude que de perdre la vie éternelle pour les biens si fragiles de la vie présente », Comm. in h. l. La fuite et la séparation, tels sont donc les vrais remèdes du scandale. Il faut traiter les personnes scandaleuses, quelque chères et nécessaires qu’elles nous puissent être, comme on traite un membre gangrené qui met tout le corps en danger. - Disons encore, pour plus de clarté, que les vv. 8 et 9 traitent exclusivement du scandale reçu, tandis que le v. 7 traitait tout à la fois du scandale soit donné soit reçu dans sa première partie, et uniquement du scandale donné, dans la seconde.


Mt18.10 "Prenez garde de mépriser aucun de ces petits, car je vous dis que leurs anges dans le ciel voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux. - Prenez garde de mépriser. Après cette petite digression sur les scandales, vv. 7-9, dans laquelle il avait été entraîné par l’ardeur de son zèle et de son amour pour le salut des âmes, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ revient aux enfants, et aux humbles dont ils sont l’image. Complétant la série des commandements qu’il a déjà donnés à leur sujet, il dit que, bien loin de faire peu de cas de ces êtres de peu d’importance en apparence, il faut au contraire les tenir en grande estime, parce qu’ils ont réellement une très haute valeur. Cet ordre cadre fort bien avec les deux précédents : si on n’accueille pas les petits avec assez d’honneur, si on craint si peu de les scandaliser, cela ne provient‑il pas d’ordinaire de ce qu’on ne les apprécie pas suffisamment ? - Jésus appuie sur les mots « Prenez garde. Pas un seul. ». Il démontre ensuite de deux manières la grandeur de ceux dont il a pris si chaudement la défense dès le début de son instruction : 1° par la conduite de Dieu à leur égard, v. 10, 2° par sa propre manière d’agir envers eux, vv. 11-14. - Car je vous dis. Ce serment introduit la première preuve de la grandeur incontestable des « petits », et le premier motif pour lequel on doit bien se garder de les mépriser : Dieu les juge si grands, si estimables, qu’il a donné à chacun d’eux, pour les protéger, un des anges qui composent sa cour dans le ciel. - Expliquons quelques expressions. Leurs anges : des anges qui appartiennent en quelque sorte aux petits et aux humbles, qui sont spécialement chargés de les défendre, d’en prendre un soin perpétuel. - Dans le ciel. S. Grégoire‑le‑Grand a sur ce mot une profonde pensée, pour expliquer comment les anges peuvent être en même temps dans le ciel auprès de Dieu, et sur la terre auprès de leurs pupilles. « Les anges ne cessent jamais de voir la face du Père, même quand ils sont envoyés vers nous ; ils descendent jusqu'à nous pour nous protéger de leur présence toute spirituelle, et cependant ils demeurent par la contemplation intérieure dans le lieu qu'ils viennent de quitter, car ils conservent, en venant à nous, le don de la vision divine, et ne sont pas privés, par conséquent, des joies de la contemplation intérieure », Moral. Cap. 2 ; Cf. S. Thom. Comm. in h. l. - Voient sans cesse la face. Voir le visage d’un personnage éminent, se tenir devant lui, Cf. Luc. 1, 19, ce sont des expressions orientales qui désignent les rapports intimes qu’on peut avoir avec ce personnage, le rôle important que l’on joue à sa cour, si c’est un roi cf. Esther 1, 14 ; 2 Samuel 25, 19 ; Jérémie 52, 25, etc. En disant que les anges assignés par le Seigneur comme gardiens aux enfants ont l’honneur de contempler sans cesse la face du Père céleste, Jésus exprime par là-même leur haute dignité. « Le Sauveur ne parle pas ici de tous les anges indistinctement, mais de ceux qui ont la prééminence sur les autres », S. Jean Chrys. l. c. Ce sont pour ainsi dire les plus distingués d’entre les anges (ceux que les Rabbins appelaient « anges de la face »), qui ont été choisis pour protéger les petits. - On sait que ce passage est justement et depuis longtemps envisagé par les théologiens catholiques comme un lieu classique en faveur de l’existence des anges gardiens. Ce point de doctrine, vaguement énoncé dans l’Ancien Testament, Cf. Psaume 34, 7 ; 90, 11, est clairement supposé dans les écrits juifs et dans le Nouveau Testament, Cf. Actes des Apôtres 12, 15 ; Hébr. 1, 14 ; mais nulle part il n’est défini avec autant d’évidence que dans la parole actuelle de Jésus. Aussi, les Pères interprètent‑ils tous dans ce sens l’assertion du divin Maître, Cf. S. Thomas d’Aquin, Chaîne d'Or in h. l., et nous ne voyons guère quelle autre signification on pourrait lui attribuer. Les protestants sérieux, qui étudient la Bible sans préjugés, abandonnent sur ce point les erreurs de leurs devanciers : nous avons été heureux de constater ce progrès dans les commentaires de Grotius, d’Alford, de Meyer et de Stier. « Le monde en général, écrit ce dernier, jouit sans doute de la protection et des services des anges, mais seulement d’une manière éloignée, indirecte, et non pas dans le sens de l’appropriation personnelle qui est dénotée ici par les mots : Leurs anges. Le pronom leurs associé à anges a certainement le pouvoir de spécialiser, et on ne saurait dire qu’il fait disparaître dans une généralité absorbante la prééminence accordée à chaque individu. Il indique donc une allusion réelle à des anges gardiens spéciaux, donnés aux personnes », Reden des Herrn Jesu, in h. l. Le même auteur conclut un peu plus bas : « Nous oublions trop les anges, bien que le Christ nous fasse souvenir d’eux. Surtout nous ne parlons pas assez à nos enfants de leurs anges, et nous‑mêmes qui croyons, nous ne pensons pas suffisamment aux nôtres ». Il est notoire, du reste, que plusieurs philosophes païens croyaient à l’existence d’anges ou de génies gardiens. - Voilà donc l’excellence des enfants et des petits bien démontrée par Jésus. En effet, s'écrie S. Jérôme, in h. l., « Qu'elle est grande la dignité des âmes, puisqu'à chacune d'elles, aussitôt son entrée dans la vie, Dieu donne un ange pour veiller à sa garde. ».









Mt18.11 [Car le Fils de l'homme est venu sauver ce qui était perdu.] - Ce verset fait défaut dans plusieurs manuscrits anciens, en particulier dans le Codex Sinaïticus et dans plusieurs versions : quelques Pères l’ont semblablement omis. Néanmoins son authenticité est maintenue à bon droit par les meilleurs critiques, à cause des nombreuses autorités qui l’appuient. Il contient, quoique ce ne soit pas dit explicitement, la seconde preuve de la grandeur des « petits » réels et figurés, le second motif pour lequel on doit éviter de les dédaigner : Le Fils de l’Homme est venu du ciel en terre tout exprès pour les sauver. - Venu sauver ce qui était perdu. C’est la devise du Christ, à laquelle il s’est admirablement conformé toute sa vie ; l’Incarnation n’avait d’ailleurs pas d’autre but. Cf. Romains 14, 15 ; 1 Corinthiens 8, 11. Mais pourquoi le Sauveur désigne‑t-il d’une manière si générale, par un participe neutre, l’humanité coupable et, parmi ses rangs pressés, les enfants, auxquels il pense d’une manière plus spéciale ? Il le fait précisément pour montrer qu’il n’exclut personne du salut apporté par lui au monde, comme aussi pour mieux décrire l’état pitoyable de ceux qu’il venait racheter. C’était une masse destinée en bloc à la damnation éternelle. « Quelle parole incommensurable et avec quelle simplicité elle est exprimée. Voilà l’échelle de Jacob dressée devant nos yeux : les petits sont en bas, viennent ensuite leurs anges, puis le Fils de l’Homme, qui est descendu du sein du Père, puis au sommet, v. 14, le Père céleste lui‑même avec son bon plaisir. - Voyez au contraire par combien de considérations Jésus‑Christ veut que vous ayez égard même aux plus petits. Il prend un petit enfant, et le met au milieu de ses disciples. Il leur commande de devenir comme de petits enfants, et leur dit que quiconque en recevrait de tels en son nom, le recevrait lui‑même : et que quiconque les scandaliserait, souffrirait d’épouvantables supplices. Il ne se contente pas de dire que ces auteurs de scandale seraient jetés dans la mer avec une meule attachée au cou. Il prononce encore un double malheur contre eux ; et il nous commande de les couper et de les retrancher de nous, quand ils nous seraient, aussi nécessaires que nos mains ou que nos yeux. Il nous engage aussi à honorer ces petits par le respect que nous devons aux anges qui les gardent. Il nous y exhorte encore plus puissamment par ses propres souffrances, par ce qu’il a enduré pour eux : car en disant : « Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu», il nous marque clairement sa croix ». Ces lignes de S. Jean Chrysostome résument très bien la partie de l'instruction que nous avons étudiée jusqu'ici.


Mt18.12 "Qu’en pensez-vous ? Si un homme a cent brebis, et qu'une d'elles s'égare, ne laisse-t-il pas dans la montagne les quatre-vingt-dix-neuf autres, pour aller chercher celle qui s'est égarée ? - La parole d’or du v. 11 est développée dans les versets 12-14 par la célèbre parabole de la brebis perdue. S. Luc, lui aussi, 15, 1-7, a conservé cette parabole qui rentrait du reste parfaitement dans son plan. Toutefois, il existe des divergences notables entre sa relation et celle de S. Matthieu, sinon pour le fond même, du moins pour les circonstances accessoires. Ainsi, l’auditoire est très distinct, de même l’époque, de même l’occasion, de même le but et la tendance, de même l’enchaînement général, de même enfin plusieurs traits particuliers. Les exégètes qui ont été frappés de ces différences, et nous sommes de ce nombre, séparent les deux récits, et supposent que Jésus‑Christ a prononcé deux fois cette parabole en l’associant à des événements divers. Les autres commentateurs admettent que c’est bien la même parabole qui a été racontée par les évangélistes ; mais que l’un d’eux, plus probablement S. Matthieu, l’a sortie de son cadre primitif pour la relier à une autre catégorie d’idées. Cependant, outre qu’une pareille allégation n’est pas sans gravité, il est d’autant mieux permis de croire à une répétition de la part de Jésus, que les Rabbins avaient eux‑mêmes une parabole analogue, et que cette image de la brebis perdue se prête de la manière la plus naturelle à des combinaisons variées. - Qu’en pensez-vous ? Manière de provoquer l’attention des Apôtres, et de les engager à bien saisir le cas qui va leur être proposé : Que pensez-vous du fait suivant ? - Si un homme a... - Cent brebis : chiffre rond, qui représente un assez beau troupeau, même en Orient. Au reste les Juifs employaient volontiers les nombre cent et quatre‑vingt‑dix‑neuf dans leurs comparaisons faites sous forme de paraboles ou de proverbes. - Une d'elles s'égare. Une seule brebis sur cent, c’est en soi peu de chose ; mais le bon Pasteur ne calcule pas au point de vue de ses intérêts personnels, il ne pense qu’à la mort misérable qui attend la pauvre égarée. - L’amour étant ainsi le mobile de sa conduite, Ne laisse‑t-il pas... : cet abandon momentané était tout-à-fait nécessaire ; le Pasteur en effet aurait été mis dans l’impossibilité de se livrer à des recherches actives, s’il eût emmené avec lui tout le troupeau. - Dans la montagne. Sur le sommet des montagnes, il existe habituellement des pâturages gras et c’est là, dans les meilleures conditions par conséquent, que le pasteur laisse son troupeau lorsqu’il part pour se mettre en quête de la brebis égarée. - Aller chercher : Il n’attend pas qu’elle revienne d’elle‑même, mais il s’élance à sa poursuite, avec la sollicitude la plus admirable. Bel exemple pour les pasteurs spirituels de tous les temps.


Mt18.13 Et s'il a le bonheur de la trouver, je vous le dis en vérité, il a plus de joie pour elle que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. - Et s'il a le bonheur de la trouver. Le divin narrateur exprime un doute : il n’est pas sûr, en effet, que le berger retrouve sa brebis, surtout au moral et dans l’application, puisque les âmes qui ont quitté le bercail de Jésus pour courir après les fausses joies du monde sont libres de refuser d’y rentrer, malgré tous les efforts du bon Pasteur. - En vérité je vous le dis. Ce nouveau serment s’échappe du cœur aimant de Jésus : on sent ici que l’auteur de la parabole et le bon Pasteur se confondent ; le premier exprime ce que le second a fréquemment expérimenté. - Elle lui cause plus de joie. Profonde vérité psychologique dont chacun a pu éprouver la vérité dans quelque circonstance de sa vie. François Luc en donne une excellente explication : « Le sens n'est pas : une seule brebis retrouvée est préférée ou davantage estimée qu'un grand nombre de brebis jamais perdues ; mais il est : le maître éprouve une joie unique et immédiate grâce à cette brebis, joie que celles qui sont restées ne lui procurent pas : d'un côté parce que cette façon étonnante de penser et de se réjouir se produirait pour celle-ci (la découverte, veux-je dire de la brebis perdue) ce qui ne se produit pas pour les autres (d'où même les hommes ont coutume de penser et de se réjouir davantage de circonstances nouvelles et heureuses que de plus anciennes même plus importantes), d'autre part parce que la satisfaction de l'esprit pour cette brebis retrouvée au regard de la tristesse précédente pour la perte de cette même brebis récemment perdue serait ressentie davantage que ce qui est inhérent à l'esprit pour toutes les autres ensemble, parce que dans tous les cas cela est considéré comme plus important ». - Quelques Pères, entre autres S. Irénée et S. Ambroise, ont cru que les quatre‑vingt‑dix‑neuf brebis de la parabole représentent les bons Anges, tandis que la brebis perdue figurerait le genre humain. De plus, ils appliquent les mots « aller chercher » à l’Incarnation du Verbe. Mais il est vraisemblable qu’en parlant ainsi ils voulaient plutôt faire une application pratique, que donner une interprétation littérale ; autrement leur langage serait inexact et en contradiction ouverte avec celui de Jésus. En effet, d’après le prélude, v. 11, et la conclusion de la parabole, v. 14, le troupeau tout entier est l’image de l’humanité ; les brebis demeurées fidèles désignent les justes, celle qui s’égare représente les pécheurs pour lesquels Notre‑Seigneur met tout en œuvre afin de les sauver cf. S. Jérôme, Comm. in h. l.


Mt18.14 De même c'est la volonté de votre Père qui est dans les cieux, qu'il ne se perde pas un seul de ces petits. - De même... retombe sur la parabole tout entière et sur la conduite du pasteur. De même que le propriétaire des cent brebis n’en veut pas laisser périr une seule, de même aussi le Père céleste, qui regarde les hommes comme ses chères brebis. - La volonté de votre Père... Les Hébreux se représentent les décrets divins comme quelque chose de fixe, d’immuable, gravé en traits d’airain en face du Souverain Maître qui les contemple. - Qu'il ne se perde pas un seul. D’où il suit que personne n’est prédestiné à la damnation, quoi qu’aient dit certains hérétiques (dont Calvin). - De ces petits. Si telle est la volonté de Dieu à l’égard des humbles, nous aussi, - et telle est la morale visiblement renfermée dans les paroles par lesquelles Jésus conclut ce beau sujet, - nous aussi nous devons travailler avec zèle au salut de ces petits qui lui sont chers. « Ne négligeons donc jamais les petits et ceux qui nous paraissent méprisables, puisque c’est là proprement ce que nous a voulu apprendre Jésus‑Christ », S. Jean Chrysost. Hom. 59 in Matth. Quel admirable sermon sur la valeur des âmes les plus insignifiantes en apparence. et comme il doit réchauffer le dévouement sacerdotal.


Mt18.15 "Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le entre toi et lui seul, s'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. - Si. La suite de l’Instruction portera toujours sur nos devoirs à l’égard du prochain, mais le point de vue n’est plus le même. Précédemment, le divin Maître a indiqué la nature des rapports que l’on devait avoir avec les enfants et les faibles, en particulier les précautions à prendre pour ne pas les scandaliser, pour ne pas les offenser ; il prescrit maintenant les règles à suivre dans le cas où l’on aurait été soi‑même lésé, offensé gravement par autrui. Ces règles peuvent se résumer dans les deux mots suivants : grands ménagements pour les personnes, grande sévérité pour les fautes. Il y a, dit Jésus, trois démarches à faire, suivant les circonstances diverses qui peuvent se présenter, c’est-à-dire suivant que la contrition du coupable sera plus ou moins prompte, plus ou moins facile à susciter. La première démarche est décrite au v. 15. - Va. L’offensé ne doit pas attendre que l’agresseur vienne lui présenter des excuses ; il fera lui‑même charitablement les premières avances, n’oubliant pas qu’il s’agit d’un frère, ton frère, quoique d’un frère qui a mal agi. - Reprends‑le, convaincs‑le de sa faute, montre‑lui qu’il a gravement péché. - Entre toi et lui seul, sans témoins par conséquent : procédé plein de délicatesse et de douceur, qui devra toucher le cœur du coupable et l’amener à résipiscence, s’il est encore accessible à la bonté. - S'il t'écoute, tout porte à croire qu’il reconnaîtra humblement sa faute. - Dans ce cas, tu auras gagné ton frère. Mais pour qui sera‑t-il gagné ? Pour l’offensé lui‑même selon les uns, l’union momentanément troublée devant reparaître alors dans toute son étendue ; plus probablement, selon les autres, pour Dieu et pour le royaume messianique, dont le mauvais frère s’était séparé par sa faute. Et quel bonheur de pouvoir gagner un pécheur dans ce sens. S. Thomas d’Aquin, dans son commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu et dans sa Somme Théologique 2a 2ae q.33, explique que cette correction fraternelle ne doit être faite que si l’on est certain que le coupable va cesser son péché. En cas de doute, dit-il, il faut s’abstenir de le corriger sauf si l’on a autorité sur la personne, comme le père abbé sur ses moines, le prêtre sur ses paroissiens, le parent sur son enfant. Tout le monde ne doit pas faire des corrections à tout le monde. Seuls les prêtres et les évêques sont tenus de corriger même s’ils craignent que la personne en devienne plus mauvaise. S. Augustin dit que parfois nous devons nous abstenir, si nous craignons que, par cette intervention, ils ne soient pas corrigés, mais rendus plus mauvais. De même, si l’ont craint que cela ne déclenche des attaques contre l’Église, on ne pèche pas en ne corrigeant pas. Sur le sujet délicat de la correction fraternelle, il est conseillé de se référer aux livres de Théologie Morale des pères McHugh et Callan, de Jean-Benoit Vittrant ou d’Héribert Jone, gratuitement téléchargeables sur l’Internet.


Mt18.16 S'il ne t'écoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que toute cause se décide sur la parole de deux ou trois témoins. - Seconde démarche. - S'il ne t'écoute pas. Mais il est possible aussi que le coupable refuse de se repentir et de réparer l’offense qu’il a faite. Jésus‑Christ trace, pour cette hypothèse, une nouvelle ligne de conduite qui sera comme un jugement en seconde instance. - Prends encore avec toi ... L’amour repoussé redouble ses efforts, mais ne pouvant agir seul, il appelle des auxiliaires à son secours, comme fait le bon médecin qui voit qu’il lui est impossible de lutter seul contre une maladie obstinée. La seconde démarche consiste donc dans un nouvel avertissement donné par la personne lésée. Mais cette fois elle se présente avec un ou deux frères qu’elle s’est associés pour donner plus d’autorité à sa parole. « Afin de convaincre plus facilement celui qui commet une faute, qu'il a péché, quand non seulement la personne offensée se prononce sur cela (car s'agissant de ce qui le touche tout homme se trompe très facilement) mais même quand deux ou trois le confirment », Sylveira in h.l. - Une ou deux personnes... Ces paroles, empruntées littéralement à la Loi mosaïque, Deutéronome 19, 15, font allusion au nombre de témoins requis dans toute affaire litigieuse : Jésus les cite pour appuyer et pour légaliser en quelque sorte sa seconde recommandation. - Que toute cause se décide. « Les juges hébreux exigent la même chose de celui qui a péché contre son frère. Hieros. Ioma, fol. 44, 3, et Babyl. Ioma, fol. 87, 1, Samuel dit : Quiconque pèche contre son frère, il est nécessaire de lui dire : J'ai péché envers toi. S'il accepte, bien. Sinon qu'il en amène d'autres et qu'il le rende bienveillant à leur égard, etc. Mais notre Sauveur exige de faire preuve d'une charité plus grande, de celui évidemment qui est lésé ».


Mt18.17 S'il ne les écoute pas, dis-le à l’Église, et s'il n'écoute pas non plus l’Église, qu'il soit pour toi comme un païen et un publicain. - Troisième démarche ou jugement en troisième instance. Si le coupable fait encore le récalcitrant, alors il n’y a plus de ménagements à garder ; il faut proclamer publiquement sa faute. - Dis‑le à l'Église. On se demande comment il a pu venir à la pensée de quelques exégètes, de Théophylacte et de Fritzsche par exemple, que Jésus voulait parler ici de l’Église juive, de la synagogue. A quel titre en effet serait‑il question d’elle en ce passage ? Non, c’est l’Église chrétienne, Cf. 16, 18, l’assemblée des fidèles représentée par ses chefs, qui est chargée par le Sauveur de juger le procès en dernier ressort. Pour le chrétien, il n’y a pas d’autorité supérieure à celle‑là ; c’est donc à elle qu’il porte, pour qu’elle les tranche au nom de Dieu, toutes les questions difficiles qui peuvent surgir entre lui et ses frères. Si cette recommandation de Jésus eût toujours été suivie dans la pratique, jamais un chrétien n’aurait conduit un autre chrétien devant les tribunaux civils. On y fut fidèle durant un certain temps ; mais déjà S. Paul se plaignait avec force des abus étranges qui se manifestaient sous ce rapport, Cf. 1 Corinthiens 6, 1 et ss. C’est ici néanmoins qu’on trouve l’origine des tribunaux ecclésiastiques, dont il reste encore quelques vestiges dans nos officialités diocésaines. - S'il n'écoute pas l'Église, et il est bien à craindre qu’il n’en soit ainsi, après les deux marques antérieures d’endurcissement donnée pas le pécheur. Mais comment traiter un opiniâtre qui ne s’est laissé toucher ni par les avis bienveillants de la charité, ni par les remontrances de l’autorité ? Il n’y a plus qu’une chose à faire à son égard, l’expulser du sein de l’Église, le retrancher impitoyablement de la société des Saints : c’est ce qu’exprime la locution qu'il soit pour toi... Le langage de Jésus est ici coloré de Judaïsme ; Notre‑Seigneur parle d’après les idées et la manière d’agir de ses concitoyens. Pour eux, nous l’avons vu, Cf. 9, 11 et l’explication, les païens et les publicains étaient de vrais excommuniés, avec lesquels on devait demeurer « éloignés » ; les païens à cause de l’idolâtrie à laquelle ils se livraient, les publicains, fussent‑ils Israélites, à cause de leurs concussions. Les écrits rabbiniques sont formels à ce sujet. « Il est interdit à un Juif d'être seul avec un païen, de voyager avec païen », Maimon. « Un Juif qui devient publicain doit être exclu de la société », Hieros. Demai, f. 23, 1. Par ces deux expressions typiques, empruntées aux mœurs des Juifs, le Sauveur transmet donc à son Église le droit d’excommunication à l’égard de ses membres devenus indignes : ce point est tout à fait évident, malgré les réclamations des protestants en sens contraire. Toute société, du reste, n’est‑elle pas armée du droit d’exclusion ?


Mt18.18 En vérité, je vous le dis, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. - Quelle que soit la sentence que l’Église croira devoir prononcer, Dieu promet de la ratifier du haut des cieux : telle est la liaison de ce verset avec le précédent. Nous entendons ici la confirmation anticipée des décrets judiciaires portés par l’Église de Jésus. Ce qu’elle jugera par l’intermédiaire de ses chefs n’aura pas la valeur d’une décision humaine : comme elle est un tribunal vraiment divin, ses arrêts auront la sanction du ciel. C’est donc le blanc‑seing de Dieu qu’elle reçoit en ce moment. Nous renvoyons, pour les détails et spécialement pour le sens des verbes lier et délier, à l’explication que nous avons donnée plus haut, 16, 18, de la parole identique adressée par Jésus à S. Pierre. Les pouvoirs conférés directement aux Apôtres, indirectement à leurs successeurs, sont sans réserve : ils embrassent le for intérieur aussi bien que le for extérieur ; voilà pourquoi on les applique aussi en théologie au tribunal de la Pénitence. Nous avons montré cependant qu’ils ne sont pas prépondérants, comme ceux du prince des Apôtres. S. Pierre aura le droit de paître les brebis et les pasteurs : ses collègues n’auront d’autorité que sur les brebis seulement. - Voici une réflexion de S. Jean Chrysostome qui montre bien l'unité de tout ce passage et la manière dont le v. 18 se rattache aux prescriptions de Jésus relatives à la correction fraternelle : « Vois‑tu comment Jésus‑Christ menace le frère qui a péché d’une double punition, des jugements de l’Église et des tourments de l’enfer? Et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui‑même. ... C’est pourquoi Jésus‑Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Église. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre ».




Mt18.19 "Je vous le dis encore, si deux d'entre vous s'accordent sur la terre, quoiqu'ils demandent, ils l'obtiendront de mon Père qui est dans les cieux. - Établissons d’abord l’enchaînement des pensées qui paraît au premier regard assez difficile à saisir, et qui a été fixé très différemment par les commentateurs. « Tout ce qui précède était une invitation à la charité et à la concorde ; le Sauveur sanctionne cet appel par la récompense qu'il promet », dit S. Jérôme. D’après le saint Docteur, la promesse actuelle de Jésus‑Christ aurait donc pour but d’exposer les avantages incomparables de la charité qui a été recommandée dans toute cette première moitié du chapitre. Mais on peut reprocher à cette liaison d’être trop vague. Suivant d’autres exégètes, Jésus continuerait d’effrayer, par un contraste, les pécheurs revêches qui pourraient être tentés de ne pas se soumettre à l’Église : non seulement ils seraient retranchés de son sein, mais, par suite même de l’excommunication, ils cesseraient d’avoir part à de précieuses faveurs, développées dans les vv. 19 et 20. Nous préférons voir ici, avec Bengel, la confirmation des pouvoirs qui viennent d’être conférés, v. 18, aux Apôtres et à l’Église. Non content de ratifier les jugements portés par ceux qu’il a faits dépositaires de sa puissance, Dieu agréera tous leurs désirs, exaucera toutes leurs prières, à cause de l’union étroite qui existe entre eux et lui. L’identité de volonté qui existe entre Dieu et l’Église est donc exprimée de nouveau sous une autre forme. Jésus semble indiquer lui‑même que telle est le véritable lien des pensées, puisqu’il commence par dire qu’il va répéter la même idée : Je vous le dis encore. Nous avons ici une admirable promesse, remplie d’encouragements sublimes. - Si deux d'entre vous : deux personnes seulement, aussi peu qu’il en faut pour former une société, la société la plus petite possible. Il est vrai que ces personnes sont supposées chrétiennes, « deux d'entre vous ». A ces deux chrétiens on demande une chose très simple, l’accord, s'accordent, la symphonie, pour employer l’expression du texte grec. Qu’y a‑t-il de plus facile que l’harmonie entre deux personnes, si elles ont intérêt à s’entendre ? - En échange de cette chose si simple, on leur promet la faveur la plus précieuse : quoiqu'ils demandent.. C’est un nouveau blanc‑seing. Quel que soit l’objet de leur demande, pourvu bien entendu qu’il rentre dans le plan divin, elles l’obtiendront sûrement : Jésus lui‑même s’en fait garant.


Mt18.20 Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux." - C’est la même promesse réitérée, expliquée. - Là où deux ou trois : ici encore, une société à peine ébauchée. Et puis, peu importent le temps et le lieu ; une chose seulement est requise : assemblés en mon nom. Dès là que le nom de Jésus, ses intérêts, sa gloire, sont le but de la réunion, on a droit à l’avantage promis et cet avantage est immense : Je suis au milieu d'eux. Mais qu’y a‑t-il d’étonnant à cela ? Deux ou trois chrétiens réunis au nom de Jésus‑Christ ne représentent‑ils pas l’Église tout entière et Jésus peut‑il être séparé de cette Église dont il est le chef ? Les rabbins disaient aussi que « si deux sont assis à une table et s'entretiennent de la loi, le symbole de la présence divine repose sur eux », Pirke Aboth, 3, 2. - Il existe sur les vv. 19 et 20 de belles applications morales des Saints‑Pères : elles concernent tantôt les avantages de la concorde et de la charité fraternelle, tantôt les conditions de la bonne prière. On les trouvera réunies dans la « Chaîne d'Or » de S. Thomas d’Aquin sur l’Évangile selon saint Matthieu.








Mt18.21 Alors Pierre s'approchant de lui : "Seigneur, dit-il, si mon frère pèche contre moi, combien de fois lui pardonnerai-je ? Sera-ce jusqu'à sept fois ?" - Alors Pierre, s'approchant. En ce moment, S. Pierre, qui se trouvait mêlé aux autres Apôtres, fait quelques pas pour se rapprocher de Jésus, car il a une question à lui adresser. La correction fraternelle, sur laquelle ont porté les avis donnés en dernier lieu par Notre‑Seigneur, présuppose dans l’offensé une grande générosité de cœur et un parfait esprit de pardon, puisqu’il doit être disposé à oublier les torts du prochain à son égard, si le coupable reconnaît sa faute et s’en repent. Mais jusques à quand et combien de fois devra‑t-on pardonner, dans le cas nullement imaginaire d’une récidive de la part de l’offensant ? C’est ce que le prince des Apôtres désirerait savoir. Telles est la transition généralement admise et la plus vraisemblable du reste. « L'argumentation de Jésus, v. 15-17 avait eu pour but que le pardon soit accordé. C'est pourquoi Pierre demande au maître s'il faut pardonner sept fois à autrui », Berlepsch, Comm in Matth. - Simon‑Pierre expose avec sa franchise et sa simplicité habituelles le cas de conscience qui a fortement impressionné sa vive imagination : - Combien de fois. - Jusqu'à sept fois ? Sept, le nombre sacré. S. Pierre devait se croire bien généreux en fixant cette limite, car les Rabbins de son temps n’exigeaient que trois pardons à l’égard du coupable quand il était relaps. « Les hommes pardonneront un offense une fois, une seconde fois, une troisième fois, mais ne pardonneront pas la quatrième fois », Babyl. Joma. f. 86, 2. En doublant ce chiffre, et en ajoutant une unité au nouveau nombre obtenu, l’Apôtre croyait sans doute entrer largement dans l’esprit libéral et conciliant de la loi chrétienne. Son langage était bien dans le genre de la morale judaïque, qui aimait à préciser les obligations par des chiffres.



Mt18.22 Jésus lui dit : "Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. - Jésus lui dit. Jésus recule la limite « à l'infini » ; car tel est le sens de sa réponse. Tu me demandes la mesure du pardon ; je te dis que cette mesure consiste à pardonner sans mesure. - Je ne te dis pas jusqu'à sept fois... Jésus trouve à bon droit ce chiffre beaucoup trop restreint : il le prend donc et le transforme à l’aide d’une multiplication : jusqu'à soixante‑dix fois sept fois. Les commentateurs ne sont toutefois pas d’accord sur la somme totale produite par le calcul du Sauveur, les expressions du texte grec pouvant recevoir deux interprétations notablement différentes. L’une semble plutôt signifier soixante‑dix fois sept, l’autre, selon la traduction de la Vulgate, soixante‑dix fois sept fois. Néanmoins Origène, S. Augustin et de nombreux exégètes modernes à leur suite, traduisent cette locution comme si la particule « et » existait entre les deux nombres dont elle se compose : soixante‑dix fois et sept, 70 + 7, par conséquent soixante‑dix‑sept fois. Ils s’appuient sur un passage de la Genèse, 4, 24, auquel, d’après eux, le Sauveur ferait ici une évidente allusion, et où nous entendons le farouche Lamech annoncer que si l’on se permettait envers lui quelque grave injure, son sang serait vengé, non pas seulement sept fois comme celui de Caïn, son ancêtre, mais soixante‑dix‑sept fois, d’après les 70. Ce rapprochement ne manque pas de beauté, Cf. S. Hilaire, in h. l. Jésus veut ainsi que le pardon chrétien aille jusqu’où s’étendait la vengeance antique. A la formule de haine et de représailles proposée par Lamech, il oppose la formule de l’amour parfait et du pardon illimité, car telle est manifestement la signification du chiffre qu’il mentionne. « J'ose le dire, quand même il aurait péché septante fois huit fois, pardonnez-lui; eût‑il péché cent fois, pardonnez-lui encore; en un mot, toutes les fois qu'il pèche, ne cessez de lui pardonner. Car si Jésus‑Christ, bien qu'il ait trouvé en nous des milliers de péchés, nous les a tous pardonnés, ne refusez donc pas de faire vous‑mêmes miséricorde, ainsi que l'Apôtre vous le recommande en ces termes (Col. 3,13 ): «Vous pardonnant entre vous les sujets de plainte que vous pourriez avoir les uns contre les autres, comme Dieu vous a pardonné en Jésus‑Christ (cf. 2Cor. 5, 10 ) », S. August. de Verbis Dom. Serm. 15.


Mt18.23 "C'est pourquoi le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. - Ce que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ vient de dire à S. Pierre dans un langage condensé, mathématique, touchant le pardon absolu des injures, il va maintenant l’illustrer par une admirable parabole, vv. 23-35. - C'est pourquoi c’est-à-dire, parce qu’on doit pardonner non seulement un certain nombre de fois, mais aussi souvent qu’on est offensé. Cette expression rattache la parabole à la réponse du v. 22. - Le royaume des cieux est semblable à un roi cf. 13, 24. 45. Nous avons déjà fait observer que ce langage n’est pas complètement logique, car, dans les versets qui suivent, le royaume messianique est moins comparé au roi qu’à toute sa conduite telle qu’elle est dépeinte par Jésus. - À ses serviteurs. Ce sont les ministres, et les ministres les plus distingués du roi, qui sont ainsi désignés d’après la coutume orientale. Suivant le contexte, il s’agit surtout des officiers spécialement chargés d’administrer les finances et les revenus du roi.


Mt18.24 Le règlement des comptes étant commencé, on lui amena un homme qui lui devait dix mille talents. - Et lorsqu'il eut commencé : dès l’ouverture des comptes ; ce qui n’a pas lieu de surprendre dans une contrée où il y a toujours eu de si grandes malversations financières. Il suffit de commencer une enquête pour découvrir aussitôt des injustices criantes. - On lui en présenta un : circonstance notée soit pour montrer que le débiteur fut amené malgré lui devant son maître dont il avait à redouter la juste rigueur, soit pour faire allusion aux usages de l’Orient, d’après lesquels on ne se présente jamais à la cour que dûment introduit selon les règles du cérémonial. - Qui lui devait. Le roi avait prêté ou confié à ce malheureux la somme mentionnée plus bas : mais l’officier, ayant voulu faire là-dessus de belles spéculations pour s’enrichir, avait sans doute tout perdu comme tant d’autres agioteurs. - Dix mille talents. Somme énorme en soi et surtout pour l’époque. Nous le comprendrons mieux si nous prenons la peine de la comparer avec d’autres chiffres pécuniaires signalés dans la Bible comme très élevés. On n’employa que 29 talents d’or à la construction du Tabernacle, malgré toute la richesse qui y fut déployée, Cf. Exode 38, 24 ; la reine de Saba offrit 120 talents à Salomon et c’était un présent considérable, Cf. 1 Rois 10, 10 ; le roi d’Assyrie imposa à Ézéchias un tribut de 30 talents, Cf. 2 Rois 18, 14 ; David mit en réserve pour la construction du temple la somme de 3000 talents à laquelle les princes en ajoutèrent une autre de 5000, Cf. 1 Chro. 24, 4-7. Et ce ne sont pas seulement huit mille talents que nous avons ici, mais dix mille. Le talent, comme va le montrer l’indication de sa valeur, n’était pas une monnaie courante ; c’était une monnaie idéale dont on se servait dans les évaluations de numéraire, à la façon de nos millions. Il y en eut, dans l’antiquité, de trois espèces très distinctes : le talent attique, le talent hébreu qui valait le double de l’attique et le talent syriaque qui valait le huitième de l’hébreu, le quart de l’attique. Duquel est‑il question dans ce passage ? On les a proposés tous les trois ; mais il n’y a guère que les deux premiers qui puissent venir sérieusement en ligne de compte, les exégètes qui ont pensé au troisième n’ayant eu recours à lui que pour obtenir une somme moins considérable, ce qui n’est pas une raison. D’une part il semble naturel que le Sauveur ait compté par talents hébreux, puisqu’il était Juif et qu’il parlait en ce moment à des Juifs ; d’un autre côté, il est certain que le talent attique était alors d’un usage universel dans tout l’empire romain, et même en Palestine : il est donc possible aussi que Notre‑Seigneur l’ait employé dans cette circonstance. Le talent attique se composait de 60 mines et la mine comprenait cent drachmes, ce qui faisait 6000 drachmes (soit 6 Kg d'argent) par talent. Nous arriverions au double si Jésus avait parlé du talent hébreu. Dix mille talents valent environ 300 millions d’euros. La somme dans un cas comme dans l’autre, est donc vraiment colossale pour ce temps‑là, et particulièrement si nous songeons qu’elle était due par un seul homme. Les Romains n’exigèrent pas davantage d’Antiochus‑le‑Grand après sa défaite, et Darius n’offrit pas davantage à Alexandre pour obtenir de lui qu’il arrêta le cours de ses conquêtes en Asie. Une telle dette est donc humainement insolvable.


Mt18.25 Comme il n'avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu'on le vendît, lui, sa femme, ses enfants et tout ce qu'il avait pour acquitter sa dette. - Comme il n'avait pas de quoi payer. On conçoit sans peine que le débiteur ait été incapable de solder cette somme dans son entier ; mais le récit semble supposer une situation financière encore plus embarrassée et une insolvabilité complète. - Le roi, justement irrité de cet abus de confiance, se propose d’abord d’agir suivant toute la rigueur des mœurs orientales contre le serviteur infidèle : son maître ordonna qu'on le vendit, et avec lui, sa femme et ses enfants... La Bible renferme quelques exemples d’après lesquels un pareil droit semble avoir été reconnu, dans l’État juif, aux créanciers qui ne pouvaient pas rentrer autrement dans leurs fonds, Cf. Exode 22, 3 ; 2 Rois 4, 1 ; Levit, 25, 39 ; Nehem. 5, 8. Toutefois, les prescriptions relatives à l’année jubilaire, Cf. Deutéronome 15, 1, 2, Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 3, 12, 3, adoucissaient considérablement ces mesures rigoureuses chez les Juifs, si tant est qu’elles aient été habituellement exercées. La loi romaine était très explicite et très sévère sur ce point, livrant le débiteur pieds et poings liés aux créanciers, comme nous le verrons plus bas, v. 28. - Et tout ce qu'il avait, la vente ne devant certainement pas procurer un produit égal à la dette.


Mt18.26 Le serviteur, se jetant à ses pieds, le conjurait en disant : Aie patience envers moi, et je te paierai tout. - Se jetant à ses pieds. Le coupable n’a qu’une ressource, et il en fait un usage immédiat, dès qu’il entend la sentence sans appel de son Maître. Il se prosterne devant lui, et, dans cette attitude humiliée, il implore sa pitié avec larmes. Du reste ce qu’il demande, ce n’est nullement la remise de sa dette : il n’oserait pas même songer à obtenir une telle faveur dans les conditions indiquées ; il désire simplement un délai. - Aie patience, donnez-moi un peu de temps. - Je te paierai tout. Pas de compromis ni de concordat, il rendra tout. Que ce trait est naturel. c’est bien là le langage d’un pauvre débiteur aux abois, qui fait de belles promesses pour échapper aux angoisses de l’heure présente. Dans un an, il ne pourra guère mieux payer qu’aujourd’hui ; mais il espère et se fait illusion.



Mt18.27 Touché de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller et lui remit sa dette. - Touché de compassion. - Une conduite si humble touche le cœur du roi, qui, oubliant ses menaces récemment proférées, accorde à l’officier coupable la grâce la plus entière. Les rentrées en grâce aussi soudaines et de tels actes de générosité ne sont pas chose rare dans les cours orientales, où le bon plaisir du prince est la loi principale et produit à tour de rôle de terribles orages et d’étranges pardons. - Le laissa aller. C’est la première faveur royale elle est opposée à l’ordre antérieur de vendre le serviteur à l’encan. La liberté au lieu d’un affreux esclavage. - La seconde faveur n’est pas moins grande : - Lui remit sa dette. Au lieu du délai souhaité, il accorde purement et simplement la remise des soixante ou des cent vingt millions.


Mt18.28 Le serviteur, à peine sorti, rencontra un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Le saisissant à la gorge, il l'étouffait en disant : Paie ce que tu dois. - Nous arrivons au cœur de la parabole et à la leçon principale qu’elle est destinée à donner aux disciples de Jésus. - Ce serviteur, à peine sorti. La narration nous le montre au moment où il sort tout heureux du palais, après la scène à laquelle nous avons assisté. Cette circonstance est notée à dessein pour mieux faire ressortir l’indignité de sa conduite. - Rencontra... il rencontre par hasard à la porte de la résidence royale un de ses collègues, serviteur du roi comme lui, quoique probablement à un degré inférieur. Le débiteur insolvable de tout à l’heure devient maintenant créancier ; car il se rappelle, lui à qui on vient de faire grâce d’une somme énorme, que ce collègue lui doit cent deniers. - Qui lui devait cent deniers. Le denier représentait le salaire journalier d’un ouvrier agricole. La disproportion énorme entre les deux dettes montre comment nos offenses envers Dieu dépassent celles de notre prochain envers nous. Qu’était‑ce que cette dette de 100 deniers, en face des 300 millions dont il a été parlé plus haut ? - Le saisissant, il l'étouffait. Détails pittoresques, qui peignent au vif l’odieuse conduite du créancier sans pitié. A peine a‑t-il aperçu son débiteur qu’il se précipite sur lui, et le saisit violemment à la gorge de manière à l’étrangler. D’après le droit romain, le débiteur incapable d’acquitter ses dettes pouvait être conduit par ses créanciers au tribunal des prêteurs « par tout moyen, et même la main au collet », s’il résistait. - Le langage est conforme à l’action : Paie ce que tu dois, demande‑t-il brutalement, sans penser à la faveur immense qu’il a reçue il n’y a qu’un instant. La certitude de la dette ne saurait être mise en doute, car elle ressort clairement du contexte, « qui lui devait », v. 28, « ce que tu dois » v. 29, comme aussi de l’idée même de la parabole. - Quel contraste entre cette barbarie et la bénignité du roi.


Mt18.29 Son compagnon, se jetant à ses pieds, le conjurait en disant : Aie patience envers moi, et je te paierai tout. - Se jetant à ses pieds. C’est exactement la scène du v. 26 qui se reproduit ici : l’attitude du débiteur est la même, ses paroles sont les mêmes aussi. Il y a pourtant cette différence que le suppliant de tout à l’heure est actuellement le créancier tout‑puissant : raison de plus, ce semble, pour qu’il se laisse attendrir par ce geste et cette prière qui lui ont valu sa propre grâce, d’autant mieux qu’il a tant reçu et qu’on lui demande si peu. Hélas, dit S. Jean Chrysostome, Hom. 51 in Matth., « Il n’eut pas même de respect pour les paroles dont il venait de se servir pour obtenir miséricorde, et qui lui avaient mérité la remise de dix mille talents. Il ne reconnut plus ce port bienheureux où il s’était sauvé lui‑même ».


Mt18.30 Mais lui, sans vouloir l'entendre, s'en alla et le fit mettre en prison jusqu'à ce qu'il payât sa dette. - Il refuse donc durement la grâce qu’on implore de sa piété ; bien plus, il traîne lui‑même son malheureux débiteur en prison, s'en alla et le fit mettre en prison, n’étant satisfait qu’après avoir vu les portes de ce triste séjour se refermer sur lui. - Ces derniers mots du verset, jusqu'à ce qu'il lui payât sa dette, achèvent la description de sa cruauté ; ils montrent la résolution énergique où il est de ne pas faire dans l’avenir la moindre remise à son collègue.







Mt18.31 Ce que voyant, les autres serviteurs en furent profondément attristés, et ils vinrent raconter à leur maître ce qui s'était passé. - Les autres serviteurs du roi, témoins de cette barbarie, en sont profondément attristés, et, prenant le parti de la victime contre le malfaiteur, ils vont aussitôt dénoncer à leur maître l’acte injustifiable qui avait eu lieu en leur présence.


Mt18.32 Alors le maître l'appela et lui dit : Serviteur méchant, je t'avais remis toute ta dette, parce que tu m'en avais supplié. – Le coupable est introduit pour la seconde fois. Le prince, avant de châtier ce misérable comme il le mérite, lui décrit, avec tout le calme d’un juge désormais inexorable, l’énormité de sa faute récente. Il l’appelle serviteur méchant : titre infamant qu’il ne lui avait pas donné dans la première entrevue. Puis il établit un frappant contraste entre la miséricorde dont il avait été l’objet et celle qu’il avait refusé de faire à son ami. - Je t'avais remis toute ta dette « toute » est mis en avant, comme au v. 26. - Parce que tu m'en avais prié : en effet, le débiteur du roi n’avait eu qu’à formuler une demande pour la voir immédiatement exaucée, ou plutôt pour recevoir cent fois plus qu’il ne souhaitait.


Mt18.33 Ne devais-tu pas avoir pitié de ton compagnon, comme j'ai eu pitié de toi ? - Il devait. c’était en quelque sorte une nécessité de justice dans les conditions exposées par la parabole. Ne devait‑il pas profiter de la belle leçon qu’il avait reçue, s’attendrir comme on s’était attendri sur lui ? Le roi se tait : l’accusé garde le silence : il comprend qu’il essaierait désormais en vain d’obtenir un nouveau pardon, après une telle aggravation de sa culpabilité. C'est la juste réflexion de S. Rémi : « Remarquons qu'on ne voit pas que ce serviteur ait osé faire aucune réponse à son maître, ce qui nous apprend, qu'au jour du jugement et cette vie une fois terminée, tout moyen de justification nous sera ôté ».


Mt18.34 Et son maître irrité le livra aux exécuteurs, jusqu'à ce qu'il eût payé toute sa dette. - Et son maître irrité. Le roi si gravement offensé ne connaît plus de ménagements ; il s’abandonne librement à son indignation. - Le livra aux bourreaux : Grotius et d’autres auteurs ont voulu faire du mot bourreaux un simple synonyme de geôliers, parce que, disent‑ils, le supplice de la torture avait été aboli chez les Romains à l’époque du Sauveur. Mais qu’importe cette raison ? Bien que plusieurs traits de la parabole cadrent avec les prescriptions du droit romain, Notre‑Seigneur ne s’astreint pas à les prendre toujours pour règles dans les tableaux qu’il trace. Du reste, ce n’est plus comme débiteur insolvable que l’officier royal est puni, mais à cause de sa conduite barbare ; le monarque est donc parfaitement en droit de le livrer aux bourreaux. - Jusqu'à ce qu'il payât : en réalité, c’est à une prison perpétuelle que le coupable est condamné, comme l’ont déjà remarqué les SS. Pères, puisqu’il ne pourra jamais remplir la condition qui lui est imposée. « Il paiera toujours sans pouvoir jamais s'acquitter », S. Rémi. « Quant à ces expressions: « avant d'avoir payé », je m'étonnerais fort qu'elles ne signifiassent pas la peine que nous appelons éternelle », S. August. de Serm. Dom. in Mont. 1, 11. - jusqu'à ce qu'il eût payé toute sa dette. Le roi ne fera pas la moindre concession. - On connaît la grave discussion théologique qui est née autrefois de ce passage. Puisque le roi, qui représente Dieu, réclame de nouveau le paiement intégral d’une dette qu’il avait auparavant remise de la façon la plus complète, ne suit‑il pas de là que les péchés pardonnés peuvent revivre ? Là-dessus ardents débats dont il existe déjà des traces à l’époque des Pères, Cf. S. August. de Baptismo c. Donat. 1, 12, mais qui retentirent surtout au moyen-âge, Cf. Pierre Lombard, Sent. 4, dist. 22 ; S. Thom. Aq. Somme Théologique, 3a, q.88 ; Hug. à S. Victore, de Sacram. 2, 14, 9, etc. La vraie solution est contenue dans les lignes de S. Thomas d’Aquin bien des fois reproduites : « Les péchés remis ne reviennent pas par un péché subséquent. Il peut arriver, toutefois, qu'un tel péché contienne virtuellement la culpabilité des fautes antérieures, par cela seul que, méprisant la bonté de Dieu, il est plus inexcusable ». Quand Dieu, dans la parabole, réclame « tout ce qu'il devait », ce n’est pas de la dette antérieure qu’il est question, car elle a cessé d’exister ; il parle de la nouvelle dette contractée par une nouvelle offense. Revenons au deux derniers traits de la parabole. « Jamais reproche ne fut plus convaincant, s’écrie Bourdaloue, ni jamais aussi châtiment ne fut plus juste. Pour peu que nous ayons de lumières et de droiture naturelle, il n’y a personne qui ne sente toute la force de l’un, et qui n’approuve toute la rigueur de l’autre. Car que pouvait répondre ce serviteur impitoyable, et si dur à se faire payer sans délai une somme de cent deniers, lors même que son Maître, touché pour lui de compassion et ayant égard à sa misère, venait de lui remettre jusqu’à dix mille talents ? Si donc, irrité d’une telle conduite, le Maître ne diffère pas à punir ce misérable, s’il le traite comme ce malheureux a traité son débiteur, et s’il le fait enfermer dans une étroite prison, c’est un arrêt dont l’équité se présente d’abord à l’esprit, et dont la raison est évidente ». Sermon pour le 23ème dimanche après la Pentecôte.


Mt18.35 Ainsi vous traitera mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son cœur." - Ainsi vous traitera mon Père. C’est la morale de la parabole. Mais citons encore Bourdaloue. « Voilà, mes chers auditeurs, la figure, et dès que nous en demeurons là, nous n’y voyons rien qui nous surprenne, ni rien qui ne soit conforme aux lois d’une étroite justice. Mais laissons la figure, et faisons‑en l’application. Jésus‑Christ l’a faite lui‑même dans notre Évangile, et il y a sans doute de quoi nous étonner. Car c’est ainsi, dit le Fils de Dieu, que notre Père céleste se comportera envers vous. Quelle menace ! Et à qui parle le Sauveur du monde ? A vous, chrétiens, et à moi, si nous ne pratiquons pas à l’égard du prochain la même charité que ce Dieu de miséricorde a tant de fois exercée en notre faveur, et qu’il exerce encore tous les jours ; si dans les offenses que nous recevons du prochain, nous nous livrons à nos ressentiments et à nos vengeances ; si nous ne pardonnons pas, si nous ne remettons pas libéralement toute la dette, ou si nous ne la remettons pas sincèrement et de bonne foi ». - Ainsi. - C’est-à-dire comme le roi de la parabole cf. 6, 14, 15. Il saura punir avec la même rigueur, de même qu’il sait pardonner avec la même bonté. - Du fond de son cœur, en toute sincérité et vérité ; « sans se livrer à des œuvres de vengeance, sans conserver de la méchanceté dans le cœur », Hugues de S. Victor, l. c. « Le Seigneur a précisé de tout son cœur de façon à proscrire toute réconciliation fictive », S. Jérôme in h.l. - L’application des divers traits de cette parabole est si claire, si aisée, qu’il est à peine utile de relever les points les plus saillants. Le roi n’est autre que Dieu lui‑même. Le serviteur qui doit dix mille talents, c’est l’homme, qui a tant offensé le Seigneur, et qui a ainsi contracté envers lui des dettes énormes auxquelles il lui est tout à fait impossible de satisfaire. Mais le Père céleste, touché de sa misère, a daigné lui accorder la remise entière de sa dette. Le second débiteur, c’est le prochain. Nous avons souvent les uns à l’égard des autres quelques obligations ; mais, comparées à ce que nous devons à Dieu, nos créances réciproques sont tout au plus dans la proportion de cent deniers à dix mille talents. Traités par le Seigneur avec tant de miséricorde, si nous refusons de remettre à nos frères les petites dettes que la faiblesse humaine leur a fait contracter envers nous, si nous ne leur pardonnons pas généreusement et promptement leurs offenses, Dieu nous traitera nous‑mêmes avec la plus grande rigueur. - On trouvera ces pensées admirablement développées dans la 61ème homélie de S. Jean Chrysostome et dans la « Chaîne d’Or » de S. Thomas d’Aquin. - Bossuet fait ressortir avec sa majesté habituelle la gloire qui rejaillit d’un pareil enseignement sur Jésus‑Christ et sur l’Église : « La philosophie avait bien tâché de jeter quelques fondements de cette doctrine ; elle avait bien montré qu’il était quelquefois honorable de pardonner à ses ennemis ; mais ce n’était pas une vertu populaire ; elle n’appartenait qu’aux victorieux. On leur avait bien persuadé qu’ils devaient se faire gloire d’oublier les injures de leurs ennemis désarmés, mais le monde ne savait pas encore qu’il était beau de leur pardonner, avant même de les avoir abattus. Notre Maître miséricordieux s’était réservé de nous enseigner une doctrine si humaine et si salutaire : c’était à lui de nous faire paraître ce grand triomphe de la charité, et de faire que ni les injures ni les opprobres ne pussent jamais altérer la candeur ni la cordialité de la société fraternelle ». Sermon pour le 5° dimanche après la Pentecôte.


Chapitre 19

Voyage de Jésus à Jérusalem à l’occasion de la dernière Pâque, 19, 1-20,34

1. - Esquisse générale du voyage, 19, 1-2. Parall. Marc. 10, 4.

Mt19.1 Jésus ayant achevé ces discours, quitta la Galilée, et vint aux frontières de la Judée, au-delà du Jourdain. - Jésus ayant achevé ces discours. S. Matthieu veut désigner par là toute l’instruction du chap. 18, composée, nous l’avons vu, de conseils étroitement liés et formant une belle unité. Mais notons bien que c’est une simple formule de transition, par laquelle l’évangéliste clôt le ministère de Jésus en Galilée, et non pas une date rigoureusement exacte. En effet, si nous comparons les récits de S. Jean et de S. Luc avec ceux de S. Matthieu et de S. Marc, nous arrivons promptement à la conviction qu’il existe ici dans les deux premiers Évangiles une lacune considérable. De l’automne de l’an 782 après la fondation de Rome, S. Matthieu nous transporte brusquement au printemps de 783, passant sous silence plusieurs voyages de Jésus à Jérusalem et d’importantes péripéties qui remplissent à peu près dix chapitres du troisième Évangile, Cf. Luc 9, 51 - 17, 11, et cinq du quatrième, Cf. Jean 7, 2- 11, 54. S. Matthieu voulant omettre les détails qui ne rentraient pas dans son plan, unit selon sa coutume le dernier des événements qui précède ces lacunes volontaires et le premier qui les suit, comme s’il y avait eu entre eux une connexion immédiate d’après l’ordre chronologique. C’est pour cela que nous trouvons le voyage du Sauveur à Jérusalem rattaché à l’instruction du Chapitre 18, bien que plusieurs mois se fussent écoulés dans l’intervalle. - Quitta la Galilée. Jésus quitte la Galilée pour n’y plus revenir, puisqu’il se rend maintenant à Jérusalem afin d’y consommer son sacrifice, Cf. ch. 21 et suivants. - Et vint aux frontières de la Judée. La proposition précédente désignait le point de départ ; celle‑ci en marque le but précis, la Judée. D’après plusieurs commentateurs, il est vrai, l’évangéliste ne parlerait ici que des confins de la Judée ; mais c’est une erreur, car l’expression indique très habituellement l’arrivée sur le territoire proprement dit d’une contrée : ce n’est guère que par exception qu’elle signifie : « s’arrêter dans les régions limitrophes » cf. Bretschneider, Lexic. man. - Au‑delà du Jourdain. L’autre côté du Jourdain par rapport à la Galilée, c’est évidemment la rive orientale du fleuve ; par conséquent il est impossible de rattacher ces deux mots à « confins de la Judée », comme l’ont fait plusieurs exégètes, attendu qu’aucune partie de la Judée n’a jamais été située sur la rive droite du Jourdain. Il faut donc nécessairement les faire dépendre du « vint », ce qui donne un sens très précis : Jésus, quittant la Galilée pour aller en Judée, passa par la Pérée. Le texte grec de S. Marc, 10, 1, ne permet pas le moindre doute sur ce point. Nous avons déjà dit qu’il y avait deux routes pour venir de Galilée à Jérusalem : la première, qui était la plus directe, traversait la Samarie ; la seconde faisait un long détour par la Pérée. S. Matthieu détermine ainsi tout à la fois, et en quelques mots, le point de départ, « la Galilée », le but, « les confins de la Judée », et la direction, « au‑delà du Jourdain », du dernier voyage de Notre‑Seigneur. Il en marquera plus loin les principales stations, Cf. 19, 15 ; 20, 17, 29 ; 21, 1. - La province de Pérée, que nous n’avons pas encore eu l’occasion de décrire, était située, comme son nom l’indique, à l’Orient du Jourdain, au‑delà par rapport aux trois autres provinces juives, qui formaient la partie principale de la Terre‑Sainte. Son territoire, qui s’étendait, dans le sens large, depuis les sources du Jourdain jusqu’à l’extrémité méridionale de la mer Morte, avait été notablement réduit ; car, au temps de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, Cf. Josèphe, Guerre des Juifs, 3, 3, 3, la Pérée était bornée au Nord par le petit fleuve Hiéromax (aujourd’hui Schériat‑el‑Mandour), et au Sud par l’Arnon. Les limites de l’Est et de l’Ouest étaient d’une part le désert, de l’autre le Jourdain. Nous avons vu que la Pérée appartenait au tétrarque Hérode Antipas, depuis la mort d’Hérode‑le‑Grand. Elle diffère beaucoup, pour la configuration générale, des autres provinces situées à l’Ouest du Jourdain. C’est un vaste plateau que recouvre partout un riche tapis de verdure ; mais sa surface, au lieu d’être unie, est couverte de dunes nombreuses aux ondulations variées, qui semblent avoir été jetées là dans une complète confusion. La partie septentrionale abonde en magnifiques bois de sycomores, de hêtres, de térébinthes, d’ilex et de figuiers ; la partie méridionale est beaucoup plus découverte, et les arbres y sont très clairsemés. Ce vaste plateau ondulé est pour ainsi dire profondément déchiré à trois reprises par les vallées du Yarmouk, du Jabbok et de l’Arnon. Dressé à pic du côté du Jourdain, il descend au contraire lentement dans la direction de l’Est, et finit par se mêler à la plaine immense qui va rejoindre le désert. Le caractère de la Pérée a toujours été pastoral, comme celui de ses habitants. A l’époque du Sauveur, c’était une province très florissante, remplie de villes splendides qu’ornaient des temples et des théâtres somptueux. [Wikipédia : La Pérée est un district situé à l'est du Jourdain dans l'Antiquité romaine. Il correspond approximativement au Galaad de l'Ancien Testament. Il s'étend de Pella dans la Décapole à Machéronte à l'est de la mer Morte. C'est probablement le district décrit dans le Nouveau Testament comme étant « la Judée au-delà du Jourdain (cf. Mt 19, 1) ». C'est une région de plateaux, où les précipitations étaient suffisantes pour permettre la croissance de fruits et la culture de céréales.]


Mt19.2 Une grande multitude le suivit, et là il guérit les malades. - Une grande multitude le suivit. Ce détail et les suivants, Cf. vv. 13 et 16, semblent prouver que l’accueil fait au Sauveur dans la Pérée fut excellent. A peine y a‑t-il pénétré que nous voyons autour de lui des foules nombreuses qui l’écoutent religieusement, ainsi qu’il arrivait autrefois en Galilée. Comme il n’avait pas encore séjourné dans cette province, ses ennemis n’avaient pas eu l’occasion de le calomnier devant le peuple : voilà pourquoi les multitudes lui sont complètement favorables, les préjugés n’étant pas encore venus diminuer le respect qu’on éprouvait pour lui. - Il guérit les malades cf. 12, 5. Il guérit ceux qui en avaient besoin. - , en Pérée, dans la contrée désignée en dernier lieu par les mots « au‑delà du Jourdain ».

2. - Séjour de Jésus, en Pérée, 19, 3-20, 16.

a. Discussion avec les Pharisiens touchant l’indissolubilité du mariage, 19, 3-9. Parall. Marc. 10, 2-12.

Mt19.3 Alors les Pharisiens l'abordèrent pour le tenter, ils lui dirent : "Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour quelque motif que ce soit ?" - Alors les Pharisiens... En Pérée même, comme en Galilée, comme en Judée, nous rencontrons bientôt les ennemis acharnés de Jésus, les Pharisiens, qui, n’osant encore en venir aux voies de fait à son égard, essaient du moins de lui tendre des pièges pour l’attaquer ensuite devant le peuple, ou même devant les tribunaux religieux du pays. De quelque côté que le Sauveur dirige ses pas, il est sûr de rencontrer ces sectaires qui ont reçu pour mot d’ordre de ne lui laisser aucun repos. - Pour le tenter. La question qu’ils vont lui proposer était alors l’une des plus brûlantes de la morale judaïque, comme nous l’avons indiqué en commentant le Discours sur la Montagne, Cf. 5, 31 et 32 : les deux célèbres écoles d’Hillel et de Schammaï luttaient avec acrimonie sur la signification de quelques mots obscurs du texte de la Loi, la première affirmant que, par « il découvre en elle une tare », Cf. Deutéronome 24, 1-4, il fallait entendre n’importe quel motif, la seconde restreignant le divorce à l’adultère. Les Pharisiens s’arrangent donc de façon à lancer Jésus dans la guerre que se faisaient ces deux partis : sa décision, pensaient‑ils, ne pouvait manquer d’être favorable ou bien aux partisans d’Hillel, et alors les Schammaïtes mécontents se déclareraient contre lui, ou bien aux disciples de Schammaï et dans ce cas les Hillélites ne sauraient lui pardonner cet affront public. « Ils veulent le prendre dans ce dilemme sans réplique, et le faire tomber dans le piège, quelle que soit sa réponse », S. Jérôme Comm. in h. l. Divers exégètes (de Wette, Ewald, Bisping, etc.) font observer en outre que Jésus se trouvait alors sur le domaine d’Hérode Antipas ; les Pharisiens pouvaient bien se proposer aussi de le compromettre envers le prince adultère ; car ils prévoyaient que sa réponse ressemblerait à celle du Précurseur, « Il n'est pas permis », et peut-être qu’alors Antipas averti traiterait Jésus comme il avait traité Jean‑Baptiste. Ce serait ainsi un piège d’un second genre. - Pour quelque motif que ce soit. C’est ici le point captieux de la question : elle est posée dans le sens d’Hillel et de manière à provoquer une réponse négative, conforme aux principes de Schammaï. Flavius Josèphe, cet historien raconte du reste froidement, comme une chose naturelle, que sa première femme l’ayant abandonné, il en épousa une seconde qu’il chassa lui‑même après qu’elle lui eût donné trois enfants, pour en prendre encore une troisième. C’était l’application parfaite de la théologie d’Hillel. Voir d’autres détails dans notre commentaire de 5, 31.


Mt19.4 Il leur répondit : "N'avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit homme et femme et qu'il dit : - Il leur répondit. Hillel, disait le Talmud, délie ce que lie Schammaï. Mais Hillel allait beaucoup plus loin, car il déliait en réalité ce qu’avait lié Moïse, bien plus, ce que le Seigneur lui‑même avait lié. Jésus liera non seulement comme Moïse et Schammaï, mais comme Dieu. Dans sa réponse, vv. 4-6, qui est un modèle parfait de sagesse, de vigueur et de clarté, il évite admirablement le piège que lui avaient tendu ses adversaires. Sans se prononcer pour aucune des deux écoles, sans rien dire qui pût blesser même un Hérode, il ramène le mariage à l’idéal voulu par Dieu, proclame franchement l’indissolubilité de cette sainte institution, et tranche tous les abus qui s’étaient glissés ou qui avaient été tolérés dans la théocratie juive. - N'avez-vous pas lu est ironique, ainsi lancé à la face d’hommes qui se prétendaient parfaitement instruits de toute leur religion ; d’autant mieux que les deux textes cités par Jésus se trouvent à la première page de la Bible. - Le Créateur ; le divin Créateur lui‑même. - Au commencement. Expression par laquelle s’ouvre la Genèse. « La caractéristique essentielle est que, dès les origines mêmes du monde, l'homme et la femme vivent en société », Fritszche. Jésus s’appuie donc sur ce fait que Dieu, dès qu’il créa l’homme, le créa dans les conditions qui vont être indiquées. « Dans tout examen et toute interprétation, dit fort bien Bengel, il faut recourir aux origines de l'institution divine », Gnomon in h. Les fit homme et femme. Ce passage se retrouve en Genèse, 1, 27 : c’est une première citation que fait Notre‑Seigneur. Elle convient parfaitement à la thèse qu’il veut démontrer. Dieu a créé les deux premiers membres de la grande famille humaine dans un état tel, qu’ils étaient manifestement désignés au mariage, mais à un mariage d’un à un. Il n’a pas produit un homme et plusieurs femmes, ou bien une seule femme et plusieurs hommes, de sorte que la polygamie eût été nécessaire dès le début de l’humanité. Bien plus, d’après toute l’énergie du texte sacré, il n’a pas même créé un seul homme et une seule femme, mais « un mâle et une femelle », c’est-à-dire deux individus de différents sexes, qui se complètent et se nécessitent l’un l’autre, et qui deviennent ainsi le type de l’indissolubilité du mariage. - Tel est le premier argument de Jésus : c’est une réponse de Dieu lui‑même, et par la voie des faits, à la question qu’avaient posée les Pharisiens. Nous allons entendre dans le verset suivant une seconde réponse divine, formulée dans le langage humain. - Et il dit. Ces mots seraient beaucoup mieux placés au commencement du v. 5. Il faut garder à l’esprit que la division en versets provient de l’homme et non de Dieu: les plus anciens manuscrits des 73 livres de la Bible ne sont pas divisés en chapitres et en versets cf. Préface, le paragraphe : Sur la division de la Bible en chapitres et en versets.


Mt19.5 A cause de cela, l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils deviendront les deux une seule chair. - C’est une autre citation biblique opposée par Jésus à ses adversaires : elle est tirée du second chap. de la Genèse, v. 24. - A cause de cela. Déduction tirée des circonstances qui avaient accompagné la création d’Eve. La première femme n’avait pas été formée de la terre, mais de la substance même du premier homme. Ce fait même prouve l’indissolubilité du mariage : l’homme et la femme devraient être à tout jamais unis comme ils l’étaient avant la séparation mystique opérée par Dieu. - L'homme quittera son père et sa mère. Le père et la mère, symbole de ce que l’homme a de plus cher avant de s’attacher à une femme en vue de l’épouser. Dieu exprime ainsi la nature du mariage, le représentant comme un lien très étroit qui dissout immédiatement tous les autres. C’est bien à l’occasion du mariage que l’on abandonne le plus souvent d’une manière définitive la maison paternelle et la douce société d’une mère. - Il s'attachera à sa femme : ce nouvel amour l’emporte sur tous les autres et les remplace tous. Cf. Genèse 24, 67. - Ils deviendront les deux une seule chair. Cette parole, qui est la principale du texte, décrit avec une sainte liberté les mystères du mariage et le contrat indissoluble dont ils sont la figure. Deux en un, ou mieux encore deux en une seule chair, et à tout jamais. Cette fois, ce n’est plus d’une simple union morale qu’il s’agit, mais de l’unité physique, de l’association de deux organismes en un seul cf. 1 Corinthiens 6, 16. « De même que, avant la séparation du premier homme en deux individus de divers sexes, la femme formait une unité corporelle avec l’homme, de même, dans le mariage, elle redevient un seul corps avec lui, l’union organique primitive se trouvant ainsi rétablie », Bisping.





Mt19.6 Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l'homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni." - Ainsi. Conséquence directe des derniers mots de la citation. Ne formant plus qu’un seul être malgré la pluralité des personnes, ils ne sont plus deux comme auparavant, mais une seule et même chair. On voit combien Jésus insiste sur ce point qui est essentiel pour la thèse. Vous me demandez si le divorce est permis pour toute sorte de raison. Mais regardez ce que Dieu, l’instituteur du mariage, a fait au moment de la création ; écoutez ce qu’il a dit. Après avoir étroitement uni le premier homme et la première femme avant leur mariage, il les unit non moins étroitement après, manifestant ainsi d’une manière visible ses saintes volontés. - Que l'homme ne sépare donc pas. C’est la conclusion de tout le raisonnement qui précède. Remarquons de nouveau l’emploi du neutre et de l’abstrait, au lieu du pluriel et du concret qui sembleraient d’abord plus naturels. - Ce que Dieu a uni : attaché au même joug. Dieu lui‑même a institué cette union intime, soit par le fait de la création, soit par les paroles prononcées au moment du mariage d’Adam. - Que l'homme ne sépare pas. L’homme par opposition à Dieu. Que la créature ne prétende pas pouvoir détruire par ses caprices, par ses passions mauvaises, l’œuvre sublime du Créateur. Voilà la décision du Christ : Non, il n’est pas licite de se séparer de sa femme : la loi naturelle s’y oppose, v. 4, et même la loi divine, v. 5.


Mt19.7 "Pourquoi donc, lui dirent-ils, Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce et de renvoyer la femme ?" - Lui dirent-ils. Les Pharisiens sont doublement déconcertés après cette réponse, car d’une part Jésus a échappé à leurs embûches, de l’autre il a exposé, en employant les expressions mêmes de la Bible, une doctrine qui est loin de plaire à leurs préjugés et à leurs passions. Ils reprennent cependant leur sang‑froid pour lui faire une objection qui n’est pas dépourvue d’habileté. - Pourquoi donc. S’il est vrai, comme vous le dites, que la monogamie est d’institution divine, si le mariage dûment contracté est indissoluble jusqu’à la mort, comment est‑ce que Moïse a pu nous commander le divorce ? - Moïse : de nouveau ils opposent à Jésus l’autorité du grand législateur. Moïse, l’homme de Dieu n’a pu assurément nous prescrire une conduite condamnée par le Seigneur, et ses paroles, telles qu’on les lit dans le texte même de la Loi, Deutéronome 24, 1 et ss., autorisent très clairement le divorce. - Prescrit ; ils durent prononcer ce verbe avec emphase, de même que le nom glorieux de Moïse. - Un acte de divorce, Cf. la note de 5, 31.


Mt19.8 Il leur répondit : "C'est à cause de la dureté de vos cœurs que Moïse vous a permis de répudier vos femmes : au commencement, il n'en fut pas ainsi. - Solution victorieuse de l’objection des Pharisiens. - On oppose Moïse à Jésus ; le divin Maître, après avoir expliqué la conduite du Législateur, l’oppose à son tour à la volonté de Dieu. - À cause de la dureté de votre cœur, en vue de la dureté bien connue de vos cœurs, eu égard à votre mauvais caractère. Moïse n’ignorait pas que ce défaut vous rendait incapables de supporter la Loi primitive dans toute sa force idéale : de là les ménagements qu’il a pris. Mais ces ménagements sont une honte pour vous, puisqu’ils proviennent de votre faiblesse morale. Comparez Ézéchiel 3, 7, où le Juifs sont appelés expressément, durs de cœurs ; voir aussi Deutéronome 9, 29. Du reste, poursuit Jésus, vous avez singulièrement exagéré la conduite de Moïse sur ce point : il est faux de prétendre qu’il vous a ordonné le divorce, il l’a simplement toléré, permis. Ce que vous appelez une injonction n’est qu’une dispense temporaire, dont le but avéré était même d’imposer des bornes à vos passions, en ne permettant la séparation des époux qu’à certaines conditions plus ou moins onéreuses. - Au commencement ; comme au v. 4 : au commencement du monde, quand Dieu institua le mariage. - Il n'en était pas ainsi. Le divorce n’existait pas alors, le mariage était tout à fait indissoluble. « Quoiqu’il semble donc que je sois maintenant l’auteur de cette loi, vous voyez combien elle est ancienne, et qu’elle a été très‑religieusement établie dès le commencement du monde », S. Jean Chrys., Hom. 62 in Matth. L’unité absolue du mariage était si bien comprise dans les temps anciens, que Lamech, ce descendant de Caïn qui osa la violer le premier en prenant deux femmes à la fois, crut devoir non pas se justifier, mais se mettre en garde contre les violences de ses semblables par un épithalame sanglant et impie, bien différent de celui d’Adam cf. Genèse 4, 23 et 24. - La réponse de Jésus est décisive, et l’objection tombe d’elle‑même devant cette explication authentique de la conduite de Moïse. Le Législateur n’a pas commandé, il a seulement permis le divorce ; de plus, il ne l’a permis que comme un moindre mal, et non pas parce qu’il était conforme à la volonté primitive de Dieu et à la nature des choses, puisque au contraire « au commencement il n'en était pas ainsi ». Remarquons l’accumulation affectée des pronoms « vos, votre » : la dispense a été tolérée pour vous, mais elle ne durera pas toujours. Voici en effet que Jésus la lève solennellement.


Mt19.9 Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, si ce n'est pour impudicité, et en épouse une autre, commet un adultère, et celui qui épouse une femme renvoyée, se rend adultère." - Mais je vous le dis. « Après les avoir réduit au silence, il établit sa loi avec autorité », S. Jean Chrys. l. c. En tant qu’il est le Législateur de la nouvelle Alliance, Jésus‑Christ promulgue sa Loi sur le mariage, par opposition à celle de l’Ancien Testament ou plutôt, il se borne à rétablir dans son intégrité la Loi primitive qu’il a développée plus haut, vv. 4-6. La dispense mosaïque était une imperfection qui ne pouvait convenablement subsister dans le royaume du Messie, où tout doit être parfait. - Celui qui renvoie... Ce décret de Jésus n’est pas nouveau pour nous : déjà nous l’avons rencontré, tout à fait le même quant à l’idée, à peu près le même dans les termes, lorsque nous lisions le Discours sur la Montagne : « Mais moi je vous dis que quiconque renverra sa femme, si ce n’est en cas d’infidélité, la fait devenir adultère, et celui qui épouse une femme renvoyée commet un adultère », Cf. 5, 32. Nous en avons alors expliqué la teneur générale ; mais il nous faut maintenant aborder de front l’étude difficile et intéressante des mots si ce n'est pour impudicité, ou fornication que nous avions réservée pour le passage actuel. Ces deux formules sont complètement identiques ; il est même possible que Jésus ait employé deux fois les mêmes expressions sans la moindre variante. Ici, en effet, comme dans le Discours sur la Montagne, plusieurs manuscrits grecs et latins, la version copte, Origène, S. Jean Chrysostome et S. Augustin lisent si ce n'est à cause de sa fornication. - Il n’y a pas de doute que le mot « fornication », ne doive s’entendre de l’adultère proprement dit, puisqu’il est question de fautes contre les mœurs commises par une personne mariée. Il a cette signification dans l’Ancien Testament, Cf. Lévit. ch. 18 et 20, et chez les auteurs classiques. Notre‑Seigneur pouvait difficilement employer ici l’expression plus exacte « adultère », car alors on aurait eu cette phrase singulière : Quiconque renvoie son épouse, si ce n’est à raison d’un adultère, commet un adultère, etc. - Les orthodoxes et les protestants prétendent, en pratique comme en théorie, que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, tout en supprimant le divorce dans les autres cas tolérés chez les Juifs, l’a cependant autorisé si l’un des époux se rend coupable d’adultère. D’après l’enseignement de l’Église catholique, tel qu’il a été formulé par les conciles de Florence et de Trente, Jésus interdit ici le divorce d’une manière absolue, parce qu’il proclame d’une manière également absolue l’indissolubilité du mariage. Nous avons à justifier cet enseignement. Nos preuves seront tirées du contexte, des autres écrits du Nouveau Testament et enfin de la tradition. - 1° Le contexte. Il semble tout d’abord que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, après avoir affirmé que le mariage est indissoluble de sa nature, établit une exception pour le cas d’adultère ; mais une lecture plus approfondie de tout ce passage montre bientôt qu’on ne saurait adopter une telle opinion sans mettre aussitôt Jésus‑Christ en contradiction avec lui‑même. Le Créateur, a‑t-il dit aux Pharisiens, a indissolublement uni les époux dès l’origine. - Ceux que les liens du mariage ont associés forment un organisme unique, inséparable, que l’homme n’a pas le droit de disjoindre. Que si Moïse a permis le divorce aux Israélites moyennant certaines conditions, c’était par pure tolérance et à l’encontre de l’institution primitive. Aussi désormais, dans le royaume messianique, reviendra‑t-on strictement au plan divin. Voilà ce qu’a décrété Notre‑Seigneur Jésus‑Christ comme chef et législateur de ce royaume. La loi qu’il a portée est universelle, absolue. S’il établit une exception, une seule, sa belle argumentation tombe à l’instant, détruite par sa propre parole ; car alors, lui aussi, il posera comme les Juifs le principe que le divorce peut exister dans certains cas, contrairement au droit naturel et au droit divin. Les mots si ce n'est à cause de sa fornication ne sauraient donc désigner ce que la théologie appelle « liens du mariage », ni établir par conséquent un cas spécial dans lequel le divorce serait régulièrement permis. - Nous défions les protestants de réfuter cet argument. Mais Notre‑Seigneur se contredirait encore d’une autre manière si la parenthèse si ce n'est à cause de sa fornication créait une véritable exception à la règle générale. D’une part, en effet, dans la première partie du verset, il affirmerait que l’union est dissoute par la mauvaise conduite de la femme, de sorte que le mari lésé demeure libre de convoler à de nouvelles noces ; d’autre part, dans la seconde partie de son décret, « celui qui épouse une femme renvoyée », il interdirait à tout homme de s’unir à l’épouse infidèle. Il supposerait donc en même temps que le lien du mariage est dissous par l’adultère et qu’il ne l’est pas. Car il est bien certain que la phrase « qui épouse... » doit se prendre dans un sens absolu, général ; elle est tout à fait indépendante des mots si ce n'est à cause de sa fornication, qui auraient dû être répétés une seconde fois s’ils avaient quelque influence sur elle. La concession faite par Jésus pour le cas d’adultère doit donc nécessairement s’entendre d’une simple séparation, avec défense complète de contracter un second mariage. Tout est bien simple dans le décret du Sauveur, quand on veut l’examiner sans idées préconçues. Il se compose en quelque sorte de trois articles distincts se complétant l’un l’autre, et répondant soit à la question, soit à l’objection des Pharisiens : - Art. 1er. Il n’est permis à un mari de se séparer de sa femme que dans l’hypothèse où celle‑ci se conduit mal. - Art. 2. Même dans ce cas, il ne peut épouser une autre femme, sans commettre le crime d’adultère. - Art. 3. Quiconque épouse la femme infidèle, séparée de son mari légitime, se rend également coupable d’adultère. Ainsi interprétée, la loi est très intelligible, très logique, et elle coupe court aux tristes abus du divorce ancien et moderne. - Non seulement telle fut la pensée du divin Maître quand il prononça ce texte célèbre, mais telle fut aussi la pensée de ses auditeurs. Les Apôtres en particulier, nous le verrons bientôt, Cf. v. 10, ne comprirent pas autrement que l’a fait depuis l’exégèse catholique le sens des paroles du Sauveur. S’il en est ainsi, s’écrient‑ils, des rapports de l’homme avec sa femme, il est mille fois préférable de ne pas se charger d’un joug si pesant. Eussent‑ils été effrayés à ce point, si Jésus avait toléré le divorce, au moins dans le cas où la femme mènerait une conduite gravement irrégulière ? - Ces preuves ont paru si frappantes à plusieurs écrivains protestants, que l’un d’eux, le Dr Stier, admet volontiers qu’il y a tout au moins dans ces paroles de Notre‑Seigneur un conseil pressant de ne pas divorcer, même en cas d’adultère. Alford va plus loin ; après avoir avoué franchement son embarras, il écrit cette ligne significative : « Il semble que, d’après la signification littérale des expressions de Jésus, un nouveau mariage ne devrait pas être permis, même dans l’hypothèse d’un adultère ». Nous aimons à prendre acte de pareilles déclarations, qui valent des arguments nombreux. - Pour compléter la démonstration qui précède, il nous reste à signaler quelques conjectures inventées par les exégètes et les théologiens catholiques, dan le but de mettre la doctrine de l’Église sur ce point important tout à fait à couvert des attaques de l’erreur et du schisme. 1. Divers auteurs, donnant au mot « fornication » un sens figuré, le traduisent comme s’il était synonyme d’idolâtrie, de paganisme. Alors, l’exception établie par Jésus se confond avec celle qui est mentionnée par S. Paul dans sa première lettre aux Corinthiens, 7, 15. 2. D’après Dœllinger, Christenth. und Kirche, p. 391 et ss., 458 et ss., « fornication » ne désigne que la stricte fornication, par conséquent, une faute contre les mœurs commise par la femme avant le mariage. Si le mari en a plus tard connaissance, il aura le droit de contracter une seconde alliance, la première ayant été invalide. (On se demande d’où pourrait provenir l’invalidité.). 3. Suivant Schegg, Notre‑Seigneur excepterait le cas d’adultère parce que, la loi mosaïque étant alors appliquée dans toute sa rigueur, l’épouse infidèle devait être certainement lapidée. Le mariage était donc réellement dissous par l’adultère, c’est-à-dire par la mort. 4. Pour le P. Patrizzi « fornication » équivaut à « mariage invalide, concubinage » ; d’après cela, il est évident que le divorce pourrait et même devrait être prononcé, puisque l’homme et la femme, pour un motif ou pour un autre, n’auraient pas été véritablement unis devant Dieu. 5. Le Dr Hug, pense que, par la clause « si ce n'est à cause de sa fornication », Notre‑Seigneur Jésus‑Christ établissait une exception sérieuse ; mais c’était une simple concession pour les Juifs, encore devait‑elle être retirée après un certain temps. 6. A la suite de S. Augustin, de Adulterin. Conjug. 1, 9, 9, plusieurs commentateurs ont pris les mots litigieux dans un sens négatif, de manière à faire dire au Sauveur : J’affirme que le mariage est indissoluble en général ; quant au cas particulier de l’adultère, je ne m’en occupe pas actuellement cf. Bellarmin, de Matrim. l. 1,c. 16. 7. Enfin quelques auteurs, Cf. Oischinger, die christliche Ehe. Schaffouse, 1852, trouvent plus simple de traduire cette même clause au rebours de ce qui se fait habituellement. Elle signifierait, suivant eux : y compris l’adultère, même dans le cas où la femme se conduirait mal. Il serait trop long d’apprécier en détail ces divers systèmes : aucun d’eux ne nous attire du reste, car il y a dans tous plus ou moins d’arbitraire. Qu'il suffise de dire avec le P. Perrone : « Il n'est pas suffisant, pour qu'une opinion soit acceptée, que la croyance catholique la mette à l'abri ; il faut de plus qu'elle soit vraie ». - 2° Si nous cherchons maintenant à expliquer à l’aide des autres écrits du Nouveau Testament ce passage difficile de S. Matthieu, la lumière se fait davantage encore, et la doctrine catholique reçoit la confirmation la plus parfaite. Il y a d’abord les textes parallèles des deux autres synoptiques, puis les décisions apostoliques de S. Paul. - a. Les textes parallèles à celui de S. Matthieu ne présentent pas la moindre difficulté, car ils sont exprimés d’une manière absolue, sans faire la moindre mention de la clause embarrassante du premier Évangile. Nous lisons dans S. Marc, 10, 11 : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle. Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle devient adultère » ; et dans S. Luc, 16, 18 : « Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère ; et celui qui épouse une femme renvoyée par son mari commet un adultère ». Ici, pas d’exception d’aucune sorte : adultère pour celui qui contracte un nouveau mariage après un prétendu divorce, adultère pour celui qui épouse la femme renvoyée par son mari ; et cela, en toute hypothèse. Voilà, suivant une règle bien connue d’exégèse, notre passage obscur éclairci par des passages pleins de netteté, qui exposent sous son vrai jour la vraie pensée de Jésus, telle qu’elle ressortait d’ailleurs du contexte de S. Matthieu. - b. Les décisions de S. Paul sur cette matière ne diffèrent pas de celles de son Maître. L’Apôtre des nations maintient à deux reprises dans ses lettres, et de façon la plus catégorique, l’indissolubilité complète du mariage chrétien : « À ceux qui sont mariés, je donne cet ordre – il ne vient pas de moi, mais du Seigneur – : que la femme ne se sépare pas de son mari ; et même si elle est séparée, qu’elle reste seule, ou qu’elle se réconcilie avec son mari ; et que le mari ne renvoie pas sa femme... La femme reste liée aussi longtemps que son mari est en vie », 1 Corinthiens 7, 10, 11, 39. Nous nous trouvons de nouveau en face d’un commandement qui n’est pas celui de l’Apôtre, il a bien soin de le dire, mais qui remonte au Seigneur Jésus lui‑même. Et encore : « Ainsi, la femme mariée est liée par la loi à son mari s’il est vivant ; mais si le mari est mort, elle est dégagée de la loi du mari. Donc, du vivant de son mari, on la traitera d’adultère si elle appartient à un autre homme ; mais si le mari est mort, elle est libre à l’égard de la loi, si bien qu’elle ne sera pas adultère en appartenant à un autre », Romains 7, 2, 3. On ne peut rien désirer de plus clair : le mariage une fois contracté subsiste perpétuellement ; la mort seule en peut dissoudre les liens. Et l’Apôtre n’a pas innové. - 3° La tradition a très généralement interprété les clauses « si ce n'est à cause de sa fornication », comme nous l’avons fait nous‑même. Pour Hermas, pour S. Justin, pour Athénagore, pour Clément d’Alexandrie, pour Origène et pour la plupart des autres Pères, le mariage est indissoluble même en cas d’adultère. « Cette opinion est défendue par des auteurs plus anciens, assez nombreux et plutôt bons », dit à bon droit Maldonat qui a traité ce point d’une manière vraiment magistrale. Il y eut parfois sans doute quelques hésitations ; mais elles sont relativement rares, et elles ne tardèrent pas à disparaître, entraînées par le courant de la vérité. Ce n’est donc pas sans raison que l’Église du Christ, appuyée sur la parole de son divin Fondateur, a proscrit et continuera toujours de proscrire le divorce. De savants écrivains, en particulier P. Perrone, De matrimonio christiano, t. 3, cap. 2 et 3, et Roskevany, De indissolubilitate matrimonii, Carrière, Prælectiones theologicæ majores de Matrimonio, Paris 1837, t. 1, p. 287 et ss. ont vaillamment combattu contre les adversaires grecs et protestants du mariage chrétien, en mettant en pleine lumière le sens de ce célèbre verset de S. Matthieu. Laissons les hommes de parti pris soutenir sans preuves que la sévérité de l’Église en matière de divorce est l’occasion de honteux abus dans certaines contrées catholiques où elle propage, nous dit‑on, « une sauvage romantique » (J. P. Lange) : nous renvoyons aux gazettes des tribunaux des provinces protestantes de l’Angleterre et de l’Allemagne dans lesquelles le divorce pour cause d’adultère est en pleine vigueur. Ils y apprendront des faits autrement graves que ceux qu’ils nous reprochent. « Dans les débats qui ont eu lieu, il n’y a pas longtemps, au parlement d’Angleterre, sur la nécessité de restreindre la faculté de divorcer, l’évêque de Rochester avança que, sur dix demandes de divorce pour cause d’adultère, il y en avait neuf où le séducteur était convenu d’avance, avec le mari, de lui fournir des preuves de l’infidélité de sa femme », de Bonald, du Divorce considéré au 19è siècle, ch. 11. Les Juifs avaient déjà trouvé ce secret pour arriver au divorce et on le trouvera partout où existera une pareille liberté. Indépendamment de toutes les preuves exégétiques, ne serait‑ce pas là une raison suffisante de croire que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, lorsqu’il prononçait les mots « si ce n'est à cause de sa fornication », n’a pas pu leur donner le sens voulu par les hérétiques ? Remercions le divin Rédempteur qui, en rétablissant dans toute leur intégrité les lois primitives par lesquelles avait été réglée la sainte institution du mariage, a opposé une forte digue à la corruption humaine, et qui a tout spécialement réintégré la femme dans ses droits si lésés chez tous les peuples de l’antiquité, sans en excepter le peuple juif.

b. Entretien avec les disciples sur la virginité, vv. 10-12.


Mt19.10 Ses disciples lui dirent : "Si telle est la condition de l'homme à l'égard de la femme, il vaut mieux ne pas se marier."- Ses disciples lui dirent. Les Apôtres sont effrayés d’une loi matrimoniale si sévère, alarmés des conséquences qu’elle entraîne, et ils expriment leurs inquiétudes à leur Maître avec franchise. - Si telle est : « telle », comme vous venez de le dire ; si le mariage est tout à fait indissoluble, de sorte qu’il n’y ait plus moyen de recourir au divorce quand le joug conjugal est devenu trop lourd à porter.  Mieux vaut ne pas se marier. - Dès que vous prohibez le divorce qui avait été jusqu’à ce jour une espérance ou un refuge pour les époux mal assortis, le mariage peut devenir pour beaucoup la source de maux d’autant plus difficiles à supporter qu’ils devront être perpétuels. Il est donc préférable de se soustraire d’avance à ces épreuves, en évitant un engagement qui peut être un piège aussi bien qu’une bénédiction. La Bible et les proverbes de tous les peuples relèvent d’une manière piquante les adversités qui se rencontrent parfois dans le mariage, et les misères que peut faire endurer à un homme une femme d’un mauvais caractère cf. Eccl. 25 et 26. « Il est plus aisé de combattre contre soi‑même et contre la concupiscence de la nature que de souffrir l’importunité d’une femme de mauvaise humeur », S. Jean Chrysost., Hom. 62 in Matth.


Mt19.11 Il leur dit : "Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela a été donné. - Il leur dit. A cette réflexion de ses disciples, dictée par les sentiments imparfaits de la nature, Jésus‑Christ fait une réponse bien délicate. Vous dites vrai, il vaut mieux garder la virginité ; mais apprenez à quelles conditions, car il en est de plusieurs sortes. Il élève ainsi très visiblement le célibat au‑dessus du mariage, mais sans abaisser, sans condamner ce dernier état que Dieu lui‑même avait institué. - Tous ne comprennent pas : tous ne comprennent pas cette chose ; tous ne sont pas capables de la réaliser. - Cette parole, la supériorité réelle de la virginité sur le mariage. - Mais seulement... « Il relevait ainsi le célibat, et montrait que c’était une grande chose ; afin que les louanges qu’il lui donnait y attirassent à l’avenir ses disciples », S. Jean Chrysost., Hom. 62 in Matth. « Ceux à qui cela n'a pas été donné, ou ils ne veulent pas, ou ils n'accomplissent pas ce qu'ils veulent ; mais ceux à qui cela a été donné, veulent de telle sorte que ce qu'ils veulent ils l'accomplissent », S. Aug. De gratia et lib. Arbitr. c. 4. L’état de virginité n’est pas la règle, mais l’exception, et ceux qui ont le bonheur de se trouver dans cette glorieuse exception n’y sont pas d’eux‑mêmes, mais par une grâce particulière du ciel. L’instinct qui porte l’homme au mariage est le plus fort des instincts naturels. Pour lui résister victorieusement, la volonté humaine ne suffit pas ; il faut de plus un secours venu d’en haut, comme le dit si bien le Sage : « je savais que je ne pourrais jamais obtenir la sagesse si Dieu ne me la donnait, et il me fallait déjà du discernement pour savoir de qui viendrait ce bienfait. Je me tournai donc vers le Seigneur et lui fis cette prière », Sagesse. 8, 21 ; 1 Corinthiens 7, 35.


Mt19.12 Car il y a des eunuques qui le sont de naissance, dès le sein de leur mère, il y a aussi des eunuques qui le sont devenus par la main des hommes, et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre, comprenne." - Car il y a. Ce verset explique le précédent, surtout les dernières paroles, « ceux à qui cela a été donné ». - Eunuque est un mot calqué sur le grec, qui désignait les serviteurs ou esclaves préposés dans l’Orient au service du gynécée. Ici, Jésus l’emploie dans un sens général pour représenter les hommes qui ne se marient pas. Il distingue trois catégories d’eunuques : il y a les eunuques de nature, ceux qui sont devenus tels par la malignité des hommes, ceux qui le sont pour un motif surnaturel. La première catégorie, qui sont nés tels, comprend tous les hommes qui, pour des raisons physiques de divers genre, sont nés incapables de mariage : leur virginité n’a rien de méritoire, car elle a lieu indépendamment de leur volonté. Dans la seconde classe, qui ont été faits par les hommes, Jésus place les malheureux castrats, comme on les appelait à Rome, qui n’étaient alors que trop nombreux dans tout l’Orient. Comme ils étaient destinés la plupart du temps à la garde des femmes, on prenait des mesures honteuses et cruelles pour s’assurer de leur continence : mais c’était une virginité forcée, qui avait lieu le plus souvent contre le gré de la volonté et qui n’atteignait nullement le cœur. Les Rabbins distinguent aussi dans le Talmud l'eunuque né, et l'eunuque fait. Après avoir nommé ceux qui ne se marient pas pour des motifs humains, Jésus range dans une troisième catégorie les hommes qui gardent le célibat en vue de Dieu et pour sa gloire, qui se sont eux‑mêmes rendus tels, au moral bien entendu ; car, cette troisième espèce de chasteté ne provient pas d’une cause involontaire ou forcée : elle est librement, volontairement embrassée, et en cela consiste précisément sa supériorité sur les deux autres. Il s’agit donc d’eunuques spirituels, qui sont devenus tels par un conflit vigoureux de l’esprit contre la chair et par la grâce toute‑puissante de Dieu, comme l’indiquait le v. 11. On sait qu’Origène, prenant à la lettre ces paroles du Christ, se mutila de ses propres mains : sa conduite a été justement réprouvée, la bonne foi seule put l’excuser. - A cause du royaume des cieux. Ces mots expriment le but et le motif principal de la virginité chrétienne : on va au‑devant d’elle pour s’assurer le royaume des cieux, pour y arriver plus facilement en évitant les encombres et les dangers inséparables du mariage. C’est ce que développe admirablement S. Paul : « Celui qui n’est pas marié a le souci des affaires du Seigneur, il cherche comment plaire au Seigneur. Celui qui est marié a le souci des affaires de ce monde, il cherche comment plaire à sa femme, et il se trouve divisé », 1 Corinthiens 7, 32-33. - Que celui qui peut comprendre... Cf. 11, 15 ; 13, 43. « Que chacun interroge ses forces pour voir s'il peut remplir les devoirs qu'impose la virginité et la pureté. La chasteté a des charmes naturels, elle attire à soi tout le monde, mais il faut que chacun examine ses forces, et que celui qui peut comprendre comprenne. C'est la parole du Seigneur qui exhorte ses soldats, et les appelle à conquérir la palme de la chasteté, et il leur tient ce langage : «Que celui qui peut combattre, ne refuse pas le combat, qu'il remporte la victoire et qu'il triomphe », S. Jérôme ; Cf. Bellarm. de Monachis, 2, 31. Voilà l’étendard de la virginité levé bien haut par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Des milliers de saintes âmes ne tarderont pas à se grouper autour de lui, car si l’époux abandonne son père et sa mère pour s’attacher à son épouse, l’âme virginale sait tout quitter aussi et même avec un empressement plus vif encore, pour adhérer à son divin fiancé cf. Psaume 44, 11. 12.

c. Jésus bénit les petits enfants, 19, 13-15. Parall. Marc. 10, 13-16 ; Luc. 18, 15-17.


Mt19.13 Alors on lui présenta de petits enfants pour qu'il leur imposât les mains et priât pour eux. Et comme les disciples les repoussaient avec des paroles rudes, - Alors : sans doute immédiatement après le double entretien qui précède, ou du moins peu de temps après. - On lui présenta... Pour désigner ces enfants privilégiés, les deux premiers évangélistes emploient l’expression générale de « petits enfants » ; S. Luc nous dit avec plus de précision que c’étaient des nourrissons, de petits enfants encore allaités. Cette action des mères provenait d’une foi vive en la puissance et en la sainteté de Jésus. Lui ayant vu faire quelques‑uns des miracles mentionnés au v. 2, ou bien les connaissant par ouï-dire, elles veulent que ce grand personnage attire les faveurs du ciel sur leurs enfants, et c’est dans ce but qu’elles les lui apportent. - Afin qu'il leur impose les mains. Cette cérémonie nous apparaît dès l’Ancien Testament comme un symbole de la bénédiction cf. Genèse 41, 14 ; Exode 29, 10 ; 2 Rois 4, 34. De la synagogue elle passa promptement dans la liturgie chrétienne ; Cf. Actes des Apôtres 6, 6 ; 8, 17, etc. Il paraît que c'était une coutume ancienne de conduire les enfants auprès des Rabbins pour les faire bénir. - Et priât pour eux : la parole devait ainsi produire directement ce que le geste signifiait. - Les disciples les repoussaient avec des paroles rudes. S. Marc : « les disciples les écartèrent vivement », 10, 13. Les disciples avaient en ce moment le cœur bien dur. Tout ce qu’on peut dire pour les excuser, c’est qu’ils pensaient agir dans l’intérêt de leur Maître, voulant lui éviter ce qui était à leurs yeux ou une requête importune, ou une occupation peu digne de lui. Ils avaient bien mal compris ou bien vite oublié la leçon qu’il leur avait autrefois donnée à Capharnaüm cf. 18, 1 et ss.


Mt19.14 Jésus leur dit : "Laissez ces petits enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent." - Jésus leur dit. Les pensées du Sauveur diffèrent totalement des leurs. Il s’indigne d’abord contre leur zèle mal entendu, Cf. Marc. 10, 14, puis il prononce en faveur de ces aimables et innocents petits êtres qu’on lui amenait l’une de ses paroles les plus belles, les plus divines. En effet, dit admirablement S. Irénée, « Il est passé par chaque âge, il a été un enfant pour les enfants, sanctifiant les enfants, parmi les petits un petit, sanctifiant ceux de cet âge, et en même temps il a été pour eux un modèle de piété, de justice et d'obéissance », Lib. 2, c. 22, §4. - Laissez ces petits enfants... douce invitation qui rappelle celle que Jésus adressait un jour « aux brisés de cœur et aux écrasés d’esprit », Cf. Psaume 33, 19 : « Venez à moi vous tous qui peinez. ». - Car le royaume des cieux est pour ceux... L’enfant et le royaume des cieux sont faits l’un pour l’autre. Mais de quels enfants Jésus parle‑t-il dans cette sentence finale ? Il l’indique clairement par les expressions dont il se sert. « Il n'a pas dit le Royaume des cieux est à eux, mais à ceux qui leur ressemblent, pour indiquer non seulement les enfants jeunes, mais tous les hommes qui se rendent semblables à eux », dit fort bien Maldonat d'après Euthymius. Les Apôtres se figuraient sans doute que pour mériter l’attention du Maître, il fallait que ces enfants devinssent semblables à eux ; Jésus leur apprend pour la seconde fois que, s’ils veulent eux‑mêmes sa bienveillance, ils doivent se transformer en enfants. Cf. Marc et Luc. l. c.




Mt19.15 Et, leur ayant imposé les mains, il continua sa route. - Leur ayant imposé les mains. Il satisfait donc pleinement le pieux désir des femmes qui lui avaient apporté leurs enfants. Bien plus, à sa bénédiction il ajoute de tendres caresses. Cf. Marc, 10, 16. Que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ est grand et divin dans ce passage. - Deux peintres français, Bourdon et Hipp. Flandrin, inspirés par cet acte de son ineffable bonté, y ont puisé la matière de deux œuvres capitales. Les pasteurs des âmes trouveront à leur tour dans la conduite du souverain Prêtre de la nouvelle Alliance un modèle parfait qu’ils imiteront en se montrant pleins de zèle à l’égard des enfants. - Il partit de là, c’est-à-dire de la localité inconnue de la Pérée où s’était passée cette scène.

d. Le jeune homme riche, 19, 16-22. Parall. Marc. 10, 17-22 ; Luc. 18, 18-23.

Mt19.16 Et voici qu'un jeune homme, l'abordant, lui dit : "Bon Maître, quel bien dois-je faire pour avoir la vie éternelle ?" - Et voici. Fait surprenant qui succède à un autre fait surprenant. Il eut lieu au moment où Jésus se mettait en route après avoir béni les petits enfants. Cf. Marc. 10, 17. - Un jeune homme, Cf. 8, 19. C’était probablement un chef de synagogue selon S. Luc, 18, 18. - S'approcha. S. Jérôme et plusieurs autres commentateurs anciens supposent que ce jeune homme vint trouver Jésus « non pour s'instruire, mais pour le mettre à l'épreuve », et c’est d’après cette idée préconçue qu’ils interprètent toutes ses paroles. Mais tout, dans l’ensemble du récit, indique au contraire que ce jeune homme se présentait de bonne foi et avec d’excellentes intentions : il ne lui manqua que le courage pour accomplir le conseil du divin Maître. Cf. S. Jean Chrysost. Hom. 63 in Matth. - Bon Maître. Il vient donc à Jésus comme à un Docteur qui lui inspire une entière confiance, et dont il attend les avis sur une question de la plus haute gravité pour sa vie intérieure. - Quel bien dois‑je faire. Le jeune homme a des idées peu précises sur la perfection et sur le moyen d’y arriver : il lui semble pourtant qu’elle doit consister dans quelque bonne œuvre particulière et il voudrait que Jésus daignât l’éclairer là-dessus. - Pour avoir la vie éternelle. « Que ferai‑je pour avoir ? » Le raisonnement est très juste : la grande récompense que désire ce jeune homme, le salut éternel, ne peut s’obtenir que par des actes méritoires. Les Rabbins s’intéressaient aussi à cette question, et ils ont indiqué en plusieurs endroits du Talmud les meilleurs moyens de devenir, selon le langage consacré « fils des siècles futurs », ou bien « digne du monde futur ». Qui donc, se demandaient‑ils, possédera la vie éternelle ? R. Jochanan disait : Celui qui ajoute la Geülla (prière pour la Rédemption) aux autres prières du soir. R. Afhu : Celui qui récite trois fois par jour le Psaume 145, etc. Cf. Wettstein. Peut-être notre jeune homme connaissait‑il déjà ces réponses : on conçoit qu’elles ne l’eussent pas satisfait, et qu’il vînt chercher plus de lumière auprès de Jésus. Telle est la première partie de l’entretien, qui se compose de trois questions du jeune chef et de trois répliques du Sauveur.


Mt19.17 Jésus lui répondit : "Pourquoi m'appelles-tu bon ? Dieu seul est bon. Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements." - Pourquoi m'appelles‑tu... cf. Marc. 10, 18 ; Luc. 18, 19. - Ici, Notre‑Seigneur manifeste tout d’abord un certain étonnement de se voir interrogé touchant ce qui est bien. En effet, ajoute‑t-il, Dieu seul est bon. Vous désirez connaître le bien par excellence pour votre âme. Mais Dieu n’est‑il pas, et lui seul, l’archétype de tout bien ? C’est donc à lui qu’il faut recourir ; ainsi votre demande est superflue : puisqu’il n’y a qu’un seul être absolument bon, il ne peut y avoir qu’une seule chose absolument bonne, l’accomplissement de ses volontés. - Si tu veux entrer... Le Sauveur exprime maintenant en propres termes ce qu’il venait de dire implicitement par la proposition qui précède. La locution dans la vie équivaut à celle qu’avait employée le jeune homme au v. 16 : « avoir la vie éternelle ». - Garde les commandements, c’est-à-dire les dix commandements du Décalogue. « je sais que son commandement est vie éternelle », dira plus tard Notre‑Seigneur d’une manière plus directe. Cf. Jean 12, 50. « Rien n’est bon que la Loi », s’écriait le Talmud, Rosch hasch. f. 59, et la Loi n’était bonne qu’en tant qu’elle était l’expression de la volonté de Dieu.


Mt19.18 "Lesquels ?" dit-il. Jésus répondit "Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne déroberas pas, tu ne rendras pas de faux témoignage. - Lesquels ? L’interrogateur n’est pas satisfait de cette réponse générale ; il voudrait quelque chose de plus précis. Quels sont, demande‑t-il, parmi les nombreux commandements de la Loi, ceux que je dois plus spécialement observer pour acquérir la perfection et la vie éternelle ? Ou bien, il ne peut croire que la perfection intérieure consiste dans l’accomplissement de commandements communs, qui s’adressent à tous les hommes sans exception ; il prie donc le Maître de lui dire quels sont les commandements particuliers qu’il a en vue. - Jésus répondit. Notre‑Seigneur se borne à citer, par manière d’exemple, quelques‑uns des commandements les plus connus du Décalogue, montrant ainsi quel était le vrai sens de son premier avis, « garde les commandements ». Les commandements signalés par le Sauveur sont tous empruntés à la seconde table, soit parce qu’ils sont d’un accomplissement plus constant et plus difficile, soit parce que les commandements de la première table ont été résumés dans la réponse antérieure de Jésus, v. 17.


Mt19.19 Honore ton père et ta mère, et aime ton prochain comme toi-même." - Honore... Jésus avait mentionné d’abord quatre commandements négatifs, le cinquième, Cf. Exod. 20, 13-16 ; il passe maintenant à deux commandements positifs, dont l’un forme le quatrième commandement du Décalogue, Exode 20, 12, tandis que l’autre, tu aimeras ton prochain..., Levit. 19, 18, récapitule toutes les prescriptions de la seconde table : c’est le grand commandement de l’amour du prochain, qui fait observer d’un seul coup toute la Loi cf. Romains 13, 9 ; Galates 5, 12.


Mt19.20 Le jeune homme lui dit : "J'ai observé tous ces commandements depuis mon enfance, que me manque-t-il encore ?" - J'ai observé tous ces commandements, répond le jeune homme, et même dès ma jeunesse. « Cet adolescent ment », s’écrie S. Jérôme, indigné d’une telle réflexion. Mais pourquoi l’interlocuteur de Jésus n’eût‑il pas dit la stricte vérité ? Pourquoi n’aurait‑il pas, depuis son enfance, pratiqué la sainteté légale, évité toute faute grossière ? Il se trompe sans doute quand il affirme qu’il a fidèlement accompli « toutes ces choses » : mais son erreur est involontaire, provenant beaucoup plus de l’infériorité du mosaïsme que de son propre esprit. Est‑ce complètement sa faute s’il s’est arrêté à la lettre des commandements divins, s’il n’en a pas compris toute l’étendue ? Du moins il pressent qu’il lui manque quelque chose d’essentiel, et il désire vivement que la lumière se fasse dans son âme. Aussi demande‑t-il encore : Que me manque‑t-il encore ? : Sous quel rapport suis‑je encore en déficit, imparfait ? S. Jean Chrysostome, moins sévère que le grand exégète romain, admire cette franche et loyale question : « Et sans s’arrêter là, il ajoute aussitôt: « Que me reste‑t-il encore à faire » ? Marquant par, toutes ces circonstances un désir ardent de posséder la vie éternelle ; mais particulièrement en ce qu’il croyait qu’après avoir accompli les commandements dont Jésus‑Christ lui parlait, il lui manquait encore quelque chose pour acquérir ce qu’il souhaitait », Hom. 63 in Matth. Nous croyons, nous aussi, qu’il y avait dans ce jeune homme de grandes qualités, une noblesse d’âme inhabituelle, d’ardents désirs du bien, et un certain degré de bonne volonté. C’est à coup sûr cet heureux ensemble qui le rendit cher à Jésus : « Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima ». Marc. 10, 21.


Mt19.21 Jésus lui dit : "Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi." - Le Sauveur, après l’avoir excité, préparé, consent enfin à lui indiquer la voie parfaite sur laquelle il désire s’élancer généreusement à la conquête du salut éternel. - Si tu veux être parfait. Si c’est une volonté réelle qui agite en ce moment votre cœur, si votre demande est sincère. « Est parfait ce à quoi il ne manque rien », Bengel. Si vous voulez être quelqu’un à qui il ne manque rien sous le rapport spirituel. - Va, retournez dans votre demeure pour un temps. - Vends ce que tu as : c’est le conseil évangélique de la pauvreté volontairement embrassée pour l’amour de Dieu. Peu d’instants auparavant, vv. 11, 12, Jésus avait proposé un autre conseil évangélique, celui de la virginité. - Si Notre‑Seigneur recommande tout d’abord à son interlocuteur un complet renoncement, ce n’est pas qu’il suffise, pour être parfait, de vendre ses biens et de les donner aux pauvres ; c’est là du moins un commencement de perfection. Tant qu’on est trop vivement attaché aux biens terrestres, le perfectionnement moral est d’une impossibilité absolue, et tel était précisément l’état de ce jeune homme. Pour lui, le premier cas consistait donc à se défaire de ses richesses : cela fait, la divine société de Jésus eût promptement enrichi son âme de toutes les vertus chrétiennes. Le Sauveur se borne à mettre le doigt sur la plaie principale. - Donne‑le aux pauvres, avec sagesse et la joie d’une sainte charité. « Le Christ n'a pas dit, donne à à tes parents, ou à des amis riches (S. Remi), car cela est un acte d'amour humain, par lequel tu ne renies pas tes richesses, mais tu les conserves sous ta garde : ainsi tu ne renonces pas à l'esprit du monde... mais, donne aux pauvres, de qui tu n'attends aucune contrepartie ; Dieu seul te récompensera, car c'est un acte pur de donner l'aumône aux pauvres et de renoncer aux richesses », Corn. a Lap. in h. l. - Et tu auras un trésor dans le ciel. Admirable et sainte rhétorique de Jésus, qui sait entourer de fleurs et de promesses les œuvres difficiles qu’il prescrit, afin de rendre ainsi l’obéissance moins pénible à la nature. « Comme il était ici question des richesses de la terre, et que Notre‑Seigneur exhortait ce jeune homme à s'en dépouiller, il lui montre que la récompense qu'il accordera sera plus grande que ce sacrifice, et le surpassera de toute la distance qui sépare le ciel de la terre: «Et vous aurez, ajoute‑t-il, un trésor dans le ciel»; car un trésor annonce la richesse et la durée de la récompense », S. Jean Chrysost. l. c. C’est du reste la doctrine du Discours sur la Montagne appliquée à un cas particulier cf. 5, 12 ; 6, 20. - Puis viens. Après cet acte préparatoire, hâtez-vous de venir me rejoindre pour vivre habituellement avec moi comme l’un de mes disciples privilégiés. Tel est en effet le sens des mots suis‑moi cf. 9, 9 ; 8, 22. Quelle grâce pour cet heureux jeune homme. Mais, hélas. il ne sut pas en profiter, ni réaliser l’espoir que nous avions conçu de lui au début de cette narration.


Mt19.22 Lorsqu'il eut entendu ces paroles, le jeune homme s'en alla triste, car il avait de grands biens. - Lorsqu’il le jeune homme eut entendu... Quelle sorte de réponse attendait‑il donc du bon Maître ? Quoi qu’il en soit, celle qu’il a reçue en dernier lieu produit immédiatement un effet désastreux sur son âme, dont elle révèle toute la faiblesse. - Il s'en alla triste, il s’en va sans rien dire : qu’aurait‑il pu ajouter, puisqu’il refusait le moyen de perfection qu’il avait demandé avec tant d’instance ? Il s’en va plein de tristesse, ajoute S. Matthieu qui put remarquer de ses propres yeux la désolation empreinte sur la physionomie de ce pauvre jeune homme : plein de tristesse parce qu’il lui était dur de désobéir à Jésus, mais plus dur encore de lui obéir. - Car il avait de grands biens... Réflexion profonde de l’évangéliste, pour expliquer ce départ précipité. Violemment tiré en sens contraires, ce cœur sans énergie se laissa entraîner en bas. « O or misérable, s’écrie S. Augustin, or ardemment souhaité par l’avarice, péniblement gardé au milieu de mille soucis ; or, source de travaux, cause de grands dangers pour ceux qui le possèdent ; or qui énerve les vertus, or mauvais maître, traître serviteur ; or qui brille pour la perte de son propriétaire, or qu’on ne trouve que pour se damner, or dont l’amour transforme en Judas ». Serm. 28, de Verbis Apost.

e. Dangers des richesses et avantages du renoncement, 19, 23-30. Parall. Marc. 10, 23-31 ; Luc. 18, 24-30.

Mt19.23 Et Jésus dit à ses disciples : "Je vous le dis en vérité, difficilement un riche entrera dans le royaume des cieux. - Et Jésus... Cette conclusion inattendue de l’entretien répandit la tristesse sur toute l’assistance. Cependant, après un moment de silence, Jésus prend la parole pour rattacher à ce douloureux incident une leçon de la dernière gravité. - Difficilement un riche entrera... Le jeune homme riche était sur le seuil du royaume des cieux : n’était‑ce pas la richesse qui l’en avait éloigné tout d’un coup, peut-être à tout jamais ? On pourrait grouper autour de cette terrible sentence du Sauveur une longue série de proverbes populaires, empruntés à tous les siècles et à tous les pays, qui lui serviraient de commentaire en exprimant de mille manières les dangers nombreux de la richesse. Qu'il suffise de citer quelques maximes inspirées : « Qui aime l’or ne pourra rester juste, qui court après le gain se laisse fourvoyer. Beaucoup sont tombés pour avoir aimé l’or ; leur perte était inévitable. Heureux le riche qui fut trouvé sans reproche et n’a pas couru après l’or », Livre de Ben Sirac le Sage, 31, 5, 6, 8. Les livres des Saints Pères abondent aussi sur ce point en avertissements éloquents : « C'est pour cela que les pauvres sont plus disposés à croire les maximes de notre religion que les riches : ils ne trouvent pas dans leur condition tant d'obstacles à la foi. Les autres sont non seulement embarrassés dans la jouissance des biens du monde, mais chargés de chaînes; ils sont accablés du joug de la concupiscence, cette maîtresse impérieuse qui les attache à la terre, et qui les empêche de lever les yeux au ciel. Le chemin de la vertu est si étroit que l'on n'y saurait entrer avec beaucoup de bagage », Lactance Livre 7.4 ; cf. S. Jean Chrysost. Hom. 63. Si les riches réussissent à entrer dans le royaume des cieux, ce ne sera donc pas en tant que riches ; ce sera plutôt malgré leurs richesses.


Mt19.24 Je vous le dis encore une fois, il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille, qu'il ne l'est à un riche d'entrer dans le royaume des cieux." - Je vous le dis encore. Avant de réitérer solennellement, et sous une forme beaucoup plus énergique, son assertion du v. 23, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ en atteste de nouveau la vérité sous le sceau du serment. - Il est plus facile à un chameau... Ce texte a donné autrefois naissance à une foule d’étranges discussions. Dès les temps anciens, il existait déjà une tendance à en corriger la dureté apparente. « Un chameau passant par le trou d’une aiguille semblait une image ridicule ; alors en mettant le mot câble à la place de celui de chameau, on crut avoir rétabli une analogie plus naturelle entre les termes de la comparaison : un câble passant par le trou d’une aiguille, » Wiseman, Mélanges religieux scientif. etc., traduits par F. de Bernhardt, p. 17. Cette opinion est déjà signalée par Théophylacte. On en rencontre aussi les traces dans des notes écrites sur la marge des anciens manuscrits. Mais on imagina encore quelque chose de plus extraordinaire. Il aurait existé à Jérusalem une porte très basse et très étroite destinée aux piétons seulement et nommée à cause de sa petitesse « le trou d’aiguille » ; c’est à cette porte que Notre‑Seigneur ferait actuellement allusion. Mais aucun interprète sensé ne voudrait aujourd’hui recourir à de pareilles tentatives pour corriger la parole du divin Maître. « On ne saurait douter, dit encore le Card. Wiseman, que cette expression ne fût une sorte de proverbe pour indiquer une impossibilité (ou du moins une difficulté considérable, Cf. Bustorf, Lexic. Talm. p. 1722). En effet, à part un changement dans le nom de l’animal dont il est parlé, on retrouve la même sentence usitée dans l’Asie centrale et dans l’Asie orientale. Dans ces pays, la plus grande des bêtes de somme est l’éléphant, et c’est lui qui fournit naturellement le sujet de la comparaison. On lit dans le Bava Metria, un des traités du Talmud, qu’une personne répond à une autre qui lui raconte certaines nouvelles peu croyables : Vous arrivez peut-être de la ville de Pumbeditha, où l’on fait passer un éléphant par le trou d’une aiguille ? Dans un autre livre (Berachoth) il est écrit : Ils ne sauraient montrer ni une palme d’or, ni un éléphant passant par le trou d’une aiguille. Le Dr Franck attribue un proverbe analogue aux Indiens : Comme si un éléphant essayait de passer par une étroite ouverture. Le chameau était pour l’Asiatique occidental ce que l’éléphant était pour celui des contrées plus orientales... Ainsi les Arabes possèdent le même proverbe et le chameau y figure comme dans l’Évangile », ibid. p. 17 et 18. En effet nous lisons dans le Coran : « Ceux qui ont démenti nos signes et qui se sont enflés à leur égard, les portes du ciel ne leur seront pas ouvertes, et ils n’entreront dans le jardin que quand le chameau pénétrera dans le chas de l’aiguille. Ainsi rétribuons-nous les criminels. », Sur. 7, 40. Il existe dans toutes les langues des hyperboles du même genre qui expriment sous une forme pittoresque et paradoxale une impossibilité morale : Corneille de Lapierre en cite une intéressante collection. On connaît celle de Jérémie, 13, 23 : « Un Éthiopien peut‑il changer de peau, une panthère, changer de pelage ? Et vous pourriez faire le bien, vous, les habitués du mal ? ». Entendues à la lettre, ces locutions représentent des choses impossibles ; mais le contexte prouve qu’il s’agit seulement d’une impossibilité relative, comme nous le verrons au v. 26. - Dans ces terribles sentences du Sauveur on croirait entendre un développement de la malédiction « Malheur à vous les riches. ».


Mt19.25 En entendant ces paroles, les disciples étaient fort étonnés, et ils dirent : "Qui peut donc être sauvé ?" - En entendant cela. « Cela », c’est-à-dire les deux décrets qui précèdent, versets 23 et 24, et dont l’effet dut être d’autant plus considérable qu’ils se rattachaient à un fait qui les justifiait complètement. - Fort étonnés, ils furent vivement frappés et terrifiés. - Qui peut donc, demandent‑ils, être sauvé ? Cette induction était bien légitime. Euthymius sous‑entend comme si les Apôtres avaient seulement pensé au malheur des riches qui se damnent ; mais à quoi bon rétrécir l’idée ? Il vaut mieux supposer qu’ils parlent de tous les hommes en général, parce qu’ils savent que tous, même les pauvres, sont attachés de quelque manière aux biens de ce monde. Cf. S. August. Quæs. evang. l. 1. q 26. S. Jean Chrysostome prête ici aux disciples un sentiment très délicat et tout apostolique : « Ces paroles jettent le trouble dans l'âme des Apôtres qui, cependant, menaient une vie pauvre ; mais ils sont inquiets pour le salut des autres, et ont déjà les entrailles paternelles qui conviennent aux docteurs et aux maîtres des nations. Ils lui disent donc : «Qui pourra être sauvé ? », Hom. 73 in Matth.




Mt19.26 Jésus les regarda et leur dit : "Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu." - Jésus, les regarda. Le divin Maître jette d’abord sur ses Apôtres effrayés un regard plein de douceur et de bonté, afin de les rassurer déjà par ce geste significatif ; puis il tempère, à l’aide d’une profonde distinction, la sévérité de ses paroles. Vous me demandez si après la sentence que j’ai prononcée, le salut est encore possible ; je réponds sans figure : Cela est impossible aux hommes. C’est-à-dire du côté des hommes, si l’on n’envisage que leurs propres forces. Mais, tout est possible à Dieu, et par conséquent l’homme, en s’appuyant sur la toute‑puissance divine, pourra surmonter les dangers des richesses et parvenir au salut. « Ce chameau, dit agréablement le vén. Bède, Comm. in Luc. 19, qui ayant déposé le fardeau de sa bosse, est passé par le trou, c'est le riche qui a abandonné le poids de ses richesses pour entrer plus facilement par la porte étroite de l'éternel bonheur ». Quelle consolation dans ces mots : Du côté de Dieu, tout est possible. Celse raconte que les chrétiens les répétaient souvent.


Mt19.27 Alors Pierre, prenant la parole : "Voici, dit-il, que nous avons tout quitté pour vous suivre, qu'avons-nous donc à attendre ?" - Après avoir exposé le danger des richesses, Notre‑Seigneur Jésus‑Christ fait connaître, à l’occasion d’une réflexion du prince des Apôtres, les avantages immenses du renoncement chrétien, vv. 27-30. - Prenant la parole, Cf. 11, 25 : c’est une réponse sinon aux paroles de Jésus, du moins à l’ensemble de la scène et de la situation. Le Sauveur avait promis au jeune homme un trésor dans le ciel, s’il consentait à tout quitter pour s’attacher à sa personne, v. 21 : Pierre rappelle au divin Maître que telle a été précisément la conduite des Apôtres. Nous, dit‑il avec emphase, avons tout quitté. « Quelle grande confiance ! Pierre était un pêcheur, il n'était pas riche ; il se procurait la nourriture par le travail de ses mains et sa compétence de pêcheur : et cependant il dit avec confiance : nous avons tout quitté ! », S. Jérôme. Mais les Apôtres n’avaient‑ils pas abandonné promptement et généreusement le peu qu’ils possédaient sur une simple parole de Jésus ? Cf. 4, 18 et ss. ; 9, 9. D’ailleurs, c’est un fait d’expérience que le pauvre ne tient pas moins à sa chaumière que le riche à son palais. Aussi, conclut S. Augustin, « Celui qui renonce à ce qu'il a et à ce qu'il pourrait souhaiter renonce au monde entier », lettre 157, 39. De même S. Grégoire, Hom. 5 in Evang : « Celui‑là quitte véritablement tout, qui quitte non seulement tout ce qu'il a, mais même tout ce qu'il peut désirer ». - Et que nous t'avons suivi : la seconde condition avait été remplie tout aussi fidèlement que la première : il y avait alors de longs mois qu’ils accompagnaient leur Maître, partageant sa bonne et sa mauvaise fortune. - Qu'avons-nous donc à attendre ? L’affectueux regard et la consolante parole du Sauveur ont produit tout à coup un merveilleux changement : il y a en effet un contraste étrange entre la question actuelle de Pierre et celle qu’il adressait l’instant d’auparavant, de concert avec ses collègues, v. 25. Encouragé par la bonté du Maître, il désire apprendre de lui quelle est la récompense spéciale qu’il réserve dans le ciel à ses disciples les plus fidèles et les plus privilégiés.

Mt19.28 Jésus leur répondit "Je vous le dis en vérité, lorsque, au jour du renouvellement, le Fils de l'homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous qui m'avez suivi, vous siégerez aussi sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. - La réponse du Sauveur ne se fait pas attendre : elle décrit une récompense magnifique qui dépasse toute espérance. Vous qui m'avez suivi : Vous, mes Apôtres, qui m’avez été fidèles entre tous. - Au jour du renouvellement : belle expression qui ne désigne ni une régénération morale (Fischer, Paulus, etc.), ni la résurrection générale des hommes (Théophylacte, Euthymius), mais ce mystérieux rajeunissement de toute la nature, si magnifiquement décrit par S. Paul, Romains 8, 19 et ss., et par S. Pierre, 2 Pierre 3, 12, qui aura lieu à la fin du monde. Le péché d’Adam a tout souillé : son souffle empesté a flétri non seulement l’homme, mais aussi toutes les créatures inférieures placées sous sa domination. Toutefois, après avoir été à la peine à cause de nous, la nature sera un jour à la gloire avec nous. « Pour assister à la glorification des enfants de Dieu et pour en relever la splendeur, la création verra disparaître ses chaînes d’esclavage, et elle se revêtira d’une magnificence que l’intelligence humaine ne saurait maintenant pressentir. Elle ne sera pas seulement rétablie dans l’état primitif qu’elle a si promptement perdu, mais elle quittera sa forme périssable, ses voiles de deuil, pour se parer d’un vêtement de fête incorruptible », Reithmaur, Comment. zu Rom. 8, 21, p. 430. Cette seconde naissance de la nature est nommée par les Rabbins « renouvellement du monde ». C’est donc au moment où sera réalisée la prophétie de l’Apocalypse, 21, 5 : « Voici que je fais toutes choses nouvelles », que s’accomplira la présente promesse de Jésus. - Le Fils de l'homme sera assis... ; autre circonstance qui nous transporte à la fin des temps cf. 16, 27 ; 25, 31. Alors Jésus viendra juger tous les hommes et il prendra l’attitude habituelle des Juges. « La position la plus convenable pour un juge est la position assise, par laquelle, indépendamment de l'autorité, l'esprit se montre calme et tranquille, ce qui est très nécessaire au juge pour rendre une bonne sentence », Fr. Luc, Comm. in h.l. - Sur le trône de sa gloire : hébraïsme ; un classique aurait dit : « Sur son trône glorieux ». Cf. 1 Samuel 2, 8. - Vous siégerez vous aussi : le pronom est répété une seconde fois, soit par emphase, soit à cause de la phrase incidente qui s’est glissée au milieu de la promesse du Sauveur. Jésus fait ici allusion à ce qui se passe dans les tribunaux suprêmes présidés par les Rois en personne. Le prince occupe le trône central et supérieur ; autour de lui, de chaque côté, sont rangés ses premiers ministres, qui lui servent d’assesseurs. « Par une analogie humaine certes, mais noble, l'action judiciaire s'apparente à la justice divine pleine de grandeur », Fr. Luc. l. c. On le voit, sous cette forme symbolique, Notre‑Seigneur accorde à ses Apôtres une large part à sa dignité et à ses prérogatives personnelles. - Sur douze trônes : chacun des Douze aura son trône. Mais Judas ? Se demande S. Jean Chrysostome. Judas sera remplacé par son successeur, S. Mathias. Au reste, le Sauveur s’adresse moins aux Apôtres pris isolément qu’à tout le collège apostolique considéré dans son ensemble : les questions de personnes n’ont rien à faire dans ce passage. - Vous jugerez : ils jugeront, non pas sans doute d’une manière absolue, car ce rôle n’appartient qu’à Dieu et à son Messie, mais en union avec Jésus‑Christ, et dans un sens réel, positif. Si S. Paul accorde ce pouvoir à tous les justes, Cf. 1 Corinthiens 6, 2, n’est‑il pas naturel que les Apôtres en jouissent les premiers, d’une manière exceptionnelle et supérieure ? Ce n’est donc pas simplement un langage figuré que parle ici Notre‑Seigneur. - Les douze tribus d'Israël. Plusieurs anciens écrivains, Cf. S. Jean Chrysost. Hom. 64 in Matth., supposent qu’il est ici question de l’Israël proprement dit, des Juifs selon la chair : en conséquence, ils donnent au verbe « juger » le sens de condamner. En tant que juges, les Apôtres auraient, d’après cette pensée, la mission spéciale de condamner au dernier jour leurs concitoyens demeurés incrédules. Mais il vaut mieux, avec la plupart des exégètes, appliquer ces choses à l’Israël mystique, c’est-à-dire à l’Église tout entière de Jésus. C’est à son égard en effet que les Douze exerceront surtout leur pouvoir judiciaire à la fin des temps.






Mt19.29 Et quiconque aura quitté des maisons, ou des frères, ou des sœurs, ou un père, ou une mère, ou une femme, ou des enfants, ou des champs à cause de mon nom, il recevra le centuple et possédera la vie éternelle. - Ce n’est pas tout. Jésus développe encore à un autre point de vue ses splendides promesses. - Et quiconque aura quitté. Il élargit tout à coup sa pensée ; ce ne sont pas seulement les Apôtres qui seront récompensés des généreux sacrifices qu’ils ont accomplis pour le Christ : quiconque, sans exception, aura imité leur renoncement courageux, aura part aux bénédictions du Sauveur. Remarquons cependant une différence : à présent qu’il s’adresse indistinctement à tous les chrétiens, Jésus se borne à mentionner des récompenses générales, qui n’ont rien de commun avec la prérogative accordée aux Douze dans le précédent verset. - Des maisons, ou des frères... Le Sauveur énumère, sous forme d’exemple, quelques‑uns des objets principaux auxquels le cœur humain s’attache le plus, et qu’il lui est par là-même plus difficile de quitter. C’est la maison qui ouvre la liste, cette maison que l’on aime parce qu’on y a pour ainsi dire établi son propre temple où l’on s’adore de mille manières ; ce sont les champs, les vastes propriétés foncières, qui la ferment. Entre la demeure et les champs, Jésus nomme, dans une belle gradation ascendante, les personnes chéries qui constituent le cercle le plus intime de la famille : frères et sœurs, père et mère, épouse et enfants ; chaîne multiple qui enserre doucement et légitimement notre cœur, mais qu’il est si difficile de briser. Aussi combien seront bénis ceux qui, pour le nom de Jésus, ou, selon la rédaction de S. Marc, 10, 29, pour Jésus lui‑même et pour l’Évangile, auront la force de se débarrasser de tous ces liens. Le paraphraste juif du Cantique des Cantiques, Targum du Cantique, 8, 7, prête à Dieu cette belle parole : « Si quelqu’un voue la richesse de sa maison pour acquérir la sagesse dans l’exil, je le lui rendrai au double dans le monde à venir ». Mais les promesses du Sauveur Jésus sont autrement magnifiques. Quiconque aura tout abandonné pour lui recevra le centuple, le centuple et pas seulement le double, et cela, d’après l’assertion formelle de Notre‑Seigneur dans les deux autres Évangiles, « en ce temps déjà », Marc. 10, 30 ; Luc. 18, 30, dès cette vie même. Puis, après la récompense du temps, viendra celle de l’autre vie, possédera la vie éternelle, avec ses joies inénarrables et éternelles.


Mt19.30 Et plusieurs qui sont les premiers seront les derniers, et plusieurs qui sont les derniers seront les premiers." - Et plusieurs... La particule annonce évidemment une antithèse, qui va nous apparaître sous la forme d’un grave avertissement, succédant à de douces et glorieuses promesses. Le proverbe énigmatique contenu dans ce verset sera répété un peu plus bas comme un refrain, à la suite de la parabole des ouvriers envoyés à la vigne, 20, 16 : cette circonstance prouve que nous n’en pourrons bien déterminer la signification qu’après avoir auparavant expliqué la parabole. L’idée générale qu’il propose est celle‑ci : Prenez garde, car un grand nombre de ceux qui sont aujourd’hui les premiers seront plus tard les derniers, tandis que les derniers passeront au premier rang.


Chapitre 20

f. Parabole des ouvriers envoyés à la vigne, 20, 1-16.

Mt20.1 "Car le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit de grand matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. - Est semblable. Le texte rattache cette parabole aux derniers versets du chap. 19 avec lesquels elle a de très étroites relations : elle présente en effet une nouvelle face de la réponse du Sauveur à la question de S. Pierre, 19, 27. Il est fâcheux que la division de l’Évangile en chapitres l’ait extérieurement séparée d’un épisode sans lequel il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de la comprendre. Quoique les détails dont elle se compose soient de la plus grande clarté, l’idée qu’elle renferme et le but auquel elle tend ne se découvrent pas sans peine. On pourrait la placer sous ce rapport à côté de la Parabole de l’économe infidèle, Luc. 16, 1 et ss. : elles ont occasionné l’une et l’autre la composition de nombreuses monographies qui, en multipliant les interprétations, n’ont malheureusement pas toujours contribué à répandre la lumière. S. Jean Chrysostome se demande plusieurs fois « Que signifie cette parabole ? ». Expliquons d’abord le sens littéral dont l’intelligence nous permettra de résoudre ensuite plus aisément les difficultés d’ensemble. - Un père de famille cf. 13, 24. 45. Dans le royaume des cieux, il se passera quelque chose de semblable à la conduite de ce père de famille, telle qu’elle nous sera décrite par Jésus. - Qui sortit de grand matin, avec l’aurore. Ce zélé propriétaire devance le jour, soit pour être plus sûr de trouver les journaliers dont il a besoin, soit pour leur faire commencer à l’heure habituelle, sans qu’il y ait une seule minute perdue, les travaux auxquels il les destine. La journée commençait chez les Hébreux avec le lever du soleil : « Le travail commence au lever du soleil et se termine à l'apparition des étoiles », Bava metsia, f. 83, 2 ; et il fallait un certain temps pour se rendre à la vigne. - Afin d’embaucher des ouvriers : il s’agit de ces ouvriers qu’on prend à la journée, et qui sont souvent mentionnés par les auteurs grecs et latins sous les noms de « mercenaires ».


Mt20.2 Étant convenu avec les ouvriers d'un denier par jour, il les envoya à sa vigne. - Étant convenu, de concert, disaient délicatement les grecs , toute convention dans laquelle les partis se mettent d’accord ressemblant, pour ces artistes, à un harmonieux concert des esprits. - Un denier par jour, « pour ce jour » par conséquent. Le père de famille ne prend les ouvriers que pour ce jour‑là, et il promet à chacun d’eux un denier : cette somme relativement considérable à l’époque de Notre‑Seigneur, semble avoir été alors le salaire habituel d’une journée de travail. Cf. Tobie 5, 14, d’après la traduction des Septante, et les citations du Talmud dans l’ouvrage de Wetstein. La solde quotidienne des guerriers romains était aussi d’un denier cf. Tacit. Ann. 1, 17.


Mt20.3 Il sortit vers la troisième heure et en vit d'autres qui se tenaient sur la place sans rien faire. - Il sortit vers la troisième heure. Le jour naturel et proprement dit commençait chez les anciens au lever du soleil, et se terminait à son coucher cf. Levit. 23, 32. Avant l’exil, les Juifs le divisaient en quatre parties, le matin, midi, le soir et le crépuscule. Plus tard, ils adoptèrent les heures telles qu’elles existaient chez la plupart des peuples, c’est-à-dire des heures irrégulières dont la longueur variait suivant les saisons. Il était convenu que le jour avait douze heures ; le lever du soleil fixait le commencement de la première, les onze autres étaient réglées d’après l’intervalle qui s’écoulait depuis lors jusqu’au moment où le soleil disparaissait à l’horizon. On a calculé que le plus long jour durait en Palestine 14 heures 12 minutes selon notre division actuelle, et le plus court seulement 9 heures 48 minutes, ce qui fait une différence de 22 minutes entre une heure du plus long jour et une heure du plus court. Quand on compare la troisième heure des Juifs à 9 heures du matin en Europe, leur sixième heure à midi, et ainsi de suite, on ne parle donc que d’une manière approximative : le quart, la moitié du jour, etc., seraient des locutions plus exactes. - Sur la place. Le « forum » romain, qui servait primitivement de local aux marchés, était chez les anciens, plus encore que de nos jours, l’endroit où se réunissaient les oisifs et aussi tous ceux qui cherchaient de l’occupation pour la journée. Dans les pays vignobles de la Bourgogne, et partout ailleurs sans doute, c’est sur la place publique que se réunissent les ouvriers qui désirent être employés aux travaux des vignes. Le voyageur Morier mentionne l’existence d’un usage analogue en Perse : « A Hamadan, nous observâmes que chaque matin, avant le lever du soleil, une troupe nombreuse de paysans se réunissaient sur la place du marché, leurs pelles à la main, attendant qu’on les louât à la journée pour travailler dans les champs voisins. Cette coutume me frappa comme une heureuse explication de la parabole du Sauveur, surtout quand, repassant par le même endroit à une heure assez avancée du jour, nous en trouvâmes d’autres debout et oisifs. Chose étonnante, leur ayant demandé le motif de leur oisiveté, ils nous répondirent, eux aussi, que personne ne les avait pris à gages », Second Journey through Persia, p. 265. - Sans rien faire. Ils l’étaient malgré eux, puisqu’ils ne se trouvaient sur le marché que pour chercher du travail.


Mt20.4 Il leur dit : Allez aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera juste - Allez, aussi. Vous aussi, comme ceux que j’y ai déjà envoyés dès la première heure du jour. - Ce qui sera juste... Le père de famille ne stipule cette fois rien de positif relativement au salaire, parce qu’une partie notable de la journée s’est déjà écoulée. Il agira envers eux selon les principes de l’équité, c’est tout ce qu’il leur promet : ils supposèrent sans doute qu’il leur donnerait le soir environ les trois‑quarts d’un denier.


Mt20.5 et ils y allèrent. Il sortit encore vers la sixième et vers la neuvième heure, et fit la même chose. - Et ils y allèrent. Ils connaissaient probablement le propriétaire ; voilà pourquoi ils acceptent volontiers la proposition, se confiant à sa générosité et à sa justice. - Vers la sixième et la neuvième heure, c’est-à-dire vers le milieu du jour et vers le début de sa quatrième partie. La première, la troisième, la sixième et la neuvième heures, - dont le souvenir a été conservé dans les quatre petites heures du Bréviaire, - correspondaient au commencement des quatre veilles qui formaient la division des nuits. Elles sont souvent mentionnées dans l’Évangile, comme étant les principales du jour. - Il fit la même chose : comme à la troisième heure. Il trouva d’autres ouvriers à la journée oisifs, et il les envoya aussi travailler à sa vigne.


Mt20.6 Enfin, étant sorti vers la onzième heure, il en trouva d'autres qui étaient là oisifs, et il leur dit : Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire ? 7 Ils lui répondirent : C'est que personne ne nous a embauchés. Il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne. - Vers la onzième heure... Il n’y avait plus alors qu’une seule heure de jour et de travail cf. v. 12. « Comment se fait‑il que vers la neuvième, et même que vers la onzième heure, le père de famille rencontre encore des ouvriers inoccupés ? La parabole ne le dit pas. Le Maître est satisfait de la réponse générale qu’il reçoit : Personne ne nous a pris à gages. Il aurait pu leur demander : Mais où étiez-vous donc à la troisième, à la sixième et à la neuvième heures ? Toutefois la parabole passe sur ce détail qui n’intéressait en rien le but de la comparaison », Schegg, in h. l. Elle attache du moins une importance visible et toute particulière à ces ouvriers de la onzième heure : leur bonne volonté, supposé même qu’elle fût tardive, suffit au père de famille, qui les envoie comme tous les autres travailler à sa vigne.


Mt20.8 Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à son intendant : Appelle les ouvriers et paie leur salaire, en allant des derniers aux premiers. - Le soir étant venu. A la fin de la douzième heure et aussitôt après le coucher du soleil. Un article très explicite de la Loi juive enjoignait strictement à tous ceux qui avaient employé des ouvriers de leur payer le jour même, avant la nuit, le montant de leur salaire, parce qu’ils pouvaient en avoir besoin aussitôt cf. Deutéronome 24, 15. Fidèle à cette prescription, le père de famille donne des ordres pour qu’on règle les comptes de ses ouvriers. - Dit à son intendant : cet agent était un serviteur supérieur dont les fonctions avaient une assez grande ressemblance avec celles des régisseurs actuels : il était chargé du temporel, et veillait sur les esclaves ou employés de la maison. - Paie leur le salaire. Le père de famille n’indique pas ici la somme spéciale qu’il fallait donner aux différentes catégories d’ouvriers ; mais il l’avait averti auparavant de ses généreuses intentions. - En commençant par les derniers : les derniers, ce sont les ouvriers de la onzième heure ; les premiers, ce sont les ouvriers engagés dès le matin. Entre ces deux classes, venaient les trois autres, qui devaient se succéder aussi dans un ordre inverse de celui qu’elles avaient suivi pour se mettre au travail.









Mt20.9 Ceux de la onzième heure vinrent et reçurent chacun un denier. 10 Les premiers, venant à leur tour, pensaient qu'ils recevraient davantage, mais ils reçurent aussi chacun un denier. 11 En le recevant, ils murmuraient contre le père de famille, 12 en disant : Ces derniers n'ont travaillé qu'une heure, et tu leur donnes autant qu'à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur. - Les ordres du Maître sont fidèlement exécutés : les ouvriers de la onzième heure, payés les premiers, reçoivent chacun un denier complet. Quand tous les autres ont passé, les ouvriers de la première heure, qui ont vu donner un denier à chacun, se figurent que la somme sera sans doute doublée pour eux : mais ils n’obtiennent rien de plus que le prix convenu. - En le recevant, ils murmuraient. Déçus et mécontents, ils se plaignent à haute voix, accusant le père de famille d’injustice à leur égard : c’est l’envie qui se manifeste dans toute sa laideur. Le v. 12 résume leurs paroles insolentes. - Ces derniers n'ont travaillé qu'une heure et tu leur donnes autant qu'à nous : égaux au point de vue du salaire, comme s’il n’y avait pas eu entre eux et nous la plus grande dissemblance sous le rapport du travail et de la peine. - Le poids du jour et de la chaleur. Belle métaphore. Le poids du jour, c’est toute sa durée : ces mots expriment la longueur du travail. Le poids de la chaleur, c’est une circonstance particulière qui fait très bien ressortir la fatigue des premiers ouvriers venus dès le matin : tandis qu’un grand nombre de leurs camarades ont travaillé à la fraîcheur du soir, ils ont été eux‑mêmes exposés pendant la plus grande partie du jour aux feux brûlants du soleil. Le travail dans une vigne, par un soleil d’été, doit être en effet particulièrement pénible en Orient.






Mt20.13 Mais le Maître s'adressant à l'un d'eux, répondit : Mon ami, je ne te fais pas d'injustice : n'es-tu pas convenu avec moi d'un denier ? - Il répondit à l'un d'eux. C’était vraisemblablement le meneur de la troupe : il avait exprimé son mécontentement avec plus de violence que les autres ; c’est pour cela que le père de famille s’adresse tout spécialement à lui. - Mon ami : ce terme peut devenir, selon les circonstances, une appellation de tendresse ou de simple indifférence. On appelle souvent « mon ami » des inférieurs que l’on connaît à peine et auxquels on ne sait pas quel autre titre l’on pourrait donner. Sous le rapport de la justice, comme sous tous les autres, la conduite du père de famille était inattaquable : la convention librement conclue le matin même entre lui et les ouvriers ne portait‑elle pas expressément que ceux‑ci recevraient un denier pour salaire ? Puisque les mécontents ont osé porter la querelle sur le terrain du droit, c’est sur ce terrain même que le Maître se défend d’une manière victorieuse.

Mt20.14 Prends ce qui te revient, et va-t'en. Pour moi, je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. 15 Ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? Et ton œil sera-t-il mauvais parce que je suis bon ? - Il se défend aussi en alléguant son autorité absolue en ce qui regarde ses propres biens, et l’usage qu’il en peut faire à son gré. - Prends… et va‑t-en. Parole sévère sous une forme polie ; il congédie froidement l’insolent qui s’est permis de censurer sa manière d’agir. - Je veux donner... Et comme c’est une résolution légitime, qui ne viole les droits de personne, qui est même à l’avantage d’un grand nombre, pourquoi ne la mettrait‑il pas à exécution ? - Ton œil sera-t‑il méchant... Le mauvais œil, Cf. Prov. 28, 22 ; Eccli. 31, 3 ; 35, 8, 10, est aussi connu que redouté dans tout l’Orient et même en Europe. Il symbolise ici l’envie, ce vice dont le nom latin suppose précisément des regards méchants jetés sur les avantages du prochain. « L'envie, dit Cicéron, Tusc. 3, 9, vient du fait de regarder de trop près les biens d'autrui ». - L’entretien et la parabole se terminent ainsi brusquement. Le père de famille tourne le dos aux mécontents et les laisse humiliés, confondus.


Mt20.16 Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers, les derniers, car il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus." - Maintenant, Jésus tire la morale de la parabole, en répétant, après l’avoir tant soit peu modifié, le proverbe qui avait servi de prélude à ce petit drame intéressant. Cf. 19, 30. - Ainsi... Selon ce que vous venez d’entendre. Dans le royaume messianique, les choses se passeront comme dans cette parabole. - Les derniers seront les premiers... Plus haut, ch. 19 v. 30, Jésus avait parlé tout d’abord du sort des premiers : beaucoup des premiers seront les derniers ; ici, il commence par les derniers : les événements racontés dans la parabole réclamaient cette inversion, ou du moins la rendaient plus naturelle. Autre différence : plus haut, Notre‑Seigneur avait dit qu’un grand nombre de ceux qui étaient au premier rang seraient relégués au dernier, tandis qu’ici il généralise la pensée en employant des termes absolus : Les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers. Toutefois, le sens est le même, comme le démontre la phrase finale où nous retrouvons l’expression « beaucoup » ; il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Les derniers devenus les premiers, ce sont évidemment, d’après la parabole, les ouvriers des dernières heures du jour, qui ont été traités avec tant de bonté par le père de famille ; les premiers devenus les derniers, ce sont les ouvriers de la première heure, qui, bien qu’ils reçoivent le salaire convenu, sont néanmoins dépassés par les autres en ce sens que le père de famille est plus généreux à l’égard de ceux‑ci. - Car il y beaucoup d'appelés... Autre sentence mystérieuse ajoutée à la première pour la justifier et l’éclaircir. Plusieurs manuscrits (B. L. Z. Sinait. etc.) et versions anciennes ne la contiennent pas : néanmoins son authenticité n’est pas douteuse, vu le grand nombre des témoins qui l’attestent. Son omission peut s’expliquer en partie par ce qu’on appelle un Homoiotéleuton (ressemblance entre fragments de phrases) qui aura trompé quelques copistes. Nous apprenons donc par ces mots le motif pour lequel tant de premiers deviendront les derniers et réciproquement : c’est un changement qui n’a rien d’injuste, ni d’arbitraire, mais qui est au contraire basé sur les décrets les plus légitimes. En effet, conclut Jésus, beaucoup (c’est-à-dire, en réalité, tous) sont appelés, appelés par Dieu à travailler dans la vigne messianique et à recevoir ensuite la récompense de leurs travaux ; mais, peu sont élus : ceux qui deviennent finalement l’objet d’un choix privilégié ne forment malheureusement que la minorité, beaucoup des appelés ne méritant pas d’être élus. Pour revenir encore au texte de la parabole, les « appelés » sont tous les ouvriers recrutés dans le cours de la journée par le père de famille : les élus sont figurés par ceux qui se seront montrés dignes de la récompense finale. - Reprenons à présent la question de S. Jean Chrysostome : « Que signifie cette parabole ? » Il est plusieurs points sur lesquels tout le monde est d’accord et nous allons d’abord les noter. Le père de famille, c’est Dieu, Cf. Jean 15, 1, qui invite tous les hommes sans exception à travailler dans sa vigne. Cette vigne même n’est autre que le royaume messianique, l’Église du Christ, si souvent comparée à une vigne dans les Saintes Écritures. Le procureur représente Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, chargé par son Père d’exercer une haute surveillance sur sa vigne mystique, et de récompenser les bons ouvriers à la fin des temps. La place publique sur laquelle le père de famille va chercher les journaliers dont il a besoin, c’est le monde. Les ouvriers figurent les hommes ; plus spécialement les pasteurs des âmes qui travaillent d’une manière particulière à la vigne du Seigneur. Mais que dénotent les différentes heures du jour ? Que dénote le denier distribué aux ouvriers à la fin de la journée ? Par‑dessus tout, quelle leçon précise ressort de cette parabole pour les Apôtres et pour nous ? - 1. Les heures du jour. Plusieurs Pères ont pensé que les différentes heures de la journée correspondent à des époques distinctes de l’histoire de l’humanité, depuis ses débuts les plus reculés jusqu’à la fin du monde. Telle est l’opinion de S. Grégoire‑le‑Grand : « La vigne est l'Église universelle, qui a produit des ceps, c'est à dire des saints, depuis le juste Abel jusqu'au tout dernier saint qui sera né avant la fin du monde. Le matin est la période allant de Adam à Noé ; la troisième heure, de Noé à Abraham ; la sixième heure, d'Abraham à Moïse, la neuvième de Moïse à la venue du Seigneur ; la onzième heure va de la venue du Seigneur à la fin du monde », Hom. 19 in Evang. cf. Orig. in Matth. tract. 10 ; S. Irénée. l. 4. cap. 70. D’après ce sentiment, les ouvriers de la première, de la troisième, de la sixième et de la neuvième heure seraient exclusivement les Juifs (« l'ancien peuple hébraïque », S. Grégoire), tandis que les ouvriers de la onzième heure représenteraient les païens cf. S. Hilaire, Comm. in Matth. Mais d’autres Pères, et à leur suite la plupart des commentateurs modernes et contemporains, ont adopté une interprétation beaucoup plus naturelle, qui permet de faire de notre parabole une explication tout à la fois plus étendue et plus profonde. Les heures du jour représentent les différentes périodes de la vie humaine auxquelles l’appel de Dieu se fait entendre et vient enchaîner victorieusement, définitivement, les cœurs. Tous les hommes, en effet, ne reçoivent pas à la même époque de leur existence la grâce qui les transforme à tout jamais. Quelle différence entre eux sous ce rapport ! Les uns, heureux ouvriers de la première heure, sont appelés à la foi et à la sainteté dès leur enfance : ils naissent pour ainsi dire dans la vigne même du Seigneur ; « ceux qui comme le Psalmiste (Ps 21, 11) peuvent dire : dès le ventre de ma mère, tu es mon Dieu », S. Jérôme, Comment in h. l. De la sorte, le jour de travail correspondrait, pour chaque individu, à toute la durée de sa vie : mais on aura plus ou moins travaillé, selon qu’on se sera converti à une époque plus ou moins tardive. Le soir, c’est-à-dire à l’heure de la mort, chacun reçoit déjà sa récompense particulière, en attendant qu’elle soit solennellement proclamée au jugement général. - 2. Le denier. Il est assez de mode, dans le camp des exégètes protestants, de voir dans ce denier la figure d’une récompense purement temporelle, quoique on ait beaucoup de peine à définir au juste sa nature. La plupart des interprètes catholiques répondent au contraire avec S. Augustin : « Ce denier est la vie éternelle », Serm. 343 ; et telle est bien l’idée qui semble nettement ressortir de l’ensemble de la parabole. Il existe cependant sur ce point une difficulté que S. Jean Chrysostome, Hom. 114 in Matth., faisait déjà remarquer à ses auditeurs. Comment peut‑on concevoir qu’il y ait des mécontents et des envieux dans le ciel ? Est‑il possible de se figurer des âmes qui, après avoir reçu la récompense éternelle représentée par le denier, se plaignent à Dieu de son insuffisance, et jettent des regards jaloux sur le sort des autres bienheureux ? « Car aucun murmurateur ne peut y entrer, comme aucun de ceux qui le reçoivent pour récompense, ne peut se laisser aller aux murmures », S. Grégoire, Hom. 19 in Matth. Mais la difficulté est plus spécieuse que sérieuse, et il y a plusieurs moyens de la résoudre. On peut répondre d’abord avec S. Jean Chrysostome, loc. cit., que, dans les paraboles de même qu’en général dans les comparaisons, il ne faut pas vouloir presser tous les détails. « Dans ces figures paraboliques il n'est pas nécessaire d’expliquer chaque mot. Mais quand nous avons bien compris la fin et le but de toute la parabole, nous devons nous en servir pour notre édification, sans faire tant d’efforts pour éclaircir tout le reste » . Voir l’introduction aux Paraboles, en tête du chapitre 13. On peut répondre encore que, sous cette image, Jésus‑Christ a voulu, comme nous l’expliquerons plus bas, cacher un grave avertissement à l’adresse de ceux qui, ayant reçu de bonne heure l’appel de Dieu et y ayant correspondu fidèlement, pourraient être tentés ensuite de se négliger, ce qui leur ferait perdre leurs avantages antérieurs. Quoique le denier soit le même pour tous les ouvriers, c’est-à-dire, bien qu’ils reçoivent tous la vie éternelle en prix de leurs travaux, il est bien évident qu’il y aura des degrés dans leur gloire et dans leur félicité : « La vie éternelle sera également accordée à tous les saints, comme le figure ce denier donné à tous comme la récompense commune de leur travail. Le denier, qui est le même pour tous, signifie que la vie éternelle sera égale en durée pour tous les saints dans le ciel, mais tous n'auront pas la même gloire. De même, les étoiles brillent perpétuellement dans le ciel ; mais certaines brillent plus que d'autres », S. Aug. in Luc. c. 15. Ou encore, d'après Bellarmin, de Aetern. Felic. Sanct. 5 : « De même que le soleil apparaît plus brillant aux aigles qu'aux autres oiseaux, et de même que le feu réchauffe plus ceux qui en sont proches que ceux qui en sont éloignés, ainsi dans la vie éternelle certains verront plus clair et se réjouiront plus que d'autres » ; S. Thom. Sum. Theol. 1a q. 12. a. 6. - 3. L’idée mère de la parabole. Cette idée a été bien différemment exprimée ; elle l’a même été parfois d’une manière assez superficielle ; par exemple, quand on a soutenu que Jésus se proposait simplement, dans ce discours figuré, de mettre en lumière l’égalité des récompenses célestes pour les élus, sans égard à la date de leur conversion. Pour d’autres, le point culminant de la parabole consiste dans la parfaite liberté de Dieu relativement au salut des hommes : il peut y appeler qui bon lui semble et quand il lui plaît, sans avoir à rendre de compte à personne. Maldonat ne s'écarte de ces deux sentiments que par une nuance lorsqu'il dit : « La parabole veut montrer que le salaire est proportionnel non pas au temps pendant lequel quelqu'un a travaillé, mais au travail et à l'effort qu'il a faits ». Malheureusement ces interprétations, et plusieurs autres qui leur ressemblent, viennent toutes se heurter contre quelque détail important du récit, qu’elles faussent ou qu’elles n’expliquent pas. Plusieurs écrivains anciens et modernes se rapprochent davantage de la vérité en voyant dans cette parabole l’annonce terrible, quoique aimablement dissimulée, de l’exclusion de la plupart des Juifs du royaume messianique (Van Steenkiste, Schegg, Greswell, etc). Il est certain en effet qu’il y est indirectement question d’un châtiment divin, bien que chacun y reçoive de fait un salaire : ce châtiment, déguisé sous les reproches sévères adressés par le père de famille à l’ouvrier qui murmure (v. 14 : « Prends ce qui t'appartient et va‑t-en » ; v. 15 : « Ton œil est‑il méchant parce que je suis bon ? ») apparaît d’une manière manifeste dans le proverbe qui sert de cadre à la parabole, 19, 30 ; 20, 16, et surtout dans les dernières paroles, qui supposent la damnation d’un grand nombre d’hommes : « il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ». Nous croyons toutefois que la menace n’atteint pas les seuls Juifs ; elle s’adresse plutôt en général à tous les hommes qui, appelés par Dieu à une vie sainte, conforme aux vérités et à la morale chrétiennes, ne se conduisent pas ensuite de façon à mériter l’élection proprement dite. Bien plus, ainsi qu’il semble ressortir du contexte et de la liaison étroite qui existe entre la parabole et la question de S. Pierre, 19, 27, la menace retombe sur les Apôtres eux‑mêmes, pour le cas où ils ne profiteraient pas du céleste appel, accompagné pour eux de tant de grâces et formulé de si bonne heure. L’exemple de Judas prouve que l’avertissement n’était pas inutile, même en ce sens restreint. N’était‑il pas le plus signalé d’entre ces premiers qui sont devenus les derniers par leur faute, et qui verront un jour les publicains et les pécheresses entrer dans le royaume des cieux, Cf. 21, 31, tandis qu’ils en seront à tout jamais exclus ? - Il est intéressant pour l'exégète d'avoir à noter, à côté de cette profonde parabole, deux morceaux littéraires qui ont avec elle une certaine analogie et qui sont tirés l'un du Talmud et l'autre du Sunna, recueil arabe où sont entassés les propos attribués à Mahomet par la tradition. On pourra faire la comparaison. 1° La parabole juive : « A qui peut on comparer R. Bon bar Chaija ? A un roi qui embaucha plusieurs ouvriers, parmi lesquels s'en trouvait un qui effectua extraordinairement bien son travail . Que fit le roi ? Il le prit à l'écart et marcha avec lui çà et là. Quand le soir fut venu, les ouvriers vinrent, pour recevoir leur salaire, et il lui donna un salaire complet. Les ouvriers murmurèrent en disant "nous avons travaillé dur toute la journée, et cet homme seulement deux heures, et pourtant il a reçu le même salaire que nous". Le roi leur dit :"Il a travaillé plus en deux heures, que vous pendant la journée entière". Ainsi R. Bon a travaillé plus pour la Loi pendant 28 ans, que d'autres en 100 ans ». Hieros. Berach. Fol. 5, 3 ; Cf. Ligthfoot in h. l. C'est on le voit le commentaire de cette parole du Sage, Sap. 4, 13 : « Arrivé au but en peu de temps, il a parcouru tous les âges de la vie ». 2° La parabole arabe. Les Juifs, les chrétiens et les Musulmans sont comparés à trois groupes de journaliers, embauchés à différentes heures du jour, le matin, à midi et dans la soirée. Les ouvriers embauchés en dernier lieu reçoivent à la fin de la journée deux fois autant que les autres. Les Juifs et les chrétiens se plaignent en disant : Seigneur, vous avez donné deux carats à ceux‑ci et à nous un seul carat. Le Seigneur leur demande : Vous ai‑je fait tort dans votre salaire ? Ils répondent : Non. Eh bien, apprenez, reprend Dieu, que le reste est une surabondance de ma grâce. Cf. Gerock, Christol. des Koran, p. 141.

Mt20, 17-19. Parall. Marc. 10, 32-34 ; Luc. 18, 31-34.

Mt20.17 Pendant que Jésus montait à Jérusalem, il prit à part les douze disciples et leur dit en cheminJésus montait à Jérusalem. Le moment venu, Jésus quitte sa retraite de Pérée pour aller à Jérusalem consommer son sacrifice. La capitale juive étant bâtie sur un plateau élevé, l’expression « monter à Jérusalem » était devenue technique, ou plutôt populaire, pour désigner un voyage qui avait cette ville pour terme : elle revient à chaque instant dans la Bible. Cf. 1 Rois 12, 27, 28 ; Psaume 122, 3, 4 ; Luc. 2, 42 ; 18, 31 ; Jean 2, 13 ; 5, 1 ; 7, 8, 10, etc. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 2, 3, 1. - Prit à part... C’est donc sur la route même, et chemin faisant, qu’eut lieu l’entretien dont les trois synoptiques nous ont conservé le souvenir. Les Douze seuls entendirent ces paroles mémorables de Jésus : l’Évangile le note formellement, il prit à part les douze disciples. Jésus voyageait sans doute en ce moment au milieu d’une société nombreuse : il prit à part ses Apôtres proprement dits, pour leur faire la grave communication qui va suivre : c’était une nouvelle que les autres disciples, non encore avertis, n’étaient pas capables de porter. Mais au contraire, il faut que les Douze soient avertis de nouveau, de crainte qu’ils ne soient trop scandalisés quand les événements s’accompliront.


Mt20.18 "Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux Princes des prêtres et aux Scribes. Ils le condamneront à mort, - Voici que nous montons. « Voilà que déjà se produit, dans cette montée devant les portes (de Jérusalem), ce que je vous ai quelquefois annoncé au sujet de ma mort », Jansenius. La particule fait ressortir la proximité de l’accomplissement : c’est durant le voyage actuel que la Passion de Jésus aura lieu. - Le Fils de l'homme sera livré : première trahison, laissée dans le vague pour ce qui regarde l’auteur ; l’indication ne sera complétée que le soir du Jeudi Saint. Cf. 26, 2 et ss. - Aux princes des prêtres... C’est le Sanhédrin juif qui est désigné par ces mots. Cf. 2, 4. - Ils le condamneront : livré tout d’abord au Sanhédrin, Jésus sera condamné à mort par ce tribunal suprême ; mais l’exécution de la sentence viendra d’ailleurs, ainsi qu’il sera dit au verset suivant.


Mt20.19 et le livreront aux païens pour être moqué, flagellé et crucifié, et il ressuscitera le troisième jour." - Et le livreront aux païens. Deuxième trahison dont les auteurs sont cette fois clairement indiqués. Nous n’avons plus un verbe passif, « sera livré », mais un verbe actif avec son sujet bien distinct. Cette trahison nouvelle placera Jésus entre des mains pires encore, s’il est possible, que le premières. Prisonnier d’abord du Sanhédrin qui avait du moins un semblant d’autorité théocratique, il deviendra le prisonnier des païens. « Païen » est la traduction de l’hébreu du nom donné par les Israélites à tout ce qui n’était pas Juif. - Pour qu'il soit moqué... Ces trois verbes affirment le but et le résultat final de cette cruelle livraison du Christ aux païens de Rome : de plus, ils contiennent en abrégé les principales scènes de la Passion. - Il ressuscitera : comme autrefois, ce mot revient à la façon d’un rayon lumineux destiné à jeter l’espoir dans le cœur des Apôtres. A deux reprises déjà, Cf. 16, 21 et 17, 21-22, et à des intervalles assez rapprochés, nous avons entendu des prédictions semblables à celle‑ci ; mais la dernière des trois est de beaucoup la plus explicite. La première ne faisait aucune mention de la trahison, ni de la croix ; dans la seconde la trahison est indiquée, mais assez vaguement ; la troisième distingue les deux manières dont Jésus‑Christ sera livré à ses ennemis, elle distingue aussi très nettement les divers actes du drame douloureux de la Passion, les outrages, la flagellation, le crucifiement. Tout y est donc très bien marqué. C’est un résumé de la Passion, un sommaire de ses souffrances écrit d’avance par Jésus. « L'annonce de ce qui allait arriver a été faite avec presque les mêmes mots que ceux avec lesquels la réalité est présentée ci-dessous 27,27-31 », Fritzsche - S. Matthieu omet de signaler l’effet produit sur les Apôtres par cette communication du Sauveur : S. Luc, 18. 34, le fait en termes intéressants.

Mt20, 20-28 - Parall. Marc. 10, 35-45.


Mt20.20 Alors la mère des fils de Zébédée s'approcha de Jésus avec ses fils, et se prosterna devant lui pour lui demander quelque chose. - Cette scène offre un singulier contraste. Nous y voyons une complète confirmation de la réflexion de S. Luc, ch. 18 v. 34 : « Eux ne comprirent rien à cela ». Jésus achève à peine la prédiction relative à ses souffrances et à sa mort qu’on vient briguer les premières places dans son empire ! Il est vrai qu’il a ajouté tout aussitôt qu’il ressusciterait, et cela signifie pour les Apôtres qu’il se dispose à fonder le royaume messianique tel qu’ils l’attendent. Ils comprennent du moins que son voyage actuel à Jérusalem est décisif et qu’il va y prendre enfin possession de son trône : l’heure était donc urgente pour ceux qui ambitionnaient le rôle de premiers ministres. Aussi comme elle est avidement saisie ! - la mère des fils de Zébédée s’approcha. Les deux fils de Zébédée n’étaient autres que S. Jacques le Majeur et S. Jean l’évangéliste, Cf. 10, 3. Ce n’est pas sans surprise assurément qu’on trouve ces deux âmes d’élite à une pareille scène, surtout en un pareil moment. Leur mère s’appelait Salomé (comparez Marc. 15, 40 et Matth. 27, 56) : elle était du nombre de ces saintes femmes qui avaient coutume d’accompagner Notre‑Seigneur Jésus‑Christ dans ses voyages. C’est à elle que S. Matthieu attribue l’initiative dans la circonstance présente, tandis que S. Marc fait agir directement les deux frères ; mais le premier évangéliste, qui fut du reste témoin oculaire, est plus exact pour les premiers détails de l’épisode. Il nous montre les deux fils du Tonnerre s’avançant à la suite de leur mère. Celle‑ci se chargea de formuler la demande, car il était plus délicat d’agir ainsi ; peut-être se disait‑elle qu’il serait plus difficile au Sauveur de refuser la requête d’une femme. - Et se prosterna. Arrivée tout auprès de Jésus, elle fait d’abord la prostration habituelle ; puis, comme une autre mère non moins célèbre, Bethsabé, Cf. 1 Rois 2, 20, avant de rien préciser, elle dissimule ses grands désirs sous une humble formule : en lui demandant quelque chose. Tout serait gagné, en effet, si Jésus daignait s’engager d’avance, en promettant de lui accorder en général tout ce qu’elle demandera.


Mt20.21 Il lui dit : "Que voulez-vous ?" Elle répondit : "Ordonnez que mes deux fils, que voici, soient assis l'un à votre droite, l'autre à votre gauche, dans votre royaume." - Que voulez-vous ?. Le Sauveur déjoue la politique maternelle en demandant brusquement, sèchement, l’objet précis de la supplique. - Cette fois Salomé s’exprime avec toute la clarté désirable. - Ordonnez que mes deux fils que voici est pittoresque : elle montre à Jésus ses deux fils agenouillés derrière elle. - L'un à votre droite... Dans tous les temps et chez tous les peuples, les deux places d’honneur ont été, comme elles le sont aujourd’hui, à la droite et à la gauche du personnage principal cf. 1 Rois 2, 19 ; Psaume 44, 10 : 109,1 ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 6, 11, 7. « Dans les temps à venir, le Dieu très saint fera asseoir le roi Messie à sa droite, et Abraham à sa gauche », Talmud (ap. Wetstein). Salomé demandait en conséquence pour ses deux fils le rang de premiers ministres dans le royaume futur de Jésus. C’est bien une mère prise sur le fait, mais une mère oubliant momentanément la grâce pour écouter les inspirations de la nature. Les Saints Pères, sans excuser Salomé, veulent qu'avant de la juger nous nous rappelions ce qu'elle était : « Si c'est une erreur, c'est une erreur de tendresse ; les entrailles d'une mère ignorent la patience… Souvenez vous qu'elle était mère, pensez à cette mère », S. Ambr. Lib. 5 de fide, c. 2. « En présentant sa demande, la mère des fils de Zébédée commet une erreur de femme emportée par l'amour, ne sachant pas ce qu'elle demandait  », S. Jérôme.



Mt20.22 Jésus leur dit : "Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je dois boire ? Nous le pouvons", lui dirent-ils. - Jésus leur dit. Le Sauveur accueille cette étrange demande avec une grande bonté. Les suppliants méritaient un blâme qu’ils reçoivent immédiatement : toutefois, ce blâme est adressé non pas à la mère, mais aux fils qui étaient les plus coupables en cette affaire : c’étaient eux peut-être qui avaient eu la première idée de ce petit complot. « Que personne ne s’étonne de voir ici tant d’imperfection dans les apôtres. Le mystère de la Croix n’avait pas encore été consommé, et la grâce du Saint‑Esprit ne s’était pas encore répandue sur eux. Si vous désirez savoir quelle a été leur vertu, considérez ce qu’ils ont fait ensuite, et vous les verrez toujours élevés au‑dessus de tous les maux de la vie », S. Jean Chrys. Hom. 65 in Matth. - Vous ne savez pas ce que vous demandez. Vous agissez comme des enfants qui ne comprennent pas la portée de leurs demandes : vous avez, de plus, une idée très fausse de mon royaume, qui n’est pas ce que vous supposez. - Jésus fait ressortir ensuite les difficultés qu’ils doivent se résoudre à affronter pour arriver à la position élevée qu’ils ambitionnent : - Pouvez-vous boire le calice...? Il y a des coupes royales de différentes sortes : celle dont parle ici Jésus est évidemment, d’après le contexte, la coupe amère de sa Passion et de sa mort. Auront‑ils assez de courage pour la vider avec lui jusqu’à la lie ? Cette belle métaphore du calice, pour représenter des destinées heureuses ou malheureuses, revient fréquemment dans la Bible et dans les classiques, Cf. Psaume 10, 6 ; 15, 5 ; 22, 5 ; Jérém. 25, 15. Les fils de Zébédée demandent des couronnes : Jésus leur présente sa croix ! - Nous le pouvons. L’amour ardent, quoique encore imparfait, qu’ils portaient à Jésus leur inspire cette réponse généreuse : Nous le pouvons. S. Jacques et S. Jean étaient en réalité, et ils le prouveront bientôt l’un et l’autre, deux des membres les plus courageux du collège apostolique.


Mt20.23 Il leur répondit : "Vous boirez en effet mon calice, quant à être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de l'accorder, si ce n'est à ceux à qui mon Père l'a préparé." - Jésus répond : Vous boirez mon calice. Il prophétise ainsi, comme l’admet la tradition, les souffrances réservées aux fils de Zébédée : « Je vous prédis que vous serez honorés du martyre, et que vous souffrirez comme moi », S. Jean Chrys. Hom. 65 in Matth. S. Jacques le Majeur vida le premier d’entre les Apôtres la coupe des persécutions et du martyre, Cf. Actes des Apôtres 12, 2 ; S. Jean vécut le plus longtemps et souffrit jusqu’à la fin de sa vie : la prédiction s’est donc accomplie à la lettre. Mais ce n’est pas tout. Pour jouir des places supérieures désirées par les deux disciples, il faut encore qu’une autre condition soit réalisée. - Ce n’est pas à moi de l’accorder... Jésus parle ici, selon le beau langage de S. Augustin, « à la façon d'un serviteur » : quand il parle en tant que Dieu, il ne craint pas de dire : « Tout ce qui est à moi est à toi ». Il ne fait donc en aucune façon l’aveu de son impuissance touchant la requête qui lui est exposée ; mais il approprie à son Père céleste, comme en d’autres circonstances, Cf. 11, 25 ; 16, 17, tout ce qui concerne l’élection et la prédestination des Apôtres. Théophylacte fait à ce sujet, d'après S. Jean Chrysostome, une frappante comparaison : « Si un roi avait proposé une couronne d'or à celui qui l'emporterait sur tous les autres à la course dans le stade, et si, alors qu'il la tenait à la main, l'un de ceux qui, non seulement n'avaient pas gagné mais même n'avaient pas couru, lui réclamait la couronne, il répondrait à juste titre : Tu peux courir certes mais il m'appartient de donner cette couronne non pas à toi mais à ceux pour qui elle a été prévue, c'est à dire aux vainqueurs ; en réalité cela ne signifierait pas qu'il ne peut donner, alors que c'est son privilège propre, mais qu'il ne doit la donner qu'aux vainqueurs pour qui elle avait été prévue ».  ; Cf. Jansen. in h. l. Il y a une double antithèse dans les paroles de Jésus : 1° « Mon calice, à mon Père » ; 2° « vous donner, à ceux pour qui cela a été préparé ».


Mt20.24 Ayant entendu cela, les dix autres furent indignés contre les deux frères. - Ayant entendu cela. En entendant ces discours, les dix autres Apôtres ne peuvent s’empêcher de manifester ouvertement leur indignation contre les deux fils de Zébédée. Ce n’est pas qu’ils eussent eux‑mêmes des idées plus parfaites touchant le royaume de Jésus. Ils croient leurs droits lésés par les deux frères ; car, eux aussi, ils désirent posséder les premières places.


Mt20.25 Mais Jésus les appela et leur dit : "Vous savez que les chefs des nations leur commandent en maîtres, et que les grands font sentir leur pouvoir. - Jésus les appela à lui. Jésus groupe alors autour de lui toute la troupe apostolique : les dix s’étaient tenus à quelque distance pendant la scène qui vient d’être racontée, bien qu’ils s’en fussent très bien rendu compte, comme l’a montré le v. 24. Les apôtres ont tous besoin d’une leçon, car ils ont tous manifesté leur ambition humaine : le Maître la leur donne avec une grande douceur. Pour les corriger, il établit un parallèle entre la fausse grandeur, telle qu’elle existe dans le monde, et la vraie grandeur, telle qu’elle doit se manifester dans le royaume messianique. 1° La grandeur mondaine, que les Apôtres doivent éviter, v. 25. - Vous savez : Jésus fait appel à leur expérience relativement à un point bien connu, même des hommes les plus humbles. - Les chefs des nations, c’est-à-dire les princes qui gouvernent les païens ; voir 20, 19 et la note correspondante. - Leur commandent en maître. Une domination violente, absolue, qui n’a été que trop à la mode chez les princes païens cf. Psaume 10, 5, 10 ; et voici que les Apôtres de Jésus voulaient dominer à la façon des païens ! - Les grands : les grands en général, les ministres des rois. - Font sentir leur pouvoir. Il s’agit d’un pouvoir odieusement exercé. - Sur elles, non pas « sur les rois », comme le veulent Rosenmüller et Stier, mais « sur les nations ».


Mt20.26 Il n'en sera pas ainsi parmi vous, mais quiconque veut être grand parmi vous, qu'il se fasse votre serviteur, - 2° La vraie grandeur chrétienne, que les Apôtres doivent pratiquer (vv. 26-28). Après avoir rappelé ce triste exemple des païens, Jésus trace aux Apôtres et à tous les dignitaires chrétiens de l’avenir une ligne de conduite tout opposée, concernant l’exercice de leur autorité. - Il n'en sera pas ainsi, c’est-à-dire à la manière des rois et des grands du monde païen. - Mais quiconque veut être grand... Ces mots supposent qu’il y aura, dans l’Église du Christ, des rangs supérieurs et des rangs inférieurs, des hommes qui commanderont et d’autres qui obéiront : il est impossible aux hérétiques de le nier, malgré leur désir de faire table rase dans le Christianisme afin de le mieux renverser. - Se fasse votre serviteur ; le contraire de la grandeur humaine.









Mt20.27 et quiconque veut être le premier parmi vous, qu'il se fasse votre esclave. - Jésus continue de développer la même pensée, mais en lui donnant plus de force : en effet, premier dit plus que « le plus grand » ; esclave indique une situation inférieure à celle de « serviteur ». Autrefois, 18, 2 et suiv. le Sauveur avait proposé un petit enfant à ses disciples comme un exemple de la grandeur chrétienne : actuellement, allant plus loin, il leur demande de se faire les serviteurs et les esclaves de tous. Les grands devenant les serviteurs de la foule, le premier de tous transformé en esclave ! Admirable antithèse, ou mieux, paradoxe frappant qui n’est pas demeuré à l’état de simple conseil cf. 1 Corinthiens 4, 9-13. Telle s’est toujours montrée l’autorité ecclésiastique, dont le représentant suprême, le vicaire de Jésus‑Christ, s’intitule humblement « serviteur des serviteurs de Dieu ».


Mt20.28 C'est ainsi que le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie pour la rançon de la multitude." - Notre‑Seigneur avait commencé cette leçon importante donnée aux Apôtres, en signalant un mauvais exemple dont ils devaient s’éloigner ; il la termine par un autre exemple, exemple sublime et divin qu’ils doivent imiter. - C’est ainsi que, au lieu de « il n'en sera pas ainsi » du v. 26. - Non pour être servi, pour se faire servir. - Mais pour servir : tel a bien été constamment le rôle du Fils de l’homme ; ce n’est pas en vain qu’il était venu sur la terre sous la forme d’un esclave. Cf. Phil. 2, 7. - Et donner sa vie. Jésus mentionne, dans cette dernière phrase, la partie la plus importante, comme aussi la plus humiliante, de son ministère à notre égard. Il a daigné laver nos souillures, porter le fardeau sous lequel nous étions écrasés. - La rançon cf. Isaïe 53, 10. - La multitude, ce que les théologiens appellent la « satisfaction vicaire » de Jésus‑Christ. Maldonat explique l'expression « un grand nombre » par une bonne distinction : « Si l'on considère du moins son souhait, il est mort pour tous les hommes sans exception... Si l'on considère le résultat, il a touché non pas tous les hommes mais beaucoup, parce que tous n'ont pas voulu le recevoir. ». De même S. Thomas d’Aquin : « Il ne dit pas pour tous, parce que « pour tous » indique la quantité nécessaire ; tandis que « pour beaucoup », à savoir les élus, se réfère à la réalité ». Les écrits du Nouveau Testament emploient tantôt « tous », Cf. 2 Corinthiens 5, 14 ; 1 Tim. 2, 6, d’après le texte grec ; 1 Jean 2, 2, etc., et tantôt « nombreux », Cf. Romains 3, 25 ; 5, 6 ; Éphésiens 5, 2, etc., lorsqu’ils font allusion au salut des hommes, selon que leurs auteurs veulent désigner objectivement ou subjectivement ceux pour lesquels Notre‑Seigneur Jésus‑Christ a enduré la souffrance et la mort.

c. Guérison des aveugles de Jéricho, 20, 29-34. Marc. 10, 46-52 ; Luc. 18, 35-43.

Mt20.29 Comme ils sortaient de Jéricho, une grande foule le suivit. - Comme ils sortaient de Jéricho. Entre l’épisode auquel a donné lieu la supplique de Salomé et la guérison des deux aveugles, Jésus est entré dans la ville de Jéricho, où il a fait un rapide séjour dont S. Luc (9, 1-27) raconte le principal incident. S. Matthieu se borne à exposer un miracle qui fut opéré, dit‑il, au moment où le Sauveur quittait la ville. - Jéricho. « Jéricho était alors une des plus florissantes cités de la Judée, et se trouvait sur le grand chemin des caravanes, dans une plaine d’une luxuriante fertilité, qui était arrosée par le Jourdain et par le fameux cours d’eau que le prophète Élisée avait miraculeusement assaini. Une délicieuse fraîcheur tempérait l’ardeur du ciel tropical qui brûle les steppes voisines de la mer Morte. Aussi, toute cette contrée formait une ravissante oasis parée de tout ce que la végétation a d’éclatant et de varié dans ce pays du soleil. Les montagnes de Judée, colorées par une lumière de feu, l’encadraient à l’Ouest, tandis que vers l’Orient le Jourdain disparaissait sous les roseaux et allait se perdre dans le lac maudit. Jéricho, placée comme au milieu d’un verger de palmiers et d’arbres fruitiers de toute espèce, s’appelait la ville des parfums. Elle présentait l’aspect d’une ville très peuplée et riche, et les pèlerins qui venaient du Nord se plaisaient à faire halte au sein d’une si merveilleuse abondance, » de Pressensé, Jésus‑christ, sa vie, etc. p. 542. Jéricho, était située, d’après Josèphe, à 50 stades du Jourdain et à 150 stades (environ 7 lieues) de Jérusalem : l’écrivain juif dit que son territoire était vraiment divin, Guerre des Juifs, 4, 8, 3. C’est de Jéricho que Josué avait entrepris la conquête de la Terre promise ; c’est de Jéricho que Jésus entreprend la conquête du monde. Il quitte en effet cette ville afin d’aller à Jérusalem se sacrifier pour le salut de tous les hommes. - Une grande foule le suivit... Notre‑Seigneur n’est plus seul avec ses disciples ; une foule considérable l’accompagne : ce sont vraisemblablement les pèlerins venus du Nord de la Palestine, qui se rendent en caravane à Jérusalem pour y célébrer la Pâque.


Mt20.30 Et voilà que deux aveugles, qui étaient assis sur le bord du chemin, entendant dire que Jésus passait, se mirent à crier : "Seigneur, fils de David, ayez pitié de nous." - Deux aveugles. L’occasion se présente tout à coup pour le Sauveur de faire un double miracle devant ces nombreux témoins : l’évangéliste en raconte les divers traits avec une grande précision. Ainsi, il n’omet pas de nous dire que les pauvres aveugles étaient assis sur le bord de la route. - Entendant dire : entendant un bruit extraordinaire de pas et de voix, ils s’informent de sa raison d’être, et on leur apprend que c’est Jésus qui passe, entouré d’une nombreuse multitude. Jésus, c’est peut-être le salut pour eux ! Ils le connaissent de réputation, ils savent qu’il a rendu la vue à beaucoup d’infortunés qui leur ressemblaient. Aussi, avec quelle ardeur ils implorent sa pitié ! - Seigneur, fils de David. « Seigneur » n’est ici qu’une simple formule de politesse. Il n’en est pas de même des mots fils de David par lesquels ils terminent leur courte mais pressante prière, car c’était une confession très explicite du caractère messianique de Jésus. Cf. 9, 27. Bel acte de foi de la part de ces malheureux. Ils croient que Notre‑Seigneur est le Christ par excellence ; ils croient en outre qu’il peut les guérir miraculeusement : Isaïe n’a‑t-il pas prédit du Messie qu’il ouvrirait les yeux des aveugles ? Cf. Isaïe 29, 18 ; 35, 5.





Mt20.31 La foule les rabrouait pour les faire taire, mais ils criaient plus fort : "Seigneur, fils de David, ayez pitié de nous." - La foule les rabrouait. « Ce n'est pas par honneur pour le Sauveur qu'ils font taire ces deux aveugles, mais parce qu'il leur faisait peine d'entendre affirmer par ces aveugles ce qu'ils niaient eux‑mêmes, c'est-à-dire que Jésus était fils de David », écrit S. Hilaire sur ce passage. Mais tel ne nous paraît pas avoir été le vrai motif qui inspira la foule, car rien n'indique dans le récit qu'elle ait été défavorable à Jésus. Elle craignait plutôt que les voix implorantes des aveugles n’incommodassent le Maître qu’elle suivait respectueusement, dont elle écoutait peut-être les paroles avec avidité, tout en poursuivant sa marche. - Mais ils criaient plus fort : on leur dit de se taire, et il crient au contraire avec un redoublement d’énergie : ils n’ont que ce moyen d’attirer l’attention du Christ et, s’ils laissent passer l’occasion, tout espoir sera perdu pour eux.








Mt20.32 Jésus, s'étant arrêté, les appela et dit : "Que voulez-vous que je vous fasse ? - Jésus s'étant arrêté. Voilà donc les efforts des aveugles couronnés d’un plein succès. Le divin Maître, qui a paru pendant quelques instants indifférent à leurs supplications afin d’éprouver leur foi, s’approche d’eux avec bonté. C’est encore pour les mettre à l’épreuve qu’il leur demande, bien qu’il fût si manifeste, l’objet de leur requête. Ou encore, « il leur demande ce qu'ils veulent, afin que leur réponse rende évidentes leur infirmité et la puissance qui doit les guérir », S. Jérôme in h. l.


Mt20.33 Seigneur, lui dirent-ils, que nos yeux s'ouvrent." - Que nos yeux s’ouvrent... Leur cri de détresse, qui avait été jusqu’alors indéterminé, se transforme en une prière bien précise. « Seigneur, que je voie », avait déjà répondu un autre aveugle à la même question. Cf. Marc. 10, 51. S. Grégoire‑le‑Grand, Hom. 2 in Evang., veut que nous procédions comme eux dans nos prières et que nous allions toujours droit au but : « Ne demandons au Seigneur ni des richesses trompeuses, ni des présents terrestres, ni des honneurs passagers, mais la lumière ; non la lumière circonscrite par l’espace, limitée par le temps, interrompue par la nuit, et dont nous partageons la vue avec les animaux ; mais demandons cette lumière que seuls les anges voient avec nous, qui ne débute par aucun commencement et n’est bornée par aucune fin ».


Mt20.34 Ému de compassion, Jésus toucha leurs yeux, et aussitôt ils recouvrèrent la vue et le suivirent. - Ému de compassion. Quelle est l’affliction qui le trouvait insensible ? - Jésus toucha leurs yeux : c’était, nous l’avons vu en mainte occasion, sa méthode habituelle de guérir les infirmités de ce genre. - Et aussitôt ils recouvrèrent la vue : effet merveilleux, instantané, de ce léger contact. Il y eut un autre effet non moins remarquable : et le suivirent. « Ces aveugles, qui étaient assis près de la ville de Jéricho, retenus par leur infirmité et qui ne pouvaient que gémir et crier, suivent maintenant Jésus, moins par le mouvement des pieds que par leurs vertus », S. Jérôme. Ils se mêlent tout joyeux au cortège, et accompagnent probablement le Sauveur jusqu’à Jérusalem, lui témoignant ainsi leur reconnaissance. - Ce fait avait lieu, selon toute vraisemblance, un vendredi, huit jours avant la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. - Nous n’avons rien dit encore de la difficulté qu’il présente au point de vue de la concorde évangélique, difficulté assez sérieuse, qui a été un écueil pour la sagacité de plus d’un exégète. En voici brièvement l’exposé et la solution la plus probable. Selon S. Matthieu, le miracle est accompli au sortir de Jéricho, et deux aveugles recouvrent la vue ; d’après S. Luc, au contraire, Jésus ne guérit qu’un seul aveugle, et il le guérit au moment de son entrée dans la ville. Le récit de S. Marc ne s’accorde avec aucune des deux autres narrations, mais il prend en quelque sorte une situation intermédiaire. Comme S. Matthieu, le second évangéliste place le prodige au moment du départ de Jésus ; comme S. Luc, il ne mentionne qu’un aveugle. Où se trouve l’exacte vérité ? Des trois côtés à la fois, ont répondu quelques commentateurs, entre autres S. Augustin, l'Accord des Évangélistes 2, 65, Lightfoot, Harm. of the N. Test., et Greswell, d’après lesquels les synoptiques auraient relaté trois faits distincts. Mais ne serait‑il pas bien étonnant qu’auprès de la même ville un miracle de même nature eût été si souvent renouvelé parmi des circonstances tout à fait identiques ? Aussi plusieurs auteurs, Bisping, Wieseler, Ebrard, Van Steenkiste, etc., se bornent‑ils à distinguer deux prodiges, dont l’un aurait été opéré quand Jésus entrait dans Jéricho, l’autre quand il en sortait. Mais n’est‑il pas plus naturel encore de dire, comme l’on fait S. Jean Chrysostome, Théophylacte, Maldonat, Grotius, et après eux la plupart des interprètes, que nous sommes ici en face d’un seul et même événement, bien qu’il n’ait pas été relaté par les trois évangélistes avec une rigoureuse exactitude ? « Touts les faits sont à ce point semblables, qu'il ne semble pas possible qu'il s'agisse de miracles distincts », Maldonat. Cela posé, la contradiction apparente porte sur deux points seulement, le nombre des aveugles et l’heure du miracle. Sur le premier point, nous dirons avec S. Augustin qu’il dut y avoir deux aveugles, puisque S. Matthieu l’affirme formellement, mais que l’un d’eux, pour un motif ou pour un autre, peut-être parce qu’il était moins connu, disparut de bonne heure de la tradition évangélique : c’est pourquoi S. Marc et S. Luc se contentent d’en mentionner un seul. Nous avons déjà rencontré une disparition analogue à propos des démoniaques de Gérasa, Cf. 8, 28. Relativement au second chef de divergence, on admet assez communément la solution suivante : Quand Jésus entrait à Jéricho, un aveugle se mit à implorer sa pitié, Cf. Luc. 18, 35 ; mais le Sauveur passa sans l’exaucer sur‑le‑champ. A son départ, il le retrouva, mais cette fois avec un autre aveugle, à la porte de la cité : il daigna les guérir l’un et l’autre, comme le raconte S. Matthieu. Le troisième évangéliste, dit, il est vrai, que le miracle eut lieu dès l’entrée de Jésus ; mais c’est là une anticipation sans importance, une de ces petites libertés que les historiens anciens se permettaient fréquemment, et qui n’atteint en rien la substance du récit cf. Maldonat, Jansenius, Sylveira, Corneille de Lapierre, Bengel, etc. - Sous ce titre : « Les aveugles de Jéricho », il existe deux belles peintures de Nic. Poussin et Philippe de Champaigne, comme aussi une charmante poésie de Longfellow.





Entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, le Dimanche des Rameaux, 21, 1-11.

Parall. Marc. 11, 1-11 ; Luc. 19, 29-44 ; Jean. 12, 12-19.


« Quoique le premier avènement de Jésus‑Christ, contre l'attente des Juifs, dut se passer en humilité, il ne devait pas être destitué de cette gloire et de cet éclat que les Juifs attendaient. Cet éclat était nécessaire pour leur faire voir que, tout humble qu'était le Sauveur et tout méprisable qu'il paraissait selon le monde, il y avait dans ses actions et dans sa personne de quoi lui attirer la plus grande gloire que les hommes puissent donner sur la terre, et jusqu'à le faire roi, si l'ingratitude des [chefs] Juifs et une secrète dispensation de la sagesse de Dieu ne l'eût empêché. C'est donc ce qui parut à cette entrée, la plus éclatante et la plus belle qui fut jamais, puisqu'on y voit un homme, qui paraissait le dernier de tous les hommes en considération et en puissance, recevoir tout d'un coup de tout le peuple, dans la ville royale et dans le temple, des honneurs plus grands que n'en avaient jamais reçu les plus grands rois. Voilà donc cet éclat dont nous parlons : mais le caractère d'humiliation et d'infirmité, inséparable de l'état du Fils de Dieu sur la terre, n'y devait pas être oublié, et nous l'y verrons aussi ». Bossuet, Méditat. sur l'Évangile, la dernière semaine, 1er jour. Tous les exégètes ont relevé ce mélange étonnant de gloire et d'humilité qui nous frappera dans le triomphe de Jésus, le seul qu'il ait permis qu'on lui décernât de son vivant. Mais il fallait qu'il employât ce dernier moyen pour toucher les cœurs rebelles : c'était une preuve suprême de son caractère messianique donnée à Jérusalem incrédule, sous la forme prédite anciennement par les Prophètes. Cf. vv. 4 et 5.



Chapitre 21

a. Préparatifs du triomphe, vv. 1-6.

Mt21.1 Lorsqu'ils approchèrent de Jérusalem, et furent arrivés à Bethphagé, vers le mont des Oliviers, Jésus envoya deux de ses disciples, - Nous discuterons un peu plus loin, 26, 2, les principales données chronologiques de l’Évangile relatives à la Passion et nous pourrons fixer alors avec connaissance de cause la date des événements les plus importants. En attendant, nous admettrons comme un point hors de conteste la tradition ecclésiastique d’après laquelle l’entrée solennelle du Sauveur à Jérusalem aurait eu lieu dans la journée du Dimanche qui précéda immédiatement la Pâque, c’est-à-dire le 10 du mois de Nisan (2 avril de l’an de Rome 782). - Lorsqu'ils approchèrent. Pour venir de Jéricho à Bethphagé, Jésus avait dû traverser pendant plusieurs heures l’une des régions les plus sauvages de la Palestine : une des plus belles paraboles du divin Maître, Cf. Luc. 10, 25 et ss., nous fournira l’occasion de la décrire. - Beth‑Phaghé, maison des figues en hébreux. C’était un petit village, ou même probablement un simple hameau formé de quelques maisons, et situé sur la route de Jéricho à Jérusalem. Il était à peu de distance de Béthanie, Cf. Marc. 11, 1 ; Luc. 19, 29 ; mais on ne sait pas au juste dans quelle direction. L’emplacement traditionnel que l’on montre aux pèlerins à l’Ouest et à environ dix minutes de Béthanie semble réunir en sa faveur les meilleures garanties d’authenticité cf. Schegg, Gedenkbuch einer Pilgerreise, t. 1. p. 361 et ss. Sepp; Jerusalem, t. 1. p. 579 et ss. Il correspond du reste très bien au renseignement que nous fournit encore S. Matthieu, car il se trouve près de la montagne des Oliviers, sur le revers oriental de cette montagne célèbre qu’il nous faut ici décrire en peu de mots. Elle se dresse à l’Est de la ville sainte, dont elle n’est séparée que par la profonde vallée du Cédron. Son nom, Cf. Zach. 14, 4, lui vient des nombreux oliviers qui couvraient autrefois, et qui couvrent encore en partie ses flancs. Elle ne s’élève guère que de trois cents pieds au‑dessus du mont Sion, bien que son altitude réelle soit de 2724 pieds au‑dessus du niveau de la mer. Elle présente trois sommets arrondis qui portent, dans la direction du N. au S., les nom suivants : « Hommes de Galillée », montagne de l’Ascension, montagne du Scandale. Le sommet central est le plus haut des trois. Tandis que le versant occidental descend par une pente rapide jusqu’au lit du Cédron, celui de l’Orient domine à peine le plateau élevé, solitaire, sur lequel étaient autrefois les villages de Béthanie et de Bethphagé. La vue admirable dont on jouit du haut du mont des Oliviers a été vantée par tous les voyageurs. A l’Ouest Jérusalem avec ses églises, ses mosquées, ses rues, ses jardins, ses ruines et son admirable ceinture de murs crénelés ; au Nord les hauteurs de Samarie qui s’élèvent graduellement : au Sud les montagnes de Juda jusque vers Hébron ; à l’Est des vallées profondes et sauvages, qui serpentent à travers des rochers nus, jetés pêle‑mêle les uns sur les autres, puis dans le lointain la mer Morte aux couleurs azurées, derrière laquelle se dresse comme une muraille gigantesque la longue chaîne des montagnes de Moab : tout cela forme une perspective émouvante que le regard ne se lasse pas de savourer cf. Schegg, loc. cit., p. 362 et ss. Mais le cœur y est encore plus ému que les yeux, quand il songe aux longs et fréquents séjours que Jésus fit sur le mont des Oliviers pendant les derniers temps de sa vie. - Jésus envoya. On pourrait supposer, d’après la relation des trois synoptiques, que l’entrée solennelle de Jésus‑Christ dans Jérusalem eut lieu le même jour que le départ de Jéricho, Cf. 20, 29 et ss. Mais le quatrième évangéliste nous apprend qu’il s’écoula au moins un jour, Cf. Jean 12, 2, entre ces deux événements, Jésus s’étant arrêté vingt‑quatre heures, peut-être même trente‑six heures, à Béthanie dans la maison de S. Lazare et de ses sœurs Marthe et Marie. S. Matthieu raconte aussi ce séjour, 26, 6 et ss., mais un peu plus loin et sans tenir compte de l’ordre chronologique, parce qu’il a hâte pour le moment d’introduire Jésus en qualité de Messie dans la capitale juive et dans le temple. - Deux de ses disciples. « Quels étaient ces deux disciples, dit Maldonat avec sa réserve habituelle, un interprète prudent n’a pas à le rechercher, un lecteur prudent doit préférer l’ignorer, puisque les évangélistes ne l’ont pas précisé. Ils l’auraient fait certainement s’ils avaient jugé que nous avions intérêt à le savoir ». Les anciens avaient hasardé sur ce point toutes sortes d’hypothèses contradictoires dont il est inutile de s’occuper.


Mt21.2 en leur disant : "Allez au village qui est devant vous, vous trouverez aussitôt une ânesse attachée et un ânon avec elle, détachez-les, et amenez-les-moi. - En leur disant. Le triomphateur donne lui‑même des ordres pour organiser son prochain triomphe : il le fait avec la dignité d’un prophète et d’un Homme‑Dieu. Pour une entrée triomphale à Jérusalem du côté de l’Est, aucune localité ne convenait mieux que Bethphagé comme point de départ : c’est donc dans le voisinage de ce hameau que Jésus confie la mission suivante à ses deux envoyés. - Au village qui est devant vous, c’est-à-dire en face de vous. En prononçant ces mots, Jésus montrait du doigt les deux ou trois métairies dont se composait Bethphagé. Il dit ensuite aux disciples qu’à l’entrée même du hameau, aussitôt, ils trouveraient une ânesse attachée, et son ânon auprès d’elle. C’est ainsi qu’il embrassait dans sa prédiction les plus petits détails cf. Marc. 11, 2 ; Luc. 19, 30. Mais pourquoi ces animaux ? La réponse est aisée. Le Sauveur veut entrer dans Jérusalem à la façon d’un roi victorieux ; pour cela il lui faut une monture, car il ne conviendrait pas à un triomphateur de s’avancer à pied, perdu au milieu des rangs de la foule. C’est donc la monture de son triomphe que Jésus‑Christ envoie chercher. - Détachez-les et amenez-les-moi. Jésus se présente comme le Messie et avec toute l’autorité de ce divin personnage : tout lui appartient en tant qu’il est le chef suprême du peuple juif ; il a par conséquent le droit de tout réquisitionner sur son passage. C’est en vertu de ce droit indiscutable qu’il dispose de l’ânesse et de l’ânon comme un maître.


Mt21.3 Et si l'on vous dit quelque chose, répondez que le Seigneur en a besoin, et à l'instant on les laissera aller." - Et si l’on vous dit... L’hypothèse était très vraisemblable ; elle se réalisa de fait d’après les passages parallèles de S. Marc et de S. Luc : il était donc convenable de prévenir les disciples pour leur éviter tout embarras. - Vous dit quelque chose, soit pour vous demander raison de la liberté que vous prenez, soit pour se plaindre d’une manière d’agir qui pourrait rendre votre honorabilité douteuse. Dans ce cas, ils se contenteront de répondre que « le Maître en a besoin ». - Le Seigneur. M. Alford est d’avis que cette expression est synonyme de « Dieu » dans ce passage ; d’autres la traduisent par Roi‑Messie. Elle désigne à coup sûr Jésus‑Christ en tant qu’il était le Seigneur par excellence, le vrai roi d’Israël, dont tous les Juifs avec leurs biens étaient la complète propriété. - A l'instant on les laissera aller. Il y a dans cette dernière explication du Sauveur quelque chose de mystérieux qui rappelle une communication analogue à laquelle nous arriverons bientôt, Cf. 26, 18. Mais nous nous garderons bien de supposer, à la suite de plusieurs exégètes, que le divin Maître avait à Bethphagé des amis avec lesquels il avait combiné d’avance toute cette scène. Non, il n’y avait pas eu le moindre arrangement préalable ; de la part de Jésus tout eut lieu en vertu d’une prescience prophétique, analogue à celle dont Samuel avait fait preuve à l’égard de Saül, Cf. 1 Samuel 10, 2-7, quoique bien supérieure, puisque le Sauveur est Dieu.


Mt21.4 Or ceci arriva, afin que s'accomplît la parole du prophète :Or ceci. S. Matthieu fait ici une grave réflexion, pour montrer la manière dont cet acte de Jésus se rattachait au plan divin relatif au Messie. En envoyant les deux disciples à Bethphagé pour y accomplir la mission détaillée dans les versets 2 et 3, Notre‑Seigneur se proposait, comme en d’autres circonstances semblables, d’accomplir une prophétie de l’Ancien Testament. Tout ce qui avait été prédit à son sujet par les prophètes flottait sans cesse devant son esprit, et il en accomplissait à l’heure voulue par la Providence les points les plus minutieux. - Afin que s'accomplît. Cf. 1, 22 et l’explication. Nous protestons de nouveau contre le « sens consécutif » que Maldonat ne cesse pas de donner à cette formule. - Par le prophète. Cf. Zach. 9, 9.


Mt21.5 "Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi plein de douceur, assis sur une ânesse et sur un ânon, le petit de celle qui porte le joug." - Dites à la fille de Sion. Ces premiers mots du texte ne sont nullement de Zacharie : ils sont d’Isaïe, 62, 11, auquel l’évangéliste, qui cite de mémoire, les emprunte peut-être à son insu. Du reste la prophétie de Zacharie s’ouvrait aussi par une petite introduction du même genre : « Exulte fille de Sion. Jubile, fille de Jérusalem. Voici ton roi etc... ». Le changement est sans importance, et s’explique sans peine par la ressemblance des expressions. Sion est la plus haute des collines sur lesquelles Jérusalem était bâtie : la fille de Sion est donc, par correspondance entre terme propre et terme figuré, la capitale juive elle‑même. Les villes sont fréquemment appelées en Orient les filles des localités sur lesquelles elles s’élèvent. On peut dire aussi que le mot fille désigne ici d’une manière collective tous les habitants de Jérusalem, représentés sous la figure d’une vierge. - Voici : cette particule attire l’attention ; elle annonce un fait remarquable, important. - Ton roi, le roi par excellence et en même temps le roi de Jérusalem. Il lui appartient en tant qu’elle est la métropole du royaume messianique, en tant qu’il lui a été spécialement promis. - Vient à toi. Nouvelle emphase dans le pronom : il est à toi et c’est pour toi qu’il vient, car tu es la résidence qu’il s’est choisie et dont il veut prendre possession. - Dans cette entrée du Messie‑Roi tout annonce la paix. Le prophète a soin de relever par deux circonstances particulières ce côté pacifique du triomphe du Christ. 1° Son caractère est la bonté même, il est plein de douceur : il se présente pour sauver, non pour détruire ; la justice l’accompagne : loin de lui les violentes conquêtes ! C’est ce que dit le texte complet de Zacharie : « Il vient à toi en homme juste et en sauveur ; et il est pauvre ». Le mot que S. Jérôme traduit par « pauvre », a plutôt dans ce passage la signification de « doux ». Comme on le voit par plusieurs anciennes versions (70, chald, etc.) auxquelles s’est conformé S. Matthieu, et par les interprétations des commentateurs juifs. 2° La monture du Christ n’a rien de commun avec des intentions belliqueuses, monté sur une ânesse... « Il ne fera pas cette entrée monté sur un char magnifique comme les rois, il n’imposera pas de tributs, il n’exigera pas d’impôts, il ne sera pas fier et superbe. Il ne se fera pas craindre par le grand nombre de gardes qui l’accompagnent ; mais il témoignera en toute chose une douceur et une humilité toute divine. Qu’on demande aux juifs quel autre roi que Jésus est jamais entré dans Jérusalem monté sur un âne? », S. Jean Chrysost. Hom. 66 in Matth. Le nom hébreu et son équivalant grec étant des deux genres, il serait possible, d’après un assez grand nombre d’interprètes, que les mots suivants, et sur l’ânon de celle qui porte le joug, fussent des expressions synonymes de « ânesse », de sorte que nous aurions, dans le texte primitif de la prophétie, trois locutions parallèles pour désigner un seul et même animal. Dans ce cas, la préposition « et » devrait se traduire par « évidemment, bien entendu », car elle serait explicative et pas copulative, ainsi que s’expriment les grammairiens dans leur étrange langage. En faveur de ce sentiment, on allègue d’une part le parallélisme poétique des Hébreux, d’autre part les trois autres évangélistes qui ne font mention que de l’ânon. Mais ne ressort‑il pas au contraire de l’ordre même donné par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, v. 2, dans l’intention d’accomplir la prophétie, et de l’exécution de cet ordre, v. 7, que l’Esprit‑Saint, en inspirant Zacharie, avait deux animaux en vue ? Pourquoi Jésus aurait‑il expressément commandé qu’on lui amenât l’ânon et sa mère, pourquoi S. Matthieu eût‑il ajouté qu’il agissait ainsi pour réaliser une ancienne prédiction, si cette prédiction n’eût parlé que d’un seul animal ? - Le petit de celle qui porte le joug. Les Orientaux accumulent volontiers les synonymes, comme on le voit par un exemple analogue extrait du Targum « sur le petit du lion, fils de la lionne ». Le mot « qui porte le joug » est un peu obscur : c’est une traduction littérale du substantif grec que S. Matthieu a emprunté à la version d’Alexandrie, où il est employé plus de vingt fois comme synonyme. Il désigne en général toutes les bêtes de somme. L’hébreu dit simplement : « fils des ânesses ». Telle est donc la monture du Christ‑Sauveur faisant son entrée solennelle à Jérusalem. Les Juifs l’ont prise pour le thème des légendes les plus ridicules, qu’on trouve fidèlement consignées dans le Talmud. Tantôt c’est le roi Sapor promettant d’envoyer au Messie un noble coursier pour remplacer ce vil équipage, et recevant d’un rabbin cette fière réponse : Vous n’avez pas de cheval aux cent taches, semblable à l’âne du Christ. Tantôt c’est la généalogie de cet âne, prouvant qu’il remonte en droite ligne à ceux de Moïse et d’Abraham, etc. Un rabbin du moyen âge, Emmanuel Ben‑Salomo, lancé en plein dans le rationalisme, montre d’une manière tout opposée combien il avait perdu l’esprit théocratique, quand il ose, dans un de ses sonnets célèbres, parler au Messie dans les termes suivants : « Si tu ne peux faire ton apparition que sur une monture si misérable, je te conseille d’abandonner plutôt complètement l’œuvre de la Rédemption » cf. A. Geiger, Allg. Einleitung in die Wissenschaft des Judenthums, p. 132 et 214. - Les Saints Pères se livrent volontiers, lorsqu'ils étudient ce passage du prophète Zacharie, à des considérations allégoriques : « On peut encore y voir une figure de la spéculation et de la pratique, de la science et des œuvres. Cette ânesse qui avait été domptée et qui portait le joug, représente la synagogue qui avait porté le joug de la loi, et le petit de l’ânesse, le peuple des païens fougueux et indompté ; car, dans le plan de Dieu, la Judée fut la mère des nations », S. Jérôme in h. l. ; de même s. Justin, Origène, S. Cyrille et plus tard S. Thomas d'Aquin et S. Bonaventure.


Mt21.6 Les disciples allèrent donc et firent ce que Jésus leur avait commandé. - Les disciples allèrent. « Jésus savait ce qu’il voulait, qui était l’accomplissement des prophéties ; mais une vertu cachée exécutait tout le reste... Ainsi, dans cette occasion, l’ânesse et l’ânon se trouvèrent à point nommé près du lieu où devait se faire la célèbre entrée », Bossuet, Méditations, dern. semaine, 3° jour. La Providence a tout préparé pour le triomphe du Messie, et les disciples exécutent sans peine la commission qu’ils ont reçue.











b. L’entrée triomphale, vv. 7-11.


Mt21.7 Ils amenèrent l'ânesse et l'ânon, mirent dessus leurs manteaux, et l'y firent asseoir. - L'ânesse et l'ânon. L’ânon était encore indompté, comme le note S. Marc, 11, 2 ; on amène sa mère avec lui pour le rendre plus docile, bien que celle‑ci ne dut pas servir de monture à Jésus. Cf. Marc. 11, 7 ; Luc. 19, 35 ; Jean 12, 14. - Mirent dessus leurs manteaux... au moment où ils reviennent près de leur Maître, les deux disciples étendent sur le dos de l’ânesse et de l’ânon, en guise de selles ou plutôt de housses à la façon de l’Orient, ces grands manteaux que les Hébreux portaient toujours avec eux, et qui pouvaient au besoin leur servir de couverture pendant la nuit ; voir l’explication de v. 40. - Et l’yfirent asseoir, c’est-à-dire sur les vêtements. C’est en effet l’explication la plus naturelle. Cependant quelques exégètes admettent que l'évangéliste aurait considéré les deux animaux comme un tout indivis, ou bien il aurait voulu dire que Jésus monta à tour de rôle sur l'ânesse et sur l'ânon. Cette dernière conjecture, adoptée par plusieurs écrivains anciens, est complètement invraisemblable : celle de Strauss, qui fait monter Notre‑Seigneur « en même temps » sur les deux animaux pour tourner l'Évangile en ridicule, est indigne d'un homme sensé.


Mt21.8 Le peuple en grand nombre étendit ses manteaux le long de la route, d'autres coupaient des branches d'arbres et en jonchaient le chemin. - Tous les préparatifs sont terminés et le cortège se met en marche, formant une procession glorieuse ; mais dans cette marche triomphale il n’y a rien de politique ni de profane, les moindres détails manifestent au contraire un caractère franchement religieux, le seul du reste qui fût digne du Messie. L’évangéliste a décrit avec amour tous les traits de cette scène unique. Il nous montre d’abord l’assistance nombreuse qui se pressait autour de Jésus, Le peuple en grand nombre : c’étaient des Juifs venus de toutes les régions de la Palestine à Jérusalem pour y célébrer la Pâque ; ils étaient allés au‑devant de Jésus à Béthanie et ils l’accompagnent jusqu’au temple au milieu des marques les plus touchantes de leur foi et de leur amour. - Étendit ses manteaux le long de la route... Les plus rapprochés du Sauveur enlèvent leur Mehîl, comme avaient fait les deux disciples, v. 7, et ils les étendent au milieu de la route sur son passage comme des tapis. C’était là une manifestation tout orientale dont nous trouvons des traces dès l’époque de Jéhu, Cf. 2 Rois 9, 13. Le Dr Robinson raconte qu’en 1834 le consul anglais de Damas s’étant rendu à Bethléem, les habitants de cette ville, qui s’étaient révoltés contre les Turcs et qui redoutaient les représailles les plus terribles, allèrent au‑devant de lui pour implorer sa protection et se mirent à étendre leurs vêtements sous les pieds de son cheval, de la façon la plus spontanée ; Palæstina, t. 2, p. 383. Nous lisons dans les Antiquités de l’historien Josèphe, 2. 8, 5, que les Juifs rendirent le même honneur à Alexandre‑le‑Grand quand il fit son entrée à Jérusalem. - D'autres coupaient... La route était, sur tout le parcours, bordée d’oliviers et d’autres arbres touffus auxquels il était aisé d’enlever quelques rameaux sans leur nuire : chacun se munit d’une branche en signe de joie. On répandit aussi des feuilles sous les pas de Jésus comme nous faisons encore au jour de la Fête‑Dieu. On avait fêté de la même manière le héros juif Judas Maccabée, le jour où il avait purifié le temple après l’avoir repris aux infidèles. Cf. 2 Macc. 10, 7.










Mt21.9 Et toute cette multitude, en avant de Jésus et derrière lui, criait : "Hosanna au fils de David. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Hosanna au plus haut des cieux." - Après les actes viennent les paroles. Le cortège fut d’abord silencieux pendant quelque temps ; mais bientôt, « lorsqu’il approchait déjà de la descente de la montagne des Oliviers, toutes les foules des disciples, transportées de joie, se mirent à louer Dieu à haute voix pour toutes les merveilles qu’ils avaient vues », Luc. 19, 37. Une double circonstance fit éclater tout à coup l’enthousiasme. A cet endroit marqué par S. Luc, la ville sainte apparaissait soudain dans toute sa magnificence, et en avant se dressait le temple éblouissant de splendeur cf. 24, 1 et le commentaire. A la vue de la capitale du Messie, à la vue de son palais auquel on le conduit, la foule ne peut se contenir et elle se livre librement à ses joyeux transports. D’un autre côté, c’est là sans doute qu’une seconde procession, partie de Jérusalem pour aller à la rencontre du Sauveur, rejoignit le cortège qui venait de Bethphagé, Cf. Jean 12, 17. Quand ces deux foules arrivèrent en face l’une de l’autre, cernant avec amour Jésus au milieu d’elles, l’allégresse fut à son comble et des cris de bénédiction s’échappèrent de toutes les poitrines. - En avant de Jésus et derrière lui : ces mots désignent sans doute les deux foules distinctes que nous venons de signaler, et qui opérèrent leur jonction sur le sommet du mont des Oliviers. - Hosanna. Il est intéressant de signaler les réflexions inspirées par cette expression juive à deux des plus célèbres Pères de l'Église Latine. S. Augustin, qui ignorait l'hébreu, donne l'interprétation suivante, mélangée de vrai et de faux : « Hosanna... est une exclamation de prière; elle indique un sentiment plutôt qu’une chose précise : ainsi sont les mots que, dans la langue latine, on appelle interjections : par exemple, dans la douleur, nous disons : hélas ! ou dans la joie nous disons : oh ! ». Le plus docte hébraïsant de l'antiquité, S. Jérôme, se rapproche davantage de la vérité lorsqu'il détermine ainsi l'étymologie et le sens du mot Hosanna : « 'Osi' signifie Sauve ; 'Anna' est l'exclamation de la personne qui prie. Si l'on veut former un seul mot, l'on dira 'Osianna' ou, en éliminant la voyelle médiane, Osanna », lettre ad Damas. La prononciation primitive de cette locution hébraïque était Hoschiah‑Na ; plus tard on écrivit Hoschah‑Na par abréviation, puis Hoschahna en un seul mot, d’où nous avons fait Hosanna, à la suite des Grecs et des Latins. Ses racines étaient le verbe sauver. Elle signifie : Sauve donc ! comme traduisent les Septante. C’était par conséquent une prière ardente et pleine de foi qui semble s’être transformée plus tard en un cri d’allégresse, en un souhait de bonheur. Les Juifs la répétaient des milliers de fois à la fête des Tabernacles, en agitant des palmes qu’ils tenaient à la main, et en faisant une procession autour de l’autel des holocaustes. On comprend donc que, dans la circonstance présente, elle soit venue spontanément sur toutes les lèvres en l’honneur du Messie, que la foule désigne par son nom populaire de Fils de David. La locution entière « Hosanna au fils de David » signifie : Sauve donc le Fils de David, c’est-à-dire : Seigneur, bénissez le Messie ! Béni soit celui qui vient. Après la prière pour le Christ, vient un salut au Christ : qu’il soit le bienvenu dans sa cité, dans son temple ! - Au nom du Seigneur, au nom de Dieu, muni d’une mission toute divine. Zorobabel, faisant son entrée dans le second temple après la captivité de Babylone, fut accueilli par des acclamations semblables. - La phrase « béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » est empruntée au Psaume 117, v. 26, qui jouait aussi un grand rôle dans la liturgie de la fête des Tabernacles : les habitants de Jérusalem, dit‑on, chantaient ce verset à l’arrivée des pèlerins pour les saluer. Mais qui mieux que Jésus a mérité d’être appelé le Bienvenu ? - Hosanna au plus haut des cieux. Par cette nouvelle formule, le peuple prie le Seigneur, dont le trône est au plus haut des cieux, de ratifier dans son glorieux séjour les souhaits de bonheur qu’il forme pour le Messie. Voilà donc Jésus acclamé publiquement à Jérusalem comme le Christ, par une multitude innombrable, et il accepte ces hommages populaires, lui qui pendant si longtemps les avait refusés, imposant silence à ceux qui les lui rendaient avant l’heure voulue par son Père.


Mt21.10 Lorsqu'il entra dans Jérusalem, toute la ville fut en émoi, on disait : "Qui est-ce ?" - Les versets 10 et 11 décrivent l’effet produit dans l’intérieur de la ville par cette entrée triomphale. Après avoir côtoyé lentement le flanc occidental de la montagne des Oliviers et franchi la vallée du Cédron, le cortège pénètre dans la sainte cité, et se dirige vers le temple. - Toute la ville fut en émoi. Trente‑trois ans auparavant, Jérusalem s’était déjà troublée à l’occasion de Jésus, Cf. 2, 3 : mais alors c’étaient seulement des princes étrangers qui annonçaient sa naissance, tandis qu’aujourd’hui il vient en personne dans la capitale du royaume théocratique. En émoi : une violente agitation. Mille sentiments, l’amour, la haine, la crainte, l’espérance et le doute, se croisent dans les cœurs de ces hommes, venus de tous les coins du monde pour la solennité pascale, et qui attendaient alors si ardemment leur Messie. - Qui est‑ce, demandaient les étrangers qui ne connaissaient pas Jésus, ou qui du moins n’avaient pas pu l’apercevoir au milieu d’une affluence si considérable.


Mt21.11 Et le peuple répondait : "C'est Jésus le prophète, de Nazareth en Galilée." - Le peuple. S. Matthieu désigne ainsi les multitudes qui avaient pris part à la marche triomphale. Elles donnent volontiers le renseignement qu’on leur demande. Celui que nous accompagnons en triomphe, comme le Christ promis, c’est Jésus, le prophète de Nazareth en Galilée. On se borne à citer son nom, sa patrie et le titre que le peuple lui conférait habituellement : cela suffisait, car ses miracles et sa prédication étaient connus du plus grand nombre. - Tel fut le triomphe de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. « Dans les autres entrées, on ordonne aux peuples de parer les rues, et la joie pour ainsi dire est commandée. Ici tout se fait par le seul ravissement du peuple. Rien au dehors ne frappait les yeux : ce roi pauvre et doux était monté sur un ânon, humble et paisible monture ; ce n’était pas ces chevaux fougueux, attachés à un chariot, dont la fierté attirait les regards. On ne voyait ni partisans, ni gardes, ni l’image des villes vaincues, ni leurs dépouilles ou leurs rois captifs. Les palmes qu’on portait devant lui, marquaient d’autres victoires ; tout l’appareil des triomphes ordinaires était banni de celui‑ci... On conduit le Sauveur avec cette pompe sacrée par le milieu de Jérusalem jusqu’à la montagne du temple. Il y parait comme le Sauveur et comme le Maître, comme le Fils de la maison, le Fils de Dieu qu’on y sert. Ni Salomon qui en fut le fondateur, ni les pontifes qui y officiaient avec tant d’éclat, n’y avaient jamais reçu de pareils honneurs », Bossuet, Méditations, la dernière semaine, 1er jour. - On a remarqué que l’entrée du Sauveur à Jérusalem eut lieu le dix du mois de nisan, c’est-à-dire au jour même où l’agneau pascal devait être choisi et mis à part jusqu’à l’heure du sacrifice. Cf. Exode 12, 3, 6. Jésus, le véritable agneau pascal, qui allait faire disparaître bientôt toutes les autres victimes, était ainsi conduit, à l’heure fixée par Moïse, au lieu de son immolation. Aussi a‑t-on appelé à bon droit son triomphe une procession de sacrifice ; nous pouvons donc sans erreur regarder cette solennité comme le début de sa Vie souffrante. - L’entrée de Jésus à Jérusalem a été dignement célébrée par le pinceau de Lebrun, de Jos. Fuhrich.



Vendeurs chassés du temple, 21, 12-17. Parall. Marc. 11, 15-19 ; Luc. 19, 45-48.


Mt21.12 Jésus étant entré dans le temple, chassa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le temple, il renversa les tables des changeurs et les sièges de ceux qui vendaient les colombes, - Jésus étant entré. Nous devons répondre tout d’abord à deux questions préliminaires : 1° Cette expulsion des vendeurs diffère‑t-elle de celle que l’évangéliste S. Jean raconte presque au début de la Vie publique de Notre‑Seigneur, 2, 13 et ss. ? 2° Eut‑elle lieu le jour même de l’entrée solennelle à Jérusalem, ou seulement le lendemain ? - Sur le premier point notre réponse sera franchement affirmative. Nous distinguerons avec la plupart des exégètes deux purifications du temple très distinctes l’une de l’autre, et séparées par environ trente mois d’intervalle. - L’expulsion des vendeurs du quatrième évangile ne doit pas être confondue avec celle que les synoptiques relatent. Comp. Jean 2, 14-22 ; Matth. 21, 12 et ss. ; Marc. 11, 15 et ss. ; Luc. 19, 45 et 46. Sans doute, on a parfois proposé dans les camps protestant et rationaliste (Lücke, de Wette, Strauss, von Ammon, etc.) d’identifier les deux scènes. S. Jean, nous dit‑on, se serait permis de placer au début de la vie publique, à la façon d’un programme de son héros, ce qui n’aurait eu lieu en réalité qu’aux derniers jours de Jésus ; ou bien, cette transposition serait le fait de synoptiques. Mais une pareille opinion est absolument inadmissible. En effet : 1° les écrivains sacrés ne prennent jamais de libertés si étranges à l’égard des faits qu’ils racontent ; 2° ils fixent ici très nettement les dates de part et d’autre : s’il y a identité, ou S. Jean ou les synoptiques se sont trompés ; or nous ne saurions admettre une erreur de ce genre ; 3° chacun des récits, malgré des points communs, a sa physionomie individuelle et présente des différences importantes : notamment, en ce qui concerne les paroles de Jésus, l’usage du fouet, les conséquences immédiates de l’acte ; 4° la tradition a toujours distingué deux faits (Cf. S. August., de Cons. Evang., 2, 67) ; 5° enfin la répétition du même incident n’a rien d’impossible, ni du côté des Juifs qui ne tardèrent pas, la première émotion une fois calmée, à reprendre leurs tristes habitudes, ni du côté de Notre‑Seigneur, qui voulut signaler le commencement et le fin de son ministère par cet acte de zèle, tout en tolérant l’abus durant les séjours intermédiaires qu’il fit à Jérusalem. Le premier comme le dernier acte du ministère public de Jésus‑Christ pendant sa vie mortelle aura donc consisté à purifier le temple profané par les Juifs et devenu un vil « marché ». Le rôle du Messie ne pouvait ni mieux commencer, ni mieux finir. - Relativement à la seconde question, nous abandonnerons la chronologie de S. Matthieu, pour suivre celle de S. Marc, qui est beaucoup plus exacte. Le premier évangéliste paraît en effet supposer que l’expulsion des vendeurs suivit immédiatement l’entrée de Jésus à Jérusalem et dans le temple cf. vv. 1, 10, 12 et ss. ; de même S. Luc, 19, 29, 41, 45 et ss. ; mais S. Marc affirme en termes formels qu’elle n’eut lieu que le jour suivant, c’est-à-dire le lundi de la semaine sainte. Voici, d’après sa relation, l’ordre très précis des faits. Le triomphe se termine sous les portiques du temple, où Jésus est conduit par la foule. Là, Notre‑Seigneur examine toutes choses (« Il parcourut du regard toutes choses », Marc 11, 11) à la façon d’un roi nouvellement introduit dans son palais. Mais il est tard, et le divin Maître retourne à Béthanie avec les Douze. Le lendemain matin, il reprend en compagnie de ses Disciples la route de Jérusalem et, après avoir maudit le figuier stérile, il entre de nouveau dans le temple, cette fois pour faire disparaître les abus qu’il a remarqués la veille et pour chasser sans pitié les vendeurs (Marc. 11, 11, 12, 15, et ss.). S. Matthieu a donc groupé les événements d’après l’ordre logique, comme en plusieurs autres endroits de son Évangile. Nous aurons bientôt un nouvel exemple de la liberté qu’il prend à l’égard des dates. - Dans le temple. Il était d’usage, même chez les peuples païens, de terminer les triomphes dans un temple, afin de rapporter toute gloire à la divinité. Jésus avait une raison spéciale de se conformer à cette coutume. C’est comme Messie qu’il venait d’être conduit triomphalement à Jérusalem ; mais le Messie avait un rôle foncièrement religieux, et, à ce titre, le temple était sa résidence habituelle : c’est donc au temple que devait s’achever sa marche glorieuse. Nous passons maintenant au LUNDI SAINT. - Chassa tous ceux qui vendaient... Les Rabbins parlent souvent de ce commerce dont l’origine remonte probablement à la fin de la captivité babylonienne. Des Juifs nombreux venaient des contrées les plus éloignées, pour célébrer à Jérusalem les fêtes d’obligation : il fallait donc qu’ils pussent se procurer aux alentours du temple les victimes, le sel, le vin, la farine, l’huile, l’encens et autres objets nécessaires pour le sacrifice. Mais les prêtres, oubliant les lois les plus élémentaires du respect pour les lieux sacrés, avaient établi des boutiques, et un grand marché à bestiaux dans l’enceinte même du temple. - Dans le temple, c’est-à-dire dans la cour gigantesque nommée Cour des Gentils (les non-juifs : les païens), parce qu’il était permis aux païens d’y pénétrer. On trouvait là des bœufs et des brebis par milliers ; et il est aisé de comprendre le bruit, les scandales que devait produire un tel rassemblement. Jésus indigné chasse tout ensemble hommes et bêtes, acheteurs et vendeurs. - Les tables des changeurs. Nous avons vu, Cf. 17, 24, que tout Israélite devait payer chaque année l’impôt du temple, qui consistait en un demi‑sicle : les étrangers profitaient de leur voyage à Jérusalem à l’occasion des fêtes pour s’en acquitter. Mais, comme l’on n’admettait que la monnaie sainte et nationale, on avait également laissé s’établir sous les parvis, des changeurs qui, moyennant un droit assez considérable prélevé par eux sur les monnaies grecques et romaines, fournissaient à tout venant le demi‑sicle exigé pour le culte. De là vient la dénomination de Kolboz, donnée dans la langue rabbinique au profit usuraire qu’ils retiraient de leur trafic. - Les sièges de ceux qui vendaient les colombes. Les colombes formaient le sacrifice des pauvres ; on en immolait chaque jour un très grand nombre. Les marchands qui les vendaient les tenaient dans des cages exposées sur des tables, et ils étaient eux‑mêmes assis en face, sur des sièges que l’évangéliste appelle ici sièges, bien que ce nom désigne habituellement dans le Nouveau Testament les chaires des Docteurs. Jésus renverse sans pitié les tables des changeurs avec l’or et l’argent qui s’y trouvait, et les tréteaux des marchands de colombes. Quelle scène singulière dut s’ensuivre ! Les grands maîtres des différentes écoles de peinture, entre autres Jouvenet (au musée de Lyon), Panini, Rembrandt, Albert Durer, Bonifazio, etc., se sont complu à la représenter.


Mt21.13 et leur dit : "Il est écrit : Ma maison sera appelée une maison de prière, et vous en faites une caverne de voleurs." - Et leur dit. Le divin Maître ajoute la parole à l’action pour condamner les abus que nous venons de décrire. Son saint zèle lui arrache de fortes expressions, qu’il emprunte aux livres prophétiques pour leur communiquer encore une plus grande énergie. - Il est écrit : dans Isaïe, 56, 7 et dans Jérémie, 7, 11. Le Sauveur réunit les deux textes de manière à n’en faire qu’un seul. Ma maison s’appellera « Maison de prière pour tous les peuples », disait Dieu par la bouche d'Isaïe. Il demandait au contraire à son peuple infidèle par l'intermédiaire de Jérémie : « Est‑elle à vos yeux une caverne de bandits, cette Maison sur laquelle mon nom est invoqué ? » Au moyen d’une légère modification, Jésus produit un contraste frappant, et montre à l’assistance stupéfaite qu’elle a elle‑même (vous, avec emphase), par sa conduite indigne, transformé en un repaire de brigands le lieu le plus saint qui fût au monde, la maison du vrai Dieu. Là en effet où la prière seule devait se faire entendre, n’était‑on pas assourdi tout le jour par les cris des marchands, les querelles des agioteurs, les beuglements des troupeaux ? Le spectacle qu’on y contemplait n’était‑il pas celui qu’on peut voir dans une caverne où des voleurs se disputent à l’occasion des biens qu’ils y ont amoncelés ! Noble conduite, vraiment digne du Messie ! Aussi, bien qu’ils soient peut-être cent contre un, les marchands n’osent résister à Jésus. Est‑ce à dire, comme le pensait Origène, que Notre‑Seigneur ait réduit ses adversaires à l’impuissance en recourant à son pouvoir de Thaumaturge ? Une pareille conjecture est tout-à-fait inutile ; car ce n’est pas la seule fois qu’on a vu un homme énergique tenir tête à des foules hostiles et les manier à son gré. Et dans Jésus il y avait plus que de la vigueur morale. « Sans doute, un feu céleste rayonnait de ses yeux, et la splendeur de la majesté divine reluisait sur son visage », S. Jérôme. - M. Schegg fait ici une observation pleine de justesse : c’est que les derniers jours passés par Jésus‑Christ dans la capitale juive sont des jours de jugement et de sainte colère contre le peuple juif. « Nous trouvons ce caractère judiciaire et terrible dans tout ce que le Sauveur fait et dans tout ce qu’il dit à partir de cet instant jusqu’à sa mort : dans la malédiction du figuier, dans la prophétie relative à la ruine de Jérusalem, les « Malheur » lancés contre les Pharisiens et les Scribes, même dans les paraboles. Il est venu pour juger, son rôle de pasteur a pris fin ; les deux houlettes pastorales sont brisées. Il brise la houlette Amabilité à la porte du Temple, quand il expulse les acheteurs et les vendeurs ; il brise la houlette Alliance au moment où le Sanhédrin compte à Judas les trente deniers de sa trahison, Cf. Zach. 11, 7-14.



Mt21.14 Des aveugles et des boiteux vinrent à lui dans le temple, et il les guérit. - A l’épisode qui précède, S. Matthieu rattache, vv. 14-17, divers faits secondaires qui eurent lieu dans le Temple aussitôt après la scène principale. - Vinrent à lui... « Le nouveau roi a d’abord purifié à nouveau son palais, puis il s’est assis sur son trône. Il a ensuite distribué ses dons à son peuple avec une munificence royale, faisant ainsi une chose digne du lieu où il se trouve. Il confirme par des signes célestes l’éloge de la foule, et démontre que c’est à lui que reviennent véritablement le droit et l’honneur du Messie, auquel les prophètes ont attribué des signes de cette sorte, Isaïe 35, 5-6 », Luc de Bruges. - Des aveugles et des boiteux, l’entourage habituel de Jésus, toujours traité par le divin Maître avec une si grande bonté ! - Et il les guérit. Il change ainsi le Temple en un asile de miséricorde et de salut, tandis que ses compatriotes en faisaient une caverne de bandits.


Mt21.15 Mais les Princes des prêtres et les Scribes, voyant les miracles qu'il faisait, et les enfants qui criaient dans le temple et disaient : "Hosanna au fils de David," s'indignèrent, - Les princes des prêtres, c’est-à-dire les chefs des vingt‑quatre familles sacerdotales, ou du moins quelques‑uns d’entre eux. Plusieurs Docteurs de la Loi les accompagnent. Ils sont évidemment blessés de la conduite que Jésus s’était permise dans le Temple, dont ils étaient constitués les gardiens, Cf. v. 23, car elle contenait pour eux une rude leçon. - Les miracles, cette expression désigne, d’après le contexte, tout à la fois la purification du Temple et les guérisons miraculeuses mentionnées au verset précédent. - Et les enfants qui criaient... Trait délicieux qui n’a été conservé que par le premier évangéliste. Les petits enfants - on les trouve partout où il y a une foule, - se sont réunis eux aussi autour de Jésus. Ils étaient au premier rang quand il guérit les aveugles et les boiteux ; enthousiasmés, ils se mettent à répéter de toutes leurs forces les vivats qu’ils avaient entendus la veille. Cet écho de l’Hosanna triomphal dut être bien doux au cœur de Jésus ! - Mais quel contraste odieux ! - S'indignèrent : Ces voix fraîches et pures qui louent leur plus grand ennemi sont pour les prêtres quelque chose d’insupportable. Afin de les étouffer, ils vont se donner des airs hypocrites de zèle pour la gloire de Dieu et pour les droits du Messie.


Mt21.16 et ils lui dirent : "Entendez-vous ce qu'ils disent ? Oui, leur répondit Jésus, n'avez-vous jamais lu : De la bouche des enfants et de ceux qui sont au sein, vous vous êtes préparé une louange ?" - S’adressant à Jésus, ils lui demandent : Entendez-vous... ? C’est de leur part un reproche manifeste. Ne vois‑tu pas que leurs exclamations signifient que tu es le Christ ? Comment donc peux‑tu les supporter ? Impose‑leur silence. - Jésus ne se méprend pas sur leurs intentions ; mais, sans en tenir aucun compte, il accroît encore le supplice de ces envieux par le sang‑froid et la sagesse de sa réponse. - Oui. Oui sans doute, j’entends ce qu’ils disent ; mais pourquoi les ferais‑je taire ? Et il prouve ensuite à l’aide d’une parole inspirée qu’ils ont parfaitement raison. - N'avez-vous jamais lu : Cf. 12, 5, etc. Jésus considère ces enfants comme un chœur de prophètes inconscients, mais qui parlent sous l’impulsion divine, et tel est précisément le sens du beau passage emprunté au Psaume 8, v. 3. - De la bouche des enfants... C’est-à-dire que Dieu est loué, glorifié par ce qu’il y a de plus petit, de plus humble. Jésus s’applique à lui‑même ce texte que le Psalmiste adressait tout d’abord à Dieu ; mais on admet généralement que le Psaume 8 est messianique au moins d’une manière indirecte. Il est très souvent cité dans les écrits du Nouveau Testament cf. 1 Corinthiens 15, 17 ; Éphésiens 1, 12 ; Hébreux 2, 6, etc. - Voilà donc les enfants qui bénissent Notre‑Seigneur, tandis que les prêtres et les docteurs lui lancent l’injure. Néanmoins, après cette réponse habile, les ennemis du Sauveur sont confondus, et ils n’ont aucune réplique à lui faire.


Mt21.17 Et les ayant laissés là, il sortit de la ville, et s'en alla dans la direction de Béthanie, où il passa la nuit en plein air. Jésus tourna le dos à ces incrédules et, quittant la ville, il gravit la montagne des Oliviers, pour aller passer la nuit dans sa retraite favorite, à Béthanie, à quinze stades, Cf. Jean 11, 18, c’est-à-dire environ trois quarts d’heure de Jérusalem. Nous décrirons ailleurs ce village hospitalier. Voir le commentaire sur Luc, 10, 3.

2. - Le figuier maudit, 21, 18-22. Parall. Marc. 11, 12-14, 20-24.

Mt21.18 Le lendemain matin, comme il retournait à la ville, il eut faim. - Le lendemain. D’après le récit de S. Marc (voyez l’explication du v. 12), il faut diviser en deux actes le récit de cet événement. Le premier acte eut lieu le lundi matin, avant l’expulsion des vendeurs : il correspond aux vv. 18-19. Le second acte, vv. 20-22, ne se passa que le mardi de la semaine sainte, au moment où Jésus venait à Jérusalem pour la troisième fois depuis l’épisode de Jéricho, 20, 29 et ss. - Il eut faim. Les anciens commentateurs se demandent à la suite de S. Jean Chrysostome : « comment eut‑il faim le matin ? » et ils supposent généralement que ce fut une faim factice ou miraculeuse (comparez Maldonat, Corneille de Lapierre, etc.). Mais à quoi bon ce subterfuge ? Notre‑Seigneur Jésus‑Christ n’avait‑il pas adopté notre nature avec toutes ses infirmités ? Et ses fatigues des jours précédents ne suffisent‑elles pas pour expliquer cette faim matinale ? En tout cas, elle lui fournit l’occasion de donner une leçon à ses apôtres.




Mt21.19 Voyant un figuier près du chemin, il s'en approcha, mais il n'y trouva que des feuilles, et il lui dit : "Que jamais aucun fruit ne naisse de toi" Et à l'instant le figuier sécha. - Voyant un figuier. Le figuier, « ficus carica » de Linné, a toujours été l’un des arbres les plus communs de la Palestine, où il est volontiers cultivé à cause de ses fruits succulents cf. Deutéronome 8, 8. Il abondait aux environs de Jérusalem et particulièrement auprès de Bethphagé, la « maison des figues » par antonomase. Jésus, allant de Béthanie à la ville sainte, remarqua un de ces arbres entre tous les autres ; c’est, nous dit S. Marc, 12, 13, qu’il était déjà couvert de feuilles, circonstance extraordinaire pour la saison, et qui attirait aussitôt l’attention des passants. - Près du chemin. Pline rapporte dans son histoire naturelle, 15, 17, que l’on plantait volontiers le figuier sur le bord des routes, parce qu’on s’imaginait que son exubérance de sève était absorbée par la poussière, ce qui arrêtait la croissance des branches gourmandes et contribuait à donner aux fruits une qualité supérieure. - Il s'en approcha. Fritzsche, singulier à ses heures, donne à cette phrase pourtant si claire le sens de « monta dans l'arbre », comme si la préposition grecque exprimait toujours un mouvement ascensionnel proprement dit ! Jésus s’approche donc de cet arbre dans l’espoir d’y trouver quelques figues pour calmer sa faim, mais il n'y trouva rien, du moins rien en fait de fruit ; car son feuillage était luxuriant. Quelques détails sont ici nécessaires pour que nous puissions bien comprendre en quoi consistait, si l’on peut parler ainsi, le tort du figuier et le motif pour lequel il fut maudit par Jésus, comme s’il eût été un agent moral. Dégageons d’abord complètement de ce fait la prescience du Christ. Quand il s’approche de l’arbre, il sait fort bien qu’il n’y trouvera que des feuilles ; mais il agit ici en tant qu’homme, et son omniscience n’est pas le moins du monde en cause. On sait que le figuier émet ses fruits assez longtemps avant de produire des feuilles. « Son feuillage apparaît plus tard que ses fruits », Pline, Hist. Nat. 16, 499 ; cf. Arnoldi, Palaestina, p. 64. Mais ils ne sont généralement mûrs qu’au mois d’août. Toutefois, il est aussi des figues printanières (la « ficus præcox » de Pline, Hist. nat. 15, 19 ; la Biccoura des Hébreux, l’albacora des Espagnols) qui mûrissent en juin, parfois en mai et même en avril, au temps de la Pâque, dans les ravins chauds et abrités du mont des Oliviers. Enfin, il existe encore une troisième sorte de figue appelée tardive, qui passe fréquemment l’hiver sur l’arbre et qu’on peut recueillir encore au printemps. Ainsi donc, bien que ce ne fût pas alors la vraie saison des figues, Notre‑Seigneur pouvait chercher et trouver soit des fruits printaniers, soit des fruits tardifs ; il le pouvait d’autant mieux que l’arbre auquel il s’adressait était déjà couvert de feuillage, et manifestait ainsi une précocité extraordinaire. - Que jamais aucun fruit ne naisse de toi : Telle fut la sentence prononcée par Jésus contre cet arbre stérile. Il est puni non seulement parce qu’il est sans fruit, mais encore et surtout parce qu’étant en avance sur les figuiers voisins au point de vue du feuillage, il annonce pour ainsi dire avec ostentation qu’il les dépasse en fertilité. Il est important de noter ce fait pour l’explication du symbole. - Et à l’instant le figuier sécha. La sentence reçoit à l’instant sa réalisation ; non que l’arbre ait été immédiatement desséché des pieds à la tête ; mais la sève cesse de monter et de descendre, peu à peu elle se coagule et ne communique plus la vie : les belles feuilles vertes s’étiolent et retombent le long des branches ; puis le soleil, dardant ses rayons sur elles, les grille complètement. Toutefois il fallut une bonne partie de la journée pour que ces divers phénomènes fussent produits : on ne s’en aperçut pas sur‑le‑champ. - S. Hilaire remarquait déjà que, parmi les nombreux miracles du Sauveur, il n’en est qu’un seul qui ait une apparence de dureté et qu’il a lieu sur un végétal, non sur une créature raisonnable : « C’est en cela que nous pouvons trouver une preuve de sa bonté. En effet, lorsqu’il voulut prouver par des exemples qu’il venait sauver le monde, il fit sentir les effets de sa toute‑puissance aux corps des hommes, établissant ainsi l’espérance des biens futurs, et le salut des âmes par la guérison des maux de cette vie ; mais maintenant qu’il veut donner un exemple de sa sévérité contre les rebelles opiniâtres, c’est en faisant mourir un arbre qu’il nous donne l’image des châtiments futurs ». Mais pourquoi ce miracle ? Pourquoi frapper ainsi un arbre dépourvu de raison et de responsabilité ? Se proposait‑il simplement, comme on l’a dit, de fortifier la foi de ses disciples en vue de la Passion ? Voulait‑il, comme on l’a dit encore, éloigner par une manifestation de sa puissance divine le scandale qu’aurait pu leur causer cette faim anticipée, qui l’avait obligé de chercher sa nourriture à la façon des autres hommes ? Ce seraient là, il faut l’avouer, des motifs bien étranges et qui eussent exigé du Sauveur des miracles à chaque pas durant cette dernière semaine. Tout devient clair si nous disons avec Bossuet, Méditations, dernière semaine, 20è jour, à la suite d’Origène et de S. Jérôme : « C’est une parabole de choses, semblable à celle de paroles que l’on trouve en S. Luc, ch. 13, 6, » et cette parabole concernait, d’après les mêmes Pères, la synagogue juive, bien qu’elle fût alors comme un arbre verdoyant, était cependant complètement stérile et dépourvue de fruits de salut. « Cet arbre qu’il rencontre dans le chemin, c’est la synagogue et les assemblées des Juifs… il n'y a rien trouvé, si ce n'est des feuilles, bruissantes de promesses, de traditions pharisaïques et d'étalage de la Loi, ornements de paroles mais sans aucun fruit de vérité », S. Jérôme, Comm. in h. l. ; cf. S. Hilaire, ib. Combien le peuple juif, comblé des faveurs divines, n’était‑il pas en avance sur les autres nations ! Quelles douces espérances ne devait‑on pas concevoir à la vue de ses lois, de son culte, de ses écrits inspirés ? Et pourtant les fruits faisaient défaut : le divin agronome prend donc la hache pour le frapper. Tel est le sens de la malédiction du figuier : c’est une action typique, un symbole prophétique du châtiment réservé aux Juifs dans un prochain avenir. Plusieurs des discours subséquents de Jésus, 21, 26-44 ; 22, 1-14 ; 23, 24, 25, seront le commentaire enflammé de cet acte qu’il accomplit avec la sainte colère d’un juge souverain. - Cependant un jour viendra, jour de repentir et de conversion, où l’arbre desséché reverdira par un nouvel effet de la puissance divine, Cf. Romains 11, 25 et s. ; alors, le peuple juif croira en Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, portera par lui des fruits nombreux qui lui mériteront le salut. Il ne faut donc pas urger les mots à jamais de la sentence. - Luc de Bruges fait ici une excellente réflexion morale : « Que cet exemple nous serve à nous aussi : si nous sommes semblables à ce figuier, ayant l'apparence de la piété, mais reniant ce qui en fait la force (2 Tim. 3, 5), nous serons réprouvés avec les Juifs », Comm. in h. l. [Les fondateurs du christianisme sont tous juifs, il ne s’agit ici que de la condamnation religieuse du refus de reconnaître en Jésus comme Messie, comme Christ. Le catholicisme condamne toute forme d’antisémitisme et de racisme].


Mt21.20 A cette vue, les disciples dirent avec étonnement : "Comment a-t-il séché en un instant ?" - Comme nous l’avons dit plus haut, v. 18, S. Matthieu a sacrifié ici l’ordre chronologique à l’ordre logique. Il aime à présenter les événements d’un seul jet, sans s’inquiéter des intervalles de temps qui ont pu en séparer les différentes parties, sans tenir compte de la perspective historique qui est au contraire chère à S. Marc. C’est donc seulement le mardi matin, vingt‑quatre heures après la malédiction prononcée par le Sauveur, que les Apôtres revirent le figuier sur lequel elle était tombée. Le lundi soir, en retournant à Béthanie, ils avaient peut-être pris un autre chemin, ou bien l’obscurité les avait empêchés de remarquer l’effet merveilleux de la parole de Jésus. Maintenant qu’ils ont devant eux cet arbre complètement desséché, à tout jamais stérile, ils éprouvent un vif étonnement, les disciples dirent avec étonnement. Et pourtant, ils avaient été témoins de miracles sans nombre et beaucoup plus surprenants ; mais c’est le propre des manifestations surnaturelles de plonger ceux qui les contemplent dans une admiration toujours croissante et toujours nouvelle, parce qu’elles révèlent constamment un nouveau côté de la puissance divine. - Comment s'est‑il desséché en un instant ? Jésus n’a parlé que d’une stérilité perpétuelle, et voici que le figuier a perdu même la vie, et si rapidement ! Cette circonstance inattendue contribua sans doute à accroître l’étonnement des Apôtres. Comprirent‑ils le symbole caché sous cette mort ? Il est possible qu’ils n’en aient saisi que plus tard toute la signification. Jésus du moins pouvait redire ces paroles inspirées autrefois au prophète Ézéchiel : « Alors tous les arbres des champs sauront que Je suis le Seigneur : je renverse l’arbre élevé et relève l’arbre renversé, je fais sécher l’arbre vert et reverdir l’arbre sec. Je suis le Seigneur, j’ai parlé, et je le ferai. », Ézéchiel 17, 24. Les Juifs seront abandonnés et les païens participeront au salut messianique.


Mt21.21 Jésus leur répondit : "En vérité, je vous le dis, si vous avez de la foi et que vous n'hésitiez pas, non seulement vous ferez comme il a été fait à ce figuier, mais quand même vous diriez à cette montagne : Ote-toi de là et jette-toi dans la mer, cela se ferait. Notre‑Seigneur ne laisse passer aucune occasion d’instruire ses disciples. Partant de la réflexion qu’ils viennent d’exprimer, il en profite pour aviver leur foi. Ce prodige vous étonne ; mais ne vous ai‑je pas déjà fait connaître que vous pourrez en opérer vous‑mêmes de plus considérables, si vous avez une foi vive ? Nous avons en effet rencontré et commenté précédemment, Cf. 17, 19, l’assurance grandiose que Jésus donne en ce moment aux Douze : elle ne subit que de légères modifications tirées des circonstances. - Et que vous n'hésitiez pas. Le texte grec emploie le verbe qui signifie : débattre le pour et le contre, ce qui exprime bien une hésitation de l’esprit. - Vous feriez comme il a été fait, ce qui est arrivé au figuier. Vous pourrez comme moi maudire un arbre et le faire périr à l’instant. - A cette montagne. Jésus montrait soit le mont des Oliviers, soit la colline de Sion, soit la montagne du Mauvais Conseil, selon l’endroit où il était alors. - Dans la mer, la mer Méditerranée, située cependant à une assez grande distance de Jérusalem.


Mt21.22 Tout ce que vous demanderez avec foi dans la prière, vous l'obtiendrez." - Jésus, dilatant sa promesse, passe du particulier au général. Ce n’est pas seulement une espèce de miracles, mais tous les prodiges sans exception que ses disciples pourront accomplir au moyen de la foi. - Dans la prière : réflexion importante, qui a pour but de montrer que le thaumaturge, outre sa foi, a encore besoin d’un secours spécial du ciel pour réussir. Sa puissance personnelle n’est rien ; tout ce qu’il produit, il le produit par Dieu dont il est l’instrument et auquel il doit en conséquence s’unir par une fervente prière. Ce verset rappelle aussi les résultats tout‑puissants et infaillibles de la prière cf. 7, 8, 9 ; 18, 19.












Mth 21, 23-27. - Parall. Marc. 11, 27-23 ; Luc. 20, 1-8.

Mt21.23 Étant entré dans le temple, comme il enseignait, les Princes des prêtres et les Anciens s'approchèrent de lui et lui dirent : "De quel droit faites-vous ces choses, et qui vous a donné ce pouvoir ?" - Dans le temple. C’est là, comme dans son palais messianique, que Jésus passa une grande partie du lundi et du mardi de la semaine sainte. Un mot de l’évangéliste, il enseignait, nous apprend quelle était sa principale occupation : il consacrait les dernières heures de sa vie à instruire ces pauvres brebis égarées d’Israël qui lui étaient si chères, et que des pasteurs pervers conduisaient à la ruine. Lui, il essaie au contraire de les ramener à Dieu et de les convaincre de sa céleste mission. Les parvis du temple étaient alors remplis de pèlerins qui s’attroupaient volontiers auprès du prophète populaire de Nazareth, demeurant là de longues heures sous le charme de sa sublime parole. Cf. Luc. 19, 48. - Les princes des prêtres et les anciens. A ces deux catégories, S. Marc, 11, 27, et S. Luc, 20, 1, en ajoutent une troisième, celle des Scribes ou Docteurs de la Loi : nous avons ainsi les trois classes qui composaient le grand Conseil ; voir l’explication du chap. 2, v. 4. Il est probable toutefois que le Sanhédrin ne vient pas tout entier auprès de Jésus, mais qu’il se contenta d’envoyer une députation choisie parmi ses membres les plus influents. - Par quelle autorité... Cette question était légitime en apparence, puisque le Sanhédrin était tenu de veiller à la pureté de la doctrine théocratique ; mais, après les preuves si évidentes que Notre‑Seigneur avait fournies de sa mission divine, l’acte des Sanhédristes était au fond une indignité masquée sous les dehors de la légalité. De quel front prétendaient‑ils vérifier les pleins pouvoirs, le titre doctoral de Celui qui était en communication manifeste avec Dieu, qui menait la vie la plus sainte, qui semait les miracles sous ses pas ? « Maître, avait dit avec raison Nicodème deux ans auparavant, nous savons que c’est Dieu qui vous a constitué Docteur, car personne ne peut faire les miracles que vous opérez à moins d’avoir Dieu avec lui », Jean 3, 2. Qu’eût été, en face de pareilles garanties, un brevet de Rabbin délivré en due forme par Gamaliel ? Vieille question, du reste, déjà posée au Sauveur par les prêtres au début de sa Vie publique, quoique d’une manière moins pressante cf. Jean 2, 18. - Et qui vous a donné... Seconde demande, parallèle à la première qu’elle développe en la rendant plus précise : ils veulent connaître non seulement la source générale d’où lui vient son autorité, mais encore la personne qui la lui a conférée. - Ce pouvoir : le pouvoir d’agir comme il le faisait depuis trois jours. Ces mots désignent donc tout ensemble l’entrée triomphale, la purification du Temple, l’enseignement public, les hommages de la foule acceptés sans entraves, etc.


Mt21.24 Jésus leur répondit : "Je vous ferai, moi aussi, une question, et, si vous y répondez, je vous dirai de quel droit je fais ces choses : - Les membres du grand Conseil espéraient causer de la sorte à Jésus un embarras dont il lui serait impossible de sortir. Ou bien il répondra qu’il est le Messie et alors on l’accusera de blasphème, Cf. 26, 65 ; ou bien il ne pourra pas légitimer les droits qu’il s’arroge et il sera humilié devant le peuple ; ou bien, mais on ne songeait guère à cette hypothèse, ce seront les interrogateurs eux‑mêmes qui seront pris dans leur propre filet : c’est pourtant ce qui arriva. - Je vous ferai moi aussi... Jésus ne répond pas directement à la question qui lui est posée. La vraie réponse ressortira toutefois d’une manière très claire de sa façon de procéder ; mais ce seront ses adversaires eux‑mêmes qui devront la donner. « Un dicton populaire dit : Un mauvais nœud d'un arbre sera frappé avec un mauvais coin ou un mauvais clou. Notre‑Seigneur pouvait réfuter les calomnies de ceux qui le tentaient, par une réponse claire ; mais il aime mieux leur poser une question pleine de prudence, pour qu’ils soient condamnés, ou par leur silence ou par leur science prétendue », S. Jérôme. Il leur pose donc une contre‑question en promettant de satisfaire leur désir dès qu’ils auront satisfait le sien. - Une question : hébraïsme, une chose, un petit mot seulement.


Mt21.25 Le baptême de Jean, d'où était-il, du ciel, ou des hommes ?" Mais ils faisaient en eux-mêmes cette réflexion : - Le baptême de Jean. Jésus ne mentionne que le côté le plus caractéristique, le point central du ministère de Jean‑Baptiste ; mais il a en vue l’activité tout entière du Précurseur. - Du ciel, c’est-à-dire « de Dieu », comme le fait remarquer Wettstein : « Les Talmudistes emploient fréquemment le mot ciel pour désigner Dieu, par opposition aux hommes », Hor. in h. l. - Ou des hommes. Jean‑Baptiste, dans ce second cas, aurait été simplement l’homme d’un parti, un fanatique, ou plutôt un imposteur sans mission. Le dilemme du Christ est parfait : la mission du Précurseur ne pouvait venir que de Dieu ou des hommes, du ciel ou de la terre. Quoi qu’ils répondent, les délégués du Sanhédrin recevront un coup d'un « argument tranchant ». Du reste leur embarras nous découvre mieux que toute autre chose l’habileté de la question du Sauveur : on dirait que l’évangéliste prend plaisir à décrire leur confusion, qu’il avait d’ailleurs contemplée de ses propres yeux. - ils faisaient en eux-mêmes cette réflexion. Il ne s’agit plus pour eux d’attaquer leur adversaire, ils ont à se défendre sur leur propre terrain, et ils tiennent conseil pour le faire avec prudence.







Mt21.26 "Si nous répondons : Du ciel, il nous dira : Pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui ? Et si nous répondons : Des hommes, nous avons à craindre le peuple : car tout le monde tient Jean pour un prophète." - Sommaire intéressant de la délibération. On y voit des hypocrites qui se demandent non pas de quel côté se trouve la vérité, mais ce qu’ils doivent dire pour ne pas se compromettre. S’ils répondent que Jean‑Baptiste était un envoyé de Dieu, Jésus lancera aussitôt contre eux, ils le prévoient bien, ce reproche terrible : Pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui ? Jean n’a‑t-il pas à mainte reprise affirmé catégoriquement que je suis le Christ ? Cf. Jean 1, 33. S’il était prophète et envoyé de Dieu, pourquoi donc ne croyez-vous pas en moi ! Voilà le raisonnement qu’ils redoutaient dans cette première hypothèse. - Nous avons à craindre le peuple. D'après S. Luc, « le peuple tout entier va nous lapider ». Comme ils manifestent bien par ce langage la bassesse de leur caractère ! Au fond ils ne croient pas à la mission du Précurseur, et pourtant ils font semblant d’y croire par politique, de crainte d’indisposer le peuple contre eux s’ils avouaient publiquement leur incrédulité. Telle était la valeur morale des hommes qui exerçaient alors chez les Juifs une autorité suprême en fait de religion. - Car tout le monde... Indication du motif qui leur fait craindre d’exaspérer l’opinion publique, s’ils nient l’origine divine du rôle de S. Jean. Hérode, lui aussi, avait hésité pendant quelque temps à faire mourir le Baptiste, parce qu’il redoutait de soulever une révolte parmi le peuple. Cf. 16, 5. - tient Jean pour un prophète.









Mt21.27 Ils répondirent à Jésus : "Nous ne savons. Et moi, dit Jésus, je ne vous dis pas non plus de quel droit je fais ces choses." - Ils répondirent. Placés dans une alternative embarrassante, ils essaient d’en sortir par une réponse évasive. Mais leur Nous ne savons mensonger était une complète défaite, surtout si l’on se rappelle que la foule était là, assistant à toute cette discussion, et qu’elle entendit l’aveu que ses maîtres faisaient de leur ignorance. Jésus achève de les accabler en disant : je ne vous dirai pas non plus... Mais, s’écrie S. Jean Chrysostome : le Seigneur ne devait‑il donc pas les instruire, puisqu’ils ignoraient ? Il ajoute aussitôt : C’est à bon droit qu’il refusa de leur répondre, parce qu’ils agissaient avec malice. Hom. 67 in Matth. « Il leur démontre ainsi qu’ils le savent fort bien, mais qu’ils ne veulent pas répondre, et qu’il sait aussi que répondre, mais qu’il ne veut pas le faire, parce que eux‑mêmes ne veulent pas dire ce qu’ils savent », S. Jérôme. Quelle dignité et quelle majesté royales brillent ici en Jésus !


Parabole des deux fils 21.28-32.

Mt21.28 "Mais qu’en pensez-vous ? Un homme avait deux fils, s'adressant au premier, il lui dit : Mon fils, va travailler aujourd'hui à ma vigne. - Qu’en pensez-vous ? Par cette vague formule de transition, Jésus commence une série de belles et frappantes paraboles, par lesquelles il leur fera contempler comme dans un miroir la honte de leur conduite, la gravité de leurs fautes, et la grandeur du châtiment qui les attend. La première, celle des deux fils envoyés à la vigne, se borne presque à exposer en gros la situation : aussi est‑elle moins menaçante. Elle est du reste d’une exégèse très facile. - Un homme : cet homme représente Dieu, « de qui toute paternité au ciel et sur la terre tient son nom », Éphésiens 3, 15. Il a deux fils, Cf. Luc. 15, 11, qui figurent, d’après les vv. 31 et 32, deux catégories de Juifs contemporains du Sauveur, les Pharisiens et leurs imitateurs d’une part, de l’autre les publicains, les pécheresses et tous ceux qui leur ressemblaient au moral. C’est à tort que plusieurs auteurs ont vu dans le premier fils l’image des païens, dans le second celle de la nation juive en général. Jésus‑Christ nous montre en effet par son commentaire authentique que, si nous voulons nous restreindre au sens littéral et historique de la parabole, l’explication doit se faire dans les limites même du Judaïsme. Mais on peut se donner une plus grande latitude quand on commente cette parabole au point de vue moral. - S’adressant au premier. L’ordre est intimé avec la plus grande bonté. Remarquons-y l’adverbe aujourd'hui qui réclame une obéissance immédiate. « Aujourd'hui écouterez-vous sa parole ? Ne fermez pas votre cœur » Psaume 94, 7 et 8.


Mt21.29 Celui-ci répondit : Je ne veux pas, mais ensuite, touché de repentir, il y alla. - Je ne veux pas. Le refus est brutal, irrespectueux au dernier degré : ce mauvais fils ne cherche pas même à adoucir sa désobéissance par une réponse polie. Il est en cela l’image de tant de pécheurs éhontés qui ont perdu toute pudeur, et que leurs fautes ont cessé de faire rougir. Une vie dans le péché n'est rien d'autre en réalité qu'un cri, qu'une déclaration : Nous ne voulons pas faire la volonté de Dieu. Il est en particulier l’image des publicains, qui avaient d’abord reçu sans en tenir aucun compte les exhortations à la pénitence que le Seigneur leur avait adressées par la bouche du Précurseur et du Messie. Toutefois les natures brusques et violentes ne sont pas toujours les plus mauvaises ; il arrive fréquemment qu’elles se repentent avec générosité et qu’une conversion sincère fasse place à leurs débordement passés : telle fut l’histoire de ce fils rebelle. - Il y alla.




Mt21.30 Puis, s'adressant à l'autre, il lui fit le même commandement. Celui-ci répondit : J'y vais, seigneur, et il n'y alla pas. - S'adressant à l'autre. Le père s’approche de son second fils et agit envers lui de la même manière, c’est-à-dire qu’il lui commande comme au premier d’aller travailler dans sa vigne. Cette fois l’ordre est reçu avec une politesse et un respect affectés : J'y vais, seigneur. Le titre de seigneur est à noter. Les fils, chez les Hébreux, le donnaient parfois à leur père ; mais il ne sert ici qu’à mieux voiler une conduite pleine d’hypocrisie, et une désobéissance formelle, et il n'y alla pas. Ainsi faisaient les Pharisiens et les Scribes et les prêtres juifs : zélés pour Dieu et pour son culte, si l’on n’envisage que l’extérieur, ils allaient très souvent dans la pratique contre ses injonctions les plus importantes, Cf. le chap. 23, l’honorant du bout des lèvres, mais ayant en réalité le cœur séparé de lui. Ils montrèrent bien le fond de leur âme quand Jésus leur apporta le royaume des cieux.


Mt21.31 Lequel des deux a fait la volonté de son père ? Le premier, lui dirent-ils. Alors Jésus : "Je vous le dis en vérité, les publicains et les prostituées vous devancent dans le royaume de Dieu. - Lequel des deux. Jésus, pour rendre l’application plus piquante, fait résoudre le cas par les délégués du Sanhédrin, les obligeant ainsi à prononcer leur propre culpabilité, puisqu’ils étaient représentés par le second fils. Leur solution est parfaite : Le premier, répondent‑ils sans hésiter. Le premier fils avait en effet racheté par son repentir la désobéissance outrageante dont il s’était rendu coupable tout d’abord : au contraire la conduite hypocrite du second présentait un caractère extrêmement odieux que rien n’avait réparé dans la suite. - Je vous le dis en vérité... Jésus faisant maintenant disparaître le voile des figures, exprime clairement sa pensée. - Les publicains et les prostituées. Les publicains et les femmes de mauvaise vie sont nommés comme les représentants des plus grands pécheurs ; ces deux classes étaient traitées chez les Juifs avec le plus profond mépris, la première parce qu’on voyait en elle le type de l’injustice et du servilisme antipatriotique, la seconde à cause de l’immoralité qu’elle personnifiait. - Vous devanceront, c’est-à-dire ils entreront avant vous dans le royaume des cieux. Cela ne veut pas dire cependant que les Pharisiens et leurs semblables y entreront aussi. - Quel rapprochement honteux pour les prêtres et les docteurs superbes auxquels Notre‑Seigneur Jésus‑Christ s’adressait alors !


Mt21.32 Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous n'avez pas cru en lui, mais les publicains et les prostituées ont cru en lui, et vous, qui avez vu cela, vous ne vous êtes pas encore repentis pour croire en lui. - Car Jean est venu... Nous trouvons dans ce verset le motif pour lequel les publicains et les pécheresses précéderont les hiérarques juifs dans le royaume de Dieu. Ceux‑ci n’ont pas tenu compte de la prédication du Précurseur, tandis que les autres ont cru et se sont convertis. - Dans la voie de la justice. Jésus veut dire que le Précurseur apportait aux Juifs le moyen de parvenir aisément à la vraie justification, et par là-même au salut. Des commentateurs assez nombreux croient cependant que cette locution désigne plutôt la vie sainte et parfaite de Jean‑Baptiste. Le sens général serait alors celui‑ci : Jean s’est présenté à vous comme un homme parfait, attestant sa mission divine par son éminente sainteté, et néanmoins, vous avez refusé de croire en lui. - Cru en lui. Nous trouvons dans les récits évangéliques plusieurs exemples de ces conversions étonnantes, Cf. Luc. 3, 12 ; 7, 29, opérées par le langage véhément du Précurseur. - Et vous, qui avez vu cela. Les hiérarques étaient déjà bien coupables de n’avoir pas reconnu immédiatement l’autorité de S. Jean‑Baptiste et de n’avoir pas accepté les moyens de salut qu’il leur présentait : ils le sont davantage encore parce qu’ils n’ont pas profité des beaux exemples qu’ils recevaient ainsi des pécheurs les plus endurcis. Le repentir des publicains et des courtisanes était un miracle moral qui équivalait pour S. Jean à des lettres de créance venues directement du ciel. Les prêtres et les Docteurs auraient dû le comprendre et se rendre, quoique tardivement, à l’évidence de cette preuve. Leur culpabilité se trouve notablement aggravée par ce second refus dénué de toute excuse. « Il a fait paraître en tout une sagesse extraordinaire, « et cependant vous ne l’avez pas cru ». Et ce qui augmente votre crime, c’est que les publicains mêmes et les femmes perdues ont cru en lui ; et de plus, c’est « que vous qui avez vu leur exemple, n’avez pas été touchés ensuite de repentance pour croire au « moins après eux », vous qui deviez croire avant eux. Ainsi vous êtes entièrement inexcusables, comme ils sont dignes de toute louange. Et considérez, je vous prie, combien de circonstances relèvent ici l’infidélité des uns et la foi des autres. Il est venu à vous et non à eux. Vous n’avez pas cru en lui, et ils n’en ont pas été scandalisés, Ils ont cru en lui, et vous n’en avez pas été touchés », S. Jean Chrys. Hom. 67 in Matth.


Parabole des vignerons perfides, 21, 33-46. Parall. Marc. 13, 1-12 ; Luc. 20, 9-19.

Mt21.33 "Écoutez une autre parabole. Il y avait un père de famille qui planta une vigne. Il l'entoura d'une haie, y creusa un pressoir et y bâtit une tour, et l'ayant louée à des vignerons, il partit pour un voyage. - Une autre parabole. Les députés du Sanhédrin auraient assurément souhaité que Jésus s’en tînt à la parabole des deux fils, car ils sentaient que le terrain devenait de plus en plus brûlant, leur situation de plus en plus fausse. Mais la leçon est loin d’être terminée, et il faut qu’ils écoutent jusqu’au bout les rudes vérités que le Sauveur doit encore leur faire entendre. Les rôles ont bien changé depuis le début de cette scène, Cf. v. 23. Ceux qui interrogeaient tout à l’heure le divin Maître avec tant de désinvolture sont maintenant réduits, d’après la fine observation de Stier, à se tenir devant lui comme de petits enfants qu’il catéchise et auxquels il pose des questions humiliantes. Toutefois, comme le dit Bossuet, « c’est à nous que Jésus parle aussi bien qu’aux Juifs, écoutons donc et voyons, sous la plus claire et sous la plus simple figure qui fut jamais, toute l’histoire de l’Église », Méditat. sur l’Evang., dernière semaine du Sauveur, 28e jour. Nous avons en effet dans cette parabole l’histoire complète de l’Église juive, puis en abrégé celle de l’Église chrétienne désignée par la conversion des païens. Mais le but que se propose ici Notre‑Seigneur est avant tout d’annoncer la réprobation de la nation juive et de ses chefs. Son langage devient de plus en plus expressif. « Dans la parabole précédente, il avait fait sentir aux sénateurs, aux Docteurs et aux pontifes, leur iniquité ; il leur va faire avouer maintenant le supplice qu’ils méritent. Car il les convaincra si puissamment, qu’ils seront eux‑mêmes contraints de prononcer leur sentence », Bossuet, ibid. La parabole des deux fils décrivait donc simplement un fait passé ; celle des Vignerons, bien qu’elle contienne plusieurs traits rétrospectifs, a surtout un caractère prophétique. - Il y avait un père de famille. C’est encore Dieu, le chef de la grande famille humaine répandue sur toute la terre, à travers tous les siècles : mais on l’envisage plus spécialement dans ses rapports avec le peuple d’Israël qui constituait la partie privilégiée de sa famille. - Qui planta une vigne. Nulle image ne revient plus fréquemment que celle de la vigne dans les divers écrits de l’Ancien Testament, pour représenter le royaume de Dieu sur la terre, et en particulier la théocratie juive cf. Deutéronome 32, 32 ; Psaume 79, 8-16 ; Isaïe 27, 1-7 ; Jérémie 2, 21 ; Ézéchiel 15, 1-6 ; 19, 10 ; Osée 10, 1, etc. ; aussi un cep, une grappe de raisin, une feuille de vigne étaient‑ils, à l’époque des Maccabées, les emblèmes habituels de la Judée. Mais nulle part la comparaison n’a été mieux développée que dans les premiers versets du 5è chap. d’Isaïe auxquels Jésus fait en ce moment une évidente allusion, ou plutôt qu’il s’approprie en partie dans sa parabole. Voici, d’après l’hébreu, ce cantique de la vigne, gracieux et triste tout ensemble, composé par le fils d’Amos pour dépeindre les relations de Dieu avec son peuple de prédilection : Isaïe 5. 1 Je vais chanter pour mon bien-aimé le chant de mon bien-aimé au sujet de sa vigne. Mon bien-aimé avait une vigne, sur un coteau fertile. 2 Il en remua le sol, il en ôta les pierres, il la planta de ceps exquis. Il bâtit une tour au milieu et il y creusa aussi un pressoir. Il attendait qu'elle donnât des raisins, mais elle donna des raisins acides. 3 "Et maintenant, habitants de Jérusalem et hommes de Juda, jugez, je vous prie, entre moi et entre ma vigne. 4 Qu'y avait-il à faire de plus à ma vigne, que je n'aie pas fait pour elle ? Pourquoi, ai-je attendu qu'elle donnât des raisins et n'a-t-elle donné que des raisins acides ? 5 "Et maintenant, je vous ferai connaître ce que je vais faire à ma vigne : j'arracherai sa haie et elle sera broutée, j'abattrai sa clôture et elle sera foulée aux pieds. 6 J'en ferai un désert et elle ne sera plus taillée, ni cultivée, les ronces et les épines y croîtront et je commanderai aux nuées de ne plus laisser tomber la pluie sur elle" 7 car la vigne du Seigneur des armées, c'est la maison d'Israël et les hommes de Juda sont le plant qu'il chérissait, il en attendait la droiture, voici du sang versé, la justice et voici le cri de détresse. Dieu ne se contenta donc pas de planter sa vigne. « Il fait lui‑même la plus grande partie de ce que ces serviteurs devaient faire eux‑mêmes. Il plante sa vigne, il l’environne d’une haie, et fait tout le reste. Il ne leur laisse à faire que fort peu de choses, c’est-à-dire à entretenir cette vigne et à conserver en bon état ce qui leur avait été confié. Car nous voyons par le rapport de l’Évangile que ce Maître si sage n’avait rien omis », S. Jean Chrysost. Hom. 68 in Matth. - Quelques traits signalés de concert par Isaïe et par Notre‑Seigneur nous montrent jusqu’où était allée sa sollicitude. Il l'entoura d'une haie : il l’entoure d’un mur protecteur qui arrêtera toute incursion hostile. C’était, sous le rapport physique, cette mer aux rivages inhospitaliers, ces déserts du Sud et de l’Est, ces montagnes du septentrion, cette profonde vallée du Jourdain, qui rendaient le territoire juif si facile à défendre, si difficile à envahir. C’était, sous le rapport moral, cet ensemble de prescriptions rigoureuses, minutieuses, qui séparaient totalement le peuple théocratique de toutes les autres nations, formant, selon le langage du Talmud, une haie autour de la Loi ; « Il a mis autour de lui le mur d’enceinte des précepteurs célestes, et a confié sa garde aux anges », S. Amb. Hexam. 3, 12. - Creusa un pressoir. Il s’agit plutôt d’une cuve inférieure, que d’un pressoir proprement dit. Le pressoir des anciens Orientaux consistait en deux cuves superposées : dans la première on amoncelait les raisins que les vignerons écrasaient en les foulant aux pieds ; le jus, qui s’échappait par une ouverture pratiquée au bas, coulait dans la seconde cuve, placée sous terre et fréquemment taillée dans le roc. Plusieurs Pères ont pensé que le « pressoir » du cantique et de la parabole désigne les prophètes de l’ancienne Alliance. « Il a creusé un pressoir, il a préparé le réceptacle pour recueillir l'esprit des prophètes », S. Irénée, Contre Les Hérésies 4, 36 ; Cf. S. Hilaire, in h. l . - Bâtit une tour. Cette tour devait servir tout d’abord à protéger la vigne, selon la coutume orientale des temps anciens et modernes. C’est là que le gardien s’installe nuit et jour, à l’époque de la maturité des fruits, pour empêcher les maraudeurs et les animaux sauvages de venir saccager la récolte. On y place aussi les instruments qui servent à la culture, et le propriétaire s’y établit parfois pendant la durée des vendanges. - Il la loua à des vignerons. Il existait, chez les Juifs comme dans nos contrées, deux sortes de contrats pour la location des vignes : tantôt le vigneron s’engageait à payer chaque année au propriétaire une somme d’argent déterminée ; tantôt il était simplement métayer et partageait les fruits ou le vin avec le maître de la vigne. Le v. 34 nous apprend que le père de famille de la parabole préféra le bail du second genre. Tous ces détails préliminaires étant terminés, il partit pour un voyage, comptant sur la fidélité des vignerons. Par ce lointain voyage, dit fort bien Bengel, Gnomon in h.l., « Le silence divin permet aux hommes d'agir selon leur libre arbitre ». - Telle est donc la situation : tout y est clair et l’on n’a qu’à relire le cantique d’Isaïe pour faire l’application de ces premiers détails : leur objet évident est de montrer que Dieu a fait tout ce qu’il devait, et bien au‑delà, pour la prospérité spirituelle de son peuple choisi.


Mt21.34 Quand vint le temps des fruits, il envoya aux vignerons ses serviteurs pour recevoir le produit de sa vigne. - Le temps des fruits, l’époque de la vendange. Le propriétaire de la vigne envoie chercher sa part de raisins, conformément aux conventions arrêtées. - Produit de sa vigne. Le pronom désigne le père de famille. - Dans la vigne mystique de Dieu, il n’y a pas de temps spécial affecté à la récolte, parce qu’elle doit porter perpétuellement des fruits : mais le raisin ne croît qu’une fois chaque année sur les ceps matériels. - Les serviteurs envoyés par Dieu représentent les prophètes, ces messagers d’élite qu’il se vante dans les Saints Livres d’avoir délégués à chaque instant vers son peuple : « Inlassablement je vous ai envoyé tous mes serviteurs les prophètes, pour dire : “Revenez chacun de votre mauvais chemin, rendez meilleurs vos actes et n’allez pas suivre d’autres dieux pour les servir ; vous habiterez sur le sol que je vous ai donné, à vous et à vos pères”, Jérémie 35, 12 cf. 25, 3. Mais, ajoute le Seigneur avec tristesse, « Vous n’avez pas prêté l’oreille, vous ne m’avez pas écouté ». La même chose aura lieu dans la parabole.


Mt21.35 Les vignerons s'étant saisis de ses serviteurs, battirent l'un, tuèrent l'autre et lapidèrent le troisième. - Les vignerons... Chardin, Voyage en Perse, t. 5, p. 384, édit. Langlès, décrit en ces termes, d’après divers faits dont il avait été témoin, les inconvénients nombreux qui résultent en Orient du second système de location mentionné plus haut : « Cet accord, qui paraît un marché de bonne foi et qui le devrait être, se trouve être néanmoins une source intarissable de fraude, de contestation et de violence, où la justice n’est presque jamais gardée, et ce qu’il y a de fort singulier c’est que le seigneur est celui qui a toujours du pire, et qui est lésé ». Rien n’a donc changé. Mais, à l’époque du Sauveur et longtemps auparavant, c’étaient des droits autrement sérieux qui étaient violés sans pudeur, c’était un Seigneur autrement honorable qui se trouvait injurié et lésé. - Quand les serviteurs du propriétaire se présentent pour recevoir en son nom la part de la récolte qui lui revient, les vignerons leur font subir les traitements les plus indignes, frappant l’un, tuant l’autre, en condamnant un troisième au supplice affreux de la lapidation. Les mots battirent, tuèrent, lapidèrent forment ainsi une gradation ascendante, chacun d’eux exprimant un nouveau degré de rébellion et d’atrocité. - Au moral, quand Dieu envoya ses prophètes à la nation juive, comment furent‑ils traités ? Jésus le dira plus bas, 23, 37 ; S. Étienne le dira de même à ses bourreaux : « Lequel des prophètes vos pères n’ont‑ils pas persécuté ? » Actes des Apôtres 7, 52 ; S. Paul le répétera dans la Lettre aux Hébreux, 11, 36-38 : « D’autres ont subi l’épreuve des moqueries et des coups de fouet, des chaînes et de la prison. Ils furent lapidés, sciés en deux, massacrés à coups d’épée. Ils allèrent çà et là, ... manquant de tout, harcelés et maltraités ... Ils menaient une vie errante dans les déserts et les montagnes, dans les grottes et les cavernes de la terre. »


Mt21.36 Il envoya de nouveau d'autres serviteurs en plus grand nombre que les premiers, et ils les traitèrent de même. - Il envoya de nouveau. Admirable patience, longanimité vraiment prodigieuse du Maître de la vigne. Combien d’autres, et en toute justice, auraient vengé aussitôt la première insulte ? Mais lui, il attend avec bonté, il daigne même envoyer d’autres serviteurs pour toucher ainsi le cœur des vignerons séditieux. C’est que ce propriétaire est l’image du Dieu qui daigne s’appeler dans les Écritures, Psaume 102, 8, « tendresse et pitié, lent à la colère et plein d'amour ». Cet acte de condescendance est pourtant inutile, car il ne ramène ni les vignerons de la parabole, ni les Juifs figurés par eux, au sentiment de leur devoir. - Ils les traitèrent de même : les nouveaux envoyés sont traités avec la même barbarie que les premiers.


Mt21.37 Enfin il leur envoya son fils, en disant : ils respecteront mon fils. - Enfin. Nouvelle tentative plus miséricordieuse que les autres : toutefois ce sera la dernière, car si les vignerons ne respectent pas le fils même de leur propriétaire, s’ils osent lever sur lui des mains criminelles, ils ne mériteront plus aucune pitié, et on agira contre eux avec toute la rigueur du talion. - Mon Fils, fils unique et bien‑aimé, dit S. Marc, 12, 6. - Les Saints Pères se sont fréquemment appuyés sur ce verset pour prouver la divinité de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ; S. Ambroise, par exemple, qui écrit dans son traité « De fide », 5, 7 : « Vois pourquoi il a d'abord envoyé des serviteurs, puis ensuite son fils : pour que tu saches que le Fils unique de Dieu jouit du pouvoir divin, et n'a ni le nom ni de part commune avec les serviteurs ». Le père de la parabole espérait que les vignerons respecteraient son fils ; quant à Dieu, observe S. Jean Chrysostome, l.c., « sachant que son Fils allait être tué, il l'envoya cependant ».


Mt21.38 Mais quand les vignerons virent le fils, ils se dirent entre eux : Voici l'héritier, venez, tuons-le, et nous aurons son héritage. - Le triste récit continue. - quand les vignerons virent le fils, dès qu’ils le reconnaissent de loin. - Entre eux ; ils ourdissent entre eux le plus noir complot. - Venez, tuons‑le. Tel avait été le langage des fils de Jacob à Dothaïn, quand ils virent s’approcher d’eux leur frère Joseph, type de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Venez, avaient‑ils dit, donnons‑lui la mort, Genèse 37, 20. Tel avait été, Matth. 12, 14 ; Marc. 3, 6 ; Jean 7, 1 ; 11, 50-53 ; Luc. 19, 47, tel devait être encore, Cf. Matth. 26, 4 ; 27, 1, le langage des hiérarques. - Et nous aurons son héritage. Ceux qui parlent ainsi dans la parabole n’avaient été jusque‑là que des vignerons à gages ; ils supposent qu’après avoir tué l’héritier, ils pourront partager entre eux la vigne et en jouir librement. Mais comme le fait remarquer S. Augustin, ils se trompent étrangement. « Ils ont tué pour prendre possession ; et parce qu'ils ont tué, ils ont tout perdu ». S. Hilaire applique ce trait à la Synagogue dans les termes suivants : « Le dessein des vignerons est de s'emparer de l'héritage du fils tué ; ils ont le vain espoir de s'approprier la gloire de la Loi, une fois le Christ mort », Comm. in h.l. L’erreur des membres du Sanhédrin n’est donc pas moins étrange que celle des vignerons.


Mt21.39 Et s'étant saisis de lui, ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. - S'étant saisis de lui. Cette résolution cruelle est exécutée sans retard. On se saisit du fils‑héritier, bien qu’il arrive avec des intentions de paix et de miséricorde ; on le traîne en dehors de la vigne et on le fait périr sous les coups. - Ils le jetèrent hors de la vigne. En citant ce trait, Jésus faisait évidemment allusion à une circonstance qui accompagna sa mort. Lui aussi, il fut conduit hors de la vigne, c’est-à-dire hors de Jérusalem, pour y subir le dernier supplice, « Jésus… a souffert sa Passion à l’extérieur des portes de la ville », Hébreux 13, 12-13 cf. Jean 19, 17. Tout est prophétique dans ces derniers versets (37 et suiv.) : Notre‑Seigneur a sous les yeux les scènes de sa Passion, qu’il raconte comme si elles s’étaient déjà réalisées, tant il est sûr, par sa prescience divine, que ses ennemis se porteront contre lui aux dernières extrémités.


Mt21.40 Maintenant, lorsque le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ?" - Poussé à bout par tant de crimes et surtout par la mort de son fils unique, le maître de la vigne viendra enfin lui‑même pour exiger des coupables un compte sévère. Comment les traitera‑t-il alors ? Jésus, à l’imitation d’Isaïe, 5, 3, fait résoudre cette question par ceux‑là mêmes dont il avait décrit la conduite à la fin de la parabole.


Mt21.41 Ils lui répondirent : "Il frappera sans pitié ces misérables, et louera sa vigne à d'autres vignerons, qui lui en donneront les fruits en leur temps." - Il frappera sans pitié ces misérables, ou ces méchants. Ils répondent avec justesse et impartialité, montrant par un de ces jeux de mots que les Orientaux emploient si volontiers, que le châtiment sera en conformité parfaite avec la nature des criminels : misérables, ils périront misérablement. C’était la sentence de leur propre condamnation qu’ils prononçaient : les sicaires Juifs et le Romain Titus furent chargés par Dieu de l’exécuter. - D'autres vignerons. Après avoir prédit leur propre destruction et celle de leur peuple, ils annoncent avec une égale vérité la conversion future des païens, auxquels Dieu confiera sa vigne et qui se montreront des vignerons fidèles. - En leur temps, c’est-à-dire au temps de la récolte. La parabole est maintenant terminée. S. Jean Chrysostome , Hom. 68 in Matth., relève la multiplicité des leçons qu’elle renferme malgré sa parfaite unité. « Jésus‑Christ découvre beaucoup de choses par cette parabole. Il fait voir aux Juifs avec quel soin la providence de Dieu a toujours veillé sur eux ; qu’elle n’a rien omis de tout ce qui pouvait contribuer à leur salut; qu’ils ont toujours été portés à répandre le sang ; qu’après qu’ils ont tué si cruellement les prophètes, Dieu, au lieu de les rejeter avec horreur, leur avait envoyé son propre fils. Il leur marque encore par cette figure qu’un même Dieu était l’auteur de l’Ancien et du Nouveau Testament : que sa mort produirait des effets admirables dans le monde ; qu’ils devaient attendre une terrible punition de l’attentat par lequel ils allaient le faire mourir sur une croix. Que les païens seraient appelés à la connaissance du vrai Dieu, et que les Juifs cesseraient d’être son peuple ».


Mt21.42 Jésus leur dit : "N'avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient, est devenue la pierre d’angle ? C'est le Seigneur qui a fait cela, et c'est un prodige à nos yeux. - L’image change tout-à-coup, tant le langage de Jésus est vif et rapide ; mais l’idée reste absolument la même. « Il avait auparavant comparé l’Église à une vigne, il la compare maintenant à une construction que Dieu a bâtie, ainsi que le fait S. Paul (1 Corinthiens 3, 9) ; et ceux qu'il avait auparavant appelés cultivateurs, il les appelle maintenant bâtisseurs ; Celui qu'il avait auparavant appelé le Fils, il l’appelle maintenant une pierre, comme S. Jérôme et Euthymius l'ont observé », Maldonat in h.l. - N'avez-vous jamais lu. Formule familière de Jésus quand il s’adresse à des personnes instruites. Elle introduit ici une confirmation solennelle de la sentence que les Sanhédristes venaient de prononcer contre eux‑mêmes. Oui, vous avez bien répondu : n’avez-vous pas lu en effet ce passage des Écritures qui ratifiait d’avance le jugement que vous avez porté ? - Dans les Écritures cf. Psaume 117, 22 et ss. ; Isaïe 28, 16. Il y a là une prophétie messianique très importante, que S. Pierre rappellera plus tard à son tour au Sanhédrin. Cf. Actes des Apôtres 4, 11 ; 1 Pierre 2, 4 et suiv. - La pierre. Le substantif est à l’accusatif en vertu de la loi d’attraction, Cf. Jean 14, 24 : c’est là une tournure dont on trouve de fréquents exemples chez les classiques grecs et latins. - Qu'ont rejetée. Les architectes et les entrepreneurs ont rejeté cette pierre, comme inutile, ou comme impropre à la construction ; mais un architecte supérieur en a jugé autrement et, par suite de son intervention toute‑puissante, à ce bloc dédaigné a été précisément attribué le rôle principal, car il est devenu le nœud et le fondement de tout l’édifice. L’expression pierre d'angle, désigne une pierre angulaire qui réunit et maintient par la base deux murs principaux. Quelle est cette pierre ? Les Rabbins sont unanimes pour dire qu’elle figure le Messie. « R. Salomon au sujet de Michée 5, 1. C’est le Messie, fils de David, de qui il est écrit : la pierre qu’ils ont rejetée etc. » Abarbanel au sujet de Zacharie 4, 10. « La pierre d’airain indique le messie roi. Et il complétera par : la pierre qu’ils ont rejetée. », Wettstein. Mais S. Paul nous l’a dit aussi en termes magnifiques, Éphésiens 2, 19-22 : « vous êtes concitoyens des saints, ... vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondations les Apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus lui‑même. En lui, toute la construction s’élève harmonieusement pour devenir un temple saint dans le Seigneur. En lui, vous êtes, vous aussi, les éléments d’une même construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit Saint ». Quant aux constructeurs qui l’ont méprisée et rejetée, ce sont les chefs spirituels du Judaïsme : mais une pareille conduite leur attirera une juste punition. - C'est le Seigneur qui a fait cela... « cela », c’est-à-dire la réintégration de la pierre dans l’édifice auquel elle était destinée. Dieu lui‑même s’est chargé d’accomplir cette œuvre de justice, et de rendre au Messie la place qu’on lui enlevait indignement. - Dans le texte grec, le pronom est au féminin, (Cf. Psaume 117, 22 et ss. d’après les Septante), ce qui est une traduction littérale de l’hébreu. On sait que les Hébreux n’ont pas de genre neutre et qu’ils l’expriment très souvent par le féminin.


Mt21.43 C'est pourquoi je vous dis que le royaume de Dieu vous sera ôté et qu'il sera donné à un peuple qui en produira les fruits. - Après avoir démontré la faute de ses compatriotes, Jésus passe à la promulgation solennelle du châtiment qui les attend. Ce châtiment sera tout à la fois négatif et positif. Le côté négatif est indiqué au v. 43. - C'est pourquoi... parce que vous avez rejeté le Messie, parce que vous avez mis à mort le Fils de Dieu. - Le royaume de Dieu vous sera enlevé... Vous cesserez d’être le peuple privilégié du Seigneur ; les droits spéciaux que vous aviez à faire partie du royaume de Dieu sur la terre vous seront enlevés sans miséricorde. - Il sera donné à un peuple... Dieu se formera un nouveau peuple théocratique, un Israël mystique dont l’élément prépondérant sera pris parmi les païens. Et tandis que les Juifs, semblables à des vignerons infidèles, n’ont pas fourni à Dieu les fruits qu’il attendait, cette nouvelle nation, l’Église chrétienne, lui rapportera d’abondantes récoltes. - Les fruits. Les derniers mots du verset nous ramènent à la parabole qui précède.


Mt21.44 Celui qui tombera sur cette pierre se brisera, et celui sur qui elle tombera sera écrasé." - Côté positif du châtiment des Juifs, exprimé sous l’image de la pierre angulaire qu’ils ont repoussée. Jésus reprend ainsi le langage figuré qu’il avait en partie abandonné au v. 43. - Celui qui tombera... On tombe sur cette pierre quand on offense volontairement le Christ. On se précipite sur lui pour le renverser et le détruire, mais les agresseurs se brisent infailliblement contre ce bloc inébranlable. C’est ce qui arrivera en réponse aux refus de reconnaître le Messie. - Celui sur qui elle tombera. Même pensée répétée avec une nuance et d’une manière plus énergique ; car si un vase fragile ne manque pas d’être brisé quand on le heurte contre une pierre, il est littéralement réduit en poussière, anéanti, quand cette pierre vient à rouler d’en haut sur lui. La pierre fameuse de la vision de Daniel, 2, 34-35, avait pulvérisé de la sorte la statue qui représentait les royaumes impies hostiles à celui du Christ ; les ennemis de Jésus ou de son Église, quel que soit leur nom, n’auront pas une autre destinée : ils seront écrasés par la pierre angulaire.


Mt21.45 Les Princes des prêtres et les Pharisiens ayant entendu ces paraboles, comprirent que Jésus parlait d'eux. - Pharisiens. On n’avait parlé plus haut que des princes des prêtres et des anciens ; mais ces derniers appartenant pour la plupart au parti pharisaïque qui avait la majorité dans le grand Conseil, l’évangéliste les désigne ici sous le nom général de Pharisiens, pour mieux marquer quel était leur esprit. On peut dire aussi que plusieurs membres de la secte s’étaient joints aux délégués du Sanhédrin, espérant jouir de l’humiliation de Jésus. - Jésus parlait d'eux. Cette connaissance les jette dans un trouble semblable à celui qu’éprouva le roi David quand Nathan lui eût fait prononcer d’une façon analogue sa propre condamnation. Mais elle redouble en même temps leur rage et leur haine contre Jésus.


Mt21.46 Et ils cherchaient à se saisir de lui, mais ils craignaient le peuple, qui le regardait comme un prophète. - Cherchaient à se saisir de lui. Ils pensent un instant à se saisir de sa personne pour exécuter l’arrêt de mort qu’ils avaient porté depuis longtemps contre lui ; mais la crainte les retient. En recourant aux voies de fait, ils ont peur de s’attirer la colère de la foule qui est visiblement disposée en faveur de leur ennemi, elle le prend en effet pour un prophète, Cf. v. 11, et il est probable qu’elle le défendrait par la force si on essayait de l’arrêter sous ses yeux.



Chapitre 22


Parabole du festin nuptial, 22, 1-14.

Mt22.1 Jésus, prenant la parole, leur parla de nouveau en paraboles, et il dit : - Prenant la parole cf. 11, 25 et le commentaire. C’est une réponse aux sentiments des Pharisiens et des hiérarques juifs, exprimés dans les derniers versets du chapitre précédent. - De nouveau en paraboles. Pluriel de catégorie, puisque l’évangéliste ne nous communique ensuite qu’une seule parabole. C’est du moins la troisième que Jésus adressa ce jour‑là à ses ennemis : ce qu’il avait fait autrefois pour le peuple de Galilée, Cf. chap. 13, il le renouvelle aujourd’hui à l’intention des chefs suprêmes du Judaïsme, avec cette différence qu’alors il se proposait surtout d’instruire, tandis qu’aujourd’hui son but principal est de présager des ruines prochaines.


Mt22.2 "Le royaume des cieux est semblable à un roi qui faisait les noces de son fils. - Nous trouverons dans le troisième Évangile, Cf. Luc. 14, 16 et suiv., une parabole qui a beaucoup d’analogie avec celle que nous présente actuellement le récit de S. Matthieu. Plusieurs auteurs de renom (Théophylacte, Maldonat, etc.), s’appuyant sur cette ressemblance extérieure, ont cru pouvoir identifier les deux compositions. Mais ils n’ont pas assez remarqué que l’époque, l’occasion, plusieurs détails importants, diffèrent d’une manière considérable cf. S. Aug. De consens. Evang. 2. 7 ; S. Greg. le Grand, Hom. 38 in Evang. Nous les traiterons, à la suite du grand nombre des exégètes, comme deux pièces très distinctes. Tout au plus pourrait‑on dire avec Unger : « Il semble que Matthieu a rapporté une parabole que Jésus a reprise plus tard, en la modifiant, en la corsant et en la rendant plus sévère, et en l’appliquant à l’ensemble du peuple juif », de Parab. Jesu, p. 122 - La parabole commence par la formule habituelle : « Le royaume des cieux est semblable ». Elle a en grande partie le même objectif que celle des vignerons perfides : elle s’en écarte toutefois en ce sens que là, Dieu nous apparaissait sous les traits d’un propriétaire qui réclame son bien, tandis qu’ici il se manifeste comme un roi généreux qui fait des présents. Là sa colère provenait de ce qu’on avait refusé de satisfaire ses droits légitimes, ici elle a pour cause le refus criminel des faveurs qu’il daigne offrir. Ces deux paraboles se complètent ainsi l’une l’autre. Ajoutons que la dernière n’annonce pas seulement la destruction imminente de la théocratie mosaïque, mais qu’elle prédit encore le châtiment de tous les mauvais chrétiens. Cette double pensée la divise même en deux parties bien tranchées, dont la première comprend les versets 1-7, la seconde les versets 8-14. - Les noces de son fils. L’expression, Cf. Genèse 29, 22 ; Tobie 8, 29 ; 1 Macc. 9, 37 ; 10, 58 ; Esther 9, 22, désigne tantôt le rite même du mariage, tantôt les réjouissances solennelles, spécialement le grand festin, qui ont partout et toujours accompagné la célébration des noces. Il s’agit ici de toutes ces choses à la fois. Mais quel est le roi qui daigne inviter ses sujets au mariage de son Fils ? Et quelle alliance est sur le point d’être conclue par celui‑ci ? Ce roi figure Dieu le Père, le « Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs », comme l’appellent nos Saints Livres ; son Fils c’est le Christ contractant une union intime avec l’Église, union représentée plus d’une fois dans le Nouveau Testament sous les traits d’un mariage mystique cf. Jean 3, 29 ; Matth. 9, 15 ; Luc. 22, 18. 30 ; 2 Corinthiens 11, 2 ; Éphésiens 5, 32 ; Apocalypse 19, 7. « Les noces représentent la très étroite union du Christ avec l’Église, la foi jurée de part et d’autre, et le lien de l’alliance contractée, pour engendrer des enfants spirituels, qui rempliront toute la terre », Vitringa, in Apocalypse 19, 7. C’est en l’honneur de ce mariage sublime que le Psalmiste composa le glorieux épithalame, « D'heureuses paroles jaillissent de mon cœur quand je dis mes poèmes, etc. », Psaum. 44, 1.


Mt22.3 Il envoya ses serviteurs appeler ceux qui avaient été invités aux noces, et ils ne voulurent pas venir. - Il envoya ses serviteurs. Chez les Orientaux, ces grands amis du formalisme et des cérémonies, il y a presque toujours plusieurs invitations réitérées pour une seule et même fête. Après les avoir avertis d’une manière générale, on les fait prévenir encore à l’approche de la solennité cf. Esther 5, 8 ; 6, 14. C’est ce que nous remarquons dans la circonstance présente. Les serviteurs chargés d’appeler les invités portaient chez les Romains les noms techniques de « vocatores, invitatores » (ceux qui appellent, qui convoquent). Ils représentent, d’après le contexte de la parabole, les prophètes, spécialement le dernier d’entre eux, S. Jean‑Baptiste, et les disciples mêmes de Jésus, Cf. Matth. 10 ; Luc. 10, qui avaient fait retentir aux oreilles des Juifs, les premiers invités, ce cri d’une autre parabole : « Voici l'époux, allez à sa rencontre ! ». - Ils ne voulaient pas venir. Pour quel motif ? On ne le dit pas. Les conditions du mariage leur déplaisaient sans doute. Quant aux chefs Juifs, on sait pourquoi ils refusent de participer aux noces de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ : c’est le fiancé lui‑même qu’ils dédaignent, ne voulant pas croire à sa mission divine, alors qu’ils désiraient un libérateur politique.












Mt22.4 Il envoya encore d'autres serviteurs, en disant : Dites aux invités : Voilà que j'ai préparé mon festin, on a tué mes bœufs et mes animaux engraissés, tout est prêt, venez aux noces. - Il envoya encore... Nous admirons ici encore, Cf. 21, 36, 37, la bonté de Dieu qui, malgré l’endurcissement criminel opposé par les hommes à l’effusion de ses grâces, essaie de les toucher par de nouveaux bienfaits. Cette seconde série de serviteurs qui portent un appel plus pressant figure les missionnaires évangéliques, se répandant à travers les rues de Jérusalem et par toute la Palestine après la Passion du Sauveur, alors que Dieu pouvait dire en toute vérité par leur bouche : Mon festin est prêt, la victime a été immolée ; accourez donc aux noces de mon Fils ! Cf. Jean 6, 51, 59. - Festin, désigne un second déjeuner qui avait lieu vers le milieu de la journée, Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 5, 4, 2, et qui, en Orient, ouvrait la solennité des noces. Le festin principal, « cène », n’avait lieu que le soir ; il est indiqué par les mots suivants de notre verset. - Mes animaux engraissés. Cette expression désigne peut-être la volaille, Cf. Hor. Ep. 1, 7, 39, plus probablement les moutons engraissés pour la circonstance. Le roi n’a rien ménagé car il veut que le repas soit digne de lui et de son Fils.


Mt22.5 Mais ils n'en tinrent pas compte, et ils s'en allèrent, l'un à son champ, l'autre à son commerce, - Ils n'en tinrent pas compte. Les premiers invités négligent donc généralement de venir participer au banquet royal, qui a été préparé tout exprès pour eux : triste image de ceux des Juifs qui refusèrent d’accepter l’invitation mille fois plus honorable que le Seigneur avait daigné leur adresser à maintes reprises. Sourds aux premiers messages des disciples, ils le furent davantage encore aux suivants. - Et s'en allèrent... La parabole partage en deux classes les invités récalcitrants. Les uns, dont il est question dans ce verset, se montrent simplement indifférents ; les autres imitent envers les serviteurs la conduite barbare des vignerons. Cf. 21, 35-36. - L'un à son champ ; en grec, dans son propre champ. Il veut jouir des choses qu’il possède déjà : c’est le type du propriétaire. - L'autre à son commerce... Il veut acquérir des richesses dont il pourra jouir à son tour ; c’est le type du marchand dont la fortune est encore à faire.


Mt22.6 et les autres se saisirent des serviteurs, et après les avoir injuriés, ils les tuèrent. - Se saisirent... Les invités de cette seconde catégorie prennent à l’égard des serviteurs, et, partant, du roi leur maître, une attitude tout-à-fait hostile : ils retiennent prisonniers ces hommes dont tout le crime consiste à avoir été pour eux les messagers d’une grande faveur. Mais ils ne se bornent pas à cette première injustice ; Jésus en mentionne deux autres de la plus haute gravité. Ce sont des outrages particuliers (les avoir injuriés), tels que coups, insultes, etc., et enfin la mort, (ils les tuèrent). L’application de ces divers traits prophétiques est contenue tout entière au livre des Actes où nous voyons les Apôtres 1° arrêtés de vive force comme des malfaiteurs, Actes des Apôtres 4, 3 ; 5, 18 ; 8, 3 ; 2° affreusement maltraités, Actes des Apôtres 5, 40 ; 14, 5-19 ; 16, 23 ; 17, 5 ; 21, 30 ; 23, 2 ; 3° massacrés cruellement, Actes des Apôtres 7, 58 ; 12, 3.


Mt22.7 Le roi, l'ayant appris, entra en colère, il envoya ses armées, extermina ces meurtriers et brûla leur ville. - Le Roi … entra en colère. Jamais colère n’avait été plus légitime, car c’est le roi lui‑même qui avait été offensé dans la personne de ses ambassadeurs, et ces sortes d’affronts réclament une prompte et terrible vengeance cf. 2 Samuel 10. Quelles proportions prend aussitôt l’injure quand on se rappelle que le roi de la parabole n’est autre que Dieu lui‑même ! Aussi comment les coupables pourront‑ils résister à sa fureur ? Il lance contre eux ses armées, c’est-à-dire, d’après S. Grégoire, Hom. 38 in Evang., les anges, ministres ordinaires de ses volontés ; plus probablement , les légions de Rome (S. Irénée, Contr. Hær. 4, 36) chargées, comme autrefois les phalanges assyriennes, Isaïe 10, 5 ; 13, 5 ; Jérémie 25, 5, etc, d’exécuter ses décrets de vengeance. - Il extermina, il les fait périr à leur tour. - Brûla leur ville. Allusion frappante à la ruine de Jérusalem. On a remarqué depuis longtemps que Jésus‑Christ dit ici « leur ville », bien que la ville appartînt au roi et fût sa résidence. Mais il l’a répudiée, il a cessé de la regarder comme sienne : c’est en qualité de ville étrangère, ennemie même, qu’il la traite sans pitié. - Après avoir prophétisé plus haut, vv. 5 et 6, la brutale conduite de la majorité des Juifs envers ses Apôtres, le divin Maître prédit ici avec la plus grande précision les châtiments qu’ils s’attireront par là même. Plusieurs de ses interlocuteurs furent peut-être écrasés ou brûlés vifs sous les débris fumants du temple, auprès duquel cette prophétie épouvantable était prononcée.



Mt22.8 Alors il dit à ses serviteurs : le festin des noces est prêt, mais les invités n'en étaient pas dignes. - Seconde partie de la parabole, vv. 8-14. « On voit encore dans ces deux paraboles que ce ne sont pas les païens qui sont appelés les premiers, mais les Juifs ; et que, comme Dieu ne donne sa vigne à d’autres qu’après que les vignerons non‑seulement n’en ont pas reçu le maître, mais qu’ils l’ont même fait mourir cruellement, il n’appelle aussi ces derniers aux noces qu’après que les autres ont refusé d’y venir » S. Jean Chrysostome, Hom. 69 in Matth. – Alors il dit... Les Apôtres suivirent constamment la même règle. C’est à vous, disait S. Paul à la colonie israélite d’Antioche de Pisidie, Actes des Apôtres 13, 46, que nous devions prêcher en premier lieu la parole de Dieu ; mais puisque vous vous en jugez indignes, voici que nous allons nous adresser aux païens. - Le festin des noces est prêt. La fête des noces se célébrera quand même ; l’abstention des Juifs et leur incrédulité n’empêcheront pas le divin fiancé d’épouser son Église. Bien plus, le mariage aura toute la solennité qu’on s’était proposé de lui donner : les hôtes seuls seront transformés. - N'en étaient pas dignes. Les Juifs ont montré, par leur manière d’agir envers Notre‑Seigneur Jésus‑Christ et envers ses Apôtres, qu’ils ne méritaient pas de participer au salut messianique. S’ils sont exclus, c’est par leur propre faute. Comme les premiers invités avaient des titres qui leur donnaient le droit d’assister au festin nuptial, le roi prend acte de leur indignité : ils ne pourront nullement se plaindre et rejeter la faute sur lui.


Mt22.9 Allez donc dans les carrefours, et tous ceux que vous trouverez, invitez-les aux noces. - Allez donc... Dieu donne des ordres pour une nouvelle invitation. Mais, tandis que la précédente avait été limitée aux descendants d’Israël, celle‑ci est universelle et ne souffre pas d’exception. - Tous ceux que vous trouverez, dit‑il à ses serviteurs, les Apôtres. Sans figure, « allez enseignez toutes les nations », 28, 19. Tout le genre humain, sans distinction de rang, de patrie, d’âge, de sexe, de condition, est invité aux noces de l’Agneau ; mieux encore, tout le genre humain est appelé à devenir la fiancée du Christ, car, suivant la belle pensée de S. Augustin, In lettre 1 Jean Tract. 2, « Ce n'est pas comme dans les noces charnelles où il y a ceux qui assistent aux noces et celle qui se marie. Dans l’Église, ceux qui assistent aux noces, s'ils le font dans de bonnes dispositions, deviennent l’Épouse ». Le filet évangélique sera donc jeté dans le vaste océan du monde, ramassant des poissons de toute sorte, les bons pour les améliorer encore, les mauvais pour leur communiquer une bonne nature, sans quoi ils seront plus tard rejetés, comme le montre la suite de notre parabole. - Les exégètes ne sont pas d’accord sur le sens de l’expression carrefours, qui peut désigner soit les croisées des rues (S. Jean Chrys., Schleusner), soit les places publiques sur lesquelles elles débouchent (Kuinœl), soit enfin les banlieues de la ville où elles se terminent (Grotius). Dans les deux premiers cas, le roi enverrait ses serviteurs dans les parties les plus fréquentées de la cité ; dans le troisième, on verrait mieux son intention d’appeler les païens, situés en dehors du territoire théocratique ; Ézéchiel 48, 30 où les mots signifient les portes de la ville.


Mt22.10 Ces serviteurs, s'en allant par les chemins, rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, bons ou mauvais, et la salle des noces fut remplie de convives. - Ces serviteurs, s'en allant... Les serviteurs exécutent à la lettre les prescriptions de leur Maître, sans s’inquiéter des qualités morales de ceux qu’ils convient en son nom. C’est ainsi que le diacre Philippe se rendit en Samarie pour y annoncer l’Évangile, Actes des Apôtres 8, 5, que S. Pierre consentit à baptiser le païen Corneille, Actes des Apôtres 8, 42, que S. Paul évangélisa tout l’univers romain, annonçant la pénitence et le salut à tous ceux qui voudraient en profiter. Et de toutes parts, en effet, on se convertit au Christianisme ; on accourt à la salle du festin nuptial qui se trouve bientôt remplie de convives. Le refus des Juifs n’a donc pas empêché les noces ; d’autres invités ont pris leur place et voilà tout.


Mt22.11 Le roi entra pour voir ceux qui étaient à table et ayant aperçu là un homme qui n'était pas revêtu d'une robe nuptiale, - Le roi entra. Quand chacun a pris sa place à l’orientale sur les canapés rangés autour des tables, le roi entre dans la salle pour faire honneur à ses hôtes. - Pour voir. Il ne vient pas dîner avec eux ; mais, à la façon des grands personnages qui font une invitation considérable parmi leurs vassaux, il veut seulement les saluer, voir si on prend soin d’eux, si tout se passe convenablement. Tout à coup, il s’aperçoit qu’un des convives a violé une des règles les plus essentielles de la bienséance : il est venu au palais, il assiste au festin couvert de ses vêtements ordinaires, sans s’être paré de la robe nuptiale. - La robe nuptiale. Pour bien comprendre la faute et la punition de ce convive, nous avons à préciser soit au propre, soit au figuré, la nature de cet habit qui était indispensable dans la circonstance présente. Une robe nuptiale, c’est assurément un vêtement de fête, une parure distinguée, digne en un mot d’une cérémonie aussi solennelle que l’a toujours été la célébration d’un mariage. On regarderait comme un homme mal élevé, et même comme un insulteur effronté, quiconque viendrait assister à un repas de noces avec des vêtements malpropres et communs. Mais il existe en Orient une coutume spéciale qui rehaussait encore dans le cas présent l’énormité de l’injure. Quand une personne de distinction fait des invitations pour un repas solennel, elle ne manque pas d’envoyer à tous les futurs convives une robe ou caftan de gala (l’équivalent du « cœnatorium » des Romains, Cf. Anth. Rich, Diction. des Antiquit. rom. et grecq. s. v. Cœnatoria, Synthesis) dont ils devront se couvrir quand ils viendront prendre part au festin. « On ne saurait croire, dit Chardin, Voyage en Perse, t. 3, p. 230, la dépense que fait le roi de Perse pour ces présents‑là. Le nombre des habits qu’il donne est infini. On en tient toujours ses garde‑robes pleines. On les tient dans les magasins, séparés par assortiment ». (Le célèbre voyageur raconte ensuite qu’un grand‑vizir fut mis à mort pour n’avoir pas voulu se soumettre à l’étiquette). Fût‑on le plus pauvre des hommes, on n’avait donc aucun motif à alléguer pour se dispenser d’arriver à la fête avec un vêtement convenable, puisque l’amphitryon en avait à l’avance fait les frais. Plusieurs exégètes ont prétendu, il est vrai, qu’elle peut bien n’être que d’introduction relativement récente, et qu’elle n’est d’ailleurs pas nécessaire pour l’interprétation de la parabole. Nous répondrons qu’on en trouve plusieurs indices très anciens dans la Bible, Genèse 45, 22 ; Jud. 14, 22 ; 2 Rois 5, 22, et qu’elle est supposée d’une manière tacite par le récit du Sauveur, auquel elle communique une vie et une force nouvelles. Grâce à elle en effet on est plus à même de comprendre pourquoi le roi est si vivement offensé, pourquoi le coupable est dans l’incapacité absolue de se disculper, pourquoi il est si gravement puni. - Au figuré, que représente cette robe nuptiale ? Les Saints Pères seront ici nos meilleurs guides, et nous fourniront les renseignements les plus sûrs. Plusieurs d’entre eux l’ont regardée comme un emblème de la foi : « Le vêtement nuptial est la vraie foi, qui origine de Jésus-Christ et de sa justice », Auct. Oper. Imp. Cf. S. Basile in Isaïe 9. Quelques‑uns pensent qu’elle symbolise tout ensemble la foi et l’amour : « La robe nuptiale, c'est la foi et l'amour », S. Ambr. Expos. in Luc. 7 ; « Ayez la foi et l'amour : c'est cela la robe nuptiale », S. August. Sermo 90. Ils affirment néanmoins pour la plupart, « magno consensu » dit Grotius, et les exégètes catholiques affirment à leur suite que la robe nuptiale figure la sainte charité avec la sainteté produite par elle dans une âme. Telle est bien la véritable interprétation ; car eussions‑nous la foi, si nous manquons d’amour, si nous ne sommes ornés de bonnes œuvres, il nous sera impossible d’être admis dans le royaume glorieux que représente ici la salle du festin. « Le vêtement nuptial c'est la grâce de l'Esprit et la blancheur du vêtement céleste que nous avons reçu après profession de foi parfaite, et qu'il nous faut conserver sans tache et sans souillure jusqu'au jour de la grande réunion dans le royaume des cieux », S. Hilaire, in h. l. Déjà Isaïe parlait dans le même sens des vêtements de salut, 61, 10, dont était recouvert le Messie.


Mt22.12 il lui dit : Mon ami, comment es-tu entré ici sans avoir une robe de noces ? Et cet homme resta muet. - Mon ami, Cf. 20, 13 et le commentaire. - Comment es‑tu entré ici : C’est un étonnement mêlé de colère. Comment avez-vous osé vous permettre une pareille démarche dans ces conditions ? « N’y a‑t-il donc qu’à entrer dans le festin dès qu’on y est appelé, et la vocation fait‑elle tout ? Gardez-vous bien de le croire », Bossuet, l. c. 33è jour. L’adverbe ici est emphatique : ici, en un lieu si honorable. - Sans avoir une robe de noces..., et me faisant ainsi la plus grossière injure. « Celui qui ne porte pas le vêtement de noces montre son mépris », S. Irénée, c. Haer. 4, 36. Cicéron reprochait à Vatinius comme faute impardonnable le fait d’être venu en costume de deuil à un repas solennel donné par Quintus Arrius. C’était là, dit le grand orateur, un outrage public pour l’hôte et pour les autres convives, In Vatin. 12, 13. - Cet homme resta muet ; littéralement, il fut bâillonné. Quelle excuse en effet eût‑il pu alléguer pour se défendre ? Il confesse donc sa culpabilité par son silence même.


Mt22.13 Alors le roi dit à ses serviteurs : Liez-lui les mains et les pieds, et jetez-le dans les ténèbres extérieures : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. - Le roi dit à ses serviteurs. Ces ministres diffèrent des serviteurs mentionnés plus haut à différentes reprises, (vv. 3, 4, 6, 8), car ils ne portent pas les mêmes noms. Ces derniers étaient sans doute les exécuteurs des hautes œuvres, ainsi qu’il ressort du contexte. - La sentence n’est précédée d’aucun jugement ; mais la faute n’était‑elle pas évidente ? Elle est donc immédiatement châtiée. - Liez-lui les mains... On commence par lier à ce malheureux les pieds et les mains, signe de l’impuissance où seront les pécheurs d’échapper aux châtiments affreux que la divine justice tient pour eux en réserve. Il pourrait se défendre ; quelques liens le rendent immobile, impuissant. - Dans les ténèbres extérieures. On l’enlève ensuite et on le jette hors de la salle brillamment illuminée dans laquelle il a pénétré comme un intrus. Nous avons indiqué plus haut, Cf. 8, 12, à propos d’une expression identique, l’idée que représentent ces ténèbres extérieures. Elles sont l’image de l’éternelle damnation. « Les ténèbres seront extérieures, parce que les pécheurs seront alors totalement en dehors de Dieu… entièrement séparés de la lumière de Dieu », Pierre Lombard, 4 dist. 50. Cet homme « a voulu entrer dans l’intérieur de la maison avec des dispositions funestes, chassez-le : plus il a voulu entrer au‑dedans, plus il faut le pousser au‑dehors. Mais qu’y trouvera‑t-il, le malheureux ? Loin de la maison de Dieu où la lumière réside, où la vérité se manifeste, où Jésus‑Christ luit éternellement, où les saints sont comme des astres, qu’y trouvera‑t-il ? sinon les ténèbres d’un éternel cachot », Bossuet, l. c. - Il y aura des pleurs... cf. 8, 12 ; 13, 42 ; figure des tourments les plus affreux qu’il faudra endurer à tout jamais.



Mt22.14 Car il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus." - Beaucoup d'appelés... par cette formule, Jésus conclut la parabole du festin des noces et indique la morale que ses auditeurs en doivent tirer pour eux‑mêmes. Nous la connaissons, du reste, pour l’avoir récemment étudiée à la fin d’une autre parabole cf. 20, 16. Beaucoup d’appelés : tous les Juifs, en effet, vv. 3-4, puis après eux tous les païens, vv. 9-10, avaient reçu le divin appel. Mais peu d’élus : et pourtant, dirons‑nous avec S. Augustin, ne semble‑t-il pas qu’il n’y ait eu qu’un seul damné parmi tant de convives ? « Quel était cet homme? Quelle place tenait‑il, quel nombre représentait‑il au milieu de cette foule de convives ? » Voici la réponse : « Le Seigneur a voulu nous faire comprendre que cet homme représentait à lui seul un corps composé d’un grand nombre de membres ; après nous avoir dit que le roi donna ordre de jeter cet homme hors de la salle, et de le précipiter dans les tourments qu’il avait mérités, il a, en effet, immédiatement ajouté :  Car il y a beaucoup d’appelés, et peu d’élus. Comment ?... L’homme réprouvé a été chassé, les élus sont restés : il y a peu d’élus, parce que ce malheureux réprouvé en représente, dans sa personne, une multitude d’autres », Enarrat in Psaume 61, 6. L’adjectif « peu » retombe du reste sur toute la parabole et fait allusion par conséquent à l’exclusion de l’immense majorité des Juifs. - Ainsi donc, les Juifs rejetés parce qu’ils sont incrédules ; les païens appelés à leur place, mais rejetés, eux aussi, du salut messianique, s’ils se montrent indignes des grâces de Dieu : tel est l’abrégé de cette belle instruction du Sauveur. - Nous trouvons, dans le Talmud, Schabbath f. 153, 1, une parabole qui a plus d’un point de contact avec celle que nous venons d’expliquer, bien qu’elle soit loin de l’égaler en richesse et en profondeur. Un certain Rabbi Éliézer fait à ses disciples cette singulière recommandation : Revenez à résipiscence un jour avant votre mort. Mais, observent‑ils justement, l’homme peut‑il connaître le jour où il doit mourir ? Eh bien ! répond Éliézer, puisqu’il en est ainsi, il faut donc faire pénitence aujourd’hui même, afin que vos vêtements soient blancs tous les jours, comme l’a dit Salomon, Eccl. 9, 8, c’est-à-dire afin que votre âme soit toujours innocente et pure. Là-dessus, un autre Rabbin, Jochanan ben-Zachaï, prend la parole et dit : Cette chose est semblable à un homme qui avait invité ses serviteurs à un festin, mais sans leur indiquer le temps précis du repas. Les plus sages d’entre eux se parèrent et s’établirent auprès de la porte du roi, disant : manquerait‑il quelque chose au palais du roi ? Tout n’est‑il pas préparé ? Les autres en vrais insensés qu’ils étaient, se livrèrent comme d’ordinaire à leurs occupations en disant : Quel est le repas qui ne demande un certain temps et du travail pour être préparé ? Nous avons donc plus de temps qu’il n’en faut pour nous orner. Mais voici que le roi ayant appelé tout à coup ses convives, les plus sages serviteurs entrèrent en sa présence en vêtements de gala, tandis que les serviteurs insensés se présentèrent couverts d’habits malpropres. Le roi alla plein de joie au devant des serviteurs sages ; mais, enflammé de colère contre les serviteurs insensés, il s’écria : Que ceux qui se sont ornés pour le festin prennent place et qu’ils mangent et qu’ils boivent ! Que les autres au contraire se tiennent debout en face des premiers et qu’ils se contentent de regarder ! Cf. Meuschen, Novum Testam. ex Talmude et antiquit. Hebr. illustratum, p. 106.

Le denier de César, 22, 15-22. Parall. Marc. 12, 13-17 ; Luc. 20, 20-26.

Mt22.15 Alors les Pharisiens s'étant retirés, se concertèrent pour surprendre Jésus dans ses paroles. - Alors. Après avoir entendu ces paroles si sévères, auxquelles les délégués du Sanhédrin n’avaient pas trouvé un seul mot à répondre, les Pharisiens, qui avaient été témoins de toute cette scène, Cf. 21, 45, se retirent pour concerter un plan de conduite contre Jésus. Bien loin de produire le résultat qu’on avait espéré, l’enquête du grand Conseil n’avait réussi qu’à rendre plus glorieux le piédestal sur lequel se tenait Jésus : les chefs suprêmes de la religion juive avaient été humiliés devant le peuple et leur adversaire triomphait. Comment venger l’honneur du mosaïsme ? Telle est la question discutée dans ce conseil que Satan présidait d’une manière invisible. Comme il n’était pas possible alors d’employer la force ouverte, Cf. 21, 46, on s’arrête à la résolution suivante : poser à Jésus des questions insidieuses, qui l’obligeront de faire des réponses compromettantes, de telle sorte qu’on pourra l’attaquer directement, ou du moins que le peuple se séparera de lui. - Pour surprendre Jésus ; l’expression grecque est très énergique : elle signifie proprement « prendre dans un filet », à la façon des oiseleurs ou des chasseurs. Le filet des Pharisiens devait être le langage même du Sauveur, ses paroles qu’on l’amènerait adroitement à prononcer.


Mt22.16 Et ils lui envoyèrent quelques-uns de leurs disciples, avec des Hérodiens, lui dire : "Maître, nous savons que vous êtes vrai, et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans souci de personne, car vous ne regardez pas à l'apparence des hommes. - Leurs disciples. Tout d’abord, ils ne se présentent pas eux‑mêmes ; mais ils députent auprès de Jésus plusieurs de leurs disciples, c’est-à-dire quelques‑uns de ces étudiants qui suivaient alors à l’université célèbre de Jérusalem les cours de Gamaliel et de plusieurs autres Pharisiens distingués. C’était une habile tactique : interrogé par les Rabbins eux‑mêmes, Jésus, reconnaissant en eux ses ennemis invétérés, aurait pu se tenir sur ses gardes ; il sera au contraire sans défiance en face de jeunes Talmidim, (nom donné aux étudiants dans la langue juive) qui viendront lui poser respectueusement un cas de conscience et faire appel à ses lumières. Saul, le futur S. Paul, qui se distinguait déjà par son fanatisme religieux et qui faisait alors ses cours à Jérusalem, faisait peut-être partie de cette députation. - Avec des Hérodiens. Qu’étaient ces Hérodiens qui accompagnent les disciples des Pharisiens auprès de Notre‑Seigneur ? Il est assez difficile de le déterminer. Leur nom indique toutefois infailliblement qu’ils tenaient aux Hérodes de quelque manière. Il est probable que ce n’étaient pas de simples courtisans, mais plutôt des hommes influents qui s’associaient à la politique romaine de la famille royale, dans la pensée qu’il n’y avait pas d’autre moyen de préserver l’existence déjà si précaire de l’état juif. Bien qu’ils fussent d’ordinaire en lutte avec les Pharisiens, qui abhorraient le joug de Rome et la famille d’Hérode, ils ne craignent pas de se coaliser avec eux contre Jésus, l’ennemi commun. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’avait lieu cette ligue impie. Cf. Marc. 3, 6 et l’explication. Nous comprendrons mieux tout à l’heure le motif spécial de leur concours dans la circonstance actuelle. - Maître ; ils dirent en hébreu « Rabbi », traitant en apparence Jésus‑Christ comme l’un de leurs maîtres. Du reste, tout leur prélude vise à attirer la bienveillance du Seigneur : les disciples ne le cèdent en rien à leurs Docteurs en fait d’hypocrisie. « Ils commencent par la flatterie, dit Bossuet, car c’est par là que l’on commence toujours lorsqu’on veut tromper quelqu’un ». Ils relèvent donc avec affectation : 1° la parfaite orthodoxie de l’enseignement de Jésus, vous enseignez la voie de Dieu... La voie de Dieu c’est l’ensemble des commandements voulus par lui et que l’homme doit suivre comme on suit un grand chemin ; 2° l’indépendance bien connue de celui qu’ils consultent : sans souci de personne... ; il ne s’inquiète pas des hommes, de leurs faveurs, de leur disgrâce, du qu’en dira‑t-on. 3° son impartialité : vous ne regardez pas à l’apparence des hommes... ; favoriser quelqu’un aux dépens d’un autre en fonction de sa bonne mine.


Mt22.17 Dites-nous donc ce qu'il vous semble : Est-il permis, ou non, de payer le tribut à César ?" - Dites‑nous. La demande est habilement enveloppée dans le compliment : Nous avons toute confiance en vous, et vous le méritez ; daignez donc nous répondre avec votre liberté et votre droiture habituelles, sur un point important qui concerne l’honneur de Dieu et de son peuple privilégié. Ils ont l’air d’avoir discuté le point en question avec les Hérodiens, sans avoir pu tomber d’accord à son sujet. - Est‑il permis de payer. Il est bon de nous souvenir de la situation politique des Juifs à cette époque. Directement soumis, du moins à Jérusalem et dans toute la Judée, à l’autorité romaine, dépouillés de leur autonomie à part quelques détails illusoires, forcés de payer le tribut à l’empereur, ils aimaient cependant à se bercer dans de folles idées d’indépendance : le peuple de l’Alliance pouvait‑il donc être assujetti réellement à des infidèles ? De là des velléités de révolte qui se faisaient jour par quelques émeutes à l’occasion des grandes fêtes, et qui devaient aboutir bientôt à une ruine complète. Le parti pharisaïque tout entier, c’est-à-dire les hommes les plus instruits et en apparence les plus saints de la nation, s’agitaient sourdement contre la domination romaine, et spécialement contre les impôts qu’ils regardaient comme une honte pour les Juifs. - À César. Le prince régnant était alors Tibère ; mais ce nom servait depuis quelque temps déjà à désigner en général les empereurs romains. La question est maintenant très claire : Un Juif, peut‑il, en conscience, d’après les principes théocratiques, payer le tribut à l’empereur ? Ou bien, se rappelant qu’il n’a d’autre roi que Dieu, contre lequel il se révolterait en reconnaissant l’autorité d’un prince terrestre, n’est‑il pas tenu de se soustraire à l’exigence injuste de l’impôt ? Elle est présentée de telle sorte que Jésus, ce semble, pourra difficilement se tirer d’affaire par une échappatoire. Enfin tout en paraissant très particulière, elle est en réalité des plus vastes, puisque, en admettant la légitimité ou l’illégitimité du tribut, on se prononçait par là-même sur le caractère licite ou illicite de l’obéissance générale à l’empire.


Mt22.18 Jésus, connaissant leur malice, leur dit : "Hypocrites, pourquoi me tentez-vous ? - Avant de donner la solution désirée, Jésus fait d’abord voir à ses ennemis qu’il connaît à fond leur malice, et qu’il n’est pas dupe de leurs flatteries. - Connaissant leur malice. Dans le cas en effet où il eût décidé contre le tribut, ils étaient prêts à le livrer aussitôt entre les mains du gouverneur, ainsi que le dit formellement S. Luc, 20, 20 ; et c’était pour cela sans doute qu’ils avaient amené avec eux les Hérodiens, partisans avoués des Romains. Dans le cas contraire, ils se proposaient de le décrier auprès du peuple comme l’ennemi de la théocratie, et il eût été facile alors de changer en mépris et en haine les sentiments de cette multitude fanatique, qui attendait surtout le Messie parce qu’elle espérait être délivrée par lui du joug de Rome, et spécialement d’impôts qui pesaient lourdement sur la nation. - Pourquoi me tentez-vous ? Jésus fait tomber tout-à-fait le masque hypocrite dont ils s’étaient couverts : Pourquoi me tendez-vous la plus noire embûche sous les dehors de la simplicité, d’un faux amour pour la vérité ? Pourquoi voulez-vous me conduire, sous prétexte de religion, sur le terrain brûlant de la politique ?


Mt22.19 Montrez-moi la monnaie du tribut." Ils lui présentèrent un denier. - Après leur avoir montré qu’il connaît tout ce qui se passe dans leurs cœurs, il répond, mais d’une manière bien inattendue, à la question qu’ils lui ont posée. Ils se troublent et pâlissent sous son regard accusateur ; mais sans leur faire d’autre reproche, il leur demande, avec un calme majestueux et divin, la monnaie du tribut, une des pièces de monnaie dont ils se servaient pour payer le tribut à l’empereur. - Un denier : on lui présente un denier romain ; voir Matth. 18, 38 et le commentaire.


Mt22.20 Et Jésus leur dit : "De qui est cette image et cette inscription ? - Le divin Maître poursuit son interrogatoire, changeant ainsi les rôles, comme il se plaisait à le faire dans toutes les occasions semblables. Plaçant le denier en face de ses interlocuteurs, il leur demande : De qui est cette image... ? Un denier d’argent frappé durant le règne de Tibère porte à l’avers, comme nos monnaies modernes, la tête du monarque, autour de laquelle on lit la légende suivante : AUGUSTUS TIB. CÆSAR. L’usage de graver l’effigie des princes sur les monnaies de Rome ne remonte qu’à César. Auguste l’adopta, et ce fut depuis une règle définitive. Parfois les légendes, au lieu de se dérouler en cercle autour de l’image, étaient écrites au‑dessous sur deux ou trois lignes parallèles.



Mt22.21 De César," lui dirent-ils. Alors Jésus leur répondit : "Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu." - De César. L’effigie est celle de l’empereur et la légende contient son nom, répondent les étudiants auxquels Jésus fait si bien la leçon. - Rendez donc. Prenant alors cette assertion pour point de départ, le divin Maître prononce l’une de ses sentences les plus profondes, les plus riches en heureuses conséquences, si elle n’eût jamais été oubliée dans la pratique. - A César ce qui est à César. C’est la première partie de la décision : elle répond directement au cas de conscience du v. 17, et règle les devoirs de l’homme, du chrétien surtout, à l’égard de la puissance civile. Si cette image, si cette devise sont celles de César, le denier qui les porte appartient à l’empereur : les hommes qui ont actuellement ce denier entre les mains, qui l’emploient sans scrupule dans leurs contrats d’achat et de vente, montrent par là-même qu’ils agissent sous l’autorité de César, qu’ils sont ses vassaux ; si César leur redemande sa propriété en forme d’impôts et de tribut, ils ne doivent pas hésiter à obéir. Le raisonnement est parfait et les Juifs eux‑mêmes en admettaient la force probante : « En tout lieu où la monnaie d'un roi est en vigueur, les habitants reconnaissent ce roi comme leur maître ». Ce langage est de Maïmonides, tr. Gezelah, c.v. - Toutefois, l’enseignement qui est encore plus important : Et à Dieu ce qui est à Dieu. Ces mots règlent la conduite de l’homme, du chrétien, envers Dieu. Ils montrent qu’au‑dessus des autorités de la terre, il y a l’autorité divine, à laquelle nous devons aussi le respect, l’obéissance et l’amour (« Donne à César ton argent, et à Dieu ta personne », dit vigoureusement Tertullien, de Idol. 15) ; que ces deux autorités, l’humaine et la divine, ne sont nullement incompatibles, mais qu’elles peuvent exister de concert pour le bonheur de l’humanité. Ils renferment en outre les gouvernements dans de justes bornes, qu’ils ne sauraient outrepasser sans impiété, et ils leur enseignent le grand principe de la vraie politique : respecter, s’ils veulent être respectés eux‑mêmes, les droits sacrés de la religion et de la conscience ; s’allier à Dieu, c’est-à-dire à l’Église, pour empêcher le mal, pour propager la vérité, pour procurer le bien matériel, intellectuel et surtout moral des peuples. Mais où est aujourd’hui la politique chrétienne, basée sur cette parole d’or du Sauveur Jésus ?


Mt22.22 Cette réponse les remplit d'admiration, et, le quittant, ils s'en allèrent. - Toute l’assistance est émerveillée ; les tentateurs eux‑mêmes, car ce sont eux qui semblent directement désignés, ne peuvent s’empêcher, malgré leurs dispositions hostiles et malgré leur échec, d’admirer la sagesse de Jésus. Toutefois, ils se retirent silencieux. Quelle réplique pouvaient‑ils adresser au Sauveur ? - Cet épisode était trop caractéristique pour que les meilleurs peintres n’essayassent pas de la reproduire sur la toile. Valentin, et surtout Titien, se sont rendus célèbres l’un par son « Denier de César », l’autre par son « Christo della moneta ».

Les Sadducéens et la résurrection, 22, 23-33. Parall. Marc. 12, 18-27 ; Luc. 20, 27-40.

Mt22.23 Le même jour, des Sadducéens, qui nient la résurrection, vinrent à lui et lui proposèrent cette question : - Le même jour, c’est-à-dire le surlendemain de l’entrée triomphale, Cf. Marc. 11, 11, 12, 20, 27 ; 12, 18, par conséquent le mardi saint. Bossuet, Méditations, Dern. semaine, 40è jour, l’appelle « le jour des interrogations » ; mais c’est aussi, ajoute‑t-il, « le jour des résolutions les plus admirables que la sagesse incarnée ait données aux hommes ». - Les Sadducéens : nous avons déterminé autrefois, note du chap. 3, v. 7, le caractère général de cette secte, qui n’était guère moins célèbre alors que celle des Pharisiens. L’évangéliste fait ici au sujet des Sadducéens une déclaration bien surprenante : qui disent qu'il n'y a pas de résurrection. Comment des Juifs, et des Juifs qui appartenaient en grand nombre à la race sacerdotale et lévitique, pouvaient‑ils nier un dogme si important de la religion judaïque ? Mais le fait de cette négation est aussi avéré que possible. Non seulement les deux autres synoptiques l’attestent comme S. Matthieu, Cf. Marc. 12, 18 ; Luc. 20, 27, non seulement le livre des Actes le mentionne à son tour, Cf. 23, 6 et suiv., et rattache au matérialisme sadducéen l’une des scènes les plus intéressantes de la vie de S. Paul ; mais des écrits exclusivement juifs le confirment dans les termes les plus expressifs. « Les Pharisiens, dit l’historien Josèphe, Antiquités Judaïques, 18, 1, 3-4, croient que les âmes possèdent une force immortelle et qu’il y a des récompenses ou des châtiments pour ceux qui, pendant leur vie, ont pratiqué la vertu ou le vice... Les Sadducéens au contraire sont d’avis que l’âme disparaît avec le corps ». Dans le traité Aboth de de Rabbi Nathan, c. 5 cf. Geiger, Usrschrift, p. 105, nous lisons le trait suivant qui est un vivant commentaire du passage de Josèphe : « Les Sadducéens se servent toujours de vases en or et en argent ; non pas par fierté, mais en tenant ce propos : C’est comme une tradition entre les Pharisiens de se tourmenter dans cette vie, et cependant ils n’auront rien dans l’autre monde ». Le traité Tanchum, fol. 3, n'est pas moins formel : « Les Sadducéens niaient et disaient : le nuage s’estompe et disparaît. De la même façon, après être descendu dans le tombeau, on ne revient pas ». Donc, anéantissement de l’âme au moment de la mort, pas de vie future, pas de résurrection des corps, telles étaient les affirmations hérétiques des Sadducéens. - Lui proposèrent cette question : d’une manière hostile, bien entendu, ainsi qu’il résulte du contexte. Quoique ennemis des Pharisiens, les Sadducéens faisaient cependant cause commune avec eux lorsqu’il s’agissait de ruiner Jésus et sa doctrine cf. 12, 38 ; 16, 1, 6, 11 ; 22, 23, 34 ; Actes des Apôtres 4, 1 ; 5, 17, etc. Néanmoins, leur haine semble avoir connu quelques mesures jusqu’à la Passion du Sauveur.


Mt22.24 "Maître, Moïse a dit : Si un homme meurt sans laisser d'enfant, que son frère épouse sa femme et suscite des enfants à son frère. - Comme les disciples des Pharisiens, ils proposent un cas de conscience à Jésus, cas habilement choisi, basé sur la Loi mosaïque, et bien capable d’embarrasser tout autre casuiste que Notre‑Seigneur. - Maître ; eux aussi, ils donnent d’abord poliment à leur antagoniste le titre de Rabbi. - Moïse a dit. L’autorité qu’ils mettent en avant n’est autre que celle du grand Législateur lui‑même, qui, au Deutéronome, 25, 5 et 6, établit en effet la loi dont il s’agit : « Quand des frères habiteront ensemble et que l’un d’eux sera mort sans enfants, la femme du défunt ne contractera pas de mariage avec un étranger ; mais un frère de son premier mari l’épousera pour susciter une postérité à son frère, et au premier‑né qu’il aura d’elle il donnera le nom du défunt, de crainte que son nom ne périsse en Israël ». On voit par ce texte que la citation des Sadducéens est exacte pour le sens, quoique elle soit libre quant à la forme. Cette prescription, qui du reste n’était pas particulière aux Juifs, mais qu’on retrouve également chez plusieurs anciens peuples, tels que les Perses, les Égyptiens, les Hindous, est connue sous le nom de Loi du Lévirat, c’est-à-dire Loi du mariage avec les beaux‑frères. Elle avait pour but de maintenir la branche aînée de chaque famille, et d’empêcher une trop grande aliénation des biens. Elle n’était pas limitée aux frères du mari mort sans enfants ; elle s’étendait aux proches parents, comme nous l’apprend le Livre de Ruth, 3, 9-13. Elle n’était pas strictement obligatoire ; mais celui qui refusait de s’y soumettre encourait une sorte d’infamie, manifestée par une cérémonie humiliante. Cf. Deutéronome 25, 7-10 ; Ruth 4, 1-11. - Sans enfant. Deutéronome 25, 5. Dans les récits originaux de S. Marc, 12, 19, et de S. Luc, 20, 28, les Sadducéens emploient eux‑mêmes cette expression vague. Il ressort en effet d’autres prescriptions mosaïques que le mariage du Lévirat ne pouvait pas avoir lieu si le défunt avait laissé au moins une fille cf. Nombres 27, 8. - Son frère épouse sa femme et suscite des enfants à son frère. Le premier fruit de cette nouvelle union recevait le nom du frère défunt, comme s’il eût été issu directement de lui ; il était constitué son héritier. De là venait la distinction établie chez les Juifs entre la paternité naturelle et la paternité légale, que nous avons signalée à l’occasion de la généalogie de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ.


Mt22.25 Or, il y avait parmi nous sept frères, le premier prit une femme et mourut, et comme il n'avait pas d'enfant, il laissa sa femme à son frère. - Après le texte qui servira de point de départ à l’objection des Sadducéens, voici un trait emprunté, semblent‑ils dire, au domaine de la vie réelle et qui n’a rien d’impossible en soi, bien qu’il dut plus vraisemblablement avoir été inventé par eux pour la circonstance, S. Jean Chrys. Hom. 70 in Matth. Le cas est présenté avec beaucoup d’esprit et d’ironie, de manière à jeter du ridicule sur l’état futur des ressuscités.


Mt22.26 La même chose arriva au second, puis au troisième, jusqu'au septième. 27 Après eux tous, la femme aussi mourut. - Jusqu'au septième : c’est-à-dire, jusqu’à ce que les sept frères eussent contracté à tour de rôle cette singulière union, et trouvé la mort peu de temps après. - La femme meurt elle‑même la dernière, et c’est alors que, selon les Sadducéens, la situation se complique d’une manière étrange.






Mt22.28 Au temps de la résurrection, duquel des sept frères sera-t-elle la femme ? Car tous l'ont eue ?" - Au temps de la résurrection, dans l’état de résurrection, après la résurrection. - Duquel des sept... ? Quand la femme et ses sept maris consécutifs se retrouveront dans un autre monde, auquel des sept appartiendra‑t-elle ? Ils appuient avec emphase sur ce chiffre, pour mieux faire ressortir la difficulté. Quand même il n’y aurait eu que deux mariages; la question se poserait de la même manière ; mais en les multipliant outre mesure, les Sadducéens ont réussi à rendre l’objection plus piquante. La loi existe, veulent‑ils dire, et c’est Moïse qui l’a établie ; elle est donc légitime, immuable. Mais voyez à quelles conséquences absurdes elle vous conduit, si vous admettez le dogme de la résurrection : un pareil dogme est donc évidemment inadmissible. - Tous l'ont eue. Ils insistent pour prouver que les sept maris avaient des droits égaux sur la femme, à laquelle ils avaient tous été semblablement unis sur la terre. Divers Rabbins, après avoir discuté un cas semblable quoique moins compliqué, avaient néanmoins décidé que la femme appartiendrait dans le ciel au premier mari. « La femme qui a épousé deux maris en ce monde sera rendue au premier mari dans le monde futur », Sohar Genèse f. 24, 96. Sur ces Rabbins comme sur les Sadducéens tombe le reproche suivant de Jésus.


Mt22.29 Jésus leur répondit : "Vous êtes dans l'erreur, ne comprenant ni les Écritures, ni la puissance de Dieu. - Jésus leur répondit. On ne sait qu’admirer le plus, de la patience ou de la sagesse de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, dans la réponse qu’il fait aux Sadducéens. Il n’y a rien de rebutant dans les paroles qu’il leur adresse : ce sont de malheureux égarés, gravement coupables sans doute, mais qui du moins se montrent tels qu’ils sont et qui ne cherchent pas, comme les Pharisiens, à se couvrir d’un masque hypocrite. A eux aussi toutefois le Sauveur dira franchement leurs vérités. - Dans l'erreur, s’écrie‑t-il d’abord : leur refus de croire à la résurrection les établissait en effet, non seulement dans un état d’erreur, mais encore dans un état de véritable hérésie. Jésus leur indique ensuite les deux motifs pour lesquels ils se trompent d’une manière si grossière sur le point en litige : 1° Ne comprenant ni les Écritures, ils ignorent les Saintes Écritures dans lesquelles la doctrine de la résurrection est si clairement affirmée ; 2° Ni la puissance de Dieu, ils ignorent la puissance de Dieu, devant laquelle tous les obstacles disparaissent.


Mt22.30 Car, à la résurrection, les hommes n'ont pas de femmes, ni les femmes de maris, mais ils sont comme les anges de Dieu dans le ciel. - Dans ce verset, Jésus prouve d’abord aux Sadducéens qu’ils ignorent la grandeur de la puissance divine. Ils la croient limitée, ils supposent qu’au ciel les relations et les conditions de la vie présente doivent nécessairement exister, sans que Dieu puisse rien modifier. C’est une erreur grossière. Dieu n’est‑il pas tout‑puissant et celui qui a créé notre nature n’est‑il pas capable de la transformer à son gré ? Et c’est précisément ce qu’il fera dans l’autre vie, après la résurrection générale. Avec une nouvelle naissance Dieu donnera à nos corps de nouvelles qualités : aussi, pour conserver un peuple dont tous les membres seront immortels, il n’ y aura besoin ni de mariage, ni de génération. Donc l’objection des Sadducéens tombe complètement à faux. « Dans le monde futur, dit aussi le Talmud, Berachoth f. 17, il ne sera pas nécessaire de manger, ni de boire, ni de se multiplier par le mariage, ni d'acheter ou de vendre… mais les justes siégeront, leurs couronnes sur la tête, et ils jouiront de la splendeur de Dieu ». - Les hommes n’ont pas de femmes... est dit des hommes, qui ont un rôle plus actif dans le choix d’une épouse ; ni les femmes de maris est dit des femmes qui n’avaient alors au contraire qu’un rôle passif, leurs parents choisissant ou acceptant pour elles celui qui devait être le compagnon de leur vie. - Ils sont comme les anges. L’état des ressuscités ne ressemblera pas à tous égards à celui des anges ; mais leur nature deviendra sous plus d’un rapport, et spécialement pour ce qui concerne le mariage et les infirmités des sens, conforme à la nature angélique. C’est ce que l’Apôtre S. Paul développe dans un admirable langage, 1 Corinthiens 15, 42-44 : « Ainsi en est‑il de la résurrection des morts. Ce qui est semé périssable ressuscite impérissable ; ce qui est semé sans honneur ressuscite dans la gloire ; ce qui est semé faible ressuscite dans la puissance ; ce qui est semé corps physique ressuscite corps spirituel ; car s’il existe un corps physique, il existe aussi un corps spirituel ». Remarquons bien que les Sadducéens niaient l’existence des anges, Cf. Actes des Apôtres 23, 8 ; mais le Sauveur ne redoute pas leurs négations et il est prêt à les satisfaire sur ce point comme sur celui de la résurrection ; voilà pourquoi il introduit cette idée secondaire.




Mt22.31 Quant à la résurrection des morts, n'avez-vous pas lu ce que Dieu vous a dit, en ces termes : - Jésus passe maintenant à l’autre cause d’erreur qu’il avait alléguée au début de sa réponse, v. 29, et il prouve à ses adversaires qu’ils ne connaissent certainement pas les divines Écritures, car autrement ils auraient été frappés depuis longtemps des textes nombreux qu’elles contiennent en faveur de la doctrine de la résurrection. - Ce que Dieu... Parmi tous ces textes, celui que Notre‑Seigneur choisit, emprunté comme l’on sait au livre de l’Exode, 3, 6, n’est certainement pas le plus fort, du moins à première vue. Isaïe 26, 19, Ézéchiel, 37, 1-14, Daniel, 12, 2, affirment en termes plus énergiques la résurrection future ; mais les Sadducéens ont appuyé leur objection sur la Loi, c’est par un passage de la Loi que le divin Maître leur répondra. Il en appelle aux livres de Moïse, bien plus, à la parole même de Dieu, comme à une autorité suprême qu’ils ne pourront ni récuser, ni interpréter d’une manière allégorique, ainsi qu’ils semblent avoir fait souvent pour les passages des écrits prophétiques directement opposés à leurs erreurs. D’ailleurs, les Rabbins citent pareillement ce même texte pour démontrer l’immortalité de l’âme et la Résurrection. - Vous a dit : c’est pour vous‑mêmes que le Seigneur parlait dans cette circonstance solennelle, il réfutait ainsi d’avance votre hérésie abominable.


Mt22.32 Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob ? Or Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants." - Il faut observer que c’est longtemps après la mort d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, que Dieu se nomme le Dieu de ces trois grands patriarches, fondateurs de la nation choisie. De là le raisonnement que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ fait ensuite sur cette dénomination que Dieu avait daigné s’imposer lui‑même, afin de manifester ainsi son amour pour les ancêtres d’Israël. - Dieu n'est pas le Dieu des morts... Profonde réflexion qui forme la mineure du syllogisme employé par Jésus. La conclusion n’est pas exprimée parce qu’elle est tout à fait évidente : Donc Abraham et Isaac et Jacob sont vivants ; donc les morts ressusciteront. R. Manasse Ben‑Israel, dans son curieux ouvrage « de Resurrectione mortuorum », dont le premier livre est dirigé contre les Sadducéens, argumente absolument de la même manière que Jésus : « Quand le Seigneur apparut pour la première fois à Moïse, on lit qu’il a dit : Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Or Dieu n’est pas le Dieu des morts, qui étant morts ne sont plus, mais des vivants, parce que les vivants existent. Le patriarche a donc raison de déduire de ce texte que les âmes vivent », Pars. 1, c. 10, 6. Mais Jésus a‑t-il bien prouvé ce qu’il fallait ? De son argumentation ne résulte‑t-il pas simplement que l’âme est immortelle ? Toutefois l’admiration de la foule d’une part, v. 33, de l’autre le silence des Sadducéens qui s’avouent par là-même vaincus, v. 35, démontrent que la réponse de Jésus est tombée juste et que son raisonnement était irréfutable. D’après la théologie judaïque le dogme de la résurrection des corps et celui de l’immortalité de l’âme sont en effet intimement unis : si les Saints Livres proclament l’existence d’une vie éternelle pour l’homme, ce doit être pour l’homme tout entier, tel qu’il fut créé par Dieu à l’origine, tel qu’il apparaît sur cette terre. Or, sans la résurrection des corps, l’homme serait imparfait, incomplet. Nous serons donc rétablis dans notre état primitif et l’âme rejoindra le corps pour n’en être jamais séparée. Du reste, les Sadducéens ne rejetaient précisément la résurrection future, que parce qu’ils refusaient d’admettre la continuation de l’existence individuelle après la mort. Pour les confondre, il suffisait d’établir que la vie personnelle n’est pas détruite par la mort, ni plongée dans ce grand tout qu’ils appelaient l’âme de Dieu.


Mt22.33 Et le peuple, en l'écoutant, était rempli d'admiration pour sa doctrine. - Ce verset décrit l’effet produit par le nouveau triomphe de Jésus. - Le peuple : la foule nombreuse qui assistait à cette scène, Cf. 21, 23, est au comble de l’enthousiasme et de l’admiration. On s’était pourtant proposé de diminuer l’autorité, le prestige du divin Maître auprès du peuple ; mais c’est le contraire qui a lieu, et ce sont ses adversaires qui sont confondus. D’après S. Luc, 20, 39, des Docteurs de la Loi, présents à l’entretien, ne purent contenir leur ravissement et ils s’écrièrent : Maître vous avez bien dit. « Joignons‑nous à ces Docteurs... Mais ce n’est pas de vains applaudissements que Jésus cherche. S’il a bien dit, profitons de sa doctrine. Vivons comme devant éternellement vivre : ne vivons pas comme devant mourir, pour terminer tous nos soins à cette vie... Vivons pour Dieu, aimons‑le de tout notre cœur : c’est ce qu’il va nous enseigner dans la lecture suivante », Bossuet, Médit. Dern. Semaine, 41è jour.

Le plus grand commandement de la Loi, 22, 34-40. - Parall. Marc. 12, 28-34.

Mt22.34 Les Pharisiens ayant appris que Jésus avait réduit au silence les Sadducéens, s'assemblèrent. - L’évangéliste indique d’abord l’occasion de cette nouvelle entrée en lutte des Pharisiens. Honteusement défaits peu d’instants auparavant dans la personne de leurs disciples, Cf. v. 15 et suivants, ils apprennent tout à coup, et non sans un malin plaisir, que le parti sadducéen vient d’éprouver à son tour un échec complet. Quelle gloire et quelle joie pour eux, s’ils pouvaient, en face d’une aussi nombreuse assistance, prendre dans un piège habilement tendu ce Jésus qui venait de battre leurs adversaires ! Ils remporteraient de la sorte une double victoire. Stimulés par cette pensée, ils reviennent aussitôt à la charge, espérant être plus heureux que par le passé. - Il avait réduit les sadducéens au silence : le texte grec emploie de nouveau l’expression pittoresque et très énergique qui signifie proprement museler, bâillonner ; au figuré, imposer silence. - Se rassemblèrent : en grec, selon toute vraisemblance, « en un même lieu » cf. Actes des Apôtres 2, 1. Le sens serait au contraire d’après Kuinœl et plusieurs autres commentateurs : « conspirant de même dans un même but ».


Mt22.35 Et l'un d'eux, docteur de la loi, lui demanda pour le tenter : - Ce Scribe sert de porte‑parole aux Pharisiens : on l’a chargé, à cause de son habileté, d’adresser à Jésus la question captieuse qui compromettra l’ennemi commun du parti. - Pour le tenter : ici comme en plusieurs autres endroits, l’évangéliste emploie cette formule pour mettre en relief les mauvaises dispositions des interlocuteurs de Jésus. Le cas de conscience posé par le Docteur dans la circonstance présente semble tout d’abord très innocent ; mais il était dans son origine et dans son but, le fruit d’une odieuse perversité, et c’est ce que veut faire remarquer S. Matthieu.


Mt22.36 "Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ?" - La loi juive comptait, au dire des Rabbins, 613 commandements. Or, quand on a devant soi un nombre si considérable de commandements, il est assez naturel de se demander quels sont ceux qui obligent plus ou moins. Telle était la pensée de R. Simlaï : « Si Moïse nous a prescrit 365 lois négatives et 248 lois positives (on avait remarqué que le nombre des premières équivaut aux jour de l’année commune, celui des secondes à la totalité des membres du corps humain), assurément tous ces commandements ne sauraient être également importants, ni toutes les transgressions également coupables. Quels sont donc les commandements importants et quelles sont les lois les moins urgentes ? » Traité Makkoth. Grande discussion à ce sujet dans les écrits talmudiques : ne pouvant s’accorder pour le détail, les Rabbins finirent par décider que Dieu n’avait pas marqué ses commandements au point de vue de leur importance, afin que l’homme fût excité par là-même à n’en négliger aucun cf. Debarim R. 4, ad Deutéronome 22, 6. Et voici qu’on veut embarrasser Notre‑Seigneur en lui posant cette question à laquelle personne n’avait pu répondre ! - Le plus grand, grand d’une manière absolue, par conséquent « le premier de tous les commandements », ainsi que nous lisons dans S. Marc, 12, 28. Quel est donc le premier commandement de la Thora, celui sur lequel elle repose comme sur une base inébranlable ?


Mt22.37 Jésus lui dit : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. - Jésus cite librement, d’après la traduction des Septante un verset bien connu du Deutéronome, 6, 5, dans lequel, au moyen de synonymes accumulés à la façon orientale, l’amour de Dieu par‑dessus tout est énergiquement inculqué. « On trouve en abondance la loi contenue dans cette parole continuellement répétée. Il agit ainsi pour montrer que l’homme doit brûler pour Dieu d’un si grand amour qu’il ne permette à aucune faculté de son âme de laisser quoi que ce soit exclure, diminuer ou transférer à une créature l’amour qu’il porte à son Dieu », Victor d'Antioche, Maxima Biblioth. Vet. Patr. t. 4. « Le souverain bien, que l’on dit aussi être le meilleur et le plus grand, personne ne doute qu’on doive l’aimer. Mais on ne doit rien aimer plus que lui. Voilà ce que signifient et qu’expriment les paroles suivantes : de toute son âme, de tout son cœur, et tout son esprit », S. August. De Mor. Eccles. Lib. 1 cap. 12. On a souvent cherché à préciser le sens exact et la différence de ces trois expressions, de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit ; mais les exégètes qui ont tenté ce travail difficile n'ont guère abouti qu'à se contredire les uns les autres, sans pouvoir rien affirmer de clair et de certain. Le commandement, tel qu’il est exprimé, revient donc à ces mots de S. Bernard : « La mesure d’aimer Dieu c’est d’aimer sans mesure. »


Mt22.38 C'est là le plus grand et le premier commandement. - Après avoir rappelé à ses auditeurs ce commandement de la Loi, Jésus le qualifie et affirme qu’il n’y en a pas d’autre qui lui soit supérieur : il les prime tous et de beaucoup. Qui oserait le nier ? - Voilà la réponse qu’on demandait au Sauveur : il la rend aussi précise, aussi catégorique que possible, et montre à ces esprits étroits, à ces cœurs sans amour, quel est tout à la fois le principe et la fin, l’origine et le terme de la Loi et de la religion : c’est la charité pour Dieu, c’est à dire l’amour pour Dieu. Qu’ils s’attachent donc vraiment à lui au lieu de se perdre dans mille détails mesquins qui les distraient.


Mt22.39 Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. - Toutefois le Sauveur, désireux d’instruire même ses ennemis, dépasse dans ses explications le but qu’ils lui ont fixé. « Interrogé sur le seul premier commandement, il ne pensa pas pouvoir taire le second, parce que le premier ne peut pas exister véritablement sans l’autre », Victor d’Antioche.Le second lui est semblable. Ce second commandement est semblable au premier, c’est-à-dire de même nature que lui : tel est le sens de l’adjectif. - Le texte Tu aimeras ton prochain... en est emprunté au Lévitique, 19, 18. Tout y est parfaitement clair : prochain désigne tous les hommes sans exception ; comme toi‑même indique le mode et le degré de notre affection pour nos frères.


Mt22.40 A ces deux commandements se rattachent toute la Loi, et les Prophètes." - Jésus conclut maintenant sa réponse par un trait général, qui montre le rôle que jouent, relativement à la Loi tout entière, les deux grands commandements qu’il vient de signaler. - A ces deux commandements se rattachent ; en grec : sont suspendus : belle figure qui fait du double commandement d’amour le point d’appui de toute la législation théocratique. (Nous avons dit précédemment, Cf. 5, 17 et le commentaire, que l’expression la Loi et les Prophètes désignait chez les Juifs l’ensemble des commandements révélés). La loi est ainsi ramenée par Jésus à ses deux principes généraux, à deux prescriptions universelles qui comprennent tout le reste et qui embrassent, sans en excepter un seul, la multitude sans nombre de nos devoirs soit envers Dieu, soit envers nos semblables. Le Décalogue, ce divin résumé de la Loi morale et religieuse, est lui‑même condensé dans ces deux prescriptions, puisque l’ordre d’aimer Dieu renferme la première table, tandis que l’ordre d’aimer le prochain s’étend à la seconde. S. Paul avait donc raison de dire Romains 13, 10, que l’amour est la plénitude de la Loi. En effet, écrit S. Grégoire‑le‑Grand, Hom. 27 in Matth., « Ce qui est commandé ne se solidifie que par la seule charité. Car de même que les nombreux rameaux d’un arbre poussent d’une seule racine, les nombreuses vertus ne tirent leur origine que de la seule charité. Et le rameau d’une bonne œuvre ne garde quelque verdeur que s’il demeure dans la racine de la charité ». [La Charité signifie l’amour de Dieu et l’amour du prochain.]


Le Messie fils de David, 22, 41-46. Parall. Marc. 12, 35-37 ; Luc. 20, 41-44.

Mt22.41 Les Pharisiens étant assemblés, Jésus leur fit cette question : - « Après avoir répondu, lui‑même les interroge aussi », S. Jean Chrys. Hom 71. Après être sorti victorieux du quadruple interrogatoire que ses ennemis lui avaient fait subir, Jésus leur pose à son tour une question embarrassante, pour achever ainsi leur défaite.


Mt22.42 "Quelle est votre opinion au sujet du Christ ? De qui est-il fils ?" Ils lui répondirent : "De David." - Quelle est votre opinion... Cette demande générale sert d’introduction : elle est aussitôt précisée par les mots : De qui est‑il fils ? - La réponse était des plus faciles : toutes les prophéties inspirées ne disent‑elles pas avec la plus grande netteté que le Christ doit être le rejeton de David selon la chair ? Cf. 2 Samuel 7, 12 ; 28, 1-6 ; Isaïe 11, 1 etc. ; Matth. 1, 1 et le commentaire.







Mt22.43 "Comment donc, leur dit-il, David inspiré d'en haut l'appelle-t-il Seigneur, en disant : - Jésus fait une objection aux Pharisiens. Ils ont dit que le Messie doit être fils de David et ils ont bien dit ; mais, cela posé, comment se fait‑il que David appelle le Messie son Seigneur dans un passage célèbre des Psaumes, écrit inspiré par l'Esprit, c’est-à-dire par l'Esprit‑Saint, Marc. 12, 36, d’après une inspiration venue directement du ciel ? Ainsi que l’observe Mgr Mac Evilly, Philippe de Macédoine aurait‑t-il jamais donné à son fils, Alexandre‑le‑Grand, le titre de Monseigneur ? Les mots inspiré par l'Esprit contiennent une preuve très forte en faveur du dogme de l’inspiration des Saintes Écritures.


Mt22.44 Le Seigneur a dit à mon Seigneur Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que je fasse de tes ennemis l'escabeau de tes pieds ? - Le Sauveur cite maintenant le texte auquel il vient de faire allusion ; c’est le premier verset du Psaume Vulgate 109, (Psaume Hébreux 110). - Le Seigneur a dit, c’est à dire Dieu a dit. - À mon Seigneur, c’est-à-dire au Christ, d’après l’interprétation constante des exégètes catholiques, juifs et protestants cf. Hengstenberg, Christologie des Alt. Testam. 1, p. 139 et suiv., et surtout d’après l’interprétation authentique et divine de Jésus. C’est sur ce titre que repose toute la démonstration : il désigne nécessairement un être supérieur, puisque un roi aussi puissant que David se croit obligé de le donner au personnage dont il chante la grandeur dans ce Psaume. La suite de la citation rehausse encore la force du mot Ladôni, car elle prouve que le prophète royal ne pouvait avoir en vue qu’un héros vraiment divin. - Assieds‑toi à ma droite cf. 20, 21. Dieu place son Christ, le Seigneur de David, à sa propre droite dans le Ciel : au jour de l’Ascension, l’humanité sainte de Jésus reçut en effet cette place d’honneur. - Jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis... A la fin du monde seulement les ennemis du Messie lui auront été soumis d’une manière absolue ; est‑ce à dire qu’alors il cessera de siéger à la droite de Dieu ? Tout au contraire, son règne parfait n’existera qu’à partir de cet instant. La conjonction « jusqu'à » n’a donc pas ici un sens exclusif, Cf. 1, 25 et l’explication : elle entr’ouvre plutôt le domaine de l’éternité. - L'escabeau de tes pieds : image d’une entière soumission, de l’humiliation la plus complète.


Mt22.45 Si donc David l'appelle Seigneur, comment est-il son fils ?" - Raisonnement sur le texte, pour mieux faire ressortir la difficulté proposée plus haut, v. 43. Comment le Messie peut‑il être tout à la fois le fils et le Seigneur de David ? N’est‑ce pas là une étrange situation, qu’il suffit de signaler pour en démontrer l’impossibilité ? Lactance, 4, 12, tire une conclusion semblable : « David, qui était roi, aurait‑il pu appeler son seigneur un autre que le Christ et que le Fils de Dieu, qui est le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs ? ». On devine aisément le but que se proposait Notre‑Seigneur en adressant une pareille question aux Pharisiens. « Il voulait par là leur faire lever les yeux à une plus haute naissance selon laquelle il n’est pas fils de David, mais Fils unique de Dieu (…) ». Bossuet, Médit. dern. semaine, 52è jour. Nous avons par conséquent dans ce passage une preuve des plus convaincantes en faveur de la divinité de Jésus‑Christ : il est Dieu et homme tout ensemble ; il est Dieu, bien qu’il soit le Fils de David selon la chair.


Mt22.46 Nul ne pouvait rien lui répondre, et, depuis ce jour, personne n'osa plus l'interroger. - Les orgueilleux Pharisiens sont de nouveau réduits au silence en face de tout le peuple, et, ce qui était plus humiliant, sur un point essentiel de la religion mosaïque, sur la nature du Messie ! Un autre Psaume, 2, 7, Isaïe, 9, 6, Michée, 5, 2, n’avaient‑ils donc pas affirmé la filiation divine du Christ ? Mais ils ne savent pas, ou du moins ils ne veulent pas savoir. - Personne n'osa plus... Battus sur toute la ligne, sans espoir de pouvoir remporter l’avantage sur un adversaire qui leur est si visiblement supérieur en sagesse, les Sanhédristes, les Hérodiens, les Pharisiens et les Sadducéens renoncent à rentrer en lice avec Jésus. « Depuis ce temps ils se tinrent dans le silence ; qui à la vérité n'était pas un silence volontaire, mais forcé ; parce qu'ils n'avaient plus rien à lui dire. Ses réponses précédentes les avaient tant abattus, qu'il ne pouvaient plus résister", S. Jean Chrys. Hom. 71. S’ils osent désormais attaquer Jésus, ce sera par la violence, entourés de soldats bien armés, Cf. 26, 47.


Chapitre 23

Mt.23. Parall. Marc. 12, 38-40 ; Luc. 20, 45-47.

Mt23.1 Alors Jésus, s'adressant au peuple et à ses disciples, parla ainsi : - Courte introduction au discours de Jésus. La particule alors détermine l’époque où fut prononcé le réquisitoire : ce fut aussitôt après les incidents décrits dans le chapitre qui précède, par conséquent sous les galeries du Temple, Cf. 24, 1. Les mots suivants, au peuple et à ses disciples, indiquent la partie spéciale de l’assistance à laquelle s’adressait alors Notre‑Seigneur. Comme dans une occasion analogue, Cf. 15, 10, après avoir répondu victorieusement aux questions insidieuses de ses ennemis, il se tourne vers le peuple et vers ses disciples, pour dénoncer l’esprit pharisaïque et pour en arrêter ainsi les effets pernicieux.


Mt23.2 "Les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. - Jésus commence par reconnaître et par établir de la manière la plus forte l’autorité de ces hommes dont il va ensuite attaquer les abus. Il tient à montrer pour le présent et pour l’avenir qu’il ne faut pas mépriser le divin ministère, à cause de l’indignité de ceux qui l’exercent. Obéissance et respect à l’autorité légitime, quelle que soit la valeur morale des hommes qui en ont été revêtus : voilà un grand principe chrétien que l’on oublie trop facilement. - Dans la chaire de Moïse. - Sont assis, désigne un acte ancien et qui persévère. L’image contenue dans ces mots est facile à comprendre ; nous l’employons nous‑mêmes tous les jours quand nous disons par exemple du pape qu’il est assis sur la chaire de Pierre. C’est une métaphore tirée de la coutume qu’ont les docteurs d’enseigner du haut d’une chaire. Moïse étant le Législateur, le Docteur par excellence des Hébreux, tous ses successeurs autorisés étaient censés l’avoir remplacé à tour de rôle dans la chaire qui symbolisait sa mission divine. Du reste, l’expression, être assis sur le siège ou dans la chaire, était devenue, dans le langage rabbinique, un terme technique pour signifier « succéder à quelqu’un ». Or, à l’époque du Sauveur, les successeurs de Moïse étaient les Scribes et les Pharisiens, chargés de commenter, d’interpréter la Loi. - Les Scribes et les Pharisiens. Il arrive souvent à Jésus de réunir ces deux noms, qui méritaient en effet, à plus d’un titre, d’être associés. Nous avons vu, Cf. 3, 7 et la note correspondante, que les Docteurs de la Loi appartenaient pour la plupart au parti pharisaïque, dont ils étaient les chefs et les régulateurs. « Pharisiens » exprime donc le genre, « Scribes » une espèce particulière de ce genre.


Mt23.3 Faites donc et observez tout ce qu'ils vous disent, mais n'imitez pas leurs œuvres, car ils disent et ne font pas. - Dans la première partie de ce verset, Jésus tire la conclusion du fait qu’il vient de signaler, comme on le voit par la particule donc. - Tout ce qu'ils vous disent... Il est bien évident que Notre‑Seigneur ne parle pas ici d’une manière absolue, malgré la généralité des expressions qu’il emploie ; autrement il se contredirait, puisqu’il a dit ailleurs à ses disciples, Cf. 16, 11, 12, de prendre garde au levain, c’est-à-dire à la doctrine des Pharisiens ; puisque, dans ce discours même, v. 16 et suiv., il attaquera plusieurs de leurs décisions. Il faut donc rattacher son langage actuel aux paroles du verset précédent, et alors on obtient, selon la juste distinction de Grotius, ce sens très acceptable : « Par le droit qu’ils ont d’enseigner, et en tant qu’interprètes de la loi, ils vous ont prescrit ce que vous devez faire ». Jésus envisage donc en ce moment les Scribes comme les dépositaires de l’autorité de Moïse, comme les Docteurs légitimes du peuple, et il suppose, à ce titre, qu’ils s’acquittent régulièrement de leur mandat, qu’il n’y a dans leurs interprétations de la parole divine rien de contraire au dogme ni à la morale. Ce principe établi, il les traitera comme de simples particuliers et il flagellera leurs vices et leur corruption. - Faites et observez. Répétition de l’idée pour inculquer l’obéissance. - N'imitez pas leurs œuvres. Après avoir posé l’important principe que nous venons de lire, Jésus traite désormais les Scribes et les Pharisiens comme des hommes ordinaires, et il attaque sans ménagement leurs vices personnels, leurs erreurs privées. Respectez leur fonction, mais détestez leurs œuvres. « Prenez garde, dit poétiquement S. Augustin, Serm. 46 in Ézéchiel, qu’en cueillant la bonne doctrine comme une fleur parmi les épines, vous ne vous laissiez déchirer la main par le mauvais exemple. » - Le Sauveur expose ensuite deux des principaux motifs pour lesquels on doit se bien garder d’imiter les Pharisiens. Le premier est résumé dans les mots ils disent et ils ne font pas : Jésus, au contraire, le modèle des Docteurs, agit en conformité avec son enseignement. S. Paul, dans la Lettre aux Romains, 2, 21-23, donne un commentaire énergique du reproche adressé par Notre‑Seigneur aux Pharisiens : « Toi qui instruis les autres, tu ne t’instruis pas toi‑même ! Toi qui proclames qu’il ne faut pas voler, tu voles ! Toi qui dis de ne pas commettre l’adultère, tu le commets ! Toi qui as horreur des idoles, tu pilles leurs temples ! Toi qui mets ta fierté dans la Loi, tu déshonores Dieu en transgressant la Loi ». Saul, qui avait étudié aux pieds des Scribes, Saul Pharisien zélé, connaissait à fond les mœurs de ses anciens maîtres.


Mt23.4 Ils lient des fardeaux pesants et difficiles à porter, et les mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du doigt. - Ils lient des fardeaux. Belle métaphore. On a coutume de lier ensemble plusieurs petits paquets embarrassants, afin de pouvoir les porter avec moins de gêne : les Docteurs juifs font de même. Toutefois, comme il s’agit des épaules d’autrui et non des leurs, les petits fardeaux qu’ils accumulent deviennent si nombreux, si pesants qu’on en est bientôt écrasé. Les épithètes pesants et insupportables conviennent parfaitement à ces prescriptions minutieuses, rigoureuses, innombrables, que les Pharisiens prétendaient imposer au peuple en les décorant du nom de traditions. Nous en avons indiqué plusieurs, notamment celles qui concernent le sabbat et les ablutions : on en trouvera d’autres plus intolérables encore dans l’ouvrage du pasteur anglais M’Caul « Nethivoth olam ». Voir en particulier le chap. 53 : Combien les lois rabbiniques sont onéreuses pour les pauvres. - Les remuer du doigt... Il y a là une antithèse frappante et pittoresque, qui faisait dire à Bengel, Gnomon in h.l. : « L’écriture a quelque chose d’incomparable dans la description qu’elle fait des traits particuliers des âmes ». Quelle odieuse inconséquence dans ces directeurs sans pitié ! Ils ne touchent pas même du doigt les fardeaux énormes qu’ils ordonnent aux autres de porter.







Mt23.5 Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes, portant de plus larges phylactères et des franges plus longues. - Voici cependant un point à propos duquel les Scribes et les Pharisiens manifestent un vrai zèle, sans craindre un grand déploiement d’activité : c’est lorsqu’il est question d’acquérir l’estime des hommes par tous les moyens. - Toutes leurs actions... Jésus condense dans cette phrase le second motif qui devait exciter ses auditeurs à fuir les exemples pharisaïques. - Pour être vus, et par suite pour être loués, pour être estimés. Tout est donc extérieur dans la conduite de ces hommes, tout tend à l’effet, Cf. v. 20 : ils ne travaillent pas pour Dieu, mais pour eux‑mêmes. - Notre‑Seigneur signale dans la seconde moitié du v. 5 et dans les deux suivants divers traits de la vie soit religieuse, soit profane des Pharisiens, qui justifient ce reproche accablant. Le Discours sur la Montagne nous en avait déjà révélé plusieurs. Cf. 6, 2, 5. 16. - Premier trait : Ils portent de larges phylactères. Les phylactères, voir dans l’Ancien Testament, Exode 13, 16 ; Deutéronome 6, 8 ; 11, 18 , étaient de petites bandes de parchemin sur lesquelles étaient écrits les quatre passages suivants du Pentateuque : Exode 12, 2-10 ; 11-17 ; Deutéronome 6, 4-9 ; 11, 13-22. Pliées délicatement, ces bandes étaient placées dans une capsule en basane, laquelle était elle‑même fixée sur une lanière de cuir dont les deux extrémités servaient à attacher tout l’appareil soit au front, soit au bras gauche. Il y avait ainsi deux sortes de Tephillines, les Tephillines de la tête et les Tephillines de la main. L’obligation de les porter pendant la prière et pendant plusieurs autres actes religieux est déduite par les Juifs de ces paroles de Moïse au livre du Deutéronome, 6, 6-8 : « Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur... tu les attacheras à ton poignet comme un signe, elles seront un bandeau sur ton front ». Leur usage semble d’ailleurs remonter à une assez haute antiquité, et il est probable qu’il était général au temps de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Le nom donné aux Tephillines par les Juifs Hellenistes, signifie « antidote, remède » : peut-être l’avait‑on choisi pour exprimer que cet ornement sacré était un symbole visible rappelant à l’Israélite qu’il doit observer fidèlement les divins commandements (S. Just. Mart., Dial. cum Tryph.) ; peut-être aussi doit‑il conserver sa signification habituelle d’amulette, à cause des idées superstitieuses que les Juifs d’autrefois (Cf. Targ. ad Cant. 8, 3) et d’aujourd’hui ont attaché à son emploi. Les dimensions de chacune des parties dont se composaient les Tephillines avaient été déterminées mathématiquement, comme toutes choses l’étaient dans le Judaïsme : mais les Pharisiens se plaisaient à élargir démesurément soit l’étui de basane, qui contenait les membranes de parchemin, soit les courroies qui servaient à maintenir les phylactères au bras et au front : ils affectaient ainsi une plus grande piété et un plus grand attachement aux moindres observances religieuses. C’est à cela que le Sauveur fait allusion dans sa critique mordante. - Sur les Telliphines on peut consulter Léon de Modène, Cérémonies des Juifs, 1, 11, 4 (érudit juif et rabbin de Venise). Les Perses avaient aussi un appareil de prière analogue à celui des Juifs ; de même les Indiens, qui se munissent des « saints cordons » des Brahmanes. S. Jérôme et S. Jean Chrysostome mentionnent, mais pour la condamner, la coutume qu’avaient de leurs temps certaines « femmelettes » chrétiennes, de se suspendre au cou des éditions‑miniatures des Évangiles (« parvula evangelia »), pour faire parade de leur dévotion et de leur foi. - Et des franges plus longues. Autre allusion à une pratique religieuse des Juifs. Nous avons eu l’occasion de parler plus haut, Cf. 9, 20, des franges de laine bleue (en hébreu, tzizith) que les Hébreux, en vertu d’une prescription divine, Cf. Nombres 15, 38, portaient aux coins de leur manteau, pour se rendre sans cesse présent par ce signe extérieur le souvenir des commandements de Dieu. De nos jours encore, certains Israélites sont fidèles à porter les tzizith, comme les phylactères, à partir de l’âge de treize ans : ils les ont toutefois modifiés et relégués au‑dessous des vêtements. Ce ne sont plus que deux petits sacs de toile qui tombent l’un sur la poitrine, l’autre sur le dos à la façon d’un scapulaire, et qui renferment de petites franges bariolées de bleu. On récite en les revêtant la prière suivante : Sois loué, Éternel notre Dieu, roi de l’Univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements et qui nous as donné le commandement des tzizith. - Les Pharisiens dilataient leurs franges de même que leurs Tephillines et pour un motif semblable. S. Jérôme ajoute dans son commentaire qu’ils inséraient en outre des épines très aiguës qui leur déchiraient les pieds à chaque pas : ils se donnaient ainsi un plus grand air de sainteté.


Mt23.6 Ils aiment la première place dans les festins, les premiers sièges dans les synagogues, - Second trait : il faut à ces saints personnages les premières places en tout lieu. A chacun son rang : telle était, dans les placements de divers genre, la règle des Orientaux qui sont encore plus pointilleux que nous sous ce rapport. Les Scribes et les Pharisiens, se croyant supérieurs à tous les autres hommes, agissaient en conséquence de manière à obtenir partout le premier rang. - Les premières places dans les festins. Assistaient‑ils à un repas, il leur fallait les places d’honneur sur la couche ou le divan : c’était, chez les Hébreux, Cf. Luc. 14, 8 et ss. ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 15, 2, 4, l’extrémité supérieure du « lectus tricliniaris ». Jésus fut un jour témoin des misérables petites manœuvres auxquelles les Pharisiens se livraient pour conquérir les places les plus distinguées, Cf. Luc. l. c., et il en fit le sujet d’une belle parabole. - Les premiers sièges dans les synagogues. Assistaient‑ils à quelque assemblée religieuse dans les synagogues, ils recherchaient les premiers sièges, situés à l’entrée de ce que nous appellerions le sanctuaire, en avant du meuble sacré qui contient les rouleaux bibliques. Ceux qui occupaient ces places avaient toute l’assistance en face d’eux : rien de mieux pour les Pharisiens qui ne demandaient qu’à être vus.


Mt23.7 les salutations dans les places publiques, et à s'entendre appeler par les hommes Rabbi. - Troisième trait : amour des Scribes pour les salutations respectueuses et pour les titres. - Salutations dans les places publiques : ils voulaient que tous les passants s’inclinassent devant eux ; c’est pourquoi ils avaient édicté une loi spéciale, obligeant leurs inférieurs à leur donner cette marque de respect dans les rues et sur les places publiques. Cf. Kidduschin, f. 33 ; Chullin, f. 54. - Être appelés Rabbi. « Rabbi », était le titre de respect donné par les Juifs à leurs Docteurs. Nous avons vu les Pharisiens eux‑mêmes, Cf. 22, 16, 36, l’adresser à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ tout aussi bien que les Apôtres. Le quatrième évangéliste, 1, 38, le traduit par le mot « Maître » et tel est aussi son équivalent habituel dans le récit des synoptiques. Rabbi dérive de l’adjectif rab, qui signifie grand. Suivant quelques hébraïsants, ce serait le pronom suffixe de la première personne, de sorte que Rabbi équivaudrait à : Mon Maître. Rabban ou Rabbouni, Cf. Jean 20, 16, était encore un titre plus relevé, selon la règle suivante qu'on trouve dans Aruch : « L'ordre respecté par tous est le suivant : Rabbi est plus grand que Rab, et Rabban est plus grand que Rabbi ». Rabbi était cependant le plus usité. Il s’est conservé dans le mot Rabbin, de même que Rab subsiste encore dans l’appellation de Rebb, que les Juifs de plusieurs contrées assignent à ceux de leurs coreligionnaires qui font preuve d’une certaine connaissance du Talmud. Cf. L. Kompert, Nouvelles juives, trad. par Stauben, Paris 1873, p. 2. Dans le « textus receptus » Rabbi, est répété deux fois de suite, et il est possible que Notre‑Seigneur ait fait à dessein ce doublet, pour mieux dépeindre la sotte vanité des Docteurs : Ils aimaient à s’entendre dire, Rabbi, Rabbi ! Plusieurs passages talmudiques, cités par Lightfoot, redoublent aussi le titre de la même manière : « R. Akibah dit à R. Eleazaro : Rabbi, Rabbi », Hieros, Moed Katon, f. 81, 1. « Alors qu'un certain docteur approchait de sa ville, ses amis allèrent à sa rencontre, disant : Salut, Rabbi, Rabbi, Docteur, Docteur ! ». Un disciple, enseignaient les Scribes, qui omet de saluer son Maître en lui disant Rabbi, provoque la majesté divine à s’éloigner d’Israël. Babyl. Berach. f. 27, 2.


Mt23.8 Pour vous, ne vous faites pas appeler Rabbi, car vous n'avez qu'un seul Maître, et vous êtes tous frères. - Depuis cet endroit jusqu’au v. 12 inclusivement, le Sauveur tire pour ses disciples la morale des reproches qu’il vient d’adresser aux Pharisiens. Bien loin d’imiter l’orgueil des Docteurs juifs, ils doivent au contraire aimer et pratiquer dans toute son étendue l’humilité chrétienne. - Pour vous est emphatique : vous, mes disciples, par opposition aux Scribes et aux Pharisiens. - Ne vous faites pas appeler Rabbi. Les livres juifs racontent que le titre de Rabbi n’est pas antérieur à l’époque d’Hérode‑le‑Grand, et qu’auparavant les hommes les plus illustres d’Israël étaient tout simplement appelés par leur nom, ce qui, ajoutent‑ils, était encore plus honorable. « Au cours des siècles précédents, ceux qui étaient les plus dignes n'avaient pas besoin d'avoir un titre, Rabbi, Rabban, ou Rab ; car Hillel était originaire de Babylone, et à son nom n'a pas été ajouté le titre de Rabbin ; et pourtant il était bien de ceux qui étaient nobles parmi les prophètes », Aruch, l. c. Et ces livres avaient raison ; mais on ne les écoutait guère. Jésus tient le même langage à ses disciples : il ne veut pas que les chrétiens courent après les honneurs et les distinctions, qu’ils recherchent avidement les titres, comme le faisaient les Pharisiens. Mais il est bien évident d’autre part qu’il ne proscrit pas les titres d’une manière absolue dans son Église. Le respect mutuel et l’existence d’une hiérarchie exigent l’emploi de certaines expressions honorifiques : vouloir les supprimer à la façon des démagogues et des Puritains, en s’appuyant sur les vv. 8-10 ce serait forcer le sens des paroles de Jésus et tomber dans un autre genre de Pharisaïsme. - Notre‑Seigneur indique ensuite le motif de sa recommandation : vous n'avez qu'un seul maître... Pour les chrétiens, il n’y a qu’un seul chef proprement dit, qui est le Christ, ainsi que l’ajoute le « texte reçu » à la suite de plusieurs manuscrits. Lui seul mérite donc véritablement le nom de Rabbi. - Et vous êtes tous frères. Si les disciples de Jésus sont frères, ils sont égaux par conséquent ; pourquoi donc ambitionneraient‑ils des titres qui sembleraient protester contre cette égalité fraternelle ?


Mt23.9 Et ne donnez à personne sur la terre le nom de Père, car vous n'avez qu'un seul Père, celui qui est dans les cieux. - Jésus montre qu’on ne doit ni rechercher les titres honorifiques, ni les employer avec affectation à l’égard des autres. - Ab, « Notre Père » en chaldéen Abba, d’où dérivent les noms de « abbas », abbé, était un titre aimé des Rabbins. Le Talmud de Babylone raconte que le roi Josaphat, apercevant un Docteur, descendit de son trône et l’embrassa respectueusement en disant : Rabbi, Rabbi, ô père, ô maître, ô maître ! Maccoth, f. 24, 1. Le nom de père est donc pris ici au figuré et non dans le sens strict : il ne désigne pas les pères selon la nature, mais les pères spirituels qui engendrent ou l’intelligence en l’instruisant, ou le cœur en le formant et en le sanctifiant. - Sur la terre, par opposition au ciel, où habite notre vrai Père à qui nous disons chaque jour : Notre Père qui êtes aux cieux. Si donc « on vous appelle père parce que vous en faites la fonction, elle est déléguée, elle est empruntée. Revenez au fond : vous vous trouverez frère et disciple », Bossuet, Méd. sur l’Évangile, Dern. Semaine, 57è jour.


Mt23.10 Qu'on ne vous appelle pas non plus Maître, car vous n'avez qu'un Maître, le Christ. - Ici « maître » est probablement employé dans le sens de l’hébreu, prince, seigneur : autrement, nous aurions une répétition pure et simple du verset 8. Il est visible que Jésus veut établir une gradation dans la pensée.


Mt23.11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. - Le Sauveur avait exprimé peu de jours auparavant, en face des seuls Apôtres, Cf. 20, 26, cette grande loi de la supériorité chez les chrétiens : il la répète en ce moment pour la faire contraster avec l’orgueil des Pharisiens et des Docteurs juifs. « Comme il n’y a rien qui soit comparable à la vertu de l’humilité, Jésus‑Christ a soin d’en parler souvent à ses disciples... Il exhorte ses disciples à acquérir ce qu’ils souhaitent, par une voie qui semble toute contraire... Parce qu’il faut nécessairement que celui qui veut être le premier, devienne le dernier de tous », S. Jean Chrys. Hom. 72.


Mt23.12 Mais quiconque s'élèvera sera abaissé, et quiconque s'abaissera sera élevé. - Le divin Maître termine la première partie de son réquisitoire par cette phrase proverbiale qui semble lui avoir été familière. Cf. Luc. 14, 11 ; 18, 14. On prête au célèbre Hillel une sentence analogue : « Mon humilité m'élève, et mon élévation m'humilie », ap. Olshausen in h. l. - Ces deux maximes ne font du reste que donner un nouveau tour à une vérité pratique enseignée déjà par le Sage, Prov. 29, 23 : L’humiliation suit l’orgueilleux et la gloire accompagne l’humble d’esprit. Cf. Job. 22, 29 ; Ézéchiel 17, 24 ; Jac. 4, 6 ; 1 Pierre 5, 5 : 5 De même, vous qui êtes plus jeunes, soyez soumis aux anciens, tous, les uns à l'égard des autres, revêtez-vous d'humilité, car "Dieu, résiste aux orgueilleux et donne sa grâce aux humbles."


Mt23.13 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux. Vous n'y entrez pas vous-mêmes, et vous n'y laissez pas entrer ceux qui y viennent. - Parce que vous fermez. Chaque fois qu’il lancera contre les Pharisiens un « Malheur » terrible auquel il leur sera impossible d’échapper, Jésus le motivera par l’indication de quelque faute grave dont ils se rendaient coupables. Ici, il leur reproche tout d’abord de damner ceux qu’ils étaient chargés de conduire au ciel. L’idée est exprimée sous une frappante métaphore. - Le royaume des cieux... Le royaume des cieux ressemble à un palais qui est destiné à recevoir tous les hommes : la porte du palais, c’est la foi en Jésus‑Christ. Or, les Scribes ont la clef de cette porte. En croyant eux‑mêmes à la mission divine de Jésus, en motivant leurs subordonnés à y croire, ils pourraient ouvrir le royaume des cieux, et telle était le noble rôle que la Providence leur avait départi. Mais ils préfèrent le fermer et pour eux‑mêmes et pour les autres. - Vous n'y entrez pas : ils restent volontairement en dehors, à cause de leur incrédulité et à cause de leur corruption morale. - Vous n’y laissez pas entrer... C’était là un crime énorme, qui méritait bien d’ouvrir cette longue série de reproches. L’Évangile tout entier nous montre le peuple bien disposé en faveur de Jésus. Il entrait avec empressement dans le royaume messianique et il eût suffi d’un mot prononcé par les Docteurs pour changer cet heureux élan en une foi vive et profonde ; mais ce sont eux au contraire qui ont étouffé les bons sentiments de la foule, eux qui l’ont surexcitée contre le Christ. « mon peuple, faute de connaissance, sera, lui aussi, réduit au silence » Osée 4, 6. Malheur donc, ajoutait‑il ensuite, à ceux qui devaient lui procurer la science et qui ne la lui ont pas donnée.


Mt23.14 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que, sous le semblant de vos longues prières, vous dévorez les maisons des veuves. C'est pourquoi vous subirez une plus forte condamnation. - La critique a dirigé depuis longtemps de sérieuses attaques contre l’authenticité de ce verset. On lui reproche d’avoir été omis par les manuscrits grecs B. D. Z. et Sinait., par les versions armén., saxon., l’Itala, par plusieurs manuscrits de la Vulgate et par plusieurs Pères. Aussi Albert‑le‑Grand le regardait‑il déjà comme une interpolation. Il y a néanmoins un si grand nombre de témoins qui lui sont favorables, que nous n’hésitons pas à le croire authentique. - Parce que vous dévorez... Autre métaphore pittoresque. - Les maisons est pris dans le sens de fortune, comme dans la Genèse, 45, 48 , au livre d’Esther, 8, 1 (d’après la traduction grecque) et dans les auteurs classiques - Des veuves. Circonstance doublement aggravante, car il est facile d’abuser d’une veuve qui n’a personne pour la défendre : c’est un butin aisé pour un Docteur habile ; d’un autre côté il y a un plus grand crime à la dépouiller, parce qu’on la met ainsi dans une situation désolante pour le reste de ses jours. - Sous le semblant de vos longues prières. Cf. S. Marc, 12, 40 : « Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés », et S. Luc, 20, 47 : « Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés ». Jésus indique par ces mots le moyen qu’employaient les Rabbis d’alors pour soutirer l’argent des veuves : ils s’offraient pour faire à leur intention de longues prières en échange desquelles ils exigeaient ou du moins acceptaient des sommes considérables. Mais ce trafic infâme et sacrilège sera châtié comme il le mérite. - C'est pourquoi vous subirez… « Tout homme qui fait une action criminelle mérite d’en être puni ; mais celui qui se voile alors d’un prétexte de piété, et qui colore sa malice d’une apparence de vertu, mérite d’en être encore puni beaucoup plus », S. Jean Chrys. Hom. 73 in Matth. Rien de plus juste donc qu’une punition plus grande pour de tels criminels.


Mt23.15 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous courez les mers et la terre pour faire un prosélyte, et, quand il l'est devenu, vous faites de lui un fils de la géhenne, deux fois plus que vous. - Notre‑Seigneur Jésus‑Christ reproche maintenant aux Scribes et aux Pharisiens leur prosélytisme de mauvais aloi, dont les païens eux‑même se moquaient. Ses premières paroles, vous courez les mers et la terre, décrivent avec ironie le zèle de ses ennemis pour faire des prosélytes, toute la peine qu’ils se donnaient à cette intention cf. Joseph. Ant. 20, 2, 3. Elles équivalent à l’expression proverbiale des Latins « omnem lapidem movere » : ne laisser aucune pierre non retournée, donc ne rien laisser sans avoir essayé de le travailler. Le mot latin « aridam » est calqué sur l’hébreu (le féminin au lieu du neutre) et représente la terre cf. Genèse 1, 10 ; Agg. 2, 7 ; Jean 1, 9 : 2, 11 ; etc. César et d’autres auteurs latins emploient « aridum ». - Les paroles suivantes, pour faire un prosélyte, indiquent le résultat obtenu par tant de marches et de contre‑marches : on finit par faire UN prosélyte ! - Le nom de prosélyte vient du grec, « je m’approche », et il servait à désigner les païens convertis au Judaïsme (en hébreu « qui vient du dehors »). Il y avait deux sortes de prosélytes, les prosélytes de la porte, et les prosélytes de la justice. Les premiers se bornaient à abjurer le paganisme et à observer les sept commandements dits de Noé parce que le Seigneur les aurait imposés à ce patriarche (ce sont : la fuite de l’idolâtrie, du blasphème, du meurtre, de l’impudicité, du vol, la prohibition de se nourrir de sang ou de viandes étouffées, la loi d’obéissance) ; les autres étaient circoncis et englobés dans le peuple théocratique, dont ils suivaient toutes les coutumes religieuses et civiles. - Après qu'il l'est devenu, scil. « prosélyte ». - Fils de la géhenne, hébraïsme qui signifie « digne de l’enfer ». - Deux fois pire que vous. Les Hérodes à Jérusalem, Poppée à Rome, sont de frappants exemples du fait allégué par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Le Talmud même montre par quelques phrases vigoureuses le cas que les Juifs honnêtes faisaient de la plupart des prosélytes : « Les prosélytes empêchent l'avènement du Messie. Les prosélytes sont comme la gale d'Israël », Cf. Babyl. Niddah, f. 13, 2. C’était un dicton populaire qu’aucun homme sensé ne voudrait se fier à un prosélyte, même après 24 générations, Cf. Jalkuth Ruth, f. 163, 1. Voilà donc à quoi aboutissaient les efforts des Docteurs pour sauver les païens : ils les rendaient pires qu’eux‑mêmes, les scandalisant après les avoir éclairés, de telle sorte qu’un prosélyte ne tardait pas à présenter un affreux mélange de vices. Rien n’est plus exact que ce triste trait de psychologie. « Nous sommes par nature plus portés à imiter les vices que les vertus, et en matière de choses mauvaises le maître est facilement dépassé par son disciple », Maldonat in h. l. - Il est inutile de faire observer que Jésus n’attaque nullement le prosélytisme en général, qui est un acte de zèle, mais les abus qui peuvent s’y attacher.


Mt23.16 Malheur à vous, guides aveugles, qui dites : Si un homme jure par le temple, ce n'est rien, mais s'il jure par l'or du temple, il est lié. - Dans cette quatrième malédiction, Jésus attaque les faux principes des Scribes relativement au serment. Il leur a déjà déclaré la guerre sous ce rapport, dès le début de sa Vie publique, Cf. 5, 33 et ss. ; mais il veut renverser encore leurs théories perverses pour rendre son acte d’accusation plus complet. Du reste, la question n’est pas traitée au même point de vue, car nous avons ici des détails nouveaux. - Guides aveugles : et comme tels ils périront misérablement, en perdant avec eux tous ceux qui se mettront sous leur conduite cf. 15, 14. Les exemples qui suivent prouvent jusqu’où allait leur aveuglement ; aussi cette épithète est‑elle répétée jusqu’à trois reprises dans ce passage. Cf. vv. 17 et 19. - Par le temple. On jurait fréquemment alors par le Temple, « per habitaculum hoc, » ainsi qu’on s’exprimait dans la formule habituelle du serment. - Ce n’est rien ; par conséquent on ne doit rien en pareil cas, un serment de ce genre étant censé nul et de nulle valeur. Mais on n’a qu’à modifier légèrement la formule, à jurer par les riches ornements d’or du Temple, ses vases précieux, ses trésors, aussitôt on est tenu d’accomplir le serment.


Mt23.17 Insensés et aveugles, lequel est le plus grand, l'or, ou le temple qui sanctifie l'or ? - Jésus démontre par une simple réflexion l’inconséquence absurde d’une pareille manière d’agir. A la question qu’il pose à ses adversaires, on ne pouvait faire qu’une seule réponse : Le Temple ! Mais si le temple est bien supérieur à l’or qu’il contient, n’est‑il pas souverainement insensé de se conduire dans la pratique comme si l’or du Temple valait mieux que le Temple, comme si l’or du Temple sanctifiait le Temple ? Nous avons ainsi un premier principe du Sauveur touchant les termes suivants : Jurer par une chose inférieure ne peut pas faire contracter une obligation plus grande que jurer par un objet supérieur.


Mt23.18 Et encore : Si un homme jure par l'autel, ce n'est rien, mais s'il jure par l'offrande qui est déposée sur l'autel, il est lié. - Le Sauveur apporte ici un second exemple des serments alors usités chez les Juifs et des distinctions ridicules qu’on y établissait d’après l’enseignement des Docteurs. Jurer par l’autel des holocaustes, ce n’était rien ; mais si l’on jurait par les victimes offertes et consumées sur cet autel, on devait accomplir son serment sous peine de parjure et de sacrilège. - Le premier quelqu'un est au nominatif absolu, comme au v. 16, la phrase restant suspendue.


Mt23.19 Aveugles, lequel est le plus grand, l'offrande, ou l'autel qui sanctifie l'offrande ? - Notre‑Seigneur raisonne sur cet exemple de même qu’il l’a fait sur le précédent. La valeur de l’autel vient‑elle du sacrifice offert sur lui ? Ou n’est‑ce‑pas lui, au contraire, qui communique tout son prix à la victime, rendant sacré ce qui n’avait été que profane jusqu’alors ? Les Scribes étaient vraiment bien aveugles pour ne pas voir des choses si évidentes.


Mt23.20 Celui donc qui jure par l'autel, jure par l'autel et par tout ce qui est dessus, - Par ces paroles, Jésus‑Christ établit un second principe relativement au serment : Jurer par la partie d’un tout ne crée pas une obligation supérieure à celle qui est produite par l’action de jurer au nom de l’objet tout entier. - Et par tout ce qui est dessus... Les victimes recevant de l’autel leur valeur véritable, elles s’incorporent en quelque sorte à lui de manière à n’en pouvoir plus être séparées, même dans une formule de serment.



Mt23.21 et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite, - Troisième principe de la plus haute gravité : Jurer par le Temple, ou par l’autel, ou par tout autre objet semblable, c’est jurer en fin de compte par Dieu lui‑même, auquel se rapportent toutes les créatures. Les Rabbins niaient l’existence de cette relation en fait de serment. Voici en effet ce que nous lisons au traité Schebuoth, f. 35, 2 : « Puisque, en plus de Dieu, créateur du ciel et de la terre, existent aussi le ciel et la terre, il ne fait aucun doute que celui qui jure par le ciel et la terre ne jure pas par celui qui les a crées, mais par les créatures ». Mais que signifierait un serment qui ne reposerait que sur une chose inanimée ? Les Romains semblent avoir connu ces singulières distinctions des Israélites ; de là l'épigramme mordante de Martial contre un Juif, Cf. Martial, Epigr 1, 97 :


Voilà que tu nies, et que tu me le jures par le temple de Jupiter Tonnant,

Je ne te crois pas : jure, toi qui es circoncis, par Anchialum.


Anchialum est sans doute une forme corrompue des mots hébreux Chaï haëlohim, Chaï haël, par lesquels on prêtait quelquefois serment.


Mt23.22 et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui y est assis. - C’est un nouveau développement du troisième principe. On jure par Dieu toutes les fois qu’on jure par la nature. Ici encore, les conclusions de Jésus sont diamétralement opposées à celles des Pharisiens. Ceux‑ci disaient, en effet, comme leurs interprètes subséquents : « Si quelqu'un jure par le ciel, la terre, le soleil, etc., cela n'est pas un serment », Maimonid. Hal. Scheb. c. 12. - Ainsi se termine la quatrième malédiction, dans laquelle Notre‑Seigneur renverse par une argumentation brillante, pleine de logique, les conclusions immorales et absurdes de ses adversaires en matière de serment.


Mt23.23 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, qui payez la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin, et qui négligez les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi. Ce sont ces choses qu'il fallait pratiquer, sans omettre les autres. - Le Sauveur reproche aux Scribes, dans cette cinquième malédiction, d’être scrupuleux dans les petites choses et larges sans mesure pour des obligations très graves. Il apporte deux exemples à l’appui de son blâme, l’un dans ce verset, l’autre dans le suivant. - Qui payez la dîme. Payer la dîme d’une chose, (Cf. Luc. 18, 12, « je verse le dixième de tout ce que je gagne »), en donner à qui de droit la dixième partie, soit en valeur, soit en nature. Cette dîme, dont on trouve des traces chez tous les peuples de l’antiquité, avait été prescrite à la nation théocratique comme un tribut à Dieu son roi cf. Levit. 27, 30 et ss. ; Nombres 18, 21 ; Deutéronome 14, 22 et s. Elle était annuelle et embrassait tous les produits du sol et le bétail. C’étaient les Lévites et les prêtres qui en bénéficiaient. Relativement aux fruits de la terre, on avait établi ce principe général que les articles comestibles tombaient tous sous la loi de la dîme ; mais l’usage en avait notablement restreint l’application, aussi n’exigeait‑on en rigueur de justice que la dîme des trois récoltes mentionnées nommément au Deutéronome, ch. 14, v. 23. Le reste était laissé à la dévotion d’un chacun cf. Carpzov. Apparat. biblic. p. 619-620. Les Scribes affectaient sur ce point comme sur beaucoup d’autres une minutieuse exactitude, et on les voyait porter aux lévites la dîme même des légumes les plus insignifiants, suivant cette règle qu'ils avaient adoptée : « Tout ce qui est transformé en nourriture, ce qui est conservé, ce qui est produit par la terre, doit être soumis à la dîme », Maaseroth, cap. 1 hal. 1 . - Jésus signale trois plantes spéciales, pour montrer jusqu’où s’étendait le scrupule pharisaïque : 1° la menthe, en grec, l’herbe à la suave odeur, probablement la menthe qui croît abondamment en Syrie, ou du moins l’une de ses nombreuses variétés. Les Juifs en aimaient soit le goût, soit le parfum ; aussi la mélangeaient‑ils à leurs mets comme condiment ; ils en suspendaient même des branches dans les synagogues pour y répandre un bon air. - 2° L’aneth, plante aromatique de la famille des ombellifères, dont la feuille et la graine étaient employées par les anciens soit comme assaisonnement, soit comme remède cf. Pline, Hist. Nat., 19, 61 ; 20, 74. « L'aneth, disent les Rabbins, doit être soumis à la dîme, comme graine et comme herbe », R. Solom ap. Lightfoot in h. l. - 3° Le cumin ou Cammôn, autre ombellifère dont les graines odoriférantes avaient aussi des propriétés médicinales, Cf. Pline, Hist. Nat., 19, 8. Les Juifs la cultivaient dans leurs jardins, en compagnie de la menthe et de l’aneth. - Tous les commandements divins n’étaient pas traités par les Pharisiens avec autant de fidélité et de rigueur : tandis qu’une vaine ostentation rendait ces hypocrites exacts aux petites lois d’une observance facile, ils négligeaient totalement, ainsi que le leur reproche Jésus, les commandements de la plus haute gravité, entre autres ceux qui concernent la justice, la miséricorde, c’est-à-dire la charité à l’égard du prochain (dans l’Ancien Testament cf. Michée 6, 8 ; Osée 12, 6 ; Zacharie 7, 9), enfin la fidélité à leurs promesses. « Il cite trois obligations, opposées aux trois faciles, et beaucoup plus importantes », Bengel. - Après avoir établi le contraste immoral qui existe dans la conduite des Scribes, Notre‑Seigneur donne une sérieuse leçon à ces Docteurs orgueilleux. - Il fallait faire ceci... « ceci » désigne les trois choses nommées en dernier lieu ; c’étaient elles qu’il fallait accomplir avant tout. Cela se rapporte aux dîmes indiquées plus haut. Il est donc bon d’être fidèle aux lois les plus petites par leur objet, mais il est encore meilleur et plus nécessaire de ne pas méconnaître les grands principes moraux sur lesquels s’appuie la vraie religion.


Mt23.24 Guides aveugles, qui filtrez le moucheron, et avalez le chameau. - Jésus poursuit le développement du même reproche, et cite un second exemple de l’inconséquence étonnante des Scribes. D’une part, ils filtrent le moucheron, d’autre part, ils avalent le chameau. Cette antithèse frappante repose sur l’usage qui existait à l’époque de Notre‑Seigneur, non seulement chez les Juifs mais aussi chez les Grecs et les Romains, de filtrer le vin, le vinaigre et les autres liqueurs (« liquare vinum » des classiques latins). Toutefois, tandis que cette coutume n’avait lieu la plupart du temps que dans un but de propreté, elle était pour les Pharisiens un acte religieux auquel ils ne se seraient pas permis de manquer, parce qu’alors en avalant même par mégarde quelque petit insecte (en grec, mouche à vin) noyé dans la liqueur, ils auraient enfreint les lois relatives à la pureté légale, qui avaient pour eux une si grande importance cf. Lévitique 11, 20, 23, 41, 42 ; 17, 10-14. Un moucheron n’était‑il donc pas un animal impur ? Voilà pourquoi ils filtraient, ordinairement à travers un linge de lin, tout ce qu’ils buvaient. Les Bouddhistes agissent de même, pour un motif semblable, en Indes et dans l’île de Ceylan. - Tout en prenant des précautions si considérables pour ne pas violer la Loi dans les détails les plus minimes, les Docteurs juifs ne craignaient pas de la blesser dans ses prescriptions les plus urgentes : c’est ce qu’indique l’hyperbole contenue dans les mots suivants, « avalez le chameau ». Le chameau, qui est aussi un animal impur, est opposé au moucheron à cause de sa grosse taille : il est censé être tombé dans le breuvage des Scribes qui l’avalent sans scrupule, eux qui n’auraient pas osé boire du vin non filtré, de crainte de se rendre impurs en avalant un animal minuscule. - La locution employée par Jésus était proverbiale selon toute vraisemblance. Nous avons pensé que le lecteur prendrait volontiers connaissance d’une pièce officielle, émanée récemment de la synagogue de Cologne, et prouvant que l’opération de filtrage subsiste encore en principe chez les Juifs orthodoxes. C’est un acte par lequel est déclaré licite, le vin de Champagne préparé par un négociant de Reims pour l’usage spécial des Juifs. Nous traduisons littéralement l’hébreu moderne dans lequel il a été composé. « J’atteste par les présentes que, du pays de France, de la ville de Reims, est venu auprès de moi il y a deux ans, le sieur N. négociant en vins de Champagne ; il m’a dit qu’il était prêt à fabriquer du vin « casher » (licite), dont pourraient se pourvoir les Israélites fidèles aux lois de leurs pères. Après qu’il se fût engagé à exécuter tout ce que je lui prescrirais, je partis pour Strasbourg afin d’y chercher des hommes fidèles et éprouvés. Les ayant trouvés, je les envoyai à Reims, chez le négociant susdit, non sans les avoir instruits de tout ce qui concerne le « casher ». Ils y sont allés trois fois : la première à l’époque où l’on pressure le raisin, la seconde au moment où l’on met le vin en bouteilles, la troisième lorsqu’on débouche les bouteilles pour y verser encore un peu de vin afin de les remplir. Ces hommes ont préservé le vin de toute atteinte étrangère, et chaque fois qu’ils s’en retournaient chez eux, ils ont fermé la cave et ont apposé les scellés sur la porte, et la clef est restée entre leurs mains. Quand tout fut achevé, ils ont scellé les bouteilles et ont placé sur chacune d’elles deux signes dont « casher » (licite). Ainsi donc tout le vin fourni par le marchand susdit est « casher » quand il est dans des bouteilles marquées de ces deux signes, et il est permis d’en boire pour la Pâque ».


Mt23.25 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, tandis que le dedans est rempli de rapine et d'intempérance. - Jésus condamne maintenant les Scribes, parce qu’ils sont aussi impurs au fond de leur âme qu’ils s’efforcent de paraître purs au dehors. - Le dehors de la coupe... Allusion aux ablutions sans nombre auxquelles les Pharisiens soumettaient, avant les repas, tous les objets qui leur servaient à table, comme l’affirme S. Marc. 7, 4 : « ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats ». - Le dedans... La pureté vient du dedans et doit se répandre de là sur la vie extérieure ; mais, chez les Pharisiens, il n’y a que le dehors qui soit pur : l’intérieur est affreusement corrompu. - Rempli de rapines : la coupe et le plat dont le contenu est supposé acquis au moyen de la violence et de l’impureté.


Mt23.26 Pharisien aveugle, nettoie d'abord le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors aussi soit pur. - Pharisien aveugle. Jusqu’ici les apostrophes étaient toujours au pluriel : celle‑ci, adressée au singulier, est d’un effet vif et saisissant. - Nettoie d'abord... C’est-à-dire, d’après le sens du grec au verset précédent : Fais que ton breuvage et ta nourriture ne proviennent plus de l’injustice ; éloigne de ta coupe et de ton plat tout ce qui peut vraiment les profaner. D’après la Vulgate : Commence par purifier ton âme. Du reste, les deux sens reviennent à peu près au même. - Malgré les ablutions les plus multipliées, la coupe n’est donc vraiment pure que lorsque l’intérieur en est pur ; à quoi sert‑il d’avoir une coupe bien brillante au dehors, si elle est malpropre et immonde au dedans ? Et tel était précisément le cas des Pharisiens et des Scribes.


Mt23.27 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des tombes blanchies, qui au dehors paraissent belles, mais au dedans sont pleines d'ossements de morts et de toute sorte de pourriture. - Sous une autre image, ce « Malheur » de Jésus exprime tout à fait la même pensée que le précédent. - Vous ressemblez à des tombes. Il y a là une nouvelle allusion aux mœurs du temps. Chaque année, vers le 15 adar, quelques semaines avant la Pâque, tous les tombeaux étaient blanchis au badigeon, soit par honneur pour les morts, soit surtout pour qu’ils devinssent bien visibles, de sorte que personne ne les touchât par mégarde, ce qui eût suffi pour faire contracter une souillure légale, Cf. Nombres 19, 16. Cet usage est constaté par plusieurs passages des livres rabbiniques ; v. g. Maasar Scheni, v, 1 : « Ils marquent les places des tombeaux avec de la chaux, qu'ils ont adoucie en la diluant dans l'eau ». Ibid. f. 55 : « Ne voient‑ils pas les tombeaux avant le mois d'adar ?… Pourquoi les peignent‑ils ainsi ? Pour les traiter comme s'il s'agissait de lépreux. Le lépreux crie : Impur, impur : et de même le tombeau te crie : Saleté et te dit : ne t'approche pas ».Qui paraissent beaux. Les tombes fraîchement blanchies produisaient un bel effet au milieu de la verdure et du paysage ; on en peut juger par les tombeaux musulmans qui, fréquemment lavés à l’eau de chaux comme ceux des Juifs, se détachent agréablement des noirs massifs de cyprès qui les entourent : mais la corruption la plus affreuse ne règne pas moins sous ces pierres peintes et sculptées. Et c’est là, dit Jésus, une fidèle image des Pharisiens. Quelle comparaison. Comme elle met à nu la dépravation de leurs cœurs. Les hypocrites de leur espèce sont appelés dans le Talmud des hommes peints : « Les hommes peints sont ceux dont l'apparence externe ne correspond pas à la nature intérieure ; ils sont colorés à l'extérieur, mais pas à l'intérieur », Bab. Sota, f. 22, 2, glose.


Mt23.28 Ainsi vous, au dehors, vous paraissez justes aux hommes, mais au dedans vous êtes pleins d'hypocrisie et d'iniquité. - Le v. 28 contient purement et simplement l’application de l’image qui précède. Le Sauveur ne craint pas de dire en face aux Pharisiens et aux Docteurs pourquoi il les avait comparés à des tombeaux blanchis. Ne sont‑ils pas en apparence d’une justice exemplaire ? Mais en réalité l’iniquité ne règne‑t-elle pas dans leurs cœurs ?









Mt23. 29 Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, qui bâtissez les tombeaux des prophètes et ornez les monuments des justes, - Par une brusque transition, Jésus‑Christ passe tout à coup à une autre sorte de tombeaux, pour accabler ses adversaires sous une malédiction plus terrible, plus inattendue que toutes les autres, dans laquelle il caractérise mieux que jamais leur odieuse hypocrisie. - Les tombeaux aux prophètes… Les Orientaux, juifs ou musulmans, ont toujours aimé à construire, à embellir, ou à conserver de siècle en siècle de brillants mausolées en l’honneur de leurs saints personnages. Les Pharisiens partageaient ce zèle ; mais, comme le prouve la suite des paroles du Sauveur, c’était moins par respect pour les prophètes et pour les justes défunts que pour se donner à eux‑mêmes un air de plus grande perfection.


Mt23.30 et qui dites : Si nous avions vécu aux jours de nos pères, nous n'aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes. - Jésus veut montrer maintenant que le langage des Scribes sur ce point est en conformité parfaite avec leur conduite, c’est-à-dire plein de vénération et d’amour en apparence, mais en réalité plein d’une affreuse hypocrisie. Ils prétendent que, s’ils eussent vécu à l’époque de leurs pères qui ont massacré les prophètes, ils n’auraient pas pris part à leurs meurtres sacrilèges. « Qu’il est aisé, s’écrie Bossuet, ouvrage cité, 62ème jour, d’honorer les prophètes après leur mort, pour acquérir la liberté de les persécuter vivants! ». La Bible de Berlembourg fait sur ce verset une observation pleine de finesse : « Demandez à l’époque de Moïse : Quels sont donc les saints ? Ce sera Abraham, Isaac, Jacob, mais nullement Moïse qui mériterait au contraire d’être lapidé. Demandez à l’époque de Samuel : Quels sont les saints ? Moïse et Josué, répondra‑t-on ; mais pas Samuel. Adressez la même question du vivant du Christ, et vous verrez que les saints seront tous les anciens prophètes avec Samuel, mais pas le Christ ni ses Apôtres. » C’est le développement du vieil adage : « Qu'il soit déifié, à la condition qu'il soit mort ».


Mt23.31 Ainsi vous rendez contre vous-mêmes ce témoignage, que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. - Conclusion foudroyante pour les Pharisiens. Nous n’aurions pas été, avaient‑ils dit, les complices de nos ancêtres pour donner la mort aux prophètes, si nous eussions été leurs contemporains. Mais, reprend Jésus, vous avouez donc par là-même que vous êtes les fils de ces homicides sacrilèges ? Ils rendent ainsi, non seulement contre leurs pères, mais encore contre eux‑mêmes un témoignage d’autant plus frappant qu’il est tout à fait spontané. - Vous êtes les fils de ceux qui ont tué : descendants des impies qui ont massacré les prophètes, ils en ont les mœurs, les instincts sanguinaires, selon l’axiome populaire qui se vérifie complètement en eux : Tel père, tel fils. Cette insinuation était manifestement dans la pensée de Notre‑Seigneur, comme on le voit dans le verset suivant.


Mt23.32 Comblez donc la mesure de vos pères. - Apostrophe emphatique, remplie d’une sainte colère. Montrez-vous, l’heure en est venue, les dignes fils de vos pères : achevez l’œuvre qu’ils ont commencée. Me voici ! Voici mes disciples ! Frappez comme ils savaient frapper. Jésus provoque en quelque sorte ses ennemis, ou plutôt il prophétise ce qu’ils accompliront bientôt. La locution comblez la mesure contient une belle figure ; elle signifie jeter dans un vase la dernière goutte, qui le fera déborder, et qui fera éclater les vengeances divines ? La coupe où sont tombées les iniquités d’Israël est en effet à peu près remplie : les Pharisiens vont combler la mesure par leur déicide et par leurs persécutions contre le Christianisme. Alors Dieu justement irrité les brisera eux et leur nation. Ce sera l’idée dominante de la troisième partie du réquisitoire.


Mt23.33 Serpents, race de vipères, comment éviterez-vous d'être condamnés à la géhenne ? - Cette partie débute par une terrible menace dont Jésus emprunte, dirait‑on, et l’idée et les termes à la prédication du Précurseur. Aux Pharisiens venus sur les bords du Jourdain pour l’entendre, Jean‑Baptiste n’avait‑il pas adressé, trois ans auparavant, cette question à laquelle ils s’étaient trouvés incapables de répondre : « Engeance de vipères ! Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? », Matthieu, 3, 7. Depuis lors, ils se sont enfoncés de plus en plus dans le mal ; aussi sont‑ils désormais tout à fait mûrs pour le châtiment. Ils n’ont profité ni des lumières que leur apportait le Baptiste, ni de celles plus vives encore que Jésus leur avait fournies : comment pourraient‑ils échapper à l’enfer ? - L’expression jugement de la géhenne est toute rabbinique, Cf. Wetstein, in h. l. ; elle désigne une sentence qui condamne au feu éternel de la géhenne.


Mt23. 34 C'est pourquoi voici que je vous envoie des prophètes, des sages et des docteurs. Vous tuerez et crucifierez les uns, vous battrez de bâtons les autres dans vos synagogues, et vous les poursuivrez de ville en ville - C'est pourquoi rattache ce verset à la pensée précédente : Jésus veut expliquer pourquoi les Pharisiens et les Scribes n’échapperont pas aux jugements divins. - Je vous envoie. Mot magistral qui énonce l’autorité suprême du Messie : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie », dira‑t-il ailleurs (Jean 20, 21) à ses Apôtres. - Des prophètes, et des sages, et des scribes. Ce sont les messagers évangéliques qui sont désignés par ces locutions juives : les docteurs chrétiens lancés dans le monde, et tout d’abord en Palestine, par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, rempliront en effet d’une manière équivalente les rôles de ces divers personnages de l’Ancien Testament. - Vous tuerez... On trouvera au livre des Actes et dans l’histoire du premier siècle de l’Église la réalisation parfaite de cette sombre prophétie : S. Étienne lapidé, S. Siméon crucifié, Cf. Eusèbe, Hist. Eccl. 3, 32, les Apôtres flagellés, S. Paul poursuivi de ville en ville, sont des témoins irrécusables de la vérité des paroles du Sauveur. - Voilà donc en quoi consiste le culte des Pharisiens pour les Prophètes : ils ornent de fleurs les tombeaux de ceux qui ne sont plus, et massacrent ceux que Dieu leur envoie à eux‑mêmes. Ils pouvaient bien gémir sur la barbarie de leurs aïeux.


Mt23.35 afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang du juste Abel jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l'autel. - Afin que retombe. Puisque Dieu est déterminé à châtier les Pharisiens coupables déjà de tant de fautes, pourquoi ne leur fournirait‑il pas l’occasion de commettre un dernier crime qui accélérera l’heure de ses vengeances, dès là qu’ils seront complètement libres de résister au mal ? - Tout le sang innocent. Le sang innocent, (Cf. 2 Rois 21, 16 ; 24, 4 ; Jérémie 26, 15 ; Lamentations 4, 13), que d’autres passages de l’Écriture, Genèse 4, 10 ; Hébreux 12, 24 ; Apocalypse 6, 10, représentent comme criant vengeance vers le ciel, est supposé tomber à la façon d’un poids écrasant sur la tête de ceux qui l’ont injustement versé cf. 28, 55. Sans figure, Jésus veut dire que la responsabilité, en même temps que le châtiment de tant d’homicides infâmes, retombera sur les Scribes et sur toute la nation juive. - Le sang d'Abel. Le meurtre d’Abel, qui ouvre d’une manière si lamentable l’histoire de l’homme déchu, Cf. Genèse 4, 8 et ss., avait fait couler sur la terre les premières gouttes de sang innocent. Depuis, quelle longue chaîne de crimes analogues dans la race choisie, jusqu’à l’époque fixée par Jésus ! Le Sauveur en rend les Pharisiens en particulier responsables, à cause de la solidarité qui unit les membres d’une même famille. Or, ceux auxquels il tenait ce langage ne remontaient‑ils pas en droite ligne jusqu’à Adam par Abraham et par Noé ? « En vertu de l’unité de l’espèce, dit M. Schegg, personne n’existe à part et seulement pour soi ; il vit dans l’ensemble auquel il appartient, et dont il partage les destinées comme le rameau partage celles de l’arbre. D’après cette loi, chaque génération ne commence pas à pécher en son propre nom, mais elle continue les crimes de la génération qui l’a précédée, et la dette est accumulée, additionnée, bien que cette addition ait lieu d’après un calcul soustrait à notre appréciation ; puis, quand vient le moment de régler des comptes, quand arrivent les châtiment divins, alors les descendants expient vraiment et littéralement les fautes de leurs ancêtres. Mais il est évident que nous ne voulons parler ici que du châtiment temporel et terrestre, de ce châtiment qui ne manque jamais d’être infligé, Dieu l’eût‑il différé pendant des siècles ». - Zacharie, fils de Barachie. Du premier de tous les meurtres, qui était d’autant plus coupable que c’était un fratricide, le Sauveur passe à un autre assassinat d’un genre atroce, commis dans le lieu saint et raconté dans le dernier livre de la Bible hébraïque, 2 Chroniques 24, 20 et ss. Il est en effet très probable que ce Zacharie auquel Notre‑Seigneur fait allusion ne diffère pas de celui dont il est question au second livre des Chroniques : telle est l’opinion commune des exégètes modernes et de la plupart des anciens. Du reste, voici d'après S. Jérôme le résumé de la discussion qui existait dès le temps de ce Père sur ce passage difficile, et qui est restée depuis à peu près au même point. « Quel est ce Zacharie, fils de Barachie, car nous trouvons dans l'Écriture un grand nombre de personnes nommées Zacharie ? Pour nous prémunir contre toute erreur, Notre‑Seigneur ajoute : "que vous avez tué entre le temple et l'autel". Les uns pensent que ce Zacharie est le onzième des douze petits prophètes, et le nom de son père est favorable à cette opinion ; mais l'Écriture ne nous dit pas dans quelle circonstance il a été tué entre le temple et l'autel, d'autant plus que de son temps il restait à peine quelques ruines du temple. D'autres veulent que ce soit Zacharie, père de Jean‑Baptiste. Cette explication n'étant pas appuyée sur l'autorité de l'Écriture, peut être rejetée aussi facilement qu'on l'admet. D'autres prétendent qu'il s'agit de Zacharie qui fut tué par Joas, roi de Juda, entre le temple et l'autel, c'est-à-dire sur le parvis ; mais il faut remarquer que ce Zacharie ne fut pas fils de Barachias, mais du grand‑prêtre Joiadas. Barachias, dans la langue hébraïque, veut dire le béni du Seigneur, tandis que le nom de Joiadas signifie, en hébreu, la justice. On lit cependant dans l'Évangile dont se servent les Nazaréens, fils de Joiadas, au lieu de fils de Barachias », Comm. in Matth. Lib. 4 ch. 3 A ces trois sentiments, on en a ajouté un quatrième, qui a trouvé son point d'appui dans les lignes suivantes de l'historien Josèphe, Guerre des Juifs, 4, 6, 4 : «  Les Zélotes, irrités contre Zacharie, fils de Baruch, résolurent de lui donner la mort. Ils étaient vexés de le voir ennemi du mal, ami du bien : il possédait en outre de grandes richesses. Deux des plus hardis le saisirent et l’assassinèrent au milieu du temple ». Les noms et les circonstances cadrent fort bien avec le fait raconté par Jésus ; seulement, le divin Maître parle d’un événement qui devait s’être accompli depuis un certain nombre d’années (que vous avez tué), tandis que le meurtre mentionné dans les annales de Josèphe n’eut lieu qu’environ quarante ans après la Passion. Il faut donc revenir à l’opinion de S. Jérôme qui ne présente, après tout, qu’une difficulté dont la solution n’est nullement embarrassante. Il est possible en effet que les mots « fils de Barachie » soient une faute de copiste, comme l’admettent Paulus, Fritzsche, etc., d’autant mieux qu’ils manquent totalement dans le passage parallèle de S. Luc, 11, 51. Il se peut aussi que le père de Zacharie ait porté simultanément les noms de Joïada et de Barachie (Grotius, Bengel, Kuinœl), car il n’était pas rare chez les Juifs d’avoir en même temps deux appellations distinctes. - Entre le temple et l'autel, par conséquent entre le Naos, ou le temple proprement dit, qui se composait du Saint et du Saint des Saints, et l’autel des holocaustes situé en avant du vestibule. Cette circonstance aggravait singulièrement le crime. Un pareil attentat, commis en pareil lieu sur la personne d’un saint prêtre, était devenu tristement célèbre dans l’histoire juive. « Ils ont commis sept crimes ce jour‑là. Ils ont tué le prêtre, prophète et juge ; ils ont versé le sang innocent, et pollué la cour. Et cela arriva le jour du Sabbat, et le jour de l'Expiation », Talmud, Sanhed. f. 96, 2. C’étaient, d’après les Rabbins, sept sacrilèges ajoutés à l’homicide. Et encore : « R. Judan interrogea R. Acham : En quel lieu ont‑ils tué Zacharie ? Dans la cour des femmes ? Dans la cour des Israélites ? Il lui répondit : Ni dans la cour des Israélites, ni dans la cour des femmes, mais dans cour du Grand Prêtre », ibid. Aussi bien, le récit devenant légendaire cite d’étranges détails destinés à montrer jusqu’où serait allée la rigueur de la vengeance divine après cet attentat. Le sang de Zacharie, demeuré sur les dalles du vestibule dans un état d’ébullition permanente sans qu’il fût possible de l’enlever ou de le calmer, aurait été aperçu 250 ans plus tard par Nabuzardan, général en chef des troupes de Nabuchodonosor. « Qu'est‑ce que cela signifie ? », demanda‑t-il aux Juifs ? - C'est le sang, lui répondent‑ils, des veaux, des agneaux et des boucs, que nous avons offert sur l'autel. Apportez donc, dit‑il, des veaux, des agneaux et des boucs, pour vérifier que ce sang provient d'eux. Ils amenèrent des veaux, des agneaux et des boucs et ils les tuèrent, et ce sang continua à bouillonner ; mais le sang des animaux tués ne bouillonnait pas. Dévoilez-moi ce secret, dit‑il, ou je ferai déchirer la chair de vos poitrines. Ils lui dirent : C'est un Prêtre, un Prophète et un Juif, qui a prédit à Israël ces maux dont tu nous fais souffrir, et nous nous sommes rebellés contre lui, et nous l'avons tué. Et moi, dit‑il, je calmerai ce sang. Il fit venir des Rabbins, les tua et cependant le sang ne se calma pas. Il fit venir des enfants de l'école rabbinique, les tua, et le sang ne se calma pas. Il fit ainsi immoler 94000 personnes, et cependant le sang ne se calma pas. Il s'approcha alors et dit : « O Zacharie, pour t'apaiser j'ai fait périr les meilleurs des tiens, veux tu que je les fasse tous périr? » Et le sang de Zacharie cessa alors de bouillonner », ibid. Il est bien difficile que l’allusion de Jésus ne se soit pas rapportée à un fait devenu si populaire à Jérusalem.


Mt23.36 En vérité, je vous le dis, tout cela viendra sur cette génération. - En vérité (amen) je vous le dis. « Il insiste en employant le mot amen, et en répétant le jugement qu'il prononce, pour que personne ne puisse prendre la menace à la légère », Maldonat in h.l. - Viendra ; ce verbe mis en avant corrobore également la pensée et rend la menace plus terrible. - Tout cela. Tous les meurtres, tous les crimes que Jésus vient de reprocher aux Juifs retomberont sur eux sous la forme d’effroyables châtiments, et c’est dans un avenir rapproché que la punition sera infligée, comme l’indiquent les derniers mots du verset, sur cette génération. La génération actuellement existante, qui sera la dernière de la théocratie juive, en verra la pleine réalisation. N’a‑t-elle pas traité Notre‑Seigneur Jésus‑Christ plus cruellement que Caïn n’avait traité Abel ? - Ce n’est pas la seule fois dans l’histoire que les abominations des siècles antérieurs se sont accumulées pour écraser ensuite sous leur poids une seule génération : la Terreur des années 1793-1794 de la Révolution Française et le génocide vendéen ont présenté en France sous ce rapport plus d’une analogie avec ce qui s’est passé au moment de la destruction de l’état juif.


Mt23.37 Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu. - Après les terribles paroles que nous venons d’entendre, en voici d’autres qui respirent une tendresse toute maternelle. Jésus voudrait épargner à son peuple les affreux malheurs qu’il lui a prédits depuis le v. 33 : il essaie donc de le toucher par une apostrophe pleine d’un brûlant amour, mais en même temps pleine de tristesse, parce qu’il prévoit l’inutilité de ce dernier effort. On sent en quelque sorte son divin cœur palpiter à travers ces lignes. - Jérusalem... Il ne s’agit plus des Pharisiens ni des Scribes ; c’est à Jérusalem, nommée deux fois par compassion et par amour, Cf. S. Jean Chrys. Hom. 74 in Matth., que le Sauveur s’adresse comme au centre de la théocratie. (Le nom de la capitale juive est Ierouschalaïm.) - Qui tues… qui lapides. Les verbes sont au présent parce que Jérusalem était dans l’habitude d’égorger, de lapider les prophètes et les autres ministres sacrés que Dieu daignait lui envoyer pour la convertir. - que de fois j'ai voulu ... Et pourtant, d’après S. Matthieu et les autres synoptiques, Jésus‑Christ ne semble avoir exercé aucun ministère à Jérusalem avant la circonstance présente. Mais ces paroles mêmes démontrent qu’il y était venu fréquemment, et qu’il y avait rempli à diverses reprises un rôle très actif en vue de sauver la malheureuse cité. L’évangéliste S. Jean nous donnera un commentaire complet de ce « combien de fois ». Origène et d’autres anciens auteurs pensent du reste qu’en le prononçant Jésus tenait compte non seulement de son activité personnelle, mais encore de celles des prophètes qui l’avaient précédé cf. S. Jérôme, Comm. in h. l. - Tes enfants. Les fils de Jérusalem, ce sont ses habitants : c’est, par extension, tout le peuple juif dont elle était la capitale. - Comme une poule... Belle et forte image qui peint au vif l’amour de Jésus pour ses compatriotes, et la protection toute maternelle dont il aurait voulu les environner cf. Psaume 16, 6 ; 36, 7 ; Isaïe 31, 5 ; etc. « La poule aperçoit l’oiseau de proie dans les airs et aussitôt elle groupe avec anxiété ses poussins autour d’elle. Jésus voyait avec angoisse les aigles romaines s’approcher des enfants de Jérusalem pour les dévorer, et il s’efforçait par les plus doux moyens de les sauver », J. P. Lange, in h. l. - Mais hélas ! ses tentatives devaient échouer contre l’insensibilité, l’ingratitude et l’aveuglement de ces malheureux, et tu ne l'as pas voulu ! Jésus s’en plaint avec un sentiment de profonde tristesse, en même temps qu’il dégage sa responsabilité. Malheur donc à ceux qui n’auront pas voulu se laisser sauver ! Car l’amour méprisé amènera les catastrophes prophétisées plus haut.


Mt23.38 Voici que votre temple vous est laissé désert. - L’aile protectrice sous laquelle on a refusé de s’abriter s’étant retirée complètement, les coups les plus redoutables viendront frapper les Juifs. Le temps présent, employé dans le texte grec indique mieux encore la proximité de la ruine. - Votre maison. Jésus appelle ainsi le temple dans l’enceinte duquel il prononçait ce discours, ou bien Jérusalem, ou encore l’ensemble de la théocratie. Notons le pronom « votre ». Rien de tout cela n’est désormais la maison de Dieu : il n’en veut plus ! C’est simplement la demeure coupable qu’il se dispose à châtier. - Déserte. Une maison est vide quand son maître a cessé de l’habiter ; Jérusalem, abandonnée par le Messie, ressemblera à une habitation délaissée, qui tombe en ruines. Il y a longtemps que Jérémie, parlant au nom de Dieu, avait prédit cette calamité : « J’ai abandonné ma maison, délaissé mon héritage, livré ma bien‑aimée à la poigne de ses ennemis », Jérémie 12, 7 ; et David, maudissant ses ennemis, n’avait rien trouvé de plus terrible contre eux que l’imprécation suivante : « que leur camp devienne un désert, que nul n'habite sous leurs tentes !  » Psaume 68, 26.


Mt23.39 Car, je vous le dis, vous ne me verrez plus désormais jusqu'à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur." - Notre‑Seigneur, expliquant le verset qui précède, fait voir la manière dont se réalisera la menace qu’il contient. - Vous ne me verrez plus. Dans quelques jours, il sera séparé d’eux par la mort et, à partir de ce moment, ils cesseront de le contempler jusqu’à l’époque de la résurrection générale et de son second avènement. Car ce sont ces grands événements de la fin du monde qui sont désignés par les mots : Jusqu'à ce que vous disiez : Béni. - Naguère, des amis nombreux poussaient en son honneur cette glorieuse acclamation pour lui souhaiter la bienvenue dans les murs de Jérusalem comme au Messie promis, Cf. 21, 9. Quand il reviendra en qualité de Juge suprême, la nation juive convertie en masse, Cf. Romains chap. 11, le saluera joyeusement par ces mêmes paroles. La fin du grave réquisitoire dont nous achevons l’explication ouvre donc un horizon consolant auquel on n’aurait pas osé s’attendre. « Les Juifs ont donc un temps marqué pour le repentir ; qu'ils confessent que celui qui vient au nom du Seigneur est béni, et ils seront admis à contempler le visage du Christ », S. Jérôme in h. l. On aime à voir se terminer par un rayon d’espoir le dernier discours de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ à la foule des Juifs. - Quelques commentateurs ont singulièrement rapetissé la pensée du Sauveur en lui faisant dire qu’il ne se montrerait pas à la foule pendant les deux jours suivants, c’est-à-dire jusqu’à la fête de Pâque, à l’occasion de laquelle, nous assure‑t-on sans la moindre preuve, les Juifs se saluaient par les mots « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ». Le P. Patrizzi, Lib. 1. de Evang. Quæst. 4, §1, n’est guère plus heureux lorsqu’il accuse S. Matthieu d’avoir troublé en cet endroit l’ordre chronologique : d’après lui, le chap. 23 raconterait un fait antérieur à ceux qui sont contenus dans le chap. 21, de sorte que, par la prophétie du v. 39, Jésus annoncerait simplement son entrée triomphale à Jérusalem.

Chapitre 24

Discours eschatologique, 24, 1-25, 46

Ce discours, qui forme la sublime conclusion de l’activité doctrinale de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ dans les trois premiers Évangiles, contient sur la ruine de Jérusalem, sur le second avènement du Christ et sur la fin du monde d’importantes instructions, destinées à éclairer les Apôtres et l’Église future. Le nom de « Discours eschatologique » qu’on lui donne habituellement, est donc tiré de son objet. C’est S. Matthieu qui le reproduit de la manière la plus complète : S. Marc et S. Luc ont abrégé la première partie, ils omettent même presque entièrement la seconde. - Olshausen prétend que la rédaction du premier évangéliste a considérablement amplifié l’instruction originale du Sauveur. Ici encore, S. Matthieu aurait cousu ensemble des pièces rapportées, rapproché des paroles évangéliques appartenant à différentes époques ; Cf. Bibl. Commentar über sæmmtl. Schrift. des N. Testam. 3è édit. t. 1. p. 858. Nous croyons que ce discours fut prononcé par Jésus tel que nous le lisons ici. Les amalgames dont parle Olshausen sont entièrement opposés au genre simple et à la parfaite véracité des historiens du Christ. Voir Stier, Reden Jesu, in h. l.

1° Première partie, 24, 1-35

Dans ouvrage sur l’Histoire évangélique, p. 697, M. Reuss appelle très justement ce passage « l’un des plus célèbres » de la vie de Jésus‑Christ.


Mt 24, vv. 1-3. Parall. Marc. 13, 1-4 ; Luc. 21, 5-7.

Mt24.1 Comme Jésus s'en allait, au sortir du temple, ses disciples s'approchèrent de lui pour lui en faire remarquer les constructions. - Jésus, en cet instant, quittait à tout jamais le temple de Jérusalem : il ne devait plus en franchir le seuil. La prophétie du chapitre précédent, 23, 38, commençait donc à s’accomplir. - Pour lui en faire remarquer. Pourquoi les Apôtres eurent‑ils alors la pensée d’attirer l’attention de leur Maître sur les constructions du temple ? Origène s'était déjà adressé cette question : « On se demande naturellement pourquoi ils lui montrent les constructions du temple comme s'il ne les avait jamais vues. La raison en est que Notre‑Seigneur ayant prédit plus haut la ruine du temple, les disciples qui l'entendirent, s'étonnèrent qu'un édifice de cette grandeur et de cette magnificence dût être entièrement détruit, et ils lui en firent voir la beauté, pour le fléchir en faveur de cet édifice, et l'engager à ne pas accomplir les menaces qu'il avait faites », D. Thomae Catena in Matth. h. l. Peut-être serait‑il vrai de dire qu’ils désiraient lui faire expliquer sa pensée, qu’ils avaient insuffisamment comprise. - Les constructions ; par conséquent l’ensemble gigantesque des bâtiments qui composaient le temple, et dont le seul emplacement occupe la cinquième partie du terrain sur lequel Jérusalem est bâtie. La magnificence et la richesse de ces constructions étaient devenues proverbiales. Qui n’a pas vu le temple d’Hérode, disait‑on, n’a pas vu de bel édifice. Le temple d’Hérode formait, l’une des combinaisons architecturales les plus splendides de l’ancien Monde. Situation admirable et extrêmement pittoresque au‑dessus de la vallée du Cédron, avec la ville bâtie en amphithéâtre sur les collines avoisinantes, vastes terrasses superposées et entourées de galeries aux mille colonnes, édifices aux formes variées, élégamment groupés, revêtus d’or et de pierres précieuses, tout s’unissait pour faire une masse harmonieuse que l’œil ne se lassait pas de contempler. Voir les descriptions dans Josèphe, Guerre des Juifs 5, 5, 6.


Mt24.2 Mais, prenant la parole, il leur dit : "Voyez-vous tous ces bâtiments ? Je vous le dis en vérité, il n'y sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit renversée." - Voyez-vous ? A son tour, Jésus attire leur attention sur ces bâtiments magnifiques, afin de mieux mettre en relief la sentence qui va suivre. Sous le sceau du serment, je vous le dis en vérité , il annonce dans les termes les plus clairs et les plus explicites que de ce temple merveilleux il ne restera pas pierre sur pierre : tout sera impitoyablement renversé. L’oracle fut réalisé à la lettre, comme nous le savons par l’histoire. Après s’être emparé de Jérusalem, Titus fit démolir par ses soldats, quoique à regret, les murs de la ville et du temple incendié. Ce qui restait des fondements fut complètement anéanti à l’époque de la restauration impie tentée par Julien l’Apostat. On lira sans doute avec intérêt le récit que nous a laissé sur ce dernier fait le païen Ammien Marcellin, 23, 1 ; Cf. Théodoret, 3, 17 ; Sozom, 5, 31 : « Il voulait relever... ce magnifique temple de Jérusalem, qu'après une série de combats meurtriers livrés par Vespasien, Titus avait enfin enlevé de vive force. Il chargea de ce soin Alypius d'Antioche... Alypius, bien secondé par le correcteur de la province, poussait en conséquence les travaux avec vigueur ; quand soudain une éruption formidable de globes de feu, qui s'élancèrent presque coup sur coup des fondements même de l'édifice, rendit la place inaccessible aux travailleurs, après avoir été fatale à plusieurs d'entre eux ». « Pendant la nuit, ajoute l’historien Socrate, Hist. Eccl. 3, 20, un violent tremblement de terre fit sauter les pierres des anciens fondements du temple et les lança au loin avec les maisons voisines ». Où est maintenant cette masse de marbre blanc qui ressemblait, au dire des contemporains, à une montagne de neige ? Où sont ces pierres aux couleurs variées qui représentaient les vagues de l’océan ? Jésus a dit vrai : il n’est pas resté deux pierres réunies. Il prophétisait la destruction la plus complète, et la destruction la plus complète est survenue. « Les ruines mêmes ont péri » : Cf. Lightfoot, Hor. Hebr. in h.l. [En 2011, des archéologues travaillant pour l'Autorité des antiquités d'Israël annoncent que des fouilles sous les fondations en pierre du Mur des lamentations ont permis de mettre au jour des pièces frappées par un procurateur romain de Judée 20 ans après la mort d'Hérode. Cela indique qu'Hérode n'a pas construit le Mur des Lamentations. Les pièces de bronze ont été frappées aux alentours de l’an 17 après Jésus-Christ par Valerius Gratus, qui précéda Ponce Pilate en tant que représentant de Rome à Jérusalem, souligne Ronny Reich, de l'Université de Haïfa, l'un des deux archéologues en charge des fouilles. Ces pièces ont été découvertes dans un bain rituel qui date d’avant la construction du complexe du Temple d'Hérode, et avait été comblé à l'époque pour soutenir les nouveaux murs, précise Ronny Reich. Si Hérode a bien mis en route l'extension du Second Temple, les pièces montrent que la construction du Mur des Lamentations n'avait même pas commencé avant sa mort et a été probablement achevée seulement des générations plus tard. La découverte vient confirmer un récit de Flavius Josèphe, historien romain du Ier siècle, qui après la destruction du Second Temple par Rome en 70 après Jésus-Christ, raconta que les travaux au Mont du Temple n'avaient été terminés que par le roi Agrippa II, arrière-petit-fils d'Hérode. Flavius Josèphe explique également que la fin du chantier avait laissé 18.000 travailleurs au chômage, ce qui, selon certains, est à mettre en relation avec l'éclatement de la Grande Révolte des Juifs de la province de Judée contre l'Empire romain en 66 après Jésus-Christ. Après quatre années d'affrontements, les légionnaires romains de Titus viennent à bout de l'insurrection en l’an 70 et détruisent totalement le Temple.]


Mt24.3 Lorsqu'il se fut assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples s'approchèrent, et, seuls avec lui, lui dirent : "Dites-nous quand ces choses arriveront, et quel sera le signe de votre avènement et de la fin du monde ?" - Il était assis... Détail pittoresque. La scène qui précède avait eu lieu au moment où le Sauveur quittait le Temple : celle‑ci se passe une demi‑heure plus tard. Notre‑Seigneur a gravi en silence le Mont des Oliviers. Arrivé au sommet de la colline, il s’est assis en face du Temple, Cf. Marc 13, 3, à l’endroit d’où les armées romaines devaient bientôt se précipiter sur la ville. Il contemple avec tristesse l’édifice dont il vient de prédire la ruine, et qui, de ce lieu élevé, paraissait plus riche encore et plus beau que de près. La troupe apostolique se tenait à quelque distance. Quatre des disciples, Cf. Marc. l. c., s’approchent alors du divin Maître, en particulier, c’est-à-dire sans que d’autres témoins fussent présents, pour l’interroger sur le Quand et le Comment des faits qu’il a prophétisés. Pour bien comprendre leur question, il faut se rappeler que, d’après la christologie judaïque, la destruction de Jérusalem et du Temple, l’avènement du Messie et la fin du Monde devaient être trois événements à peu près simultanés ; Cf. Stier, Reden des Herrn, in h. l. ; Reuss, Histoire évangélique, p. 597 et ss. « Les disciples, écrit ce dernier, ne voyaient dans la ruine du Temple, dont leur Maître leur offrait la perspective, que l’un des incidents d’une révolution beaucoup plus grande : de celle‑là même que S. Matthieu signale en parlant de la fin des temps. Loin donc de se récrier au sujet d’une menace qui aurait dû effaroucher leur patriotisme religieux, ils la considèrent comme une confirmation indirecte de leurs espérances messianiques, et loin de se livrer à un sentiment de tristesse autrement si naturel, c’est la curiosité de l’attente intéressée qui leur dicte leur question. » - Quand ces choses arriveront. « Ces choses » retombe sur la prophétie de Jésus, par conséquent sur la ruine du Temple. - Quel sera le signe. Le mot grec habituellement employé dans le Nouveau Testament pour désigner l’apparition du Christ, Cf. les versets 27, 37, 39 ; 1 Thessaloniciens 2, 19 ; 3, 13 ; 4, 15 ; 5, 23 ; 2 Thessaloniciens 2, 1, etc ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 20, 2, 2., signifie présence. Il est synonyme des substantifs Épiphanie (Manifestation de notre Seigneur Jésus Christ) dans 1. Timothée 6, 14 ; 2 Timothée 4, 1, 8, et Apocalypse (Révélation de notre Seigneur Jésus Christ), 1 Corinthiens 1, 7 ; 2 Thessaloniciens 1, 7 ; 1 Pierre 1, 7. 13 ; comme eux, il désigne un avènement solennel, destiné à fonder ouvertement, d’une manière définitive, le royaume messianique. - Et de la fin du monde. En latin : la consommation du siècle. Les apôtres nommaient ainsi ce que nous appelons en termes à peu près identiques la fin du monde, Cf. Genèse 49, 1 ; Isaïe 2, 2 ; Michée 4, 1, Daniel, 12, 13 ; S. Pierre, 1 Pierre 1, 5 ; « la dernière heure » de S. Jean, 1 Jean 2, 18, sans parler de plusieurs autres expressions équivalentes cités dans nos saints Livres. Voir Olshausen, bibl. Comment., t. 1, p. 871, 3è édit. - Il y a trois parties dans la demande des disciples : ils veulent savoir 1° quand aura lieu la catastrophe particulière prophétisée par Jésus. 2° à quel signe précurseur ils pourront reconnaître l’approche de son avènement glorieux. 3° quel sera également le signe de la fin des temps. En étudiant la réponse de Notre‑Seigneur, nous verrons qu’il donne sur ces trois points de nombreux éclaircissements.

Mt 24, 4-35. Parall. Marc. 13, 5-31 ; Luc. 21, 8-33.

Mt24.4 Jésus leur répondit : "Prenez garde que nul ne vous séduise. - Jésus leur répondit. C’est ici qu’éclate entre les exégètes le dissentiment dont nous avons parlé. Ils ne peuvent en effet se mettre d’accord sur l’objet direct de la première partie du discours de Notre‑Seigneur, non plus que sur la manière dont chaque pensée se rattache à cet objet. Pour plusieurs, l’instruction entière concernerait la ruine de Jérusalem et la destruction de l’état juif. Selon d’autres, elle serait uniquement relative à la fin du monde. Lightfoot, MM. Norton, Barnes, Brown et A. Clarke soutiennent la première hypothèse ; S. Irénée, S. Hilaire, S. Grégoire‑le‑Grand et quelques auteurs modernes défendent la seconde. Entre ces deux opinions qui semblent directement opposées à différentes paroles de Jésus (voir les versets 15-20, 29-31 avec leur explication), et qui, pour ce motif, n’ont jamais trouvé qu’un petit nombre de défenseurs, il en existe une troisième adoptée déjà par S. Jérôme et S. Augustin, et autour de laquelle se sont de tout temps rangés la plupart des commentateurs. Elle consiste à dire que, dans sa prophétie, Notre‑Seigneur a tout à la fois en vue la destruction de Jérusalem et la fin des temps. Toutefois, l’harmonie est loin d’être parfaite même sur ce terrain commun. Nous ne tardons pas à y rencontrer des divisions ou du moins des nuances. Suivant un système assez répandu, les deux prédictions seraient exprimées parallèlement dans chaque verset du discours, la même image pouvant s’appliquer tout ensemble et à la ruine de la théocratie juive et à la fin du monde. D’après une autre conjecture, ces deux idées seraient au contraire entièrement séparées ; mais les traits relatifs à chacune d’elles auraient été proférés à dessein avec si peu d’ordre qu’il est moralement impossible de les retrouver tous avec certitude. Suivant l’opinion qui nous paraît la plus raisonnable (voir les commentaires de Schegg, Bisping, Stier, etc.), on distingue dans la première partie du discours eschatologique plusieurs séries de versets qui traitent alternativement de la ruine de Jérusalem et de ce qui doit se passer à la fin des temps. Il serait trop long de discuter ces divers sentiments : une lecture attentive du texte et du commentaire suffira pour montrer que celui que nous adoptons explique pour le mieux la pensée de Jésus et fait disparaître la plupart des difficultés. - Il ne faut cependant pas s’attendre à une parfaite clarté sur les points mystérieux que Jésus va développer : le Sauveur, en effet, ne se propose pas de satisfaire la curiosité de ses disciples, ni d’enflammer leur imagination. Il veut plutôt les préparer aux événements qu’il décrit que leur en fournir une description adéquate. Aussi ne leur dira‑t-il rien de l’époque à laquelle auront lieu les grandes crises historiques qu’il annonce, et plusieurs de ses paroles demeureront obscures jusqu’à ce qu’elles aient été mises en lumière par leur accomplissement. - Dans les versets 5-35 nous trouvons trois strophes d’inégale étendue, analogues à celles qui existent dans les discours habituellement rythmiques des anciens Prophètes. A trois reprises, la pensée prend une direction nouvelle, de manière à produire des tableaux variés. Tout d’abord, Jésus répond en termes généraux à la question de ses Apôtres, leur indiquant quels seront les pronostics communs de la ruine de Jérusalem et de la fin des temps, vv. 5-14 : c’est la première strophe. Dans la seconde, vv. 15-22, il revient d’une manière spéciale à la destruction de l’empire juif, dont il décrit les calamités et les signes. Enfin, dans la troisième, vv. 23-35, il parle spécialement aussi de la fin du monde, des malheurs qui l’accompagneront et des moyens par lesquels on pourra reconnaître son approche. - Prenez garde. Les disciples, nous l’avons vu, avaient confondu dans leur demande plusieurs choses qui devaient être séparées par des intervalles considérables lorsqu’elles se réaliseraient. Au début de sa réponse (première strophe), Notre‑Seigneur mélange comme eux les divers points sur lesquels il se proposait de les instruire : il envisage donc comme si c’était un seul et même acte la ruine de la capitale juive et la fin des temps. Il l’avait déjà fait plusieurs fois en d’autres circonstances ; Cf. 10, 23 ; 16, 28. Après tout, n’existe‑t-il pas entre ces deux événements la plus étroite union, malgré leur distinction réelle ? Ils sont le commencement et la fin d’une même œuvre, la scène initiale et la scène finale d’une grande et unique tragédie divine. S’ils se correspondent ainsi l’un à l’autre, le Sauveur a pu, comme les Prophètes, les contempler ensemble d’un seul coup d’œil. Les années et les siècles, en s’écoulant, devaient rétablir la perspective qui demeurait invisible pour les premiers auditeurs et les premiers lecteurs. - Ne vous égare. Avis plein de gravité sur lequel le divin Maître reviendra plus loin, vv. 23-25, et qui a pour but de faire pressentir aux disciples les dangers terribles des temps qu’ils désirent connaître. « Ils étaient peu prémunis encore contre l’effet moral des déceptions qui attendaient leurs espérances et des luttes qu’ils rencontreraient dans leur chemin ; de plus, ils étaient très disposés à se laisser éblouir et égarer par le mirage des illusions que leur propre simplicité ou le fanatisme des enthousiastes... pouvaient faire naître dans leur esprit ». Reuss, Histoire évangélique, p. 600.


Mt24.5 Car plusieurs viendront sous mon nom, disant : C'est moi qui suis le Christ, et ils en séduiront un grand nombre. - Par la description de plusieurs dangers contemporains soit de la fin des temps, soit des derniers jours de Jérusalem, Jésus motive son exhortation sévère : Prenez garde. - Les disciples pourraient d’abord être séparés de leur Maître par des séducteurs qui, à l’aide de mille artifices, se feront passer pour le Messie. Ces séducteurs seront nombreux ; ils s’appuieront sur le nom du vrai Christ qu’ils usurperont avec une sacrilège audace, et malheureusement ils ne réussiront que trop à égarer les âmes. - Le livre des Actes, 5, 35 ; 21, 38, et l’historien Josèphe, Ant. 20, 5, 8 ; 8, 6 ; Guerre des Juifs 2, 35, 5, parlent de plusieurs de ces faux Rédempteurs qui provoquèrent en Judée, peu de temps après la mort de Jésus‑Christ, de graves mouvements insurrectionnels : les Juifs accouraient en foule autour d’eux, s’attendant à une délivrance miraculeuse du joug romain. Ce fanatisme redoubla pendant le siège de Jérusalem ; il redoublera surtout à l’approche de la fin du monde. Voir dans l’ouvrage de MM. les abbés Augustin et Joseph Lemann, La question du Messie et le Concile du Vatican, p. 22 et suiv., Lyon, 1869, une liste assez complète des Pseudo‑Messies avec des documents historiques à l’appui. « Non pas une fois, non pas dix fois, s’écrient douloureusement les auteurs, mais vingt‑cinq fois nos ancêtres ont été le jouet de ce mirage : pour avoir méconnu le Messie là où il était, on était réduit à le chercher là où il n’était pas ». L’anglais Buck, dans son Dictionnaire théologique, compte jusqu’à 29 faux Messies.


Mt24.6 Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre, n'en soyez pas troublés, car il faut que ces choses arrivent, mais ce ne sera pas encore la fin. - Ce n’est pas seulement la séduction qui pourra égarer les disciples : la terreur suscitera pour eux le même danger. - Vous entendrez parler de guerres. Le bruit des combats, le cliquetis des armes, ne tardera pas à retentir tout auprès d’eux. Ces guerres auront lieu dans le voisinage. - Bruits de guerres représente au contraire des guerres lointaines, qu’on ne connaît que par la renommée et les rumeurs publiques, mais qui menacent de s’approcher bientôt et dont la seule perspective suffit pour glacer d’effroi ; Cf. Jérémie 4, 19. - La paix la plus parfaite régnait dans tout le monde romain au moment de la naissance du Christ : peu de temps après sa mort la guerre sévit avec toutes ses horreurs, particulièrement en Palestine. Elle sévira de même au moment de la catastrophe finale. - Gardez-vous de vous troubler. S. Jean Chrysostome donne au verbe le sens de « être dans le trouble » : il désigne plutôt le trouble de l’âme causé par l’effroi, trouble si dangereux dans les circonstances décrites par Jésus, car il est un fâcheux conseiller. Le vrai disciple fixera solidement son cœur en Dieu, et demeurera calme pendant la tempête. - Car il faut... ; Cf. 18, 7. La guerre, comme les scandales, n’est pas d’une nécessité absolue ; mais la malice des hommes la rend nécessaire d’une manière relative. Puisqu’elle doit exister, il faut que les chrétiens sachent en supporter les rigueurs avec tranquillité. Du reste, continue Jésus, ce ne sera pas encore la fin. Les bouleversements produits par la guerre ne seront pas la fin, soit pour Jérusalem, soit pour le monde ; ils en seront seulement le présage. Bien d’autres malheurs devront arriver encore avant la consommation suprême.


Mt24.7 On verra s'élever nation contre nation, royaume contre royaume, et il y aura des pestes, des famines et des tremblements de terre en divers lieux. - Car on verra se soulever... C’est l’explication des premiers mots du v. 6. Tacite, au début de ses Histoires, 1, 2, semble avoir écrit le commentaire de ce passage : « Une époque féconde en catastrophes, ensanglantée de combats, déchirée par les séditions, cruelle même durant la paix : quatre princes tombant sous le fer ; trois guerres civiles, beaucoup d'étrangères, et souvent des guerres étrangères et civiles tout ensemble ; des succès en Orient, des revers en Occident ; l'Illyrie agitée ; les Gaules chancelantes ; la Bretagne entièrement conquise et bientôt délaissée ; les populations des Sarmates et des Suèves levées contre nous ; le Dace illustré par ses défaites et les nôtres ; le Parthe lui‑même prêt à courir aux armes pour un fantôme de Néron ; et en Italie des calamités nouvelles ou renouvelées après une longue suite de siècles ; des villes abîmées ou ensevelies sous leurs ruines, dans la partie la plus riche de la Campanie ; Rome désolée par le feu, voyant consumer ses temples les plus antiques ; le Capitole même brûlé par la main des citoyens ». Jésus prophétise donc ici de violentes commotions, en particulier ces formidables crises politiques qui ensanglantèrent le monde, spécialement la Syrie et la Palestine, où les Juifs furent massacrées en grand nombre par leurs ennemis. Cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 2, 17 ; 18, 1-8. - Des pestes, des famines. A côté de la guerre et du tumulte des nations, il prédit aussi d’autres calamités non moins désastreuses ; d’abord la peste et la famine ; puis des tremblements de terre qui renverseront des villes entières. Tous ces malheurs eurent lieu entre l’Ascension du Sauveur et la ruine de Jérusalem : les écrivains sacrés et profanes nous l’apprennent très explicitement. Tacite, Annales 16, 37, et Suétone parlent d’une peste qui enleva, seulement à Rome, 30 000 hommes en quelques mois. L’auteur du livre des Actes, 11, 28, et Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 20, 2, 3, mentionnent la famine qui ravagea tout le monde romain sous le règne de Claude. Les tremblements de terre furent très fréquents dans l’empire entre les années 60 et 70 ; Cf. Tacite, Ann. 14, 16 ; Senec. Quæst. natur. 6, 1 ; Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 4, 4, 5. Mais ces malheurs passés ne sont qu’un faible prélude de ceux qu’on verra éclater vers la fin des temps. - Les Rabbins rattachent pareillement de grandes angoisses publiques à l’avènement du Messie. Sohar chadasch, f. 8, 4 : « A cette époque, le monde sera agité par des guerres, les nations s'opposeront aux nations, et les villes à d'autres villes : Les embûches se renouvelleront contre l'état d’Israël ». Bereschith rabba, sect. 42, f. 41, 1 : « R. Eleazar, fils d'Abina, dit : Si vous voyez des royaumes s'insurger les uns contre les autres, alors faites attention et regardez au pied du Messie » . Pesikta rabb. f. 2, 1 : « R. Levi dit : Au temps du Messie la peste viendra dans le monde et détruira les impies ». - L’expression en divers lieux a reçu deux interprétations contradictoires. Selon de Wette et d’autres exégètes, elle signifierait « en tous lieux ». Wetstein, Grotius, etc. la traduisent par « en de nombreux lieux ». Ce second sens est le plus vraisemblable.


Mt24.8 Tout cela ne sera que le commencement des douleurs. - « mais ce ne sera pas encore la fin », avait dit plus haut, v. 6. Notre‑Seigneur : il répète ici cette pensée. Tout cela, toutes ces affreuses tribulations qu’il vient d’énumérer ne sont qu’un préambule, le commencement des douleurs, annonçant d’autres tribulations plus grandes encore. Que sera‑ce donc aux derniers jours ? L’expression employée dans le texte grec est littéralement : le début des douleurs de l’enfantement. « La métaphore des femmes en couches est utilisée pour rappeler que les premières douleurs qui annoncent l'enfantement sont cependant bien petites si on les compare aux tortures qui accompagnent la naissance de l'enfant » . S. Paul, dans la lettre aux Romains, 8, 22, décrit sous la même figure les souffrances de la création dégénérée : « la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. »


Mt24.9 Alors on vous livrera aux tortures et on vous fera mourir, et vous serez en haine à toutes les nations, à cause de mon nom. - Du tableau des malheurs qui attendent l’humanité dans son ensemble, le divin Prophète passe à celui des peines réservées spécialement à ses disciples. - Alors ; non pas après, mais pendant les grandes calamités extérieures signalées dans les versets qui précèdent. - On vous livrera... Le monde nourrira des dispositions hostiles à l’égard des chrétiens et, dans sa haine, il les persécutera de mille manières, il les massacrera brutalement. Qu’on lise les Actes des Apôtres et l’on y verra à chaque page la réalisation de ces sombres prédictions dès l’origine du Christianisme. Et, depuis cette époque lointaine, quand est‑ce que l’Église du Christ n’a pas été persécutée ? La haine qu’elle inspire aux méchants redouble à mesure que s’avance l’ère de la fin des temps. - Vous serez en haine... Race détestée, dit Tacite parlant des chrétiens. Les Juifs de Rome, dans l’entrevue qu’ils eurent avec S. Paul, lui dirent aussi : « Tout ce que nous savons de cette secte, c’est qu’on s’oppose partout à elle », Actes des Apôtres 28, 22.


Mt24.10 Alors aussi beaucoup failliront, ils se trahiront et se haïront les uns les autres. - A partir de ce verset, Jésus signale les tristes conséquences qui résulteront pour plusieurs d’entre ses disciples des persécutions dirigées contre eux par le monde. - Beaucoup seront scandalisés. De nombreux chrétiens viendront se heurter contre les obstacles extérieurs et, manquant de force, ils seront bientôt renversés. Sans figure, ils abandonneront lâchement leur foi, quand il leur en coûtera quelque chose pour la garder. - Ils se trahiront. Ces apostats désireux de conquérir les bonnes grâces des païens par un zèle monstrueux, dénonceront leurs anciens frères et les livreront aux tribunaux. Voici l'accomplissement d'après Tacite, Annales 15, 44 : « On saisit d'abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d'autres ». - Se haïront les uns les autres, quoique l’essence du Christianisme consiste précisément dans l’amour fraternel. Cf. Jean 15, 17.





Mt24.11 Et il s'élèvera plusieurs faux prophètes qui en séduiront un grand nombre.- A ces dissensions funestes, à ces trahisons qui viendront rompre tristement les rangs des fidèles, se joindra bientôt un autre danger qui accompagne toujours les époques de crise, le danger des doctrines erronées. Des faux prophètes, c’est-à-dire des hérésiarques, prêcheront ouvertement l’erreur, et, dans le désarroi où les persécutions auront jeté les fidèles, ils ne réussiront que trop à en pervertir un grand nombre. Jésus leur donne le nom de faux prophètes parce que les fauteurs des hérésies nouvelles ne manquent jamais de se dire les envoyés de Dieu. Dès la seconde moitié du premier siècle, nous voyons, en conformité avec la prédiction du Sauveur, les hérésies pulluler dans l’Église, menaçant d’envahir tout le champ que les Apôtres avaient ensemencé avec tant de peine. Comparez Actes des Apôtres 20 ,30 ; Galates 1, 7-9 ; Romains 16, 17-18 ; Colossiens 2, 17 et ss. 1 Timothée 1, 6, 7. 20 ; 6, 3-5, 20, 21 ; 2 Timothée 2, 18 ; 3, 6-8 ; 2 Pierre 2 ; 1 Jean 2, 18, 22, 23, 26 ; 4, 1-3 ; 2 Jean 7 ; 2 Corinthiens 11, 13, etc. Voir aussi l’histoire ecclésiastique de cette époque dans Darras, Rohrbacher, Mœhler, etc. La fin du monde fera germer cette fâcheuse ivraie avec un redoublement de vigueur.


Mt24.12 Et à cause des progrès croissants de l'iniquité, la charité d'un grand nombre se refroidira. - L'iniquité abondera. Ce verbe indique un accroissement considérable, une sorte de débordement du mal. - L'iniquité, l’opposition directe à la loi divine, l’iniquité en général, l’éloignement volontaire des principes vitaux du Christianisme. L’iniquité ne cesse jamais d’exister et d’agir dans le monde ; mais elle est surtout active aux époques de crises dont parle Notre‑Seigneur. « Dans les jours précédent l'avènement du Messie, disent les rabbins, Sota, 9, 15, l'impudence augmentera ». - Ce redoublement de malice produira le résultat le plus déplorable, que Jésus exprime sous une belle image : La charité se refroidira. La charité, c’est l’amour en général, c’est la charité chrétienne, dont Dieu est l’objet principal et direct. Le divin Maître ne veut donc pas désigner ici d’une manière spéciale l’amour des fidèles les uns pour les autres, comme l’ont pensé Maldonat, Arnoldi, Buchner, etc. Cela posé, l’amour est une flamme ardente qui brûle sans cesse : hélas ! Le vent des persécutions l’éteindra, la refroidira dans le cœur d’un grand nombre. - D'un grand nombre, avec l’article, représente la masse, la plupart des chrétiens. Il n’y aura que les âmes d’élite qui ne deviendront pas tièdes ou indifférentes sous le coup des dangers extérieurs.



Mt24.13 Mais celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé. - Voici pourtant une parole de puissant encouragement parmi ces prophéties désolantes : le salut sera possible pour les hommes vigoureux ! - Celui qui persévérera. Persévérer, « sauver à travers », ou, d’après le grec, résister. C’est garder au milieu des difficultés et des obstacles la foi en Jésus, l’amour pour Jésus, la pratique des devoirs imposés par Jésus ; c’est d’après le contexte, ne pas se laisser scandaliser par les maux du dehors, v. 10, ne pas se laisser induire en erreur par les faux prophètes, v. 11, ne pas se laisser refroidir intérieurement, v. 12. - Mais, pour que cette persévérance soit vraie, elle ne doit pas être passagère : il faut qu’elle dure jusqu'à la fin, c’est-à-dire, autant que les dangers prophétisés ; en tout cas, pour chaque fidèle jusqu’à la fin de sa vie. A ce prix, mais seulement à ce prix, on sera sauvé, on participera au salut messianique, mélange de gloire et de bonheur qui durera pareillement « jusqu'à la fin », ou plutôt sans fin.






Mt24.14 Cet évangile du royaume sera prêché dans le monde entier, pour être un témoignage à toutes les nations, alors viendra la fin. - Jésus signale un dernier événement, événement plein d’importance et de consolation, qui devra se passer avant la fin de Jérusalem comme avant la fin des temps. - Cet Évangile. « L’évangéliste s’oublie en cet endroit, dit sottement de Wette, Kurzgef. exeget. Handbuch zum N. Test. t. 1, 1ère partie, in h. l., car il suppose que Jésus fait allusion à l’Évangile écrit plus tard par lui ». Comme si le pronom « cet » ne désignait pas l’Évangile oral prêché par le Sauveur lui‑même - L’épithète du royaume précise la nature de la bonne nouvelle ; c’est celle du royaume par excellence, du royaume que le Christ a fondé. - Dans le monde entier. Dût‑on voir avec S. Jean Chrysostome une hyperbole dans cette expression, il est certain qu’elle ne s’applique pas seulement à la Palestine : elle s’étend pour le moins au monde romain, probablement même à l’univers entier, puisqu’il est question, une ligne plus bas, de « toutes les nations ». Le mieux est de dire que l’Évangile devait être proclamé dans tout l’empire romain avant la destruction de la nation juive, et sur toute la terre avant la fin du monde. Le premier s’est parfaitement accompli. « Cet Évangile du royaume sera prêché par toute la terre… avant la fin de Jérusalem. Car saint Paul marque assez que l’Évangile avait déjà couru dans tout le monde avant même la destruction de cette ville : «Leur voix , dit‑il, s’est répandue dans toute la terre. (Romains 10, 10.) Et ailleurs : « L’Évangile que vous avez entendu a été prêché à toute créature qui est sous le ciel». (Colossiens 1, 6.) C’est ainsi qu’on voit cet apôtre passer de Jérusalem dans l’Espagne pour y prêcher l’Évangile. Et si saint Paul a lui seul porté la foi dans une si grande étendue de provinces, jugez de ce que tous les autres Apôtres auront pu faire », S. Jean Chrys. Hom. 75 in Matth. - Témoignage à toutes les nations. Tout à la fois un témoignage pour les peuples et contre les peuples, selon les circonstances : témoignage favorable dans le cas où ils accepteront la vérité chrétienne, car alors ils seront sauvés par elle ; au contraire témoignage accusateur, s’ils rejettent l’Évangile. Les exégètes se partagent entre ces deux interprétations du datif « aux nations » ; nous préférons les adopter l’une et l’autre, croyant obtenir ainsi un sens plus vrai et plus complet. - Et alors. Quand tous les signes précédemment indiqués, et spécialement ce dernier, auront apparu. - Viendra la fin. Jésus donne collectivement ce nom à la fin de Jérusalem, puis à celle du monde : il oppose la « consommation » au début dont il avait parlé au v. 8.


Mt24.15 "Quand donc vous verrez l'abomination de la désolation, annoncée par le prophète Daniel, établie dans le lieu saint, que celui qui lit entende, - Quand donc vous verrez. Après avoir décrit les pronostics et les préludes communs aux deux grandes époques touchant lesquelles ses disciples l’avaient interrogé, le divin Maître revient maintenant sur chacune d’elles pour les faire connaître plus en détail. Il suit l’ordre des temps, et s’occupe en premier lieu de la catastrophe qui engloutira Jérusalem avec l’état juif. - L'abomination de la désolation. Ces mots sont une traduction littérale du grec, et cette locution grecque, empruntée aux Septante, avait été elle‑même calquée sur l’hébreu du prophète Daniel. Ils sont assez obscurs dans les trois langues. Ils équivalent d’après Maldonat à « désolation abominable et redoutable », selon d’autres à « abomination horrible ». Du moins, ce qui est clair, c’est qu’ils prédisent quelque chose d’affreux, un sacrilège épouvantable. - Dont a parlé le prophète Daniel. Jésus montre, par cette phrase incidente, qu’il n’entend pas formuler un présage nouveau et inouï jusqu’alors. L’abomination de la désolation dont il parle a été prédite depuis longtemps par l’un des plus grands prophètes du Judaïsme, Daniel 9, 27 ; Cf. 11, 31 ; 12, 11 ; ses auditeurs la connaissent donc par ouï-dire, au moins d’une manière générale. - Établie : expression pittoresque qui personnifie la désolation, la présentant aux regards comme établie et domiciliée pour ainsi dire dans le lieu saint. - Quel est ce lieu sacré ? Si l’on se reporte au texte même de Daniel cité librement par Notre‑Seigneur, on voit qu’il y est fait mention expresse du temple : « sur une aile du Temple il y aura l’Abomination de la désolation » ; aussi, n’est‑il pas douteux que Jésus‑Christ ait voulu exprimer la même pensée que le Prophète. Si nous parcourons les derniers temps de l’histoire juive, nous ne voyons guère que les scènes sanglantes opérées dans le temple par les Zélotes, Cf. Joseph. Guerre des Juifs 4, 5, 10 ; 3, 10 ; 3, 10, qui puissent cadrer parfaitement avec la prédication du Sauveur. Plusieurs Pères, S. Hilaire en particulier, ont pensé à l’Antéchrist ; mais il n’est pas question de lui dans cette strophe. D’autres exégètes (S. Jean Chrys., Euthym., etc.) supposent que Jésus avait en vue l’érection des statues de Titus et d’Adrien sur l’emplacement du temple, ou l’incendie de cet édifice par les Romains : toutefois, ces événements furent postérieurs à la ruine de Jérusalem, tandis que la prédiction parle d’un fait qui devait la précéder, car elle suppose qu’on aura encore le temps de fuir quand éclatera l’abomination de la désolation. (Voir d’autres opinions dans Maldonat, Comm. in h. l). La profanation du lieu saint par les Zélotes s’accorde au contraire parfaitement avec la prophétie de Jésus. Elle fut d’ailleurs d’autant plus horrible qu’elle avait pour auteurs des adorateurs de Dieu. On en trouvera le récit détaillé dans l’ouvrage de M. de Champagny, Rome et la Judée. - Que celui qui lit... D’après S. Jean Chrys., Euthymius, Hengstenberg, Ewald, Stier, etc., cette parenthèse aurait été insérée par le Sauveur lui‑même ; elle ferait partie de son discours primitif, et rappellerait aux lecteurs du livre de Daniel que les malheurs de Jérusalem et du temple auront lieu bientôt. M. Schegg, qui partage ce sentiment, cite la parole analogue qui revient fréquemment sur les lèvres de Jésus : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende ». Mais il est plus probable que ces mots ne furent pas prononcés par Notre‑Seigneur : c’est plutôt une réflexion de l’évangéliste, un avis pressant qu’il adresse à tous ceux qui lisaient dans les premiers temps ce passage de son récit. Prenez garde, leur disait‑il, l’heure annoncée par le Maître n’est‑elle pas arrivée et n’est‑il pas temps de prendre les précautions auxquelles il vous invite ? Ce sens est le plus naturel et la plupart des commentateurs l’ont adopté.


Mt24.16 alors que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient dans les montagnes, - Ce verset et les suivants, 16-20, fournissent quelques moyens d’échapper aux calamités qui tomberont prochainement sur Jérusalem. - Alors reprend la pensée momentanément interrompue par la parenthèse. « Lorsque vous verrez... alors... ». - Ceux qui sont en Judée. Jésus s’adresse surtout aux habitants de la Judée, parce que, plus rapprochés de Jérusalem autour de laquelle allaient se livrer les combats les plus acharnés, ils étaient exposés par là-même à de plus grands dangers. - Le mot d’ordre, c’est s'enfuient ! Il faut fuir au plus vite, comme Loth de Sodome, ou, selon l’expression de Flavius Josèphe, comme l’on s’enfuit d’un vaisseau qui sombre. - Dans les montagnes. En temps d’invasion, l’on se réfugie de préférence dans les montagnes, qui offrent des abris naturels contre la fureur de l’ennemi. Les montagnes de Judée, et celles qui sont situées de l’autre côté du Jourdain, abondent en cavernes qui pouvaient servir de refuge en cas de danger. On sait que les chrétiens de Jérusalem et de la Judée, dociles à cette recommandation de Jésus‑Christ, se retirèrent dans la montagneuse Pella, en Pérée, dès qu’ils virent approcher les armées de Rome et qu’ils y trouvèrent le salut ; Cf. Euseb. Hier. Eccl. 3, 5.


Mt24.17 et que celui qui est sur le toit ne descende pas pour prendre ce qu'il a dans sa maison, 18 et que celui qui est dans les champs ne revienne pas pour prendre son vêtement. - Jésus démontre par deux exemples familiers, tirés de la vie pratique, qu’il ne faudra pas différer la fuite d’un instant. - Premier exemple, v. 17 : Celui qui sera sur le toit. Nous avons dit, Cf. 10, 27 et l’explication, que les toits des maisons orientales sont habituellement plats : on aime à s’y retirer à divers moments de la journée. - N'en descende pas... Le plus souvent, dans les habitations des Levantins, deux escaliers conduisent au sommet du toit : l’un est extérieur et aboutit à la rue ou aux champs ; l’autre est intérieur et communique avec les appartements. C’est à ce second escalier que Jésus fait allusion. La fuite qu’il recommande est si pressante qu’elle ne permet pas même de descendre du toit dans la maison, pour y aller chercher quelque objet qu’on désirerait sauver. Il faut se précipiter aussitôt dans la rue ou dans la campagne et s’échapper sans délai. - Second exemple, v. 18 : Celui qui sera dans les champs, occupé au travail des champs. - Ne retourne pas. « dans sa maison ». - Prendre sa tunique, ou mieux, d’après le grec, sa toge, son pallium, désigne en effet un vêtement supérieur servant de manteau. Ce passage est plein de couleur locale. Les ouvriers juifs, comme les nôtres, se dépouillaient de leurs vêtements de dessus pour travailler plus aisément ; mais ils en avaient besoin pour se présenter en public d’une manière convenable. Néanmoins, le Sauveur ne veut pas qu’ils retournent les chercher dans leurs maisons. Qu’ils s’occupent avant tout de sauver leur vie. - Ces avis, donnés sous une forme hyperbolique, font très bien ressortir la gravité des périls qui fondront sur Jérusalem.





Mt24.19 Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là. - Conséquence logique des versets qui précèdent. La fuite, et une prompte fuite, sera nécessaire : malheur donc à ceux qui seront retardés par quelque obstacle ! Ils risqueront de tomber entre les mains d’un ennemi qui ne fera pas de quartier. - Enceintes ou qui allaiteront. Notre‑Seigneur signale deux catégories spéciales de personnes à plaindre au moment d’une fuite précipitée, les femmes enceintes et celles qui ont des enfants encore au sein. « Malheur aux femmes qui seront enceintes, parce que le poids qui les chargera les rendra moins disposées à se sauver par la fuite ; malheur aux femmes qui allaiteront, parce que, retenues dans la ville par l’affection de leurs enfants nouveau‑nés, ne pouvant les sauver d’une si grande misère, elles seront contraintes de périr aussi avec eux » S. Jean Chrys., Hom. 76 in Matth.


Mt24.20 Priez pour que votre fuite n'arrive pas en hiver, ni un jour de sabbat, - Dès l’heure présente, les disciples de Jésus, avertis par leur Maître, doivent conjurer le Seigneur de faire disparaître les obstacles indépendants de leur volonté qui pourraient s’opposer à leur fuite. Nous trouvons ici l’indication d’un nouvel empêchement ; mais, tandis que le précédent était tiré de deux circonstances personnelles, celui‑ci est déduit de deux circonstances de temps. - En hiver : c’est un obstacle qui provient de la nature. En hiver, le mauvais temps retarde notablement la marche : dans l’Orient c’est la saison des pluies et les chemins, mauvais à toute époque, deviennent alors impraticables. - Ou un jour de sabbat : obstacle qui provient d’un précepte divin. Les Juifs - car c’était pour les chrétiens issus du Judaïsme que parlait alors Jésus - ne pouvaient parcourir aux jours de sabbat que de courtes distances, rigoureusement fixées ; Cf. Actes des Apôtres 1, 12. Le chemin de sabbat était d’après les Rabbins de 2000 coudées, équivalentes à 6 stades grecs, à 750 pas romains. Il est vrai que cette loi souffrait des exceptions, comme nous l’apprend le Talmud : « Si quelqu'un est poursuivi par des païens ou par des voleurs, ne lui est‑il pas permis de profaner le sabbat ? Nos rabbins ont dit que cela lui est permis, pour sauver sa vie », Bammidbar R. S. 23, f. 231, 4. Mais il y avait aussi des Docteurs sévères qui ne les autorisaient jamais, ou des disciples scrupuleux qui refusaient d’y avoir recours. Jésus, du reste, parle en termes généraux, indépendamment de toute exception. Remarquons encore que les chrétiens de la Judée, en prenant la fuite au jour du sabbat, pouvaient s’attirer des persécutions de la part de leurs anciens coreligionnaires, qui les regarderaient comme des profanateurs.


Mt24.21 car il y aura alors une si grande détresse, qu'il n'y en a pas eu de semblable depuis le commencement du monde jusqu'ici, et qu'il n'y en aura jamais. - Ce verset et le suivant font ressortir par anticipation le caractère affreux des calamités qui devaient bientôt tomber sur Jérusalem et sur les Juifs. - L’adverbe alors se rapporte à l’époque mentionnée, dans les vv. 15 et 16. La conjonction car relie la description des vv. 20 et 22 à l’idée qui précède : Jésus indique à ses disciples pourquoi ils devront fuir sans retard. - Une grande tribulation. La tribulation qui accompagna le siège et la prise de la capitale juive fut horrible en effet. On frémit en lisant les détails que nous a conservés l’historien Josèphe, Guerre des Juifs passim. Il y eut alors des horreurs, des atrocités sans parallèles dans l’histoire du monde. A Jérusalem seulement, 1100000 Juifs furent égorgés, 97000 furent faits prisonniers et condamnés soit à de cruels supplices, soit à un dur esclavage. On en crucifia un si grand nombre que « l’espace manquait pour les croix et les croix pour les condamnés ». La famine enlevait « des maisons et des familles entières » ; les mères mangeaient leurs propres enfants. Voir les récits de M. de Champagny. Rome et la Judée, chap. 14-17 ; de M. de Saulcy, Les derniers jours de Jérusalem, Paris 1866 ; de M. Renan, l’Antéchrist. Faisant allusion aux paroles suivantes de Jésus, « pas eu de pareille », S. Jean Chrysostome peut donc s'écrier en toute vérité : « Ceci ne doit pas être pris pour une exagération, et l’histoire de Josèphe en justifie assez la vérité. On ne peut pas dire non plus que cet auteur, étant chrétien, a pris plaisir à exagérer ces malheurs pour faire voir la vérité de ce que Jésus‑Christ prédit ici, puisque Josèphe était juif, et des plus zélés d’entre les Juifs qui sont venus après la naissance du Sauveur. Cependant il dit que ces malheurs ont passé tout ce que l’on peut s’imaginer de plus tragique, et il assure que les Juifs ne se sont jamais trouvés réduits à de si étranges extrémités », Hom. 76 in Matth. Flavius Josèphe conclut aussi sa description lugubre par des réflexions tout à fait identiques à celle du Sauveur : « Aucune autre ville n’a jamais souffert tant de misères... Si les malheurs du monde entier depuis la création étaient comparés à ceux que les Juifs endurèrent alors, on les trouveraient inférieurs aux leurs ». - Depuis le commencement du monde, à partir de la création du monde ; jusqu'à présent, jusqu’au moment où Notre‑Seigneur faisait cette prédiction, Joël, 2, 2, et Daniel, 12, 1, emploient des formules identiques.


Mt24.22 Et si ces jours n'étaient abrégés, nul n'échapperait, mais, à cause des élus, ces jours seront abrégés. - Notre‑Seigneur, à la façon des Prophètes, s’exprime comme si les événements qu’il annonce avaient déjà reçu leur accomplissement : de là l’emploi du plus‑que‑parfait. Ce qu’il dit ici est une lueur d’espoir au milieu de la tempête. Dieu, qui est Père même lorsqu’il châtie, se souviendra donc de sa miséricorde ; c’est pourquoi il diminuera le nombre de ces jours affreux : autrement, tous les Juifs eussent péri. - Nulle chair (hébraïsme pour « tout homme » ; Cf. Genèse 6, 12 et ss. ; Actes des Apôtres 2, 16) doit en effet se restreindre au peuple juif. Nous admettons cependant sans peine, avec M. Schegg, que le regard prophétique de Jésus était aussi dirigé, tandis que sa bouche prononçait ces paroles, sur les catastrophes finales et sur les angoisses des derniers temps qui les réaliseront dans toute leur étendue. Mais elles regardent directement les compatriotes et les contemporains du Sauveur. Alford signale dans son commentaire plusieurs combinaisons providentielles qui abrégèrent d’une manière notable le siège et par suite les maux de Jérusalem. 1° Hérode Agrippa avait entrepris de réparer les fortifications de la ville, de manière à la rendre imprenable ; mais son entreprise fut bientôt arrêtée par l’empereur Claude ; Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 19, 7, 2. 2° Les Juifs, en proie à des divisions intestines, avaient négligé de se préparer à un siège sérieux. 3° Leurs magasins de blé furent incendiés peu de temps avant l’approche de Titus : ils contenaient, au dire de Josèphe, des provisions pour plusieurs années. 4° Titus commença soudainement l’attaque et les assiégés abandonnèrent d’eux‑mêmes une partie des ouvrages fortifiés. Cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 6, 8, 4. Au reste, le général romain reconnut lui‑même le doigt de Dieu dans les incidents du siège : « Dieu a combattu pour nous, et c’est lui qui a privé les Juifs de leurs fortifications : car qu’est‑ce qu’auraient pu contre ces tours des bras ou des engins humains ? » - À cause des élus. A coup sûr, ce n’était pas sur les coupables que le cœur divin s’apitoyait ; mais il voulait sauver les bons, les élus, qui eussent partagé, sans les mesures prises par sa Providence, le sort malheureux des méchants ; Cf. Genèse 28, 29 et suiv.






Mt24.23 Alors, si quelqu'un vous dit : Le Christ est ici, ou : Il est là, ne le croyez pas. - Cet « alors » est loin d’être parallèle à ceux des vv. 16 et 21. De l’avis commun des exégètes, il nous fait franchir tout d’un coup de longs siècles d’intervalle, pour nous conduire des derniers jours de Jérusalem à la fin du monde. Cf. S. Jean Chrys., Hom. 76 in Matth. De même Maldonat : « Le Christ passe donc de la fin et de la ruine des Juifs à la fin du monde ; la dévastation de Jérusalem est en effet une figure et une image de la dévastation et de la fin du monde ». Ce brusque changement de matières n’est cependant indiqué que par le contexte ; mais il est clairement indiqué, car les nouvelles prédictions que nous allons entendre ne peuvent convenir qu’au second avènement du Christ, et par là-même qu’à la fin des temps considérée soit en elle‑même, soit dans sa période de préparation. C’est ainsi que les Prophètes de l’Ancien Testament passaient rapidement d’une chose à l’autre, du début d’une ère à sa fin. - Les premières instructions du Christ touchant la fin des temps, vv. 23-27, se bornent à développer l’idée contenue dans le v. 5 et déjà appliquée partiellement à la fin du monde. Elles mettent l’Église de l’avenir en garde contre les dangers qui lui surviendront de la part des faux prophètes et des faux messies. - Le Christ est ici... La narration décrit une rumeur qui circule de bouche en bouche et qui ne tarde pas à devenir publique. - Ne le croyez pas. Précieux avertissement par lequel Jésus‑Christ a préservé son Église d’un dangereux enthousiasme à l’époque des derniers jours.











Mt24.24 Car il s'élèvera de faux Christs et de faux prophètes, et ils feront de grands prodiges et des choses extraordinaires, jusqu'à séduire, s'il se pouvait, les élus mêmes. - Nous trouvons dans ce verset et dans les suivants les motifs de la sage incrédulité recommandée par Jésus. C’est d’abord l’apparition d’une multitude d’imposteurs qui se feront passer les uns pour le Messie lui‑même, les autres pour ses précurseurs ou ses compagnons. Le danger de les croire et de se laisser égarer par eux sera d’autant plus grand qu’ils accompliront des prodiges sataniques, que l’on risquera de confondre avec des miracles divins opérés à l’appui de leur mission. - Qui feront : ils fourniront, ils opéreront. - De grands signes. S. Paul, 2 Thessaloniciens 2, 9-10, parlant de l’Antéchrist, relève aussi l’éclat de ses prodiges « La venue de l’Impie, elle, se fera par la force de Satan avec une grande puissance, des signes et des prodiges trompeurs, avec toute la séduction du mal, pour ceux qui se perdent du fait qu’ils n’ont pas accueilli l’amour de la vérité, ce qui les aurait sauvés. - Et des prodiges. Les mots « signes » et « prodiges », sont assez souvent associés dans la Bible ; ils représentent à peu près la même idée. Il existe cependant entre eux une légère différence : « prodige » désigne surtout le côté extérieur du miracle, sa nature extraordinaire, merveilleuse, qui étonne l’esprit ; « signe » est le nom qui lui convient en tant qu’il appuie et confirme quelque chose en dehors de lui. - Au point de séduire... La même pensée est exprimée avec une nuance dans le récit de S. Marc, 13, 22. Tandis que Jésus‑Christ signale, d’après le premier Évangile, une conséquence funeste que l’œuvre des thaumaturges diaboliques pourrait avoir sans un secours spécial de Dieu, il indique simplement, d’après le second, le but que se proposent ces ouvriers d’iniquité. Au reste, le texte de S. Matthieu peut se ramener au même sens que celui de S. Marc. - S'il était possible. « C’est-à-dire : s’il était possible que la force créée l’emporte sur le décret du Créateur, sur son bon plaisir, et sur les forces qui les protègent. Ce qui veut dire que si les dits élus étaient abandonnés à leur prudence et à leurs propres forces, ils tomberaient inévitablement. C’est donc avec raison que saint Augustin écrit dans la correction et la grâce, au chapitre 7 : « Si quelqu’un d’eux périt, c’est Dieu qui serait pris en faute. Mais personne d’entre eux ne périt, car Dieu ne se fait pas défaut à lui-même. Si quelqu’un d’eux périt, Dieu est vaincu par le vice humain. Mais aucun d’entre eux ne périt, parce que Dieu n’est vaincu par rien. C’est le Christ lui-même qui dit de ces brebis : personne ne les arrachera de ma main ». Cette belle explication est de Jansénius.


Mt24.25 Voilà que je vous l'ai prédit. - Cf. S. Marc, 13, 23, qui est un peu plus explicite. Les chrétiens sont donc bien avertis, et ce sera leur faute s’ils se laissent séduire par les faux Messies. Grâce aux lumières que Jésus‑Christ leur a données plusieurs siècles à l’avance (le divin Maître se place au point de vue des fidèles qui se rappelleront plus tard ses avertissements), ils pourront attendre patiemment sa venue sans qu’aucun éclat mensonger réussisse à les égarer.


Mt24.26 Si donc on vous dit : Le voici dans le désert, ne sortez pas, le voici dans le lieu le plus retiré de la maison, ne le croyez pas. - Ce point a tant d’importance, il sera parfois si difficile aux derniers jours de distinguer le vrai du faux, que le divin Maître revient encore sur la même pensée pour notre plus grande utilité. - Si donc : maintenant que vous êtes avertis. Les vv. 26 et 27 renferment une conséquence du précédent. - Dans le désert. Le voici : il s’agit du Christ. Nous avons ici une spécification et un développement des adverbes « ici » et « là » du v. 23. On entendra donc dire autour de soi, lorsque s’approcheront les suprêmes péripéties, tantôt qu’il s’est manifesté dans le voisinage, mais d’une manière secrète, dans le lieu retiré. Ce substantif désigne en effet, par opposition au désert, les appartements les plus retirés d’une maison, une retraite rapprochée mais secrète et mystérieuse. Jésus interdit à ses disciples dans le premier cas toute démarche extérieure (ne sortez pas), dans le second même la simple foi. Ces bruits sont des mensonges absurdes qui ne méritent pas qu’on s’en occupe.


Mt24.27 Car, comme l'éclair part de l'orient et brille jusqu'à l'occident, ainsi en sera-t-il de l'avènement du Fils de l'homme. - Le vrai Christ, quand il fera son second avènement, apparaîtra simultanément à tous les hommes ; il n’y aura donc pas lieu d’aller le chercher en quelque endroit particulier. L’image qui exprime cette idée est pleine de force et de beauté. L’éclair, localisé au premier instant de sa naissance, envahit aussitôt l’horizon entier ; tous l’aperçoivent en même temps. « Vous savez, mes frères, comment paraît un éclair. II n’a besoin ni de précurseur ni de héraut pour annoncer sa venue. il paraît en un moment à tout le monde sans qu’on en puisse douter. C’est ainsi que le Sauveur paraîtra tout d’un coup par toute la terre dans l’éclat de la gloire dont il sera accompagné », S. Jean Chrys. Hom 76 in Matth.


Mt24.28 Partout où sera le cadavre, là s'assembleront les vautours. - Si l’on en juge par les nombreuses interprétations qu’a reçues ce verset, il doit contenir une véritable énigme ; les exégètes ne peuvent tomber d’accord à son sujet. C’est à coup sûr un proverbe, qui rappelle des paroles analogues de Job, 39, 30, d’Osée, 8, 1, et d’Habacuc, 1, 8. C’est de plus un proverbe prophétique, déjà cité par Notre‑Seigneur dans une autre circonstance. Cf. Luc. 17, 37. Mais quelle est sa portée ? Que doit‑il prophétiser ? - Étudions d’abord les deux expressions principales. « cadavre » et « vautours ». Les aigles ne se nourrissent pas de cadavres et ils n’existent guère en Palestine, Jésus emploie donc ce mot dans son acception populaire. Cela posé, la phrase entière rappelle un fait bien connu. « S'il y a un vautour, attends‑toi à trouver un cadavre », disait de même Sénèque. Les oiseaux de proie accourent promptement aux lieux où se trouvent des cadavres. Passons maintenant à l’application. Ceux qui pensent qu’ici encore il est question de Jérusalem et de sa ruine, disent que le cadavre figure cette ville corrompue, tandis que les aigles représenteraient les armées de Rome lancées contre elle (Lightfoot, Wettstein, etc). Les partisans de cette opinion [qu’il faut traduire par « aigles » et non pas « vautours »] ne manquent pas de faire observer que les enseignes romaines étaient précisément surmontées d’un aigle. Mais le contexte leur donne tort, puisqu’il ne s’agit plus maintenant que de la fin du monde dans l’instruction de Jésus. Suivant d’autres écrivains, parmi lesquels nous mentionnerons Bisping, Hengstenberg, de Wette, Kistemaker et Abbott, les cadavres aussi bien que les vautours doivent se prendre au moral, pour symboliser d’une part la mort spirituelle, le péché, d’autre part les terribles jugements de Dieu contre les pécheurs. Le sens serait : Comme les cadavres appellent les vautours, de même la corruption morale appelle les châtiments du ciel. Selon MM. Schegg et Crosby, les vautours sont l’emblème des faux Christs et des faux prophètes ; le cadavre, la figure du monde pervers des derniers jours. Par conséquent, les imposteurs se rassemblent là où règne le dérèglement de l’intelligence du cœur. Il est aisé de voir que ces deux interprétations ne sont pas moins opposées au contexte que la première. Pourquoi ne pas adopter simplement l’explication traditionnelle, d’après laquelle ce verset serait quant au sens entièrement parallèle au précédent, et dirait en termes figurés ce que l’autre avait exprimé au propre et directement ? C’est l’opinion de S. Jean Chrysostome, de S. Jérôme, de Bède le Vénérable, d’Euthymius, pour ne citer que quelques noms anciens, et de la plupart des commentateurs catholiques. « Cela signifie que tous les hommes seront rassemblés à l'endroit ou lui‑même sera, pour y être jugés, comme les vautours se rassemblent autour des cadavres », Maldonat. Cf Jansenius, Van Steenkiste, Arnoldi, etc.


Mt24.29 Aussitôt après ces jours d'affliction, le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. - Les détails qui vont suivre décrivent les différentes scènes dont se composera le grand drame du second avènement du Christ à la fin des temps. Nous y retrouvons les mêmes images que dans les tableaux analogues tracés par les Prophètes ; Cf. Isaïe 13, 10 ; 24, 18 et s. ; 34, 4 ; Ezéch. 32, 7 ; Joël, 2, 10, 28 ; Agg. 2, 21 et ss. - Après la tribulation... Ces jours terribles sont ceux de l’Antéchrist : Notre‑Seigneur laisse à dessein dans l’ombre leur nombre et leur durée. D’ailleurs, il ne faut pas confondre la tribulation qu’ils amèneront avec les malheurs spéciaux à Jérusalem et à la Palestine, qui ont été signalés plus haut, v. 21. - Le soleil s'obscurcira... Toute une catégorie de signes effroyables apparaîtra dans le ciel, inaugurée par des éclipses extraordinaires du soleil et de la lune. Il faut nous demander ici ce que l’on doit penser de la valeur intrinsèque de ces tableaux. Seraient‑ce des embellissements poétiques ? De simples métaphores pour dépeindre la fin du monde sous des couleurs plus vives ? On l’a dit, mais sans preuves suffisantes. S. Augustin, lettre 80, Grotius, Lightfoot et d’autres se rabattent sur des sens allégoriques et mystiques. Par exemple, "S. Augustin... pense que le soleil représente le Christ, et la lune l’Église ; ils seront obscurcis, parce que, en raison de la gravité de la persécution, ils seront moins visibles à l'humanité. Les étoiles tombantes sont les saints qui abandonneront leur foi. Les puissances des cieux sont les chrétiens qui seront ébranlés dans leur foi », Van Steenkiste, Comment. in Evang. sec. Matth. t. 1, p. 428. Il est aisé de voir que ces interprétations n’ont pas le moindre fondement ; elles sont d’ailleurs réfutées par la contradiction qui règne entre leurs auteurs pour l’explication des détails. Reste donc le sens strict et littéral, qui est généralement admis et dont la vérité nous semble incontestable. C’est en effet la doctrine universelle de la bible qu’à la fin du monde il y aura des bouleversements étranges dans la nature physique. Bornons‑nous à citer 2 Pierre 3, 5-7, comme un résumé de cet enseignement. Le sens littéral ne présente du reste aucune difficulté, pourvu qu’on prenne garde de ne pas exagérer les traits particuliers. - Les étoiles tomberont... Jésus emprunte cette expression aux idées populaires de son temps. Les anciens supposaient les étoiles attachées à la voûte solide du firmament. Les astres tomberont donc et s’entrechoqueront d’une manière épouvantable pour annoncer la fin du monde actuel. - Les puissances des cieux. Quoique les anges soient plusieurs fois désignés dans l’Ancien Testament, le plus souvent, et en particulier dans ce passage, c’est l’ensemble des corps célestes indépendamment du soleil et de la lune qui est appelé « Vertu des cieux » (comparez Deutéronome 4, 19 ; 17, 3 ; 2 Rois 17, 16 ; 23, 5 ; Isaïe 34, 4 ; Daniel 8, 10, etc. Voir la note de M. Schegg au tome 3, p. 565, de son commentaire). Il est possible aussi, selon quelques exégètes, que le Sauveur ait eu l’intention de représenter par ces mots les lois ou les forces qui sont actives dans le ciel pour soutenir l’édifice céleste et en maintenir dans l’équilibre les différentes parties.








Mt24.30 Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l'homme, et toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine, et elles verront le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté. - Alors... Adverbe solennel qui a déjà retenti bien des fois depuis les premières phrases du Discours eschatologique ; Cf. vv. 9, 10, 14, 16, 21, 23 : il marque pour ainsi dire les principales scènes des grands actes prophétisés par Notre‑Seigneur. Il retombe ici sur les catastrophes du v. 29, et prépare l’incident grandiose qui précédera immédiatement l’apparition du Souverain Juge. - Le signe du Fils de l'homme. Quel sera ce signe ? Le texte grec donne à supposer qu’il s’agit d’un signe bien connu, du signe qui caractérise par excellence le Fils de l’homme. Aussi les Pères répondent‑ils presque unanimement que ce sera la croix du Sauveur. « Le signe du Fils de l'homme qui a fait les choses célestes, celles qui se trouvaient dans les cieux et celles qui se trouvaient sur terre, apparaîtra alors : en d'autres termes la puissance que le Fils de l'homme a fait éclater lorsqu'il était attaché à la croix », S. Cyrille de Jérusalem, 12, p. 105. « Sa croix paraîtra alors plus éclatante que le soleil... sa croix sera la marque de sa justification et le trophée de son innocence », S. Jean Chrys. Hom 76 in Matth. De même S. Augustin, S. Jérôme, etc. L’Église confirme ce sentiment dans ses offices liturgiques où elle fait chanter le verset suivant : « Ce signe de la croix sera au ciel lorsque le Seigneur viendra pour juger » (Fête Invention S. Croix). Toutes les autres interprétations sont arbitraires, entre autres l’étoile d’Olshausen, l’apparition lumineuse de Meyer, etc. Ewald et Fritzche confondent plus arbitrairement encore le signe du Messie avec le Messie lui‑même. - Les tribus de la terre... Le texte grec exprime par un verbe plus énergique la douleur que fera éclater parmi les peuples réunis pour le jugement la vue du signe du Fils de l’homme, faisant en même temps une allitération qui vient après, « ils se frapperont la poitrine ». Dans un passage célèbre du prophète Zacharie, 12, 10-14, dans un autre passage plus célèbre encore d’Isaïe, 53, 1 et ss., ce sont les seuls Juifs qui déplorent les traitements affreux qu’ils ont fait subir au Christ dans leur aveuglement : ici nous voyons tous les peuples pleurer, parce qu’ils auront tous été coupables ; Cf. Apocalypse 1, 7 ; 6, 15-17. - Venant sur les nuées... Comme dans toutes les théophanies. Cf. Psaume 17, 10-12 ; Isaïe 19, 1. Telle avait été du reste la vision de Daniel, 7, 13 : « Je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ». Voir aussi Matth. 16, 27 ; 26, 64. Le Fils de l’homme se présentant pour le jugement suprême sera comme un autre Dieu sur un autre Sinaï. - Avec une grande puissance... La force et la majesté, double attribut qui convient au Souverain Juge du monde, double emblème des pleins pouvoirs qu’il aura reçus de son Père.


Mt24.31 Et il enverra ses anges avec la trompette retentissante, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis une extrémité du ciel jusqu'à l'autre. - Les nations qu’on nous a montrées tout à l’heure pleurant à l’apparition de la croix dans les airs, figuraient sans doute les hommes qui seront encore vivants sur la terre au moment de la fin du monde. Maintenant, Jésus‑Christ donne ses ordres pour faire assembler devant lui tous ceux qu’il doit juger : les anges sont chargés de ce ministère. - Avec la trompette... Avec une trompette à la voix retentissante. Il n’y a aucune raison de ne pas croire à la réalité de la trompette du Jugement dernier : S. Paul a sur ce point des paroles très formelles (Cf. 1 Corinthiens 15, 52 , 1 Thessaloniciens 4, 16, 17 et l’explication de ces passages par M. Drach et M. Van Steenkiste), prises dans leur sens obvie par la tradition tout entière. - Ils rassembleront les élus. Jésus ne mentionne que les élus, parce qu’ils seront convoqués les premiers : mais les réprouvés ne seront pas oubliés. Cf. 24, 41 et ss. - Des quatre vents, c’est-à-dire des quatre points cardinaux d’où soufflent les vents, par conséquent de toutes les directions. Voir des figures semblables dans 1 Chroniques 9, 24 ; Ezech. 37, 9 ; Apocalypse 7, 1 etc. - Depuis une extrémité du ciel... C’est un éclaircissement donné à l’image qui précède (Cf. Deutéronome 4, 32).


Mt24.32 "Écoutez une comparaison prise du figuier. Dès que ses rameaux deviennent tendres, et qu'il pousse ses feuilles, vous savez que l'été est proche. - Le Sauveur cite maintenant un phénomène naturel pour démontrer l’indubitable certitude des choses qu’il a prédites. Le figuier étant un des arbres les plus communs de la Palestine, toute image empruntée à sa culture et à sa vie était facilement intelligible. Jésus veut donc qu’on prenne ce végétal pour maître, qu’on aille chercher auprès de lui une importante leçon. - Une comparaison : une parabole dans le sens large, c’est-à-dire un exemple, une comparaison capable de mettre une vérité en relief. - Ses branches sont tendres. La sève monte au printemps et rend les jeunes branches des arbres tendres et délicates ; alors les bourgeons éclatent et les feuilles ne tardent pas à s’épanouir. - Ses feuilles naissent ; « ses branches produisent des feuilles ». Jésus signale en effet une chose bien connue. - L'été est proche. Même en Palestine, le figuier est un arbre tardif, dont les feuilles ne poussent communément qu’au mois de mai. Voir notre explication de 21, 9.


Mt24.33 Ainsi, lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à la porte. - Jésus applique maintenant sa comparaison. Les lois qui régissent la vie des plantes étant invariables, il est facile de calculer les diverses saisons de l’année d’après l’apparition de tel ou tel phénomène de végétation. De même pour la fin du monde ou pour la ruine de Jérusalem. Quand on verra s’accomplir toutes ces choses, tous les incidents notifiés par le divin Prophète dans la première partie de son discours, on saura que les événements dont ils sont les signes avant‑coureurs se réaliseront bientôt. - Est proche n’a pas de sujet visible. Les exégètes substituent à tour de rôle les mots suivants : le Messie (Grotius, Meyer, de Wette), le jugement (Ebrard et Schegg), le royaume de Dieu (Olshausen, J. P. Lange, etc), ce qui a été prédit plus haut, etc. Cette dernière opinion a nos préférences, parce qu’elle nous semble mieux traduire la pensée de Jésus : les trois autres sont trop restrictives. - Aux portes. Métaphore facile à saisir et qu’on trouve en d’autres endroits de la Bible ; Cf. Genèse 4, 7 ; Jacques 5, 9. Une chose qui est déjà sur le seuil est une chose inévitable, qui fera instantanément son apparition.


Mt24.34 Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera pas que toutes ces choses n'arrivent. - En vérité... C’est le serment accoutumé du Sauveur. Il est destiné à renforcer ici une assertion des plus graves, et des plus positives. - Cette génération ne passera pas. Pour bien saisir le sens exact de cette assertion, il importe d’abord de déterminer celui des mots « cette génération ». Comme les expressions des Grecs, de l’hébreu ou les expressions analogues dans toutes les langues, elle ne s’emploie pas toujours pour représenter les hommes qui vivent à une époque donnée de l’histoire ; ce mot signifie aussi race, nation. Mais quel peuple était à la pensée de Jésus quand il tenait ce langage imposant ? S. Jean Chrysostome, S. Grégoire, S. Thomas et d’autres croient qu’il voulait désigner la nation chrétienne en général, qui doit en effet persister jusqu’à la fin du monde. S. Jérôme généralise davantage encore et applique l’expression à la race humaine tout entière. Plusieurs auteurs la restreignent au peuple juif, qui devait être miraculeusement préservé jusqu’au second avènement du Christ, malgré ses malheurs et sa dispersion, pour être, disent‑ils, comme une preuve vivante et perpétuelle de la vérité des prédictions du divin Maître. Nous croyons, avec d’autres exégètes (en particulier Reischl et Bisping), qu’il est mieux d’établir ici une distinction. En considérant de près les versets 34 et 35, on voit qu’ils forment la péroraison et la récapitulation de toute la première partie du Discours eschatologique. Or, à partir du v. 4, il a été question de deux événements distincts, la ruine de Jérusalem et la fin des temps. Il nous semble donc que les mots « cette génération » ont un double sens suivant qu’ils retombent sur l’un ou sur l’autre de ces événements. En tant que Jésus faisait allusion aux maux de Jérusalem, ils représentent les Juifs alors existants ; en tant qu’il voulait décrire la fin du monde, ils désignent tout le peuple juif qui persévérera, comme on l’exprimait plus haut, jusqu’aux derniers jours, pour rendre hommage à la véracité de Jésus. Il y aurait ainsi dans le v. 34 une de ces prophéties à double perspective qu’on rencontre si souvent dans les Saints Livres. - La signification de toutes ces choses est déterminée par ce que nous venons de dire : tout ce que le Sauveur a prophétisé depuis le v. 4.


Mt24.35 Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. - Enfin Jésus affirme que ses paroles n’ont à craindre aucun démenti, tout se réalisera comme il l’a prédit. - Un rapprochement inattendu fortifie son affirmation. - Le ciel et la terre... Le ciel et la terre, ces parties de la création qui semblent si robustes, si stables, Cf. Jérémie 31, 35 et 36, passeront cependant ; ils seront complètement transformés, sinon détruits en totalité ; Cf. 2 Pierre 3, 7 ; 1 Corinthiens 7, 31. Mais les assertions du Christ demeureront. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus transitoire, de plus fugitif qu’une parole. Cependant, quand la parole profère une vérité immuable, appuyée sur un décret divin, elle reste jusqu’à son accomplissement intégral et parfait. - Le v. 35 manque dans le Codex Sinaïticus, et Tischendorf l’omet dans ses éditions ; néanmoins son authenticité est suffisamment garantie par sa présence dans les deux autres rédactions synoptiques, Marc. 13, 31, Luc. 21, 33, et dans tous les témoins ordinaires.


Mt24.36 Quant au jour et à l'heure, nul ne les connaît, pas même les anges du ciel, mais le Père seul. - Ce jour, cette heure : le jour et l’heure de l’apparition du Christ pour le jugement dernier, auquel tous les détails se rapportent à peu près exclusivement jusqu’à la fin du discours. Ces deux expressions réunies renforcent l’idée et désignent un temps bien précis, bien exact ; la minute, comme nous dirions en français. - Ce jour, le jour par excellence qui terminera l’innombrable série de tous les autres ; Cf. Luc. 10, 12 ; 1 Thessaloniciens 5, 4 ; 2 Timothée 1, 12, 18 ; 4, 8. - Personne ne les connaît : cette connaissance n’a été communiquée à aucune créature. Les anges eux‑mêmes, ces esprits pourtant si éclairés, ces amis intimes à qui Dieu fait habituellement part de ses projets, ne la possèdent pas. D’après la rédaction de S. Marc. 13, 32, après les mots « pas même les anges des cieux », Jésus‑Christ ajouta « pas même le Fils ». On trouve dans les actes officiels du Magistère de l’Église catholique romaine, la Constitution « Inter innumeras sollicitudines » sur les "Trois Chapitres", à l'empereur Justinien, datée du 14 mai 553, laquelle condamne des erreurs du Nestorianisme concernant l'humanité du Christ et notamment celle-ci qui intéresse notre verset : Si quelqu'un dit que l'unique Jésus Christ, vrai Fils de Dieu et vrai Fils d'homme, était dans l'ignorance de l'avenir ou du jour du jugement dernier, et qu'il n'a pu savoir que ce que la divinité habitant en lui comme dans quelqu'un d'autre lui révélait, qu'il soit anathème [être anathème signifie être expulsé physiquement et spirituellement de la sainte Église catholique Romaine] cf. Denzinger, Symboles et Définitions de la Foi Catholique, Paris, éditions du Cerf,419. Autre document du Magistère de l’Église : la lettre "Sicut aqua" au patriarche Euloge d'Alexandrie, août 600, sur la science du Christ (contre les Agnoètes), Denzinger N°474 : « Pour ce qui concerne… le passage de l’Écriture selon lequel "ni le Fils ni les anges ne connaissent le jour et l'heure" (voir Marc 13,32), votre Sainteté pense très justement qu'il n'est pas à rapporter à ce même Fils considéré comme tête, mais considéré en son corps que nous sommes... A ce sujet Augustin fait usage en beaucoup d'endroits de cette signification. Il dit autre chose également, qu'on peut entendre de ce même Fils, à savoir que le Dieu tout-puissant parle parfois de façon humaine, par exemple lorsqu'il dit à Abraham : "Maintenant je sais que tu crains Dieu" (Genèse 22, 12 non pas que Dieu ait alors appris qu'il était craint, mais parce que, par lui, Abraham a reconnu alors qu'il craignait Dieu. Comme nous parlons d'un jour heureux, non pas parce que le jour lui-même est heureux, mais parce qu'il nous rend heureux, de même le Fils tout-puissant dit qu'il ignore le jour que lui-même fait ignorer, non qu'il l'ignore, mais parce qu'il ne permet absolument pas qu'on le connaisse. » Donc, nous voyons que les Pères de l’Église ont indiqué le véritable sens de ce verset, à savoir que Jésus connaissait ce jour de la fin du monde en raison de sa divinité et non en raison de son humanité. Citons quelques‑unes de leurs paroles : « Comment le Fils peut‑il ne pas savoir ce que sait le Père, puisque le Fils est dans le Père ? Mais dans un autre endroit, il montre pourquoi il ne veut pas le dire » (Actes des Apôtres ch.1, v.7 : "(…) ce n'est pas à vous de connaître les temps ni les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. ») Saint Ambroise de Milan, In Luc, 17, 31. De même saint Augustin, Discours sur les Psaumes, 36, 1 : « Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, envoyé pour nous instruire, a dit que le Fils de l’homme lui‑même ne connaît pas ce jour, parce qu’il n’était pas dans ses attributions de nous le faire connaître. Le Père, en effet, ne sait rien que le Fils ne sache également, puisque la science du Père est identique à sa sagesse, et que sa sagesse est son Fils, son Verbe [Donc tout ce que sait le Père, le Fils le sait et tout ce que sait le Fils, le Père le sait car ils sont UN en divinité]. Mais comme il n’était pas utile pour nous de connaître ce que connaissait fort bien celui qui était venu nous instruire, sans nous apprendre ce qu’il ne nous était pas avantageux de savoir : alors, non‑seulement c’est en qualité de maître qu’il nous a donné certains enseignements, mais encore en qualité de maître qu’il nous en a refusé d’autres. ». Cf. saint Augustin, de Trinitate, 12, 3, saint Hilaire de Poitiers, de Trinitate, 9 ; et les commentaires de Jansenius, de Maldonat, de Patrizi, h. l. Nous citerons encore cette excellente interprétation : « Il dit que c’est le Fils de l’homme, c’est‑à‑dire lui en tant qu’homme, qui ne sait pas, non absolument parlant, mais d’une manière qui lui est propre… Dieu ne révèle à aucune créature ce jour qu’il est impossible à aucune créature de découvrir. Mais l’âme du Christ, bien qu’elle soit une créature, le voit dans la nature de Dieu à laquelle elle est unie. Car, que le Christ fils d’homme soit aussi fils de Dieu, c’est une chose qui lui est propre, et qui n’est le partage d’aucune créature. Et c’est du seul fait que le Fils de l’homme est uni au Fils de Dieu qu’il sait qu’il ignorera, comme les autres créatures, certaines choses, même les plus subtiles… C’est dans ce sens que Grégoire le Grand dit que le Christ a connu ce jour dans la nature humaine, mais pas par la nature humaine » [car le Christ a connu ce jour par sa nature divine] Franciscus Lucas Brugensis, Commentarius in Sacro‑sancta Quatuor Iesu Christi Evangelia, h. l. Voyez aussi Bossuet, Méditation sur l’Évangile, Dernière Semaine, 77e et 78e jour. - Mais le Père seul. Dieu seul connaît donc l’époque précise de la fin du monde : c’est son secret ; par conséquent il serait insensé en même temps qu’il serait impie dans une certaine mesure de vouloir la fixer. L’Église l’a du reste interdit sous des peines sévères.


Mt24.37 Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'homme. - Aux jours de Noé, c’est-à-dire au temps du déluge. Notre‑Seigneur va établir durant l’espace de trois versets, 37-39, une comparaison entre le déluge et son second avènement, pour faire comprendre aux chrétiens le caractère inopiné, l’arrivée soudaine du Jugement dernier et par suite la nécessité de s’y préparer. - Arrivera aussi... Le déluge tomba tout à coup sur un monde incrédule, quoique averti par divers signes évidents ; de même le dernier jour, qui surprendra la plupart des hommes malgré les symptômes indiqués par Jésus.


Mt24.38 Car dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs filles, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche, - Développement pittoresque des mots « comme aux jours de Noé », très conforme du reste au récit de la Genèse. - Les hommes mangeaient : en grec, mot énergique qui signifie tantôt manger d’une manière gloutonne, à la façon des bêtes fauves, tantôt manger à son aise, avec gourmandise. La tournure du texte marque l’habitude, une chose qui se fait régulièrement. Boire, manger, se marier, formait donc toute la vie des hommes vers l’époque du déluge : ils n’existaient en quelque sorte que pour la jouissance matérielle. Pour eux l’accessoire était devenu le principal. On comprend maintenant la réflexion de la Genèse, 6, 12 : « sur la terre, tout être de chair avait une conduite corrompue  », et la haine de Dieu pour une race si dissolue. - Se mariaient est dit des hommes, qui prennent les femmes en mariage ; le verbe qui suit, mariaient leurs enfants, s’applique aux parents des fiancées, conformément à l’usage oriental d’après lequel les jeunes filles sont données en mariage par leurs proches, sans égard pour leurs affections personnelles. - Jusqu'au jour... La construction de l’arche dont ils étaient tous les jours témoins, l’entrée même de Noé dans l’arche, n’arrêtèrent pas dans ses plaisirs cette race dépravée. Uniquement attentive aux désirs de la chair, elle négligea pour sa perte tous les avertissements du ciel ; Cf. 1 Pierre 3, 19.


Mt24.39 et ils ne surent rien, jusqu'à ce que le déluge survînt, qui les emporta tous : ainsi en sera-t-il à l'avènement du Fils de l'homme. - Ils ne surent rien, ils ne comprirent rien, ou du moins ils ne voulurent rien croire jusqu’au dernier instant. Mais les menaces divines eurent leur cours quand même. Le déluge éclata et il eût bientôt enlevé, emporté, balayé jusqu’au dernier tous ces voluptueux. « Quand les gens diront : « Quelle paix. Quelle tranquillité. », c’est alors que, tout à coup, la catastrophe s’abattra sur eux, comme les douleurs sur la femme enceinte : ils ne pourront pas y échapper. » 1 Thessaloniciens 5, 3.


Mt24.40 Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris, l'autre laissé, - Deux exemples familiers montrent jusqu’à quel point sera soudaine l’arrivée du Souverain Juge, et combien d’hommes seront surpris par elle dans l’état de péché, de manière à mériter une condamnation sévère. - Alors, lorsque aura lieu l’avènement du Fils de l’homme ; Cf. v. 39. - Deux hommes seront dans un champ. Jésus suppose deux ouvriers travaillant ensemble dans le même champ. Malgré l’identité de leur occupation au moment suprême, quelle différence dans leur sort final ! L'un sera pris ; en bonne part. Il sera pris par les anges, v. 31, et placé au nombre des élus, Cf. Jean 14, 3. Au contraire, l'autre laissé. Laissé de côté par les esprits bienheureux que le Christ avait chargés de réunir tous ses saints pour la récompense éternelle, il fera partie du nombre des réprouvés, que les démons viendront chercher ensuite. On dirait que Jésus‑Christ siège déjà sur son trône, et qu’il contemple les faits tels qu’ils se passeront un jour.


Mt24.41 de deux femmes qui seront à moudre à la meule, l'une sera prise, l'autre laissée. - Deux femmes, et deux seulement, occupées à moudre avec des moulins à main. Tout est de la plus parfaite exactitude dans cette courte description. Les grands moulins ont toujours été extrêmement rares en Orient : en revanche, presque chaque ménage possède son petit moulin portatif dont les femmes, et habituellement les servantes ou les esclaves, Cf. Exode 11, 5 ; Juges 16, 21, se servent pour moudre la provision de blé nécessaire aux repas quotidiens de la famille. « A peine installés, raconte l’Anglais Clarkes, dans la maison de Nazareth qu’on nous avait désignée comme logement, nous aperçûmes par la fenêtre, dans la cour voisine, deux femmes en train de moudre du blé, qui nous rappelèrent très vivement à la pensée la parole Jésus, Matth. 24, 41... Elles étaient assises sur le sol, en face l’une de l’autre, et entre elles on voyait deux pierres plates et arrondies. Au milieu de la pierre supérieure se trouvait une ouverture dans laquelle on versait le blé, et sur le côté une poignée de bois verticale qui servait à la faire tourner. L’une des femmes, avec la main droite, poussait cette poignée à l’autre femme assise devant elle et celle‑ci la poussait à son tour à la première : la meule tournait ainsi très rapidement sous leur impulsion commune. En même temps, chacune jetait de la main gauche un peu de blé dans l’ouverture, et l’on voyait sortir le son et la farine aux côtés de la machine ». - Ces exemples signifient que les hommes seront surpris par le jugement, que tels ils seront alors tels ils comparaîtront à la barre du Juge suprême, enfin que de leur état moral à cette heure décisive dépendra leur éternité heureuse ou malheureuse.


Mt24.42 Veillez donc, puisque vous ne savez à quel moment votre Seigneur doit venir. - Avec ce verset, qui pourrait servir de texte à la seconde partie du discours, commence une longue exhortation à la vigilance, que nous verrons se poursuivre sous des faces variées jusqu’au milieu (v. 30) du chapitre suivant. - Veillez donc. La conséquence est bien naturelle, vu l’incertitude complète qui régnera sur l’époque précise de la fin des temps. - Votre Seigneur : le Christ, qui est notre Seigneur et Maître. Nous savons qu’il viendra infailliblement ; cela suffit, quoique l’heure soit incertaine. Bien plus, l’heure étant incertaine, il est indispensable pour nous de veiller constamment.



Mt24.43 Sachez-le bien, si le père de famille savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison. - Sachez-le. Le pronom est mis en avant avec emphase, pour attirer l’attention sur une chose remarquable. - Si le père de famille savait ; un père de famille quelconque. Ce verset contient l’abrégé d’une parabole pleine d’intérêt. - A quelle heure. Nous avons parlé plus haut de la division de la nuit chez les Juifs en quatre veilles de trois heures chacune. Cf. 20, 3-5, et l’explication. - Il veillerait. Jésus suppose que le malheur est arrivé faute de vigilance. - Percer sa maison : littéralement, « être percé à travers » ; les habitations des Orientaux étaient surtout construites en briques cuites au soleil, en pisé, en pierres mobiles : il était donc facile de faire des trous dans les murs pour s’y introduire. - Voir des avertissements semblables dans 1 Thessaloniciens 5, 1-10 ; 2 Pierre 3, 10 ; Apocalypse 3, 3 ; 16, 15.



Mt24.44 Tenez-vous donc prêts, vous aussi, car le Fils de l'homme viendra à l'heure où vous n'y penserez pas. - C'est pourquoi, en conséquence, avertis par cet exemple frappant. - Soyez prêts. Faisons au spirituel ce qu’un père de famille bien avisé ne manque pas de faire au temporel ; gardons nos demeures, et le voleur, à quelque moment qu’il vienne, ne nous surprendra pas. - A l'heure que vous ne savez pas... Cela est vrai dès à présent pour chaque individu, de même que ce sera vrai d’une manière générale pour tout le genre humain aux derniers jours du monde, selon la pensée de S. Jérôme, in Joël. c. 2. S. Augustin, lettre 199, parle dans le même sens : « Le dernier jour viendra pour chacun, quand viendra le jour où il sortira de la vie dans le même état où le trouvera le jugement dernier. Tout chrétien doit donc veiller afin que l'avènement du Seigneur ne le surprenne pas sans être préparé. Or, celui‑là ne sera pas trouvé prêt au dernier jour du monde, qui n'aura pas été trouvé prêt au dernier jour de sa vie ».


Mt24.45 Quel est donc le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur les gens de sa maison, pour leur distribuer la nourriture en son temps ? - Les v. 45-51 contiennent une nouvelle parabole imparfaite que le divin Maître avait déjà citée, mais dans des circonstances très différentes et avec une variété évidente de détails ; Cf. Luc. 12, 42-46. - Quel est... Formule destinée à exciter l’attention des auditeurs ; Cf. S. Jean Chrysost. Hom. 77 in Matth. - Le serviteur fidèle et prudent. Le contexte prouve qu’il s’agit d’un serviteur élevé, d’un intendant de maison à qui incombent des devoirs tout particuliers. De là cette juste réflexion de saint Hilaire : « Bien que le Seigneur nous ait recommandé à tous en général une vigilance continuelle sur nous‑mêmes, il ordonne aux princes du peuple, c'est-à-dire aux Apôtres, aux évêques et aux prêtres, une sollicitude toute particulière dans l'attente de son avènement ». Remarquons les deux qualités essentielles que doit posséder le bon serviteur dont parle Jésus : la fidélité à son maître, à ses obligations, et la prudence, une profonde sagesse. - Sur ses gens... Famille dans l’ancien sens de cette expression, pour désigner les autres esclaves de la maison, « serviteur fidèle ». - Le maître qui a ainsi confié à un serviteur le soin de diriger les autres est Dieu lui‑même ou le Christ. - Pour leur distribuer... But de cette prépondérance. La parabole fait allusion aux rations quotidiennes que l’intendant était chargé de distribuer aux esclaves placés sous sa responsabilité. - En temps convenable, « au temps fixé ».


Mt24.46 Heureux ce serviteur que son maître, à son retour, trouvera agissant ainsi. - Heureux. Régulièrement, on devrait lire : « Ce serviteur, que... », C’est le serviteur que son Maître... etc., puisque Jésus répond ici à la question posée au verset précédent. Mais ce tour nouveau donné à la réponse, ce « Heureux » prononcé avec emphase, font ressortir le mérite et la récompense du bon serviteur. - Agissant ainsi, c’est-à-dire en plein exercice de ses fonctions, occupé à distribuer des vivres aux autres serviteurs au temps fixé par le maître.


Mt24.47 En vérité, je vous le dis, il l'établira sur tous ses biens. - Sur tous ses biens ; parce que celui qui est fidèle dans les petites choses le sera pareillement dans les grandes. Celui qui n’avait été qu’un intendant inférieur, deviendra ainsi, en récompense de sa bonne conduite, le régisseur de tous les biens du Maître. - Mais c’est au ciel, non sur la terre, que Dieu donnera cette glorieuse récompense: comment donc chacun des pasteurs fidèles et prudents pourra‑t-il être chargé d’administrer toutes les possessions du divin Maître ? Cette promotion ne sera pas comme les promotions terrestres, où l’éminence de l’un exclut celle de l’autre ; elle ressemblera plutôt à la diffusion de l’amour dans laquelle plus il y a pour chacun en particulier, plus il y a pour tous ensemble.


Mt24.48 Mais, si c'est un serviteur méchant, et que, disant en lui-même : Mon maître tarde à venir, - Mais si... Il nous reste à entendre la contre‑partie ; car, si l’on trouve des serviteurs fidèles qu’on est heureux de récompenser, il en existe aussi de mauvais qu’on est obligé de châtier sévèrement. - Ce serviteur est méchant. L’intendant avait reçu, par anticipation, v. 45, les surnoms de « prudent et fidèle » dans la supposition qu’il se conduirait bien ; il est maintenant appelé « mauvais » de la même manière, dans l’hypothèse qu’il remplira mal ses devoirs les plus graves. - En son cœur, c’est-à-dire en lui‑même. Le cœur est pour les Hébreux le siège de la réflexion ; c’est là que l’homme s’entretient avec lui‑même, qu’il combine ses plans, etc. - Mon maître tarde... Le Maître est absent, et son retour, que l’on croyait devoir être prochain, se fait attendre au‑delà du temps calculé par l’intendant. Ce misérable profitera de ce délai pour abuser de la manière la plus criante de la confiance qui a été placée en lui et de l’autorité qu’on lui a laissée. Mais Jésus donne seulement le début de son monologue affreux ; la suite n’est que trop bien exprimée par les actes.


Mt24.49 il se mette à battre ses compagnons, à manger et à boire avec des gens adonnés au vin, - S'il se met... Aussitôt dit, aussitôt fait. Heureusement, il ne pourra que commencer, car l’arrivée soudaine de son maître mettra promptement un terme à sa conduite indigne. - A battre ses compagnons : c’est le premier crime, qui consiste dans l’oppression cruelle et injuste des autres serviteurs. - S'il mange et boit : c’est le second, l’orgie aux dépens du maître dont on dilapide les biens. - Avec les ivrognes. Naturellement le coupable a pris pour compagnons de ses débauches ceux dont il ne peut attendre que des applaudissements flatteurs et d’encourageants exemples. Les Arabes ont un proverbe plein de vérité : Dis‑moi avec qui tu manges et je te dirai qui tu es.


Mt24.50 le maître de ce serviteur viendra le jour où il ne l'attend pas, et à l'heure qu'il ne sait pas, - Comme nous l’avons dit, le retour subit du père de famille déjouera tous les calculs du serviteur infidèle. On ne pense plus à lui, on croit que son absence durera longtemps encore, et voici qu’il apparaît tout-à-coup, et qu’il saisit son intendant en flagrant délit de cruauté, de vol. Il en sera de même de la venue du Fils de l’homme pour le jugement.


Mt24.51 et il le fera déchirer de coups, et lui assignera son lot avec les hypocrites : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents.". - lui assignera son lot. Ce mot indique certainement quelque supplice insigne. Lequel ? On ne saurait l’affirmer d’une manière tout-à-fait certaine. Il est probable cependant, d’après le grec, qu’il signifie scier en deux, ou bien mutiler, écarteler. Ces tortures existaient chez les Juifs aussi bien que chez les Grecs et les Romains. Cf. Juges 19, 29 ; 1 Samuel 15, 33 ; 2 Samuel 12, 31 ; 1 Rois 3, 25, etc. ; parmi les profanes, Diod. Sic. 1, 2 ; Herod. 3, 17 ; Tite‑Live, 1, 28 ; Horace, Sat. 1, 1, 99 ; Suet. Calig. c. 27. Les locutions latines « flagris tergum secare, discindere, distruncare », ont fait croire à quelques exégètes (Paulus, de Wette, Kuinœl, etc.) que « séparera » représente ici la flagellation. D’après S. Jérôme, Maldonat, Grotius et d’autres, ce verbe signifierait simplement « congédier ». Mais ce serait une peine bien bénigne dans la circonstance. - Sa part : hébraïsme qui marque aussi le sort, la destinée. - Avec les hypocrites. Cet homme s’est conduit comme un véritable hypocrite, profitant de l’absence de son maître pour faire le mal ; il est juste qu’il soit traité comme tel. - , c’est-à-dire dans le lieu spécial réservé au supplice des hypocrites. - La formule Il y aura des pleurs... désigne évidemment en ce passage, comme dans tous les autres où nous l’avons déjà rencontrée, Cf. 7, 12 ; 13, 42-50 ; 22, 12 et parall., la damnation éternelle et les tourments de l’enfer. Les Rabbins s’accordent pour placer les hypocrites dans la Géhenne et Dante, l’Enfer, 23, 58, relègue au sixième enfer ceux qu’il appelle ironiquement « la foule des Ombres ».


Chapitre 25


b. Parabole des dix vierges, vv. 1-13

Mt25.1 "Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, s'en allèrent au-devant de l'époux. - Cette parabole compte parmi les plus belles de l'Évangile. Pour bien la comprendre, il est nécessaire de connaître les principales cérémonies qui accompagnaient autrefois la célébration du mariage chez les Juifs : mais d'une part ces cérémonies ont été si complètement décrites par les anciens auteurs, d'autre part elles se sont conservées avec tant de fidélité parmi les Syriens, les arabes et les autres habitants des pays bibliques, qu'il est aisé de s'en faire une exacte représentation. Le trait essentiel d'un mariage juif n'était pas, comme chez nous, l'acte religieux ; c'était le trajet solennel de la fiancée dans la maison qu'elle devait désormais habiter avec son mari. Le soir des noces, car cette translation avait habituellement lieu durant les premières heures de la nuit, l'époux richement habillé et coiffé du gracieux turban que mentionne Isaïe, 61, 10, se rendait avec ses paranymphes (cf. 9, 15 et l'explication) chez les parents de sa future épouse. Celle‑ci, également revêtue du costume nuptial, dont les principales parties étaient le voile très ample qui l'enveloppait tout entière, la ceinture, et la couronne, l'attendait entourée de ses amies, les dix vierges de notre parabole. Alors le cortège se mettait en marche avec accompagnement de musique, de torches, et des démonstrations de la joie la plus vive. Voir dans le commentaire de M. Abbott, p. 269, une gravure qui représente une procession de mariage dans les rues de Jérusalem. Arrivés à la maison du fiancé, les invités entraient et les portes étaient immédiatement fermées : personne ensuite n'était admis. On signait le contrat de mariage et chacun prenait sa part d'un somptueux festin. - Nous renvoyons, pour des descriptions plus détaillées à Smith, Dictionary of the Bible, s.v. Marriage ; Weltzer et Welte, diction. Encyclop de la théologie cath ; traduit par Goschler, art. Mariage (jour du) chez les Hébreux ; D. Calmet, dictionn. de la Bible, s. v. Noces. Comparez aussi les ouvrages qui s'occupent directement de l'Archéologie biblique, en particulier ceux de Keil et de Saalschütz. Comme le fait observer M. Reuss, Hist. évangél. p. 612, « plusieurs circonstances sont ici laissées de côté, comme étrangères au but de la parabole. Ainsi, il n'est pas fait mention de la fiancée, ni des amis de l'époux ». Jésus se borne à relever les traits dont il avait besoin pour recommander la vigilance à ses disciples. - Alors : à l'époque dont il était question à la fin du chap. 24 ; quand le Fils de l'homme viendra juger les vivants et les morts. - Sera semblable… Nous avons expliqué plus haut cette formule ; cf. 13, 24, etc. Au jour du jugement, il se passera dans le royaume des cieux quelque chose de semblable à ce qui arriva aux dix vierges de la parabole. - Dix vierges. Le choix de ce chiffre n'est sans doute pas un effet du hasard ; il est probable que c'était le nombre ordinaire de jeunes filles qui accompagnaient la fiancée le soir de son mariage. Il était du reste très‑aimé des Juifs, comme le remarque Lightfoot : aussi avait‑on réglé qu'il fallait au moins dix personnes pour former une assemblée civile ou religieuse ; cf. Baehr, Symbolik des Mos. Cultus, t. 1, p. 175. - Ayant pris leur lampes. Les vierges se munissent de lampes parce que la procession devait avoir lieu pendant la nuit, comme nous l'avons indiqué. Les Grecs et les Romains employaient de préférence les torches dans des circonstances semblables : « Ne vois‑tu pas les flambeaux agiter leurs chevelures d'or ? », Catull. lettre 98 ; « Ils portaient, comme pour la guider à quelque repas nuptial, des torches brillantes devant leur maîtresse », Apulée, l'âne d'or, liv. 10. Cf Hom. II. 18, 492 et ss. Les Juifs se servaient plus volontiers de ces petites lampes de terre ou de métal, usitées dans toute l'antiquité, et dont nos musées contiennent de nombreux échantillons. Cf. Ant. Rich, Diction. des antiquités rom. et grecq., traduct. française s. v. Lucerna. Ils les suspendaient parfois à l'extrémité d'un bâton. - Allèrent au‑devant… Les dix vierges quittent leurs propres demeures pour aller rejoindre la fiancée : avec elle elles attendront l'arrivée de l'époux. C'est en ce sens qu'elles vont au‑devant de lui, quoique de fait ce soit lui qui vienne au‑devant d'elles d'après la coutume.


Mt25.2 Il y en avait cinq qui étaient folles et cinq qui étaient sages. - Le récit fait connaître une différence notable qui existait entre ces dix vierges. Elles formaient deux groupes bien distincts, malgré leur ressemblance extérieure. Toutes sont vierges, toutes sont les compagnes de l'épouse, elles sont toutes munies de lampes ardentes, toutes elles vont au‑devant du fiancé ; mais cinq d'entre elles seulement sont des vierges sages, les cinq autres reçoivent le nom de folles, qui marque leur imprévoyance.


Mt25.3 Les cinq folles, ayant pris leurs lampes, ne prirent pas d'huile avec elles, - Le divin narrateur, développant l'idée qui précède, expose le motif de sa distinction et montre en quoi consiste la folie de ces malheureuses vierges. Les lampes antiques ne contenaient qu'une très‑modique quantité d'huile, qui se trouvait bientôt épuisée. Aussi, quand on sortait pour un temps considérable, emportait‑on une provision d'huile dans des vases faits exprès, pour les remplir de nouveau. C'est ce que Chardin observa dans les Indes : d'une main on tenait la lampe, dans l'autre on portait le petit vase plein d'huile. Les vierges folles prennent bien leurs lampes allumées, mais elles n'emportent aucune provision pour les garnir au besoin. Elles paieront fort cher cette imprévoyance.


Mt25.4 mais les sages prirent de l'huile dans leurs vases avec leurs lampes. - Les cinq vierges sages se sont au contraire munies de tout ce qui leur est nécessaire pour la nuit. Elles pourront, s'il le faut, attendre longtemps et sans inconvénient l'arrivée de l'époux. Évidemment, c'est dans cet oubli des unes, dans cette prévoyance des autres, que consiste le point central, le nœud de la parabole. Aussi avons‑nous à rechercher ici ce que figure la provision d'huile de laquelle les deux groupes de vierges tirent leur caractère spécial, leur récompense ou leur condamnation. Le sentiment catholique a toujours été clair sur ce point : les Pères de l’Église sont à peu près unanimes pour dire que, si la foi est symbolisée par les lampes qui brillent entre les mains des dix vierges, l'huile destinée à garnir ces lampes représente la charité avec les bonnes œuvres qu'elle produit. « Ceux dont la foi est droite et la vie pure sont semblables aux cinq vierges sages ; mais ceux qui font profession de la foi chrétienne, sans chercher à assurer leur salut par les bonnes œuvres, ressemblent aux cinq vierges folles », S. Grégoire le Grand, Homélie 12 in Evang. De même S. Jérôme, h. l. : « Les vierges qui ont de l'huile sont celles qui, en plus de leur foi, ont l'ornement des bonnes œuvres – celles qui n'ont pas d'huile sont celles qui semble confesser la foi, mais négligent les œuvres de vertu. » Cf. Orig. in Matth. Tract. 32 ; S. Jean Chrys. Hom. 87 in Matth. ; S. Hilaire in loc. ; D. Calmet, Jansénius, etc. Les protestants, pour trouver dans cette parabole une confirmation de leur système, voudraient au contraire que les lampes fussent l'emblème des bonnes œuvres, l'huile celui de la foi. Mais, si les vierges folles étaient dépourvues de la lumière de la foi, comment pouvaient‑elles aller au‑devant du céleste époux. On conçoit très bien, d'un autre côté, que, tout en ayant la foi, elles aient négligé de l'alimenter par les œuvres qui procèdent de la charité : aussi leurs lampes, bientôt dépourvues d'huile, ne tardèrent‑elles pas à perdre peu à peu de leur éclat et à s'éteindre ensuite complètement. De là leur exclusion du festin des noces.


Mt25.5 Comme l'époux tardait à venir, elles s'assoupirent toutes et s'endormirent. - Par ces paroles, comme l'ont remarqué plusieurs exégètes, Notre‑Seigneur insinue que son second avènement ne devait pas être immédiat, et qu'il pourrait même se faire attendre assez longtemps, cf. 24, 48, beaucoup plus longtemps que ne le conjecturaient les premiers disciples. Ce n'est toutefois qu'une insinuation, l'époque de la fin du monde devant toujours demeurer incertaine. Cf. 24, 36, 42, 44, 50. On connaît la belle réflexion de S. Augustin : « Le jour de notre mort nous est inconnu, afin que nous nous tenions sur nos gardes tous les jours de notre vie ». Cf. Tertull., De Anima, 33. - Elles s'assoupirent toutes ; toutes, les sages aussi bien que les insensées. Elles commencent par sommeiller puis elles tombent bientôt dans un sommeil proprement dit. La narration distingue d'une manière pittoresque ces deux états successifs. Trait du reste bien naturel : il est si facile de s'assoupir, puis de dormir complètement quand on attend, surtout pendant la nuit. - Que signifient cet assoupissement et ce sommeil qui gagnent même les cinq vierges prudentes ? On ne saurait le déterminer avec certitude. S. Augustin pense que c'est l'image de la mort. Pour d'autres, c'est la figure des négligences véniellement coupables, qui échappent même aux âmes les plus pieuses. Maldonat, croyons‑nous, est plus près de la la vérité lorsqu'il écrit : « J'interprète ce sommeil comme le fait de cesser de penser à la venue du Seigneur ». Nos dix vierges ont fait, ou s'imaginent avoir fait tous les préparatifs nécessaires pour aller au‑devant du fiancé : elles l'attendent maintenant en pleine sécurité. Cette interprétation qui est probablement la véritable, nous est suggérée par S. Hilaire, in h. loc. : « L'attente des croyants est un sommeil tranquille ».


Mt25.6 Au milieu de la nuit, un cri s'éleva : Voici l'époux qui vient, allez au-devant de lui. - « Ce sera donc tout d'un coup, au milieu du calme de la nuit, alors que tous se livrent paisiblement au repos et que le sommeil est le plus profond », S. Jérôme, h. l. L'époux arrive tout à coup à une heure où l'on a en quelque sorte cessé de l'attendre. - Un cri se fait entendre : ce sont les gardiens qui poussent ce cri, ou bien ceux qui font partie du cortège du fiancé. Il existe à Jérusalem, chez les chrétiens du rite latin, un usage singulier dont l'origine semble remonter à ce verset. Quand il y a un mariage à célébrer, c'est à minuit que la procession nuptiale sort de la maison du fiancé, au son d'une bruyante musique qu'accompagnent des cris violents, pour se rendre chez la fiancée, et de là, par le plus long chemin, à l'Église du S. Sépulcre où a lieu la cérémonie religieuse. Cf. Tobler, Denkblætter, p. 320. - Voici l'époux... Ces acclamations correspondent au bruit de la trompette angélique qui annoncera l'arrivée du Christ pour le jugement général. Cf. 24, 31.


Mt25.7 Alors toutes ces vierges se levèrent et préparèrent leurs lampes. Éveillées par ce signal, les dix vierges se lèvent au plus vite pour courir au‑devant de l'époux. - Et préparèrent leurs lampes. La locution élégante des Latins et des Grecs « orner une lampe » désigne une double opération. Les lampes portatives des anciens, nous l'avons vu, étaient généralement de petites dimensions ; il fallait donc y verser assez souvent de l'huile . De plus, l'on devait de temps en temps moucher la mèche pour enlever les lumignons qui s'étaient formés à son extrémité ; on devait l'élever légèrement au fur et à mesure qu'elle se consumait. On avait pour cela un petit instrument spécial, attaché à la lampe par une chaînette, et dont on a découvert de nombreux spécimens. Voir la gravure donnée par A. Rich, Dictionn. des Antiq. rom. et grecq., au mots Lucerna bilychnis et Acus, n. 4.


Mt25.8 Et les folles dirent aux sages : Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent. - Alors seulement, les vierges folles ont conscience de leur conduite imprévoyante. Quelle tristesse et quel désespoir dût les saisir. Elles attendent l'époux, on l'annonce, elles prennent leurs lampes pour se précipiter à sa rencontre et voici qu'elles s'aperçoivent, mais trop tard, que l'huile leur manque pour les alimenter. Dans leur détresse, elles implorent la charité de leurs compagnes, Donnez-nous…, espérant que celles‑ci consentiront à partager avec elles la provision qu'elles ont apportée. - Nos lampes s'éteignent, au présent ; les cinq lampes flambaient encore, mais mollement, et déjà par soubresauts, comme il arrive à un luminaire de ce genre qui est sur le point de s'éteindre.



Mt25.9 Les sages répondirent : De crainte qu'il n'y en ait pas assez pour nous et pour vous, allez plutôt chez ceux qui en vendent, et achetez-en pour vous. - Hélas. La réponse des vierges sages n'est pas et ne pouvait pas être favorable. Elle est exprimée d'une manière elliptique, ainsi qu'il convient dans un moment de grande hâte (Bengel, Gnomon in loc.). C'est un refus formel, quoique poli : refus du reste plein de sagesse, comme l'indique le motif allégué par les vierges : De peur… En partageant, ne s'exposeraient‑elles pas à manquer d'huile toutes les dix ? (S. Jean Chrysostome, de Pœnit. Hom. 8). - Allez chez ceux qui en vendent. On a vu parfois de l'ironie dans ce conseil ; S. Augustin par exemple, qui s'écrie « Ce n'est pas un conseil, c'est une dérision », Serm. 93, 11. Mais cela serait‑il bien digne des vierges sages, surtout en un pareil moment ? Non, elles ne se rient pas cruellement du malheur de leurs amies, elles leur indiquent plutôt le seul moyen qui reste à celles‑ci de pouvoir encore participer à la fête des noces. Qu'elles se hâtent d'aller acheter de l'huile chez les marchands.


Mt25.10 Mais, pendant qu'elles allaient en acheter, l'époux arriva, et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée. - Elles suivent aussitôt l'avis de leurs sœurs, espérant qu'elles pourront revenir à temps pour accompagner l'époux. Mais, pendant qu'elles vont chez les marchands, qu'elles les éveillent et leur demandent la provision qui leur est nécessaire, le fiancé vient, les vierges sages s'unissent à lui et entrent avec lui dans la salle du festin. Elles sont prêtes. - La porte fut fermée : le cortège nuptial une fois entré la porte est fermée, soit pour que rien ne vienne troubler la joie des convives, soit pour qu'il soit impossible aux indignes de pénétrer. S. Augustin : dans le royaume des cieux, l'ennemi n'entre pas, ni l'ami ne sort pas.



Mt25.11 Plus tard, les autres vierges vinrent aussi, disant : Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous. - La fête a commencé, et les vierges folles accourent à la maison nuptiale. Elles comprennent bientôt leur malheur en voyant la porte fermée. Elles implorent alors la pitié de l'époux. - Seigneur, Seigneur : c'est un cri d'angoisse qu'elles répètent deux fois pour mieux marquer l'instance de leur supplication. Mais il est trop tard : il n'est plus temps de crier merci quand a sonné l'heure du jugement (pensée de S. Augustin).






Mt25.12 Il leur répondit : En vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas. - La réponse du fiancé, si dure dans sa brièveté, montre en effet que désormais aucun autre convive ne saurait être admis au repas de noces. Ni les prières, ni les gémissements, ni le repentir même n'en peuvent forcer l'entrée. Ces vierges n'ont‑elles pas eu assez de temps pour se préparer. - Je ne vous connais pas. Il ne les a pas aperçues dans le cortège, il a donc raison de dire qu'elles sont des inconnues pour lui. Il les rejette ainsi à tout jamais. - La description suivante, tracée par M. W. Ward dans son ouvrage « View of the Hindoes », et cité par M. Lymann Abbott, New. Testam., t. 1, p. 272, ne manquera pas d'intéresser le lecteur, en même temps qu'elle servira d'illustration à la scène finale de notre parabole. Il s'agit d'un mariage indien. « Après deux ou trois heures d'attente, vers minuit, on annonça enfin, presque dans les termes mêmes de l'Écriture : Voici le fiancé qui vient, allez au‑devant de lui. Alors chacun d'allumer sa lampe et, la portant à la main, de courir pour prendre dans la procession la place qui lui convenait. Quelques‑uns avaient perdu leurs luminaires et n'étaient pas prêts : mais il était trop tard pour aller les chercher et la cavalcade se mit en marche vers la maison de l'épouse. Le fiancé, soulevé dans les bras de ses amis, fut placé sur un siège magnifique au milieu de la société. La porte de la maison fut close immédiatement et gardée par des cerbères. Moi et plusieurs autres nous demandâmes instamment, mais en vain, la permission d'entrer. »


Mt25.13 Veillez donc, car vous ne savez ni le jour, ni l'heure. - C'est la morale de la parabole. Jésus l'adresse à ses Apôtres et à tous les chrétiens, pour qu'ils évitent le malheureux sort des vierges folles. - Vous ne savez ni le jour ni l'heure ; cf. 24, 42. « afin que la sollicitude de la foi soit éprouvée par une attente pleine d'anxiété, les yeux constamment fixés sur ce jour, parce qu'elle l'ignore constamment, craignant tous les jours parce qu'elle espère tous les jours », Tertullien de Anima, 33. Un écrivain anglais, M. Arnot, fait remarquer le frappant contraste qui existe entre la nature insignifiante du trait qui forme le fond de cette parabole et la sublimité de la leçon qui en ressort. « Quelques jeunes filles de la campagne arrivant trop tard pour un mariage et se trouvant pour ce motif exclues de la fête, en soi ce n'est assurément pas un grand événement ; et pourtant je connais à peine d'autres paroles écrites dans le langage humain qui contiennent une leçon plus éclatante que la conclusion de ce récit. » - Il nous reste encore à ajouter quelques mots pour compléter l'application de la parabole. Au dire de S. Jean Chrysostome et de plusieurs autres commentateurs anciens, les dix vierges représenteraient seulement les personnes qui ont fait profession de virginité, dans le sens strict et littéral de cette expression. Mais c'est là une erreur que réfutaient déjà S. Augustin et S. Jérôme. Ce dernier écrit : « cette parabole me paraît avoir une signification différente et se rapporter, non pas seulement à ceux qui sont vierges de corps, mais à tout le genre humain ». La parabole convient donc sans exception à tous les hommes, ou du moins, d'après S. Augustin, « à toutes les âmes qui possèdent la foi catholique ». - L'époux est évidemment le Christ, célébrant ses noces avec l'Église ; la maison où on l'attend figure ce monde. Il viendra à la fin des temps pour conduire au ciel sa fiancée, mais tous n'auront pas le bonheur de l'accompagner : les âmes vigilantes, dont les vierges sages sont le type, participeront seules à l'éternel festin des noces. - Disons enfin pour être complet sur la Parabole des dix vierges, que l'art chrétien en a fait au moyen âge un de ses sujets favoris. Elle a été souvent représentée parmi les scènes du jugement dernier qui ornent le portail de nos cathédrales. « On rencontre, dit M. de Caumont, Architecture relig. au moyen âge, p. 345, dans les voussures des portes dix statuettes de femmes, les unes tenant soigneusement à deux mains une lampe en forme de coupe ; les autres tenant négligemment d'une seule main la même lampe renversée. Le sculpteur a toujours eu soin de placer les vierges sages à droite du Christ et du côté des bienheureux, les vierges folles à sa gauche, du côté des réprouvés ». Voir l'ouvrage de M. l'abbé Cerf sur la cathédrale de Reims, description du portail du Nord, t. 2, p. 54 et ss.


c. Parabole des talents, vv. 14-30.


Cette parabole est spéciale à S. Matthieu, comme la précédente. S. Marc, dans un résumé extrêmement succinct, 13, 34-36, la mélange avec les exhortations tirées de la conduite du bon et du mauvais serviteur, cf. Matth. 24, 45-51, mais de manière à la rendre à peu près méconnaissable. Quant à S. Luc, il nous a conservé cf. 19, 11-27, une parabole qui a tant de ressemblance avec celle des talents, que de nombreux critiques ont cru pouvoir les confondre (S. Jérôme, S. Ambroise, Maldonat, Meyer, Olshausen, etc.). Toutefois, il existe aussi entre les deux récits des différences considérables, qui ont pu autoriser d'autres critiques plus nombreux encore à penser que « ce sont proprement deux paraboles racontées par Jésus dans le même but sans doute, mais à deux occasions différentes, et avec des modifications que nous ne devons pas considérer comme ayant été produites par le manque de précision de la tradition. » Parmi ces différences, M. Ed. Reuss, Histoire évangél., p. 614, dont nous venons de citer les paroles, mentionne 1° l'élément politique et messianique introduit dans le texte de S. Luc et qui manque totalement ici ; 2° plusieurs détails particuliers que nous signalerons nous‑mêmes dans notre explication du troisième Évangile. Il aurait pu ajouter la distinction des dates, qui a été bien tranchée par les deux narrateurs. Voir Trench, Notes on the Parables, Par. 14.


Mt25.14 Car il en sera comme d'un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs et leur remit ses biens. - La particule car introduit un nouveau motif de vigilance, exprimé, lui aussi, sous une forme allégorique. La parabole des dix vierges et celles des talents se ressemblent donc au point de vue de la leçon générale qu'elles renferment. L'exhortation est au fond la même, bien qu'il y ait des nuances et une gradation dans la pensée. Ainsi, tandis que la parabole précédente nous montrait les vierges attendant leur maître, celle‑ci nous fait voir les serviteurs travaillant, agissant pour lui : d'un côté, par conséquent, c'est la vie active du chrétien ; de l'autre, c'est la vie contemplative, qui est plus spécialement décrite. Mais, quoique la nécessité de la diligence au service de Dieu soit fortement inculquée des deux parts, on comprend mieux, dans la seconde parabole, la sévérité des comptes qu'il faudra rendre un jour. On peut établir encore le rapprochement suivant entre les deux objets - lampes et talents - qui forment la substance des deux fictions : La lampe qui brille est le talent que l'on met en œuvre ; la lampe éteinte, le talent qui ne rapporte rien et que l'on a enterré. Voilà pour l'enchaînement général ; passons maintenant à l'explication des traits particuliers. - Un homme. Cet homme est la figure de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, souverain Juge des vivants et des morts. - Partant pour un long voyage ; allusion à la mort prochaine et à l'Ascension du Sauveur. Sur le point d'enlever à l'Église sa présence visible, il ressemblait en effet à un homme qui, au moment de partir pour un lointain voyage, met ses affaires en ordre et laisse des instructions à ses serviteurs. « À cause de l’amour qu’il avait pour les saints qu’il laissait sur la terre, il dit que c’est à regret qu’il retourne vers le Père, bien qu’il lui fût pénible de demeurer dans le monde », Auct. Operis Imperf., Hom. 53. - Appela ses serviteurs : ses propres esclaves, qui lui appartenaient complètement, réellement. Ce sont tous les chrétiens, dont Jésus‑Christ est devenu Maître par sa Passion et par sa mort ; ou encore, tous les hommes, qui sont la propriété absolue du Dieu‑Créateur. Le sens de la parabole est en effet général et il n'y a aucune raison de le restreindre. - Et leur remit … Ce n'est pas de sa part une donation proprement dite, nous le verrons par la suite du récit : mais ce n'est pas non plus un simple dépôt. Il leur confie ses biens pour qu'ils les administrent et qu'ils les fassent valoir en son absence. Aujourd'hui rien de semblable ne se passe parmi nous. Quand un maître de maison s'éloigne pour un temps considérable, il ne pense guère à remettre à chacun de ses serviteurs une somme d'argent, pour qu'ils la lui remettent au moment de son retour plus ou moins grossie par leurs spéculations et par leur industrie. Mais c'était un usage très commun dans l'antiquité et c'est à cet usage que Notre‑Seigneur rattache sa parabole. - Les biens confiés aux serviteurs par le riche père de famille représentent les grâces de tout genre, spécialement les faveurs spirituelles, que Dieu accorde en si grande abondance à tous les hommes. Ce sont pareillement des sommes à faire valoir. - Notons, avant de quitter ce verset, qu'il est inachevé, la phrase demeurant suspendue. On peut le compléter de deux manières : ou en admettant l'ellipse du sujet, « le Royaume des cieux est semble à un homme… qui appela... », ou en suppléant un membre de phrase à la fin : « Ainsi fera le Fils de l'homme ».


Mt25.15 A l'un il donna cinq talents, à un autre deux, à un autre un, selon la capacité de chacun, et il partit aussitôt. - Le Maître de la parabole avait trois principaux serviteurs : le récit mentionne ce qu'il confie à chacun d'eux avant son départ. - Cinq talents. Le premier reçoit cinq talents, c'est-à-dire, d'après les indications que nous avons données plus haut, cf. la note de 18, 24, la somme relativement considérable d'environ 12.000 € en 2015 (voir A. Rich, Dictionnaire des Antiq. Rom. et grecq. s. v. Talentum). Il est curieux d'observer en passant que la signification métaphorique du mot talent dans toutes les littératures modernes, pour désigner n'importe quel avantage de la nature ou de la grâce, remonte à ce passage de l'Évangile : les langues anciennes ne la connaissaient pas. - A un autre deux : 4800 € d'après le calcul précédent. - A un autre un : 2400 €. - À chacun selon sa capacité … Réflexion importante, qui explique l'inégalité de la répartition des sommes. Tous reçoivent quelque chose : il n'est pas un seul homme en effet qui n'ait été comblé des dons célestes. « Car il n'y en a pas un seul qui puisse dire véritablement : Je n'ai pas reçu de talent, ainsi je n'ai rien dont on puisse me demander compte... Considérons donc ce que nous avons reçu, et soyons vigilants à bien le dépenser », S. Grégoire le Grand, Hom. 9 in Evang. Mais tous ne reçoivent pas une somme identique : à l'un le Maître confie beaucoup, à l'autre il donne moins, à l'autre moins encore. Sur quoi se règle‑t-il quand il distribue ses bienfaits avec cette mesure inégale ? Sur la capacité, sur les talents administratifs, sur la fidélité prévue d'un chacun, de telle sorte que tout est parfaitement équitable dans sa conduite. Admirons ce trait délicat de la divine bonté qui proportionne ainsi les dons, et par conséquent la responsabilité, à la force dont il a muni chaque individu. « Dieu a tout disposé harmonieusement dans son Église. À personne il n’impose des fardeaux au-dessus de ses forces ; à personne il ne refuse le don proportionnel à ses forces », Cajetan, in h. l. L'égalité se trouve par là-même rétablie d'une certaine manière, et personne ne peut se plaindre, puisque personne ne devra rendre compte que de ce qu'il aura reçu. - Il partit aussitôt : immédiatement, sans laisser d'ordres précis relativement à l'administration des biens qu'il avait distribués. Il abandonne tout à l'action libre et spontanée des trois serviteurs. Remarquons aussi qu'il ne fait connaître en aucune façon l'époque de son retour : il veut surprendre tout à coup les gens de sa maison.


Mt25.16 Celui qui avait reçu cinq talents, s'en étant allé, les fit valoir, et en gagna cinq autres. - La suite de la narration, vv. 16-18, nous fait connaître ce qu'il advint des sommes confiées aux serviteurs, après le départ du maître. - Le premier se met aussitôt en mouvement. Il ne veut pas perdre un seul instant, puisque « le temps est de l'argent », comme on l'a défini de nos jours. - Les fit valoir. Cf. Bretschneider, lex. Man. t. 1, p. 408. Il se mit à faire des affaires, à faire du négoce avec ses cinq talents. Cette expression très classique fait ressortir encore le zèle industrieux du serviteur. L'argent et les bénéfices eussent‑ils été à lui par avance, qu'il ne se serait certainement pas donné une plus grande peine. - Et en gagna cinq autres. Le cent pour cent. C'est un bénéfice considérable mais qui n'est pas rare dans le commerce, quand tout réussit à souhait. Il faut remarquer, d'ailleurs, d'après le v. 19, que le serviteur eut « beaucoup de temps » pour doubler ainsi la somme qu'il avait reçue. Puissions‑nous multiplier de même les grâces que Dieu a daigné nous confier comme des trésors à faire valoir.


Mt25.17 De la même manière, celui qui en avait reçu deux, en gagna deux autres. - Le second esclave, en agissant comme le premier, gagne également le double de la somme déposée entre ses mains. Pour lui aussi, le bénéfice ne provint pas d'une spéculation heureuse faite en un seul jour, d'un coup de bourse, dirions‑nous aujourd'hui, mais d'un négoce long, pénible, actif.


Mt25.18 Mais celui qui n'en avait reçu qu'un, s'en alla creuser la terre, et y cacha l'argent de son maître. - Bien différente fut la conduite du troisième serviteur. - Il s'en alla. A son tour, il se met en mouvement, mais, pour des motifs qu'il nous dira ci‑après, v. 24, ce n'est pas pour multiplier son talent par d'habiles affaires. - Creusa la terre. Détail pittoresque. Il fait un creux en terre, et y dépose purement et simplement l'argent de son maître. Les anciens aimaient à cacher de la sorte les objets précieux qu'ils voulaient mettre en sûreté : plus d'un champ possède encore leur secret. - Notons que cet esclave ne dilapide pas injustement les biens qu'il a reçus : sa faute consiste à ne rien faire pour les accroître. Au moral, ceux‑là imitent sa coupable conduite, qui ne tirent aucun profit des grâces de Dieu et qui demeurent toujours les mêmes, malgré les nombreuses bénédictions qu'ils reçoivent pour leur avancement spirituel. Grotius, Annot. in h. l., ajoute une réflexion pleine de justesse : « C’est celui qui avait reçu le moins que le Christ choisit comme exemple de négligence, pour que personne ne s’attende à être exempté d’un effort pénible, sous prétexte qu’il n’a pas reçu les plus grands dons ».


Mt25.19 Longtemps après, le maître de ces serviteurs étant revenu, leur fit rendre compte. - Nous arrivons au dénouement. Longtemps après : nouvelle insinuation semblable à celle du v. 5. En effet, dit S. Jérôme, « il s'écoule beaucoup de temps entre l'ascension du Sauveur et sa venue ». - Le Maître revint. Notre Maître à tous viendra de la même manière pour le jugement final. - Et leur fit rendre compte... De chacun des trois serviteurs il exige sur‑le‑champ un compte rigoureux.


Mt25.20 Celui qui avait reçu cinq talents s'approcha et lui en présenta cinq autres, en disant : Seigneur, vous m'aviez remis cinq talents, en voici de plus cinq autres que j'ai gagnés. - Ils sont mentionnés dans le même ordre que précédemment, d'après une gradation décroissante. Avec quel bonheur le premier dût offrir, à côté des cinq talents qui lui avaient été confiés, cinq autres, les cinq autres qui étaient le fruit de sa courageuse industrie. Son langage est triomphant, quoique modeste : regarde., et il montre au Maître la grosse somme qu'il a su lui gagner en plus.


Mt25.21 Son maître lui dit : C'est bien, serviteur bon et fidèle, parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup : entre dans la joie de ton maître. - La réponse du Maître est pleine de bonté. Elle commence par un mot d'encouragement, bien., parfait. Douce parole à s'entendre adresser par Dieu. - Elle se poursuit par un éloge : Bon et fidèle serviteur : deux titres également glorieux. Elle s'achève par une splendide récompense : Je t'établirai sur beaucoup... Remarquons ici deux frappants contrastes : la somme confiée à ce bon serviteur était pourtant considérable, mais elle n'est rien si on la compare aux biens infinis que Dieu lui donnera éternellement dans le ciel. 2° il a été fidèle en tant que serviteur ; il deviendra désormais seigneur et maître. - Entre dans la joie... Cette phrase finale est diversement interprétée. Plusieurs commentateurs (Clericus, Kuinœl, Schott, etc.) donnent à « joie » le sens de festin et ils traduisent : Sois mon convive, partage le joyeux repas par lequel je vais célébrer mon retour. N'est il pas pas plus simple et plus juste de dire que la joie du maître, c'est la joie qu'il possède par lui‑même, qu'il peut communiquer à ses amis et à laquelle il invite précisément le serviteur fidèle qui lui a gagné cinq talents ? Que s'il y a quelque chose d'obscur dans l'expression, l'idée est parfaitement claire : « Ce seul mot renferme tout le bonheur de l’autre vie », S. Jean Chrys. Hom. 78 in Matth. « La joie entre en nous, dit admirablement S. Augustin, cité par Bossuet, Médit. sur l'Évang., in h. l.) lorsqu'elle est médiocre. Mais nous entrons dans la joie quand elle surmonte la capacité de notre âme, qu'elle nous inonde, qu'elle regorge et que nous en sommes absorbés : ce qui est la parfaite félicité des saints. » Car nous ne devons pas oublier que le Maître c'est Dieu, que la joie offerte par lui n'est autre que les délices éternelles du ciel. - On lira encore avec plaisir les lignes suivantes du théologien Gerhard, Harm. Évang. ap. Trench, Notes on the Parables, p. 275 : « Cette joie est tellement grande que l’homme ne peut ni la contenir ni en être contenu. Voilà pourquoi c’est l’homme qui entre dans cette joie incompréhensible. La joie n’entre pas dans l’homme comme s’il pouvait la contenir ». L'expression employée par Jésus‑Christ a donc une très grande énergie.


Mt25.22 Celui qui avait reçu deux talents, vint aussi, et dit : Seigneur, vous m'aviez remis deux talents, en voici deux autres que j'ai gagnés. 23 Son maître lui dit : C'est bien, serviteur bon et fidèle, parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup : entre dans la joie de ton maître. - Le second serviteur s'approche à son tour et la même scène se reproduit. Il présente avec confiance la somme qu'il a doublée au prix de mille labeurs : le Maître le félicite, et le récompense généreusement. On est surpris, tout d'abord, de lui voir décerner absolument les mêmes éloges et la même rémunération qu'au premier, car il n'avait gagné que deux talents tandis que celui‑ci en avait gagné jusqu'à cinq. S. Hilaire, Comm. in Matth. chap. 27, faisait déjà cette remarque : « ce qu'ils ont reçu et ce qu'ils ont rapporté diffèrent ; mais ils reçoivent chacun la même récompense du seigneur ». Mais, si l'on se souvient que le second esclave n'a reçu que deux talents, tandis que le premier en avait reçu cinq, on voit que leur mérite, de même que leur bénéfice, est relativement égal. Tous deux, ils ont doublé la somme qui leur avait été confiée.






Mt25.24 S'approchant à son tour, celui qui n'avait reçu qu'un talent, dit : Seigneur, je savais que vous êtes un homme dur, qui moissonnez où vous n'avez pas semé, et recueillez où vous n'avez pas vanné. - La scène change soudain à l'approche du troisième esclave. Sentant bien, par l'accueil fait aux autres, ce qu'il y a de faux dans sa situation, il essaie de pallier sa faute en alléguant de vaines excuses. Mais il ne réussit qu'à l'aggraver par l'insolence de son maintien et de ses paroles. - Je sais que vous êtes un homme dur. C'est là un impudent mensonge : mais tout est bon pour un coupable sans conscience et sans délicatesse, qui veut échapper par n'importe quel moyen au châtiment qu'il sait avoir mérité. - A l'aide de deux locutions proverbiales, ce misérable prétend développer et appuyer le reproche qu'il vient d'adresser à son Maître. 1° Moissonner ce qu'on n'a pas semé, cela signifie « s'approprier le bien d'autrui », ou encore « s'enrichir en se servant des travaux de ses semblables ». C'est ce second sens qu'il faut adopter ici, car le mauvais serviteur n'accuse pas son maître d'injustice ni de vol, mais seulement de dureté. - 2° ramassez où vous n'avez pas répandu... La pensée est tout à fait la même. Les uns le traduisent par « vanner », les autres par « semer » : nous admettons le premier sens, pour éviter une tautologie. - Après avoir cité l'accusation de ce mauvais serviteur, Bossuet s'écrie, Médit. Sur l'Évang., dern. semaine, 90° jour : « A Dieu ne plaise que Dieu soit ainsi. Car où n'a‑t-il pas semé et quels dons n'a‑t-il pas répandus ? Mais Jésus‑Christ veut nous faire entendre par cette espèce d'excès combien est grande la rigueur de Dieu dans le compte qu'il redemande. Car il n'y a rien qu'il n'ait droit d'exiger de sa créature infidèle et désobéissante, dont le fonds étant à lui tout entier, il a droit de punir son ingratitude des plus extrêmes rigueurs. »



Mt25.25 J'ai eu peur, et j'ai été cacher votre talent dans la terre, le voici, je vous rends ce qui est à vous. - Après l'exorde du v. 24, destiné à rejeter sur le maître lui‑même, s'il était possible, et sur son mauvais caractère, tous les méfaits de ses serviteurs, l'esclave paresseux arrive enfin à sa propre conduite. Il voudrait la faire passer pour de la timidité, pour le résultat de craintes légitimes. En imitant les autres, veut‑il‑dire, je risquais de perdre dans des spéculations malheureuses l'argent dont vous m'aviez chargé et alors de quelle manière m'eussiez-vous traité ? - Mais tout cela n'est que mensonge et qu'arrogance. « Celui qui aurait dû honnêtement reconnaître sa faute, et supplier son Maître, le calomnie au contraire, et affirme qu'il a agi avec prévoyance, de peur qu'en cherchant à faire du profit il ne hasarde le capital », S. Jérôme in loc. A la fin de son discours, il atteint le comble de l'impudence : « vous avez ce qui est à vous », vous n'avez pas le droit d'exiger davantage. Voici votre talent, je vous le rends au complet : par conséquent nous sommes quittes. Ce malheureux serviteur ne pouvait pas être plus mal inspiré : la suite des faits va nous l'apprendre.


Mt25.26 Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je recueille où je n'ai pas vanné, - Le maître, prenant un ton justement sévère, réfute par un argument « ad hominem » son indigne serviteur ; il retourne contre lui ses propres paroles, pour le condamner plus fortement. - Méchant et paresseux. Deux épithètes bien différentes de celles qui avaient été appliquées aux deux autres serviteurs. Méchant, parce qu'il a osé calomnier son maître ; paresseux, comme le montre sa conduite. - Tu savais... Tu le savais. Tu es donc sans excuse, puisque tu as fait volontairement tout ce qu'il fallait pour m'irriter. L'ignorance seule aurait pu te servir de défense.


Mt25.27 il te fallait donc porter mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j'aurais retiré ce qui m'appartient avec un intérêt. - Tu devais tirer la conséquence, d'ailleurs si évidente, qui ressortait de ton raisonnement. - Remettre mon argent... Dans le grec, on a une expression pittoresque qui signifie « jeter une somme d'argent sur la table d'un banquier » ; cf. Luc. 198, 23. - Aux banquiers. Les « numularii » remplissaient chez les anciens le rôle de nos changeurs modernes : ils y associaient celui de banquiers, car ils tenaient une banque ouverte, recevant et prêtant à intérêt. - J'aurais retiré avec intérêt. Le bénéfice eût pu être considérable, car les taux étaient très élevés dans l'antiquité. Bien entendu, il serait tout à fait arbitraire de prétendre prouver par ce trait de notre parabole la légitimité de l'usure. Quand Notre‑Seigneur appuie quelques instructions sur les usages de la vie commune, il n'entend nullement se prononcer par là-même sur leur valeur morale. - Le sens de la réflexion adressée ici au mauvais serviteur est bien clair : si tu n'avais pas assez d'énergie pour te livrer à un négoce pénible qui t'eût permis de doubler mon talent, du moins pouvais‑tu le grossir sans beaucoup de peine. Pour cela il n'était pas même nécessaire de creuser un trou en terre, comme tu l'as fait : il suffisait de jeter l'argent sur la table d'un changeur. Au moral : « Il entend par là que s’il n’a pas osé se servir du don de Dieu dans des actions remplies de péril, il doit quand même s’en servir dans des actions qui sont profitables sans être périlleuses », Cajetan, in h.l. Il est tant de manières d'utiliser les grâces de Dieu, les talents qu'ils nous a confiés : Malheur à qui les laisserait dormir sans fruit, puisque tous sont capables d'en tirer quelque avantage.







Mt25.28 Otez-lui ce talent, et donnez-le à celui qui en a dix. - Après les considérants, vv. 26 et 27, nous avons la sentence qui occupe trois versets, 28-30. L'esclave coupable est d'abord condamné à être dépouillé de la somme qui lui avait été confiée. Rien de plus naturel et de plus juste que cette privation. A quel titre ce mauvais serviteur garderait‑il le talent du maître ? - Donnez-le... C'est le premier des trois serviteurs qui en bénéficie. Sans doute, un talent est bien peu de chose en comparaison de la récompense qu'il a déjà reçue, v. 21 ; mais ce trait est destiné à confirmer le proverbe du v. 29, par lequel le père de famille justifie sa conduite.


Mt25.29 Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a. - Voir l'explication du proverbe au chap. 13, v. 12, où nous avons déjà rencontré cet adage dans une autre instruction de Jésus. - Cicéron exprime une pensée semblable lorsqu'il dit : « Les mêmes lois de la nature, qui, par le motif de l'intérêt général, interdisent la moindre entreprise sur le bien d'autrui, justifient, par le même motif, le citoyen sage, travailleur, bien méritant, dont la perte serait un dommage public, d'enlever ce qui lui est absolument nécessaire pour ne pas mourir au citoyen oiseux qui jouit du superflu », Offic. 3. Plusieurs commentateurs, après avoir rappelé l'analogie qui existe entre les faits du monde naturel et ceux du monde moral, mentionnent fort à propos la loi bien connue d'après laquelle un membre du corps humain devient plus vigoureux et plus souple par l'exercice, tandis qu'il perd graduellement sa force et jusqu'à la puissance d'agir si on le laisse constamment immobile. Il en est de même, ajoutent‑ils, des dons que le Seigneur répand sur nous : utilisés, ils se multiplient ; négligés, ils dépérissent. Voir Abbot, Comment. h. l. ; Trench, Notes on the Parables, 13ème édit., p. 283.



Mt25.30 Et ce serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres extérieures : c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. - Voici la partie la plus terrible de la sentence : non‑seulement l'esclave coupable est dépouillé du talent qu'il avait reçu, il est en outre condamné à une peine infamante et sévère. On le nomme à bon droit serviteur inutile, puisqu'il n'a pas su tirer parti de sa situation pour avancer les intérêts de son maître en même temps que ses intérêts propres. - Jetez-le : l'opposé de « entre dans la joie », vv. 21 et 23. Tandis que les deux autres avaient mérité d'entrer dans des relations tout à fait intimes avec leur Seigneur, lui, il est éloigné à tout jamais de sa présence. Et remarquons bien que cet homme aurait pu être plus coupable. Que serait‑ce s'il eût consommé en débauches l'argent dont il avait le dépôt ? Aussi demanderons nous avec S. Augustin : « Que doivent donc attendre ceux qui ont dissipé dans la débauche le bien du maître, si ceux qui l'ont conservé avec paresse sont ainsi condamnés ? », Enarrat in Ps 38, 4 ; « Mesurons la peine du voleur à la peine du paresseux », Enarrat. in Psaume 99, 10. - Dans les ténèbres extérieures. Nous avons dit ailleurs, cf. 8, 12, ce qu'il faut penser de ces ténèbres extérieures, comme aussi des pleurs et des grincements de dents de ceux que la main divine y a relégués impitoyablement. - Les Pères nous ont laissé, comme conclusion de cette parabole, une sentence qui en résume très bien l'enseignement moral, et que plusieurs ont même attribuée à Jésus lui‑même : faites valoir vos talents, faites‑leur rapporter de gros intérêts. Cf. Anger, synopsis, p. 274. Oui, faisons‑les valoir si nous ne voulons pas mériter le sort de ce malheureux serviteur. S. Augustin, dans un touchant discours prononcé pour l'anniversaire de son élévation à l'épiscopat, serm. 339, 3, s'applique à lui‑même la parabole des talents, et il raconte qu'elle le délivra d'une tentation dangereuse. La pensée lui était venue de renoncer aux travaux extérieurs du saint ministère pour s'abandonner aux saintes douceurs d'une vie contemplative ; mais, après avoir bien pesé toutes choses, il disait : « l’Évangile me glace d'effroi ». Et pourtant, « Est‑il rien de meilleur, de plus doux, que de puiser sans bruit extérieur dans les trésors divins ? Voilà ce qui est bon, ce qui est agréable. Mais prêcher, reprendre, corriger, édifier, s'inquiéter pour chacun, quelle charge, quel poids, quel travail. Qui ne le fuirait ? Mais l’Évangile m'épouvante ». Et il continua de se dépenser pour les âmes, conformément à la volonté du divin Maître. Que chacun demeure donc dans la sphère où le Seigneur le veut, et qu'il y mette vigoureusement en œuvre les dons qu'il a reçus d'en haut, craignant de devenir un serviteur inutile. - Ainsi se termine la troisième série des paraboles de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ (voir la note placée en tête du chap. 13). Prononcées durant les huit ou dix derniers jours de la vie du Sauveur, entre son entrée solennelle à Jérusalem et sa Passion, elles prophétisent la consommation finale du royaume de Dieu. On y voit ceux des Juifs qui refusent Jésus exclus de ce royaume, cf. Matth. 21, 22, et les conditions auxquelles les autres hommes pourront y être admis, ibid. 25. leur couleur est généralement sombre. On a pu dire avec beaucoup de vérité qu'elles sont aux paraboles de la première série, qui étaient, elles aussi, presque toutes données par S. Matthieu, ch. 13, ce que la prophétie du chap. 24 est au Sermon sur la Montagne. Rev. Plumptre, dans Smith Dict. of the Bible. s. v. Parable.

3° Troisième partie, 25, vv. 31-46.


Mt25.31 Lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, il s'assiéra sur le trône de sa gloire. - Tout se tient dans le Discours eschatologique, de même que tout se tient dans son accomplissement. - Dans sa gloire ; cf. 19, 28 ; 24, 30. Le souverain Juge fera soudain son apparition solennelle ; il se présentera plein de gloire et d'éclat : « Il montrera sa majesté, qui était alors cachée. Il oppose le silence du temps présent au temps futur, et sa première venue à la seconde », Maldonat in h. l. «  Il est déjà venu une fois non pour éclater dans sa gloire, mais pour souffrir les injures et les outrages. Mais alors il s'assiéra sur le trône de sa gloire », S. Jean Chrys. Hom 79 in Matth. - Avec tous les anges ; cf. 16, 27. Tous les anges seront là de même que tous les hommes. « Quelle publicité. » s'écrie justement Bengel, Gnomon, in h. l. - Il s'assiéra. C'est la posture des juges et des rois en face de leurs sujets ; cf. Ps 9, 5, 8, etc. Aussi le verbe « s'asseoir » est‑il parfois employé par les classiques avec le sens de « juger ». Cet usage était si constant à Rome, que la chaise curule accompagnait les empereurs même dans les provinces ou dans les expéditions guerrières. Le Fils de l'homme sera donc assis pour nous juger. - Sur le trône de sa majesté, c'est-à-dire le trône qui représente sa majesté souveraine.


Mt25.32 Et, toutes les nations étant rassemblées devant lui, il séparera les uns d'avec les autres, comme le pasteur sépare les brebis d'avec les boucs. - Cf. 24, 31 ; au signal donné par les anges. - Devant lui, en tant qu'il sera le Juge suprême universel. - Toutes les nations. Ce ne sont pas seulement les païens qui sont mentionnés ici, comme l'affirment plusieurs auteurs protestants (Keil, Olshausen, Stier, Alford, etc.) ; ce ne sont pas non plus seulement les chrétiens (Euthymius), mais tous les peuples sans exception, tous les hommes qui auront existé depuis le commencement du monde, à quelque religion qu'ils aient appartenu. Il s'agit en effet d'un jugement général. - Et il séparera : séparation symbolique qui est déjà un jugement préalable. Jusque‑là, tous les hommes avaient été mélangés, sans égard à leur caractère moral. Cf. 13, 24 et ss. « Les » désigne les hommes dont se composent les peuples et qui seront jugés chacun individuellement. Toute nationalité, du reste, aura alors disparu : il n'y aura donc pas à séparer les peuples des peuples, mais les méchants des bons, ainsi qu'il ressort du contexte. Les anges seront de nouveau chargés de cette opération. Cf. 13, 49. - Comme le berger. Gracieuse comparaison, empruntée à la vie pastorale, pour expliquer une scène terrible. Les brebis et les chèvres, les boucs et les béliers, en Orient surtout, ne forment qu'un seul et même troupeau, et le berger les conduit ensemble au pâturage. Cf. Genèse 30, 33 et ss. ; Cantique 1, 7, 8. Mais le soir on les sépare pour les mettre dans des étables distinctes. Ainsi fera le Souverain Juge à la fin des temps.


Mt25.33 Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. - Les brebis, c'est à dire les bons, dont les brebis sont la figure ; car elles représentent chez tous les peuples la douceur, la docilité, l'innocence. Le côté droit a de même toujours été regardé comme le plus honorable : c'est la place du bonheur et de la bénédiction. Cf. Genèse 48, 17. - Les boucs : c'est-à-dire les méchants, dont les boucs sont l'emblème à cause de leur indocilité, de leur puanteur et de leur impureté. « Il n'a pas dit les chèvres, mais les boucs, animal sans retenue et qui agresse avec ses cornes », S. Jérôme in h.l. - A gauche. Le côté du malheur, dont le seul nom était regardé comme un pronostic fâcheux ; aussi les Grecs, si enclins à la superstition, évitaient‑ils de le prononcer. Il est intéressant de se rappeler ici que les anciens plaçaient généralement l’Élysée ou le séjour des bienheureux à droite, le Tartare ou séjour des méchants à gauche.

C'est ici l'endroit où la route se sépare en deux voies : la droite mène jusqu'au pied des murailles du grand Dis, par où nous irons vers l'Élysée ; mais la gauche exécute les punitions des méchants, et mène à l'impie Tartare (Enéide 6, 540 et ss.)




Mt25.34 Alors le Roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez, les bénis de mon Père : prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. - La sentence est maintenant promulguée, vv. 34-45, sous la forme d'un double dialogue qui est censé avoir lieu entre le Christ et les deux catégories d'hommes dont il vient d'être question. - Premier dialogue et sentence des bons, vv. 34-40. Alors : après la séparation mentionnée plus haut, quand chacun occupera la place que lui aura méritée sa vie sur la terre. - Le roi dira. Cf. 16, 28. Le royaume éternel du Messie commence : aussi, celui qui tout à l'heure encore, vv. 31, était nommé Fils de l'homme, prend‑il un titre conforme à sa vraie dignité. - Ceux qui seront à sa droite : se tournant vers eux avec un visage bienveillant, un air plein de bonté. - Venez. Tous les mots portent, dans cette sentence de bonheur. Le premier renferme la plus douce invitation. Il inspirait à Fr. Luc de Bruges, Comm in h.l., cette belle réflexion : « Cette parole dénote une affection amicale toute spéciale, par laquelle le Christ invite suavement les élus à venir au roi, au seigneur et premier possesseur du royaume où il retournera bientôt, et où il les introduira avec lui ». - Bénis. Quel nom. Et que de choses dans ce simple nom. Bénis de toute éternité, bénis dans les siècles des siècles, prédestinés, justifiés, glorifiés. Ou, pour parler mieux encore avec S. Augustin : « Aimés de Dieu avant l'existence du monde, appelés du milieu du monde, purifiés et sanctifiés dans le monde, destinés enfin à être exaltés après la fin du monde ». Soliloq. - Possédez, recevez en héritage. Il n'y aura pas de possession plus magnifique, il n'y en aura pas non plus de plus sûre, car « on ne possède bien, dit Bossuet, l.c., 93è jour, que ce qu'on a pour l'éternité : le reste échappe et se perd ». - Le Royaume, le royaume messianique considéré dans sa consommation glorieuse, et dégagé de tout élément infirme et terrestre (voir le commentaire de 3, 1). - Préparé... L'expression peut signifier « dès l'origine du monde », ou bien « avant la création ». La plupart des exégètes sont favorables au second sens. Dans les deux cas, Jésus fait ressortir ici l'admirable tendresse manifestée par Dieu à l'égard de ses élus. Longtemps avant leur création, il pensait aux récompenses dont il devait les gratifier, il leur préparait des jouissances et une gloire sans fin.

Mt25.35 Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire, j'étais étranger, et vous m'avez recueilli, - Après avoir prononcé le décret qui fixera éternellement le sort bienheureux des justes, Jésus, remplissant par anticipation les fonctions de souverain Juge, signale la manière dont ils auront gagné leur splendide couronne. - J'ai eu faim... N'est‑il‑pas surprenant de l'entendre simplement nommer, comme motifs du bonheur éternel des élus, quelques œuvres de miséricorde ? « Que ces choses sont faciles. s'écrie S. Jean Chrysostome, l. c. Il ne dit pas : J'étais en prison et vous m'avez délivré ; j'étais malade et vous m'avez guéri ; il dit simplement : vous m'avez visité, vous êtes venus à moi. » Mais remarquons que ce sont là de simples exemples. Du reste, tous les actes mentionnés par le Christ exigent plus ou moins de peines et de sacrifices. Et puis, c'est à dessein qu'il les choisit parmi les moins difficiles, pour montrer que si l'on peut obtenir une telle récompense pour un verre d'eau, pour une bonne parole, à plus forte raison s'en rendra‑t-on digne par des œuvres d'une perfection plus relevée. Il y a là un argument « a fortiori » qu'il ne faut pas perdre de vue. Enfin, comme l'a dit S. Grégoire de Nazianze, « Dans aucun de ses attributs Dieu n’est autant honoré que dans sa miséricorde ». Ces pensées nous aideront à comprendre pourquoi Jésus ne parle que d’œuvres purement matérielles, pourquoi il ne prononce pas même le nom de la foi. - Vous m'avez recueilli. Dans le sens de donner l'hospitalité.


Mt25.36 nu, et vous m'avez vêtu, malade, et vous m'avez visité, en prison, et vous êtes venus à moi. - Le verset précédent louait dans les élus la pratique de trois œuvres de miséricorde ; celui‑ci en signale trois autres. - J'étais nu : en haillons, à demi vêtu. Sénèque, de Benef. 5, 3 : « En voyant un homme mal vêtu et couvert de haillons, on dit qu'on a vu un homme nu ». - Vous m'avez visité. La visite des malades a toujours passé chez les Juifs pour un des premiers exercices de la charité fraternelle. « Dieu, qu'il soit béni. visite les malades, Genèse 18, 1 ; de même toi aussi, visite les malades », lisons‑nous dans le Talmud, Sota, 14, 1. - Vous êtes venus à moi. Dans l'antiquité, les portes des prisons s'ouvraient beaucoup plus aisément qu'aujourd'hui aux parents et amis qui désiraient voir quelque incarcéré ; cf. Jérémie 32, 8 ; Matth. 11, 2 ; Actes des Apôtres 24, 23, etc. C'est qu'on n'y subissait généralement qu'une arrestation préventive. On connaît ce principe du droit criminel des Romains : « Les prisons ne sont établies que pour garder les criminels, et non pas pour les punir ». Aussi les personnes pieuses et charitables allaient‑elles fréquemment visiter et consoler les prisonniers. Les usages actuels de l'Occident restreignent d'une manière notable l'exercice de cet acte de charité. - Aux six œuvres de miséricorde dont le Sauveur prédit ici la sublime récompense, les théologiens en ont ajouté une septième, l'ensevelissement des morts, dont Tobie a donné de si beaux exemples, cf. Tobie 12, 12.

1) Donner à manger à celui qui a faim,

2) donner à boire à celui qui a soif,

3) vêtir celui qui est nu,

4) exercer l'hospitalité,

5) visiter les malades,

6) racheter les captifs,

7) ensevelir les morts.





Mt25.37 Les justes lui répondront : Seigneur, quand vous avons-nous vu avoir faim, et vous avons-nous donné à manger, avoir soif, et vous avons-nous donné à boire ? 38 Quand vous avons-nous vu étranger, et vous avons-nous recueilli, nu, et vous avons-nous vêtu ? 39 Quand vous avons-nous vu malade ou en prison, et sommes-nous venus à vous ? - La réponse des justes occupe trois versets, 37-39 : elle paraît tout d'abord très extraordinaire. En effet, peut‑on se demander, les bienheureux ignoreraient‑ils donc l'Évangile et ses promesses ? Auront‑ils oublié, au dernier jour, que d'après cette parole même de Jésus et d'autres semblables, cf. 10, 40-42, etc., qu'ils avaient lues, goûtées, pratiquées tant de fois sur la terre, le bien fait au nom du Christ à toute sorte d'affligés sera récompensé comme s'il avait été fait directement au Christ en personne ? Assurément, ils ne l'auront pas oublié. Aussi les exégètes s'accordent‑ils à reconnaître qu'il ne faut pas trop presser ce détail du grand drame. La réponse des élus sera plutôt mentale qu'extérieure, et l'étonnement qu'elle exprime viendra moins d'une surprise proprement dite, produite par une nouvelle inattendue, que d'un profond sentiment d'humilité. « Ils sont stupéfaits d'être ainsi exaltés, et par la grandeur de leur propre gloire ; ou parce que le bien qu'ils ont fait leur semblera si faible » (cf. Rhaban Maur, in h. l. ; Luc de Bruges, Corneille de Lapierre, etc.). On peut aussi dire avec Euthymius, Jansénius, etc., que cette réponse a été introduite par Jésus dans la description grandiose du Jugement dernier pour lui fournir l'occasion de recommander très‑fortement les œuvres de charité. Ce serait une sorte de parabole insérée au milieu de traits qui deviendront un jour historiques. - Quand est‑ce... La réponse appuie et insiste sur ce pronom qui est répété à chaque verbe. Les élus représentent modestement à Jésus que ce n'est pas à lui personnellement qu'ils ont rendu les services pour lesquels ils reçoivent une si haute récompense.


Mt25.40 Et le Roi leur répondra : En vérité, je vous le dis, toutes les fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. - Le Souverain Juge leur adresse une aimable réplique, qui est la conclusion de leur bienheureuse sentence. - Toutes les fois querésume toutes les œuvres de miséricorde énumérées plus haut. - L'un de ces plus petits ; cf. 10, 42. Ici Jésus ne désigne pas seulement les Apôtres, ni les chrétiens, mais en général tous les infortunés : ils sont ses frères, il vit en eux en tant qu'il est le vrai chef de l'humanité, il a pour eux une affection spéciale parce que son existence sur la terre a été semblable à la leur. « ces » est pittoresque : Jésus est censé les montrer du geste.. - C'est à moi... Jésus ne faisant avec les malheureux qu'un seul corps mystique, cette conclusion est aussi naturelle qu'elle est encourageante. Voici d'après Schoettgen, Horae talm. in h.l., un passage talmudique analogue à la parole du Sauveur : « Rabbi Afin a dit : Chaque fois qu'un pauvre se tient devant ta porte, Dieu saint et béni se tient à sa droite ; si tu lui donnes, sache que tu recevras de celui qui se tient à sa droite une récompense ; si tu ne lui donnes rien, sache que tu en sera puni par celui qui se tient à sa droite ». Mais quelle force supérieure dans la pensée de Jésus. Lui seul connaît toutes les œuvres miséricordieuses qu'elle a inspirées au sein du Christianisme. Les principes humanitaires de la philanthropie ne sont, auprès d'elle, qu'une vaine et froide déclamation, qui ne produit que de rares dévouements.


Mt25.41 S'adressant ensuite à ceux qui seront à sa gauche, il dira : Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et ses anges. - Nous arrivons à la terrible sentence des méchants, vv. 41-45. Dans ses divers détails, dans ses termes mêmes, elle est parallèle à la sentence des bons, ce qui en fait ressortir la triste différence. En effet, quoique semblables, les deux décrets sont complètement opposés l'un à l'autre, comme l'a été d'ailleurs la vie des hommes sur lesquels ils retombent. - Retirez-vous. Ce mot est le plus effroyable de tous ceux qui composent la seconde sentence : il implique de la part de Dieu la haine la plus vive pour ceux qu'il rejette ainsi, de même qu'il présente aux damnés la face la plus dure de leur châtiment. Aussi est‑ce dans la séparation de Dieu que consiste essentiellement « la peine du dam », de même que le bonheur des élus consiste avant tout dans l'union éternelle avec Dieu. Écoutons Bossuet : « Au lieu de ce Venez si ravissant, plein d'une admirable douceur, qui satisfera le cœur de l'homme sans lui laisser rien à désirer, les méchants, les impénitents entendent cet impitoyable Allez, Retirez-vous. O paroles qu'on ne peut assez méditer : venez. Allez. Taisons‑nous ; tais‑toi ma langue, tes expressions sont trop faibles. Mon âme, pèse ces mots qui comprennent tout le bonheur et le malheur, et toute l'idée de l'un et de l'autre : Venez, allez. Venez à moi où est tout le bien. Allez loin de moi où est tout le mal ». Méditat. Sur l'Evang. Dern. Semaine, 93è et 97è jour. - Maudits, exécrés, dévoués irrévocablement à toutes les horreurs et à tous les supplices. Jésus avait appelé les justes « Bénis de mon Père » ; ici, il dit simplement : « Maudits ». Les Saints Pères ont noté la cause de cette omission volontaire d'un nom que le Sauveur aimait à prononcer. « Remarquez aussi que s'il a dit: «Les bénis de mon Père»,il ne dit pas ici: «Les maudits de mon Père»; car le Père est la source de toute bénédiction, mais chacun devient pour soi‑même une cause de malédiction, en faisant des œuvres dignes de malédiction », Origène. Dieu ne sait que bénir : les maudits sont donc ceux qui se maudissent eux‑mêmes. - Au feu. Après la peine du dam vient la peine des sens, dont l'agent principal sera le feu qui consumera les réprouvés, feu réel et proprement dit (voir le savant opuscule de Passaglia, de Aeternitate poenarum deque igne aeterno commentarii, Ratisb. 1854) quoique différent des nôtres à plusieurs égards ; en même temps feu éternel, comme le dit expressément Jésus. L'adjectif éternel doit en effet se prendre à la lettre : ce n'est pas une hyperbole populaire pour désigner un temps considérable, c'est une réalité terrible. - Qui a été préparé... Même réflexion qu'à propos du mot maudits. « Ce n’est pas moi, dit‑il, qui vous ai préparé ces feux. Je vous ai bien préparé un royaume, mais ces flammes n’étaient destinées par moi que pour le démon et pour ses anges. C’est vous seuls que vous devez accuser de votre malheur, et vous vous êtes précipités volontairement dans ces abîmes », S. Jean Chrys. Hom. 79 in Matth. Ce sont nos péchés et ceux des démons qui ont creusé l'enfer : Dieu n'en est pas le créateur d'une manière positive. - La mention de Satan et des autres esprits mauvais a aussi pour but de mieux faire comprendre l'étendue des peines de l'enfer, la présence de ces anges rebelles devant ajouter considérablement aux tourments des damnés.


Mt25.42 Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire, 43 j'étais étranger, et vous ne m'avez pas recueilli, nu, et vous ne m'avez pas vêtu, malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité. - La seconde sentence est motivée comme la première et de la même façon. Les œuvres les plus élémentaires de la charité chrétienne, si elles sont volontairement omises, peuvent donc être l'occasion d'un malheur éternel pour les hommes, de même qu'elles peuvent leur procurer, s'ils les pratiquent avec fidélité, le bonheur sans fin du ciel. D'où il est aisé de conclure que si de simples négligences dans le service du prochain peuvent amener un résultat si affreux, les crimes positifs envers Dieu et envers les hommes le produiront plus infailliblement encore.


Mt25.44 Alors eux aussi lui diront : Seigneur, quand vous avons-nous vu avoir faim ou soif, ou être étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et ne vous avons-nous pas assisté ? - Ils lui répondront, c'est-à-dire comme l'avaient fait les bienheureux, v. 37. - Quand est‑ce que... Volontiers, veulent‑ils dire, nous aurions accompli ces actes de miséricorde à l'égard du Christ, si nous en avions eu l'occasion. Mais ils prétendent que cette occasion heureuse leur a toujours manqué. Méritent‑ils donc un tel châtiment pour une faute qui n'a pas dépendu d'eux‑mêmes ?


Mt25.45 Et il leur répondra : En vérité, je vous le dis, chaque fois que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous ne l'avez pas fait. - Alors il répondra. Le souverain Juge n'acceptera pas cette vaine excuse ; car, dit S. Jérôme, in h. l., « Cela signifie clairement que dans chaque pauvre, un Christ affamé est nourri, un Christ assoiffé est désaltéré, un Christ errant est logé sous un toit, un Christ nu est vêtu, un Christ malade reçoit des visites, un Christ emprisonné est réconforté par des visites ». Il nous avait assez clairement avertis. - À l'un de ces plus petits : ce comparatif équivaut au superlatif du v. 40. - Vous ne l'avez pas fait. Nous empruntons encore à Schoettgen un texte rabbinique : « Ils n’ont pas restauré l’âme du pauvre avec de la nourriture et du breuvage. Ni Dieu non plus ; qu’il en soit béni. C’est dans le monde futur qu’il recevra leurs âmes. »


Mt25.46 Et ceux-ci s'en iront à l'éternel supplice, et les justes à la vie éternelle." - Les deux sentences ont été prononcées ; Jésus, dans un épilogue majestueux et sublime, nous fait maintenant assister à leur exécution. - Et ceux‑ci iront.. ; les réprouvés dont il a été parlé en dernier lieu. - Au supplice éternel : mots effrayants, sur la signification desquels il ne règne pas le moindre doute ; de Wette lui‑même, malgré son rationalisme ardent, est forcé de l'admettre. Du reste, comme le remarque justement S. Grégoire, Dialogues 4, c. 44, « Si elles sont fausses les punitions dont le Christ nous menace pour enrayer l’injustice, elles sont fausses également les promesses qu’il fait pour nous inciter à pratiquer la justice ». Les deux éternités, celle du ciel et celle de l'enfer, sont corrélatives : si l'une tombe, comment l'autre subsistera‑t-elle ? Cf. S. Augustin, de Civitate Dei, 21, 23. Aussi étaient‑elles un dogme de foi chez les Juifs de même qu'elles le sont dans le catholicisme. On ne trouverait pas, dans l'Écriture, un seul mot qui puisse faire espérer aux damnés la cessation de leurs souffrances. - A la vie éternelle. Expression bien chère aux écrivains du Nouveau Testament, puisqu'ils l'emploient jusqu'à 44 fois. Elle ne désigne pas simplement l'existence, même une existence heureuse et sans fin, mais la vie essentielle, la vie dans ce qu'elle a de plus parfait. - Notons, d'après Bengel, Gnomon, in h. l ., que la sentence n'est pas exécutée dans le même ordre qu'elle avait été prononcée. « Le Christ s'adressera d'abord aux justes, en présence des injustes qui entendront ; mais les injustes s'en iront les premiers, les justes assistant ainsi à leur châtiment ». Jésus n'ajoute rien au mot « éternelle » : la toile tombe et la double éternité commence, la décision étant sans appel. Le divin Maître achève ainsi ce terrible discours.


Chapitre 26


Mt26.1 Jésus ayant achevé tous ces discours, dit à ses disciples : - Achevé tous ces discours. L'évangéliste voudrait‑il parler de tous les discours prononcés par Notre‑Seigneur depuis le début de sa Vie publique ? S. Thomas d'Aquin, Wichelhaus, Bisping, etc., l'ont pensé. Mais nous croyons qu'il fait seulement allusion aux dernières instructions de Jésus, contenues dans les trois derniers chapitres, 23-25, et adressées en partie au peuple, en partie aux Apôtres. - dit à ses disciples... Quand leur fit‑il la confidence que nous allons entendre ? Selon toute vraisemblance, peu d'instants après avoir achevé son discours eschatologique, par conséquent le mardi soir. La phrase même de S. Matthieu paraît le dire assez clairement ; car elle suppose qu'il n'y eut pas d'intervalle notable entre la conclusion du Discours et la communication faite aux Douze par le Sauveur. Voilà donc Jésus retiré désormais dans le cercle calme et intime des siens, se préparant d'une manière immédiate au sacrifice.


Mt26.2 "Vous savez que la Pâque a lieu dans deux jours, et que le Fils de l'homme va être livré pour être crucifié." - Vous savez ; il s'agissait d'un fait bien manifeste. - Dans deux jours, après deux jours. Cette date est assez vague en elle‑même, parce qu'elle autorise plusieurs manières de supputer les jours. Il est cependant probable qu'elle équivaut à notre formule « après‑demain ». La Pâque commençant cette année‑là dans la soirée de jeudi, comme nous le dirons plus loin, cf. v. 17 et le commentaire, ce dût être réellement le mardi que Jésus‑Christ tint ce langage à ses Apôtres. - La Pâque se fera. La Pâque était la première et la plus solennelle des trois grandes fêtes de l'année religieuse chez les Juifs. Au livre de l'Exode, chap. 12, où son origine est racontée, on voit qu'elle fut instituée en souvenir de la dixième plaie d'Égypte. L'ange de Dieu, passant devant les maisons pendant la nuit qui suivit la première célébration du festin pascal, tua tous les premiers‑nés des Égyptiens ; ceux des Hébreux furent sauvés par le sang de l'agneau dont ils avaient marqué leurs portes. De ce passage terrible ou miséricordieux dériva l'appellation de la solennité, d'après les indications de Dieu lui‑même, cf. Exode 12, 27, 28. - La fête de Pâque commençait le soir du 14 nisan et durait toute une octave à partir de ce moment, c'est-à-dire jusqu'au soir du 21. Le 15 et le 21 étaient les deux jours principaux : on les chômait d'obligation. Jésus fait évidemment allusion à la soirée préliminaire du 14, aux premières vêpres, dirions‑nous aujourd'hui, puisqu'il parle de la trahison de Judas, qui eut lieu vers la fin de cette même soirée. - Sera livré... Rappelant aux Douze des révélations antérieures, cf. 16, 21 ; 20, 18, le divin Maître ajoute que la Pâque prochaine amènera pour eux et pour lui de graves événements. C'est alors en effet que le Fils de l'homme sera trahi, crucifié, ainsi qu'il l'a prédit. Cette prophétie ajoute aux précédentes un élément nouveau : elle fixe d'une manière très précise l'époque de la Passion du Christ. Jésus ne veut pas que les Apôtres soient pris au dépourvu par l'arrivée soudaine, imprévue d'un pareil fait. - Dans le grec, on lit est livré au présent : ce temps marque mieux la proximité de la Passion et surtout son caractère irrévocable. « Jésus était prêt à tout supporter, et déjà l’ennemi s’agitait », dit fort bien Bengel.


Complot du Sanhédrin, vv. 3-5 Parall. Marc 14, 1-2 ; Luc 22, 1-2

Mt26.3 Alors les Princes des prêtres et les Anciens du peuple se réunirent dans la cour du grand-prêtre, appelé Caïphe, - Alors se rapporte aux deux premiers versets de ce chapitre et désigne encore la soirée du mardi. Au moment même où Jésus tenait aux Apôtres le langage que nous venons d'entendre, les membres du Sanhédrin se réunissaient donc pour comploter contre lui. Souvenons‑nous qu'en ce jour‑là, quelques heures auparavant, il les avait profondément humiliés, ouvertement accusés devant le peuple ; cf. 21, 23 et ss., 46 ; 22 ; 23. Le Sauveur annonce sa mort : ses ennemis la décident. Lui, il en connaît l'heure précise : pour eux l'époque est incertaine. Il y a là un rapprochement et un contraste frappants. - Les princes des prêtres et les anciens... La « Recepta » grecque mentionne également les Scribes, d'où il suit que nous allons assister à une réunion complète et officielle du Sanhédrin. Voir sur la composition de ce corps célèbre 2, 4 et le commentaire. - Dans la cour du grand‑prêtre... L'assemblée n'a pas lieu dans le Gazzith, ou salle « des pierres taillées », qui était située dans les dépendances du temple (voir Ancessi, Atlas archéologique, pl. 9 et 10), et où devaient régulièrement se tenir les séances de ce genre : mais elle est convoquée chez le prince des prêtres, son président. Nous essaierons d'indiquer plus bas les motifs de cette anomalie. L'expression latine « atrium » désigne tantôt une grande pièce rectangulaire communiquant immédiatement avec le vestibule et pouvant servir de lieu de réunion, tantôt une cour intérieure entouré de galeries et de portiques, cf. vv. 58-69, etc., tantôt enfin par synecdoque la maison même dont l'atrium faisait partie. Nous nous arrêtons ici à ce dernier sens avec plusieurs exégètes (Fritzsche, de Wette, Schegg. cf. Bretschneider, Lexic. man. t. 1, p. 144). L'évangéliste note comme une circonstance extraordinaire que le grand Conseil s'assembla dans le palais du grand‑prêtre. - Appelé Caïphe. L'expression « appelé » est d'une exactitude parfaite ; le vrai nom du prince des prêtres était Joseph ; cf. Flav. Joseph, Ant. 18, 2, 2 et 4, 3. Le surnom de Caïphe était devenu sa dénomination usuelle et populaire. Cet homme sinistre avait été élevé au souverain Pontificat par le procureur Valérius Gratus : il en exerça les fonctions pendant 17 ou 18 ans, jusqu'à ce qu'il fut déposé par le Proconsul Vitellius, a. D. 36. La suite du récit évangélique nous dévoilera son caractère et la part qu'il prit à la condamnation de Jésus. La toute‑puissance ecclésiastique et la toute‑puissance judiciaire qu'il réunissait entre ses mains en faisaient alors plus haut personnage du Judaïsme.







Mt26.4 et ils délibérèrent sur les moyens de s'emparer de Jésus par ruse et de le faire mourir. - Ils délibérèrent. Plutôt conciliabule satanique, ainsi qu'il ressort de la ligne suivante. - La conjonction sur indique tout à la fois le but et le résultat de l 'assemblée. - Se saisir de Jésus par ruse. Tel fut l'objet principal de la discussion : arrêter Jésus par ruse, d'une façon clandestine, sans exciter aucun émoi parmi ses partisans. - Et de le faire mourir. La mort du Sauveur avait déjà été décidée depuis assez longtemps, cf. 12, 14 ; Marc. 3, 6 ; récemment encore on était revenu sur ce projet d'une manière définitive, cf. Jean 10, 47-53. Cette fois, il s'agit donc avant tout de son arrestation. Aussi le substantif « ruse » ne retombe‑t-il que sur le premier des deux verbes. Quand Jésus sera tombé entre les mains des Sanhédristes, il n'auront plus besoin de ruse pour le faire disparaître : le principal est de se saisir de sa personne. Déjà l'on voit qu'il ne faudra pas s'attendre à un procès régulier : ces détails préliminaires laissent deviner que le Sanhédrin visait « à une exécution sommaire, si ce n'est à un assassinat ». Reuss, Hist. Évangél. p. 619.


Mt26.5 "Mais, disaient-ils, il ne faut pas que ce soit pendant la fête, de peur qu'il ne s'élève quelque tumulte parmi le peuple." - Après cette décision générale, ils prennent une détermination particulière. - Pas pendant la fête. Dans le grec, pendant la fête, c'est-à-dire pendant toute l'octave pascale. En effet, le danger eût été à peu près le même jusqu'à la fin, la plupart des pèlerins venus à Jérusalem pour la Pâque ne s'en allant qu'à l'issue complète de la solennité. - De peur qu'il n'y ait du tumulte. Les Sanhédristes qui opinent en faveur d'un délai allèguent ainsi leur motif déterminant. Parfois sans doute il arrivait aux autorités juives de retarder les exécutions capitales jusqu'à l'époque des grandes fêtes, afin de produire sur les masses une salutaire impression d'effroi par le spectacle des supplices qui attendaient les coupables ; mais, dans le cas actuel, on comprenait que l'effet pourrait être totalement manqué, bien plus, qu'un mouvement séditieux était fort à craindre, le peuple juif étant en grande partie favorable à Jésus. Ses plus chauds partisans n'étaient‑ils pas des juifs Galiléens, c'est-à-dire des hommes remuants, facilement irritables ? A cette époque, du reste, rien n'était plus commun à Jérusalem qu'une émeute au moment d'une fête. Les textes de Flav. Josèphe, Guerre des Juifs 1, 4, 3 ; cf. 2, 12, 1 ; 4, 7, 2, prouvent que ses compatriotes étaient coutumiers du fait. L'avis d'attendre la fin de la Pâque et le départ de la foule était donc très prudent, car il assurait la réussite du projet antérieurement adopté. Il paraît toutefois manifeste qu'il ne portait pas sur le fait de l'arrestation de Jésus, laquelle devait avoir lieu le plus tôt possible, dès qu'une circonstance heureuse la faciliterait : il ne concernait probablement que l'exécution du Sauveur. - Telle fut la résolution votée en dernier lieu. Et pourtant, chose étonnante, Notre‑Seigneur fut mis à mort publiquement, non‑seulement durant l'octave pascale, mais, selon l'opinion que nous croyons la plus probable, au jour principal de la solennité, le 15 nisan, au su et au vu de tout le peuple. Pourquoi ce brusque revirement d'idées ? Sans nul doute, parce que le Sanhédrin apprit bientôt que ses craintes de sédition n'étaient pas fondées, et il l'apprit quand il vit Judas, l'un des Apôtres, trahir si facilement son Maître. Jésus, qu'ils supposaient tant aimé du peuple, avait donc des adversaires jusqu'au sein de son cercle le plus intime ? Assurément, tout un parti nombreux parmi ses partisans pensait comme Judas, agirait comme Judas, et l'on pouvait sans danger affronter l'opinion publique. La victoire serait ainsi plus éclatante pour les Pharisiens, la défaite de Jésus serait plus écrasante. C'est pour cela que le Grand Conseil revint plus tard sur sa décision. - On trouvera dans Fabricius, Codex apocr. Nov. Test. t. 3, p. 487 et ss., le protocole apocryphe de la séance du Sanhédrin que S. Matthieu a résumée dans ces trois versets. Des pièces plus intéressantes, recueillies par MM. les abbés Joseph Lémann (1836-1915) et Augustin Lémann (1836-1909) [frères juifs devenus prêtres catholiques] et réunies dans leur livre  : Valeur de l'assemblée qui prononça la peine de mort contre Jésus‑Christ, Lyon, 1876, permettent de reconstituer en grande partie la liste des personnages qui composaient alors le Grand Conseil des Juifs, et d'apprécier leur valeur morale. En lisant ces documents, on comprend que, d'une cour suprême ainsi constituée, abstraction faite de la haine qu'elle portait à Jésus, celui‑ci ne pouvait attendre ni justice, ni pitié.


26.6-13. Parall. Marc. 14, 3-9 ; Jean 12, 1-11.

Mt26.6 Comme Jésus était à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, - S. Luc a raconté plus haut, 7, 37 et ss., une histoire semblable, dans laquelle on voit pareillement une femme s'approcher de Jésus tandis qu'il est à table chez un Juif nommé Simon, et lui parfumer les pieds qu'elle essuie ensuite avec ses cheveux. Serait‑ce le même repas ? La même onction ? Non, car il existe entre les récits des différences notables qui seront indiquées dans l'explication du troisième Évangile. En outre la date n'est évidemment pas la même. Il faut être rationaliste pour vouloir réunir quand même les deux faits, et pour attribuer à une tradition mensongère la séparation d’événements qui s'étaient confondus à l'origine. Mais, si les uns veulent ravir injustement à l'Évangile quelques‑uns de ses plus beaux fleurons, d'autres multiplient les incidents sans raison comme sans utilité. C'est ainsi qu'Origène, S. Jérôme, Théophylacte, Lightfoot, etc., admettent jusqu'à trois onctions, parce qu'ils ne croient pas pouvoir concilier la narration de S. Jean avec celle de S. Matthieu et de S. Marc. Nous réfuterons cette erreur en son lieu. Voir Jean 12, 1-11 et le commentaire. - A Béthanie. Cf. 21, 1 et l'explication. La date du repas et de l'onction de Béthanie est pour les exégètes un objet de sérieuse discussion. Plusieurs, supposant qu'il règne ici un enchaînement parfait dans la relation de S. Matthieu, maintiennent l'époque fixée au v. 2 . D'après eux, les trois incidents que nous avons rencontrés depuis le commencement du chap. 26 (cf. vv. 1-2 ; 3-5 ; 6 et suiv.) auraient eu lieu en un seul et même jour, le mardi saint, avant‑veille de la Pâque. Mais ces auteurs semblent n'avoir pas lu les lignes de S. Jean, 12, 1-3, qui leur infligent un formel démenti : « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie où habitait Lazare… On donna un repas en l’honneur de Jésus... Marie avait pris une livre d’un parfum... elle versa le parfum sur les pieds de Jésus ». Tout est clair dans ce récit, la date de l'onction est nettement déterminée : elle eut lieu six jours avant la Pâque, c'est-à-dire le vendredi ou le samedi qui précéda immédiatement la Passion. S. Matthieu et S. Marc n'ont donc pas donné à ce fait sa place chronologique : ils en ont reculé volontairement la narration, qu'ils reprennent maintenant d'une manière rétrospective. Nous verrons plus bas, v. 14, quel motif a pu leur inspirer l'idée de ce déplacement. - Simon le lépreux. C'est le nom de celui qui fut l'hôte du Sauveur en cette circonstance mémorable. L'épithète de « lépreux » était un surnom soit ancien déjà et héréditaire dans sa famille où il y aurait eu autrefois quelque personne atteinte de la lèpre, soit récent et personnel, en souvenir de sa guérison opérée peut-être par Jésus lui‑même. Simon et une dénomination très commune chez les Juifs, on distinguait d'ordinaire par des surnoms ceux qui la portaient : v. g. Simon Bar‑Jona, Simon le Cananéen, etc. Des traditions qui paraissent apocryphes font de de Simon le lépreux tantôt le père de Lazare, tantôt le mari de sainte Marthe ; cf. Niceph. Hist. Eccl. 1, 27. Il est du moins vraisemblable qu'il était l'ami de S. Lazare et de ses deux sœurs. Quelques auteurs ont pensé, mais sans le moindre fondement, qu'il était déjà mort à cette époque.


Mt26.7 une femme s'approcha de lui, avec un vase d'albâtre contenant un parfum de grand prix, et pendant qu'il était à table, elle répandit le parfum sur sa tête. - S'approcha de lui : pendant un repas solennel qui fut donné en l'honneur de Jésus dans la maison de Simon. - Une femme. S. Jean a conservé son nom : c'était Marie, sœur de Marthe et de Lazare, l'amie si dévouée du Sauveur. Cf. Luc. 10, 39 et ss. ; Jean 11, 1 et ss. - Avec un vase d'albâtre. On nommait ainsi chez les grecs de petits vases ordinairement à long col où l'on conservait les parfums de prix. Pline l'Ancien, Hist. Nat. 3, 20, dans la définition qu'il en donne, montre d'où leur venait ce nom : « Le vase des onguents qui était creusé dans la pierre d’albâtre servait, selon la coutume, à préserver de la corruption ». Leur matière était donc ordinairement l'albâtre, substance calcaire de couleur blanchâtre qui se polit comme le marbre, mais qui se taille très facilement. Souvent aussi ils étaient d'onyx, ou d'autres substances précieuses. - Un parfum de grand prix. Le parfum renfermé dans le vase était du nard, d'après S. Marc et S. Jean. Judas en fixa la valeur à trois cent deniers, Jean 12, 5. - Sur sa tête : de même S. Marc. S. Jean dit au contraire : « elle oignit les pieds de Jésus ». La conciliation est aisée : pour la faire il suffit de dire que Marie parfuma et la tête et les pieds du Sauveur. En agissant de la sorte, la sœur de Lazare ne se livrait pas à une démonstration extraordinaire, car c'était la coutume chez les Juifs, cf. Psaume 22, 5 ; Luc 7, 46, de répandre pendant les repas des huiles précieuses et des eaux de senteur sur la tête des invités de distinction qu'on voulait honorer d'une manière particulière. Elle avait toutefois dans le cas actuel une raison spéciale qui sera révélée plus bas (v. 12) par Jésus. - Il était à table : couché à table, à la façon des anciens.



Mt26.8 Ce que voyant, les disciples dirent avec indignation : "A quoi bon cette perte ? - Les disciples voyant cela… S. Marc : « quelques‑uns s’indignaient ». S. Jean : « Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit alors... ». S. Matthieu généralise selon son habitude, pour abréger. On comprend fort bien du reste que, Judas ayant exprimé à ses voisins de table le mécontentement que lui causait l'acte ou plutôt la dépense de Marie, plusieurs autres disciples aient partagé ses idées et s'en soient fait l'écho. Mais tandis que le traître ne pensait en réalité qu'à son profit personnel, les autres étaient vraiment guidés par leur souci des pauvres. - Cette perte : la perte du parfum. C'était pour eux une prodigalité inutile. Quelques gouttes de nard précieux n'auraient‑elles pas suffi à la rigueur ?


Mt26.9 On aurait pu vendre ce parfum très cher et en donner le prix aux pauvres." - Très cher. Nous avons déjà indiqué, d'après S. Jean, cf. Marc. 14, 5, la valeur considérable du parfum répandu sur la tête de Jésus. Pline, Hist. Nat. 12, 26 ; 13, 4, va plus loin, car il fixe le prix du nard à 400 deniers la livre. C'était l'équivalent du salaire d'un ouvrier pour toute une année de travail. - Et donner le prix aux pauvres. Cette destination du parfum eût été, au dire des disciples, beaucoup plus méritoire et beaucoup plus convenable. Mais, dit très‑bien M. de Pressensé, Jésus‑Christ, son temps, sa vie... p. 551, « l 'argument des pauvres opposé à Marie n'est qu'un sophisme. C'est bien le cas de répéter : Il faut faire ceci et ne pas négliger cela. Certes, celui qui s'est identifié aux pauvres et a dit que ce qu'on leur ferait on le ferait à lui‑même, a suffisamment garanti leurs intérêts. La piété ne saurait prendre exclusivement la forme de l'aumône ; il faut aussi qu'elle remonte directement à Dieu en Jésus, sous peine de ne plus le reconnaître bientôt sous le voile de la pauvreté et de plus accomplir qu'un acte purement humain. Les pauvres ont tout à gagner à cette adoration ; c'est quand le nard précieux a été répandu que les mains s'ouvrent le plus généreusement pour les secourir. Celui qui est avare pour Dieu le sera pour ses créatures... à côté des devoirs journaliers et permanents de la charité qu'il ne faut pas négliger, il y a des occasions extraordinaires où la piété doit se manifester d'une manière exceptionnelle et suivre librement son impulsion ».


Mt26.10 Jésus, s'en étant aperçu, leur dit : "Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ? C'est une bonne action qu'elle a faite à mon égard. - Jésus devine leurs pensées ; ou bien, leurs murmures parviennent jusqu'à lui. Il aurait pu adresser aux coupables des reproches sévères ; mais, tout en faisant avec chaleur l'apologie de sa sainte amie, il préfère les reprendre avec bonté, mêlant suivant sa coutume l'instruction à la réprimande. - Pourquoi faites‑vous de la peine ... à cette femme. « La conduite des disciples à l'égard du Seigneur manquait de respect ; mais il le leur reproche moins que le fait de troubler la femme », observe judicieusement Bengel. C'est elle en effet qu'il défend avant tout. - Une bonne action ; le grec porte « une belle œuvre » : ce qui est beau dans l'ordre moral est bon par là-même, et réciproquement. L'acte de Marie à l'égard de Jésus portait l'empreinte visible de cette beauté, et par conséquent de cette bonté : il respirait les sentiments les plus vifs de l'amour, de la foi, de la piété envers Jésus.


Mt26.11 Car vous avez toujours les pauvres avec vous, mais moi, vous ne m'avez pas toujours. - Tirant des murmures de ses disciples un argument personnel, Notre‑Seigneur établit entre les pauvres et lui‑même un contraste qui aura pour effet de mettre davantage en relief la faute des mécontents. - Toujours les pauvres … ; ils ont et auront toujours auprès d'eux quantité de pauvres et, s'ils le veulent, ils pourront leur faire du bien. Cf. Marc. 14, 7. - Vous ne m'avez pas toujours... Litote qui signifie : Je ne suis avec vous que pour bien peu de temps. N'ayant à jouir de la présence visible de leur Maître que pendant un nombre de jours si restreint, ils n'auront plus guère l'occasion de rendre honneur à sa sainte humanité. Pourquoi donc voient‑ils avec tant de déplaisir l'hommage qu'on vient de lui rendre ?


Mt26.12 En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait pour ma sépulture. - Jésus développe les dernières paroles du verset qui précède, afin de montrer sous son vrai jour l'action mystérieuse de Marie et d'en dévoiler le symbolisme remarquable, l'éclatant mérite. Vous ne m'aurez pas toujours et vous semblez ne pas vous en préoccuper : mais cette femme y pense, et c'est pourquoi elle m'honore de la sorte. Ne voyez-vous pas que ce qu'elle vient de faire est un embaumement anticipé ? - En vue de ma sépulture. Le verbe grec résume les nombreux devoirs funèbres (lavages, onctions, embaumement, revêtement) que les anciens, et les Orientaux surtout, rendaient aux corps des trépassés avant de les porter au tombeau. Ces devoirs, la sœur de Lazare les avait rendus par avance à Jésus‑Christ en vertu d'un pressentiment prophétique ; ou du moins, si elle n'avait pas songé à la signification figurative de son onction, Dieu lui avait inspiré cet acte comme un type inconscient de la mort prochaine du Sauveur.


Mt26.13 Je vous le dis, en vérité, partout où sera prêché cet évangile, dans le monde entier, ce qu'elle a fait sera raconté en mémoire d'elle." - Après la louange, la récompense. La promesse qui va sortir des lèvres de Jésus est unique en son genre : le divin Maître la prononce d'une manière emphatique, après l'avoir placée sous la sauvegarde du serment. - Partout où sera prêché... : c'est-à-dire en tous lieux et dans tous les temps, d'après d'autres paroles de Jésus, cf. 28, 19-20. - Cet Évangile ; cf. 24, 14. La prédication évangélique ; la vie, les mystères, la doctrine du Fils de l'homme. - Dans le monde entier ; ces mots déterminent le sens de « partout ». - On racontera... La prophétie s'est admirablement accomplie. « On sait au contraire par toute la terre, et on le dit encore tous les jours après la révolution de tant de siècles, qu’une femme pécheresse est venue dans la maison d’un lépreux répandre, en présence de douze hommes, un parfum de grand prix sur la tête d’un autre homme. La mémoire de cette action ne s’est jamais effacée. Les Perses, les Indiens, les Scythes, les Thraces, la race des Maures, et les habitants des îles ont appris et racontent partout ce que cette femme fait aujourd’hui en secret dans la maison d’un pharisien. », S. Jean Chrys., Hom. 80 in Matth. Quelle gloire pour Marie de voir son nom à tout jamais associé à l'Évangile et à la Passion de Jésus.


Mt26.14-16 Parall. Marc. 14, 10-11 ; Luc. 22, 3-6

Mt26.14 Alors l'un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les Princes des prêtres, - Pour ne pas commettre d'erreur au sujet de cette date et de l'événement qu'elle introduit sur la scène évangélique, il faut se souvenir que les vv. 6-13 ne sont pas à leur place régulière (voir la note du v. 6) et qu'ils auraient fait partie du chapitre 21, si le narrateur eût suivi rigoureusement l'ordre des temps. De la sorte, le v. 14 se rattache d'une manière immédiate aux versets 3-5, et nous avons deux « alors » parallèles, qui représentent l'un et l'autre la soirée du mardi saint. Le Sanhédrin avait tramé contre Jésus le noir complot que nous savons : au même instant, par une coïncidence providentielle, Judas se décidait à trahir son Maître. Nous rechercherons bientôt les motifs qui ont pu pousser le traître à un acte si infâme, cf. v. 15 : son mobile déterminant, ou, pour employer une image populaire, la goutte d'eau qui fit déborder le vase déjà plein, fut sans doute le reproche que Jésus adressa dans la maison de Simon‑le‑lépreux à quelques disciples mécontents et plus spécialement à lui ; cf. Jean 12, 4 et ss. C'est pour cela que S. Matthieu et S. Marc ont rompu en cet endroit la chaîne chronologique des faits, afin de rapprocher la trahison de Judas de l'onction de Marie. - Un des douze. Les évangélistes associent habituellement cette formule à l'action de Judas pour en faire ressortir doute l'énormité. - Les princes des prêtres. L'hostilité de la caste sacerdotale à l'égard de Jésus n'était un secret pour personne ; elle s'était tout récemment encore affichée au grand jour. Il est naturel que Judas ait songé à en profiter pour atteindre ses propres fins. Il va donc trouver quelques‑uns des princes des prêtres. Ceux‑ci sortaient précisément de la séance dans laquelle l'arrestation de Jésus avait été votée : on juge de leur surprise et de leur joie maligne.


Mt26.15 et leur dit : "Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ?" Et ils lui comptèrent trente pièces d'argent. - Offre révoltante et cynique qui, mieux que les raisonnements étranges de nos beaux esprits contemporains, montre sous son vrai jour le caractère de Judas et la nature de son œuvre. S'il est exact de dire, à certains points de vue, que la trahison de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ par l'un de ses Apôtres constitue un « problème psychologique des plus difficiles » (Reuss, Hist. évang. p. 623), il est faux d'ajouter que « nos Évangiles ne nous fournissent que des éléments insuffisants pour sa solution ». Non seulement ils signalent le fait matériel de la trahison, mais ils en laissent encore entrevoir assez clairement les causes morales. Aussi les Pères et les anciens auteurs avaient‑ils estimé Judas à sa juste mesure ; cf. S. August. De Cons. Evang. 3, 4 S. Jérôme in h. l. ; Maldonat, Corn. a Lap., Jansénius, etc. Mais ceux qui, de nos jours, ont attaqué Jésus avec tant de violence, n'avaient‑ils pas intérêt à prendre le parti du traître, à pallier leur faute en excusant la sienne ? C'est ainsi qu'ils ont cherché à l'idéaliser, à le transformer en héros tragique. « Sans nier, écrit M. Renan, Vie de Jésus, 1ère édit. p. 382, que Judas de Kerioth ait contribué à l'arrestation de son Maître (même à M. Renan, il serait assez difficile de le nier!), nous croyons que les malédictions dont on le charge ont quelque chose d'injuste. Il y eut peut-être dans son fait plus de maladresse que de perversité... Il ne semble pas qu'il eût complètement perdu le sentiment moral puisque, voyant les conséquences de sa faute, il se repentit et, dit‑on, se donna la mort ». Pourquoi ne pas dire simplement, comme d'autres auteurs l'insinuent, que Judas a livré son Maître par excès d'amour ? Croyant fermement au rôle messianique de Jésus, il ne voyait pas sans peine la lenteur avec laquelle il établissait son royaume. Pour l'obliger à sortir de cette réserve, il aurait fait semblant de le trahir, en le plaçant dans une situation telle que, toute retraite lui étant impossible, il devrait forcément proclamer sa mission divine, et recourir aux prodiges éclatants, aux manifestations populaires. Le trône de David serait ainsi rapidement et glorieusement conquis (cf. Schollmeyer, Jesus und Judas, p. 52, Lunebourg 1846 ; K. Hase, Leben Jesu, p. 231 et ss. 5ème édit.). Sans s'avancer autant, divers écrivains modernes ont eu recours à des hypothèses pour le moins assez singulières, afin d'expliquer la conduite de Judas. Il aurait été mû, selon les uns, par un sentiment de haine sauvage et de vengeance féroce qui se serait éveillé dans son cœur, soit à la vue de S. Pierre nommé prince des Apôtres et de S. Jean choisi pour disciple privilégié, soit à la suite de quelques avertissements sérieux de Jésus ; selon d'autres, par un désappointement très vif, le royaume messianique, sur les joies humaines et les gloires terrestres duquel il comptait, lui apparaissant désormais dans toute sa nudité au point de vue des espérances mondaines ; suivant d'autres encore, par la crainte de voir bientôt Jésus renversé par ses puissants ennemis, auquel cas ses disciples seraient exposés aux dangers les plus graves. – Mais non, tels ne furent pas les mobiles réels et principaux de l'action de Judas : une sordide avarice, le désir d'un misérable gain dominèrent dans sa trahison tout autre motif. « C'était un voleur », lisons‑nous en propres termes dans le récit inspiré, Jean 12, 6 ; et ne peint‑il pas lui‑même son acte sous son caractère véritable, quand il dit brusquement aux princes des prêtres : « Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai ? ». Un homme qui tient un pareil langage n'a rien que de vil et de vulgaire : une trahison proposée en termes semblables ne peut trouver aucun palliatif ; c'est la plus honteuse et la plus détestable qui se puisse commettre. « Qui pourrait assez s’étonner de la malignité de Judas qui va de lui‑même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix? », S. Jean Chrys. Hom. 80 in Matth. Nous verrons, en étudiant le quatrième Évangile, cf. Jean 6, 60 et ss., que les sombres projets de Judas contre son Maître remontaient à une date assez éloignée ; mais son âme n'était arrivée que par degrés à cet excès d'infamie et d'impudence. - Et je. On dirait qu'il appuie sur ce pronom personnel. Moi, son apôtre ; moi à qui la réussite sera si facile. Cf. Luc de Bruges, in h. l. - Ils convinrent. « Nouvel Achitophel, Judas est reçu avec des transports de joie par les membres du Sanhédrin, comme le premier l'avait été au conseil des rebelles convoqué par Absalon », Lémann, Valeur de l'assemblée, etc. p. 54. D'après les récits de S. Marc, 14, 11, et de S. Luc, 22, 5, les princes des prêtres ne livrèrent pas aussitôt à Judas le prix de sa trahison : ils promirent seulement de le lui remettre plus tard, sans doute après qu'il aurait exécuté lui‑même la partie du contrat qui le concernait. - Trente pièces d'argent. S. Matthieu est le seul à noter exactement la somme offerte à Judas. Ce qu'il appelle pièce d'argent ne peut être que le sicle d'argent, ou sicle du sanctuaire, qui valait un peu plus que le sicle commun. La monnaie sacrée entrait seule dans le trésor du Temple : les prêtres n'en pouvaient pas promettre d'autre à Judas. Or le sicle du sanctuaire était, d'après l'historien Josèphe, Ant. 3, 8, 2, l'équivalent de quatre drachmes attiques, ou plus exactement, selon S. Jérôme, de trois drachmes et un tiers. Cf. Comm. in Mich. 19. Somme assurément bien faible, aussi a‑t-on eu parfois recours à des suppositions de tout genre, pour expliquer que Judas s'en soit contenté. Les trente sicles n'étaient que des arrhes, dit le Dr Sepp, Leben Jesu, t. 6, p. 22. Les Sanhédristes agissaient ainsi par ironie, pensent d'autres auteurs ; ou bien, Judas espérait obtenir davantage une fois sa trahison consommée. Les rationalistes (Strauss, de Wette, Ewald), trouvent plus simple d'affirmer que la tradition, c'est-à-dire la narration évangélique, est dans l'erreur. Assurément, la somme était relativement modique : mais, outre que la cupidité, quand elle a été surexcitée, se contente de peu, il faut voir dans cette circonstance un trait providentiel. Dieu permit qu'on offrît précisément trente sicles à Judas, pour réaliser ainsi l'oracle prophétique de Zacharie, 11, 12 et ss. ; cf. Matth. 27, 9 : « Ils ramassèrent les trente pièces d’argent ». Les Pères aimaient déjà à faire observer que, d'après la Loi, Exode 21, 32, on payait cette même somme comme indemnité au maître dont on avait tué involontairement l'esclave. Le sang de Jésus, comme celui d'un esclave, fut donc payé trente pièces d'argent. - La légende s'est emparée des trente deniers pour leur attribuer une origine et des vicissitudes historiques tout-à-fait surprenantes.


Mt26.16 Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus. - Depuis ce moment. A partir du moment où l'infâme marché avait été conclu. - Il cherchait : Judas se tient aux aguets comme une bête fauve, épiant une occasion favorable de temps et de lieu pour livrer Jésus entre les mains de ses bourreaux. Nous l'avons vu (note du v. 5) le résultat de cette trahison fut de fixer l'incertitude du Grand conseil. Il n'est plus question d'attendre que la fête soit passée, que les masses populaires se soient écoulées. On profitera du premier moment opportun puisque les circonstances sont si ouvertement favorables au Sanhédrin.


Mt26, 17-19. - Parall. Marc. 14, 12-16 ; Luc, 22, 7-13.

Mt26.17 Le premier jour de la fête des pains sans levain, les disciples vinrent trouver Jésus, et lui dirent : "Où voulez-vous que nous préparions le repas pascal ?" - La Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ remonte à l'an 782 de l'ancienne ère romaine, c'est-à-dire l'an 27 de notre ère (15ème année du règne de Tibère). - Le premier jour des azymes. - C’est à dire de la fête des pains sans levain. On appelait pains azymes, cf. Lévitique 7, 12, des galettes très minces dans la composition desquelles il ne devait pas entrer la plus petite parcelle de levain, et qui remplaçaient le pain fermenté pendant toute la durée de la solennité pascale. Aussi la Pâque était‑elle appelée fête des Azymes. Dès le 14 nisan vers midi, on brûlait avec le plus grand soin tout le pain levé qui se trouvait dans les maisons, et, à partir de la cène légale jusqu'au soir du 21, on ne se servait que de pain azyme. « Le premier jour des Azymes » était donc de fait le jour où l'on commençait à remplacer le pain fermenté par le pain sans levain, c'est-à-dire le 14 nisan, bien qu'à proprement parler la fête ne s'ouvrît que le soir du vendredi, au moment où l'on consommait l'agneau pascal. - Ainsi La fête de la Pâque durait sept jours durant lesquels les juifs ne mangeaient pas de pain levé (au levain), mais uniquement du pain azymes c’est à dire du pain sans levain, du pain plat comme les actuels pains pita libanais (les hosties des messes catholiques viennent de ces pains sans levain). Les évangélistes affirment que le Sauveur mourut un vendredi, peu de temps avant l'ouverture du repos du sabbat, cf. Marc. 15, 42 ; Luc 23, 54 ; Jean 19, 31, et au temps de la Pâque. Les trois Évangiles synoptiques indiquent que Jésus mangea la Pâque « le premier jour des pains Azymes », c'est-à-dire le 14 nisan au soir, ainsi qu'il était prescrit par la Loi ; cf. Matth. 26, 17 et ss. ; Marc 14, 12 et ss. ; Luc. 22, 7 et ss. S. Jean semble les contredire : 13.1 Avant la fête de Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, après avoir aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin. 2 Pendant le dîner, (…) ; 18,28 Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire : c'était le matin. Mais ils n'entrèrent pas eux-mêmes dans le prétoire, pour ne pas se souiller et afin de pouvoir manger la Pâque ; 19, 14 c'était la Préparation de la Pâque et environ la sixième heure. Ces affirmations se concilient parce que les juifs distinguaient la pâque et les azymes, mais dans le langage hellénistique on pouvait utiliser deux expressions différentes pour désigner les huit jours de la fête de Pâque. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, 14, 2, 1 etc. utilise encore une autre expression pour la désigner. Les juifs ne donnaient pas le nom de fête des azymes au 14 Nisan. Une autre explication des différences entre les synoptiques et S. Jean résiderait dans les calendriers différents auxquels ils feraient référence. Alors que Matthieu, Marc et Luc se caleraient sur le calendrier traditionnel dont témoigne le livre des Jubilés retrouvé à Qumran, Jean calculerait les jours en fonction du calendrier d’origine païenne que suivait les pharisiens. Les mises à mort rituelle des agneaux débutaient, le vendredi de Pâque, dans le temple, à partir de midi, heure à laquelle Jésus fut mis en croix. L’Évangile selon saint Jean souligne ce symbolisme en précisant que Jésus a été mis en croix à la sixième heure, soit midi. Chez les juifs, le jour suivant commençait dès que l’on voyait la lune apparaître. Pour un profane, le jeudi était donc le premier jour de la fête, et pour un juif la veille de la fête, puisque le jour de la fête ne commençait pour eux que le soir. Jésus célébra le premier repas des sept ou huit jours de la fête (si l’on y inclus le premier jour où les pains sont sans levain), mais il ne consomma pas l’agneau pascal comme le dit S. Jean. - Les disciples s'approchèrent. Ce fut probablement dans la matinée, car les préparatifs de la cène étaient assez nombreux et demandaient un temps considérable. Nous les indiquerons plus loin. Jésus se trouvait alors selon toute vraisemblance à Béthanie. - , dans quelle maison. Le divin Maître et ses disciples étant étrangers à Jérusalem, il fallait qu'ils trouvassent un logement pour y célébrer le festin pascal. - Nous vous préparions ; ils lui parlent comme à un père de famille auquel revenait dans cette solennité le rôle principal. - Manger la Pâque, c'est un hébraïsme, qui existe dans le texte grec. Une incertitude existe sur le type de repas que consomma Jésus avec ses apôtres le jeudi soir. Certains exégètes pensent que Jésus avança le repas pascal pour consommer l’agneau pascal avant le vendredi soir, ce qui aurait été possible en raison des différents calendriers en usage à l’époque. D’autres exégètes estiment que le repas du jeudi soir, bien que se rattachant aux jours des fêtes de la Pâque, n’incluait pas la consommation de l’agneau pascal.


Mt26.18 Jésus leur répondit : "Allez à la ville chez un tel, et dites-lui : Le Maître te fait dire : Mon temps est proche, je ferai chez toi la Pâque avec mes disciples." - Le divin Maître, interpellé comme le chef de la famille apostolique, donne aussitôt ses ordres pour la fête. Sa réponse concerne surtout le point précis sur lequel on l'avait consulté. - Allez dans la ville : à Jérusalem ; preuve que Jésus et les siens en étaient alors une certaine distance. C'est dans la capitale juive que devait être célébré le festin de la Pâque : les ordres de Dieu étaient formels là-dessus et remontaient jusqu'aux premiers jours de la théocratie, cf. Deutéronome 16, 5-7, comme du reste la plupart des autres ordonnances relatives à cette grande solennité. - Chez un tel. Parole mystérieuse, qui a bien des fois exercé la sagacité des exégètes. Dans le grec : « vers un tel ». Jésus n'aurait‑il pas prononcé un nom propre au lieu de ce terme vague ? Plusieurs auteurs l'ont pensé. Ils ajoutent que S. Matthieu le retrancha de son récit pour un motif qu'il ne nous est plus possible de déterminer (Meyer), ou plus simplement encore parce qu'il l'avait oublié (Henneberg). Mais il paraît certain que le Sauveur ne dût indiquer aucun nom, puisque, d'après les récits plus complets de S. Marc et de S. Luc, il donna à ses deux envoyés un signe particulier à l'aide duquel ils arriveraient aisément chez celui qui leur offrirait un lieu pour la cène. Les vraies paroles de Notre‑Seigneur sont conservées dans le second et le troisième Évangile. S. Matthieu, qui voulait abréger, selon sa fréquente habitude, les a condensées dans la simple phrase « Allez chez un tel ». Mais il en bien gardé l'esprit. Car il est évident que, si Jésus se servit d'un moyen tout à fait extraordinaire pour faire connaître aux deux disciples délégués la maison dans laquelle ils devaient préparer la Pâque, il avait pour cela un pressant motif : et ce motif était, du consentement général des exégètes, la crainte que Judas, connaissant plusieurs heures d'avance le local où Jésus mangerait l'agneau pascal, n'allât le désigner aux princes des prêtres ; et alors, une arrestation anticipée aurait pu empêcher ou du moins troubler l'institution de la sainte Eucharistie. Grâce au langage mystérieux du divin Maître, le traître ne connut la maison que le soir en y entrant, et il était trop tard alors pour avertir ses complices. Or S. Matthieu, par sa formule abrégée, garde très bien le secret de Jésus. S. Augustin avait raison d'écrire, de cons. Evang. l. 2, c. 80 : « (S. Matthieu) ajoute de lui‑même: «Chez un tel», non que le Seigneur se soit exprimé de la sorte, mais pour nous faire entendre qu'il y avait un homme dans la ville à qui le Seigneur adressait ses disciples pour lui préparer la Pâque ». - Le Maître dit : le Maître par excellence ; cf 23, 8, 10. Ces mots supposent que la personne vers laquelle les deux disciples étaient envoyés connaissait Notre‑Seigneur, et qu'elle devait lui offrir volontiers l'hospitalité pour la soirée. Y avait‑il eu entre elle et Jésus quelque arrangement préalable sur ce point ? Des auteurs l'ont pensé ; d'autres le nient. Il est certain du moins qu'il y eut un miracle dans la manière dont les envoyés du Sauveur furent conduits au cénacle. Voir S. Marc, 14, 13-16 et le commentaire. - Mon temps. Non « le temps auquel je dois célébrer la Pâque » d'après Grotius, Neander, etc., mais « le temps de ma mort » ; cf. S. Jean Chrysost. Hom. 81 in Matth., Maldon., Luc de Bruges, Jansenius, E. Reuss, etc. C'est une manière pressante d'appuyer sa demande : Je vais mourir bientôt ; accordez-moi cette dernière faveur. - Chez toi. Quel honneur pour cet inconnu. Il y avait alors à Jérusalem plus d'une maison dévouée au Christ, qui l'eût reçu bien volontiers. Du reste, à l'occasion des solennités pascales, tous les habitants de la capitale pratiquaient la plus large hospitalité à l'égard des frères étrangers. Le Dr Sepp prétend, mais sans la moindre apparence de raison, que le personnage auquel Notre‑Seigneur fait tenir ce langage n'était autre que Nicodème. - Je ferai la pâque. Le présent au lieu du futur : le divin Maître parle avec autorité. « Faire la Pâque » était la formule technique dont on se servait pour désigner la célébration des rites principaux de la fête ; cf. Exode 12, 48 ; Nombres 9, 4 ; Hébreux 11, 28. Les classiques en avaient de semblables. - Avec mes disciples. Jésus ne s'invite pas à participer au repas du maître de la maison ; il demande seulement une pièce séparée, dans laquelle il mangera lagneau pascal, avec ses Apôtres. Car, d'après la tradition, c'est dans le sens très restreint qu'il faut prendre ici le mot « disciples » : le Sauveur n'eut pas d'autres témoins que les Douze durant ces heures solennelles du cénacle.


Mt26.19 Les disciples firent ce que Jésus leur avait commandé, et ils préparèrent la Pâque. - Nous savons par le témoignage de S. Luc, 22, 8, que les deux disciples choisis par Jésus furent S. Pierre et S. Jean. - Ils préparèrent la Pâque. C'était une opération assez compliquée. Il fallait porter au temple l'agneau d'un an, sans tache et sans défaut, qui avait été mis en réserve quelques jours auparavant pour servir de victime pascale ; on l'immolait dans l'après‑midi suivant un rite particulier dont les détails ont été conservés dans le Talmud, traité Pesachim, 5, 6-8. Les chefs de famille ou leurs délégués étaient introduits par groupes dans la cour du Temple : au signal donné, chacun égorgeait son agneau. Des prêtres rangés sur deux lignes recevaient le sang des victimes dans des bassins d'or ou d'argent, qu'ils faisaient parvenir de main en main à celui de leurs collègues qui était le plus rapproché de l'autel. Celui‑ci vidait les coupes au pied de l'autel et les renvoyait aux sacrificateurs. Les agneaux étaient ensuite dépecés, mais avec les plus grandes précautions, car aucun os ne devait être brisé, cf. Exode 12, 46. La graisse était mise en réserve pour être brûlée sur l'autel des holocaustes. Quand ces préparatifs préliminaires avaient été accomplis dans le Temple au chant des Psaumes, on emportait les agneaux dans les habitations particulières pour les faire rôtir au four. Deux pièces de bois de grenadier, attachées en forme de croix, cf. S. Justin, Dialogue avec Tryphon c. 40, les maintenaient dans une situation déterminée par la coutume. Préparer la Pâque, c'était encore se procurer des pains azymes, le vin, les herbes amères, le Charoceth, sorte de sauce épaisse et rougeâtre composée de dattes, de figues, d'amandes et d'épices reliées entre avec du vinaigre, et les divers mets qui devaient compléter le repas. Enfin il fallait organiser la table et orner la salle du festin : mais cette dernière opération était déjà faite quand les disciples se présentèrent à la maison que Jésus leur avait indiquée, cf. Marc. 14, 15 ; Luc, 22, 12.


26,20-26. Parall. Marc. 14, 18-20 ; Luc. 22, 14, 21-23 ; Jean 13, 1-30.

Mt26.20 Le soir étant venu, il se mit à table avec les Douze. - Le soir étant venu, c'est-à-dire après le coucher du soleil, car c'est à ce moment que s'ouvrait la solennité pascale. Le 15 nisan était censé commencer alors, selon la coutume juive de compter les jours du soir au soir. - Il se mit à table. D'après la Loi, Exode 12, 11, on devait manger l'agneau pascal debout, les reins ceints, un bâton à la main, en un mot dans l'attitude des voyageurs ; mais cette prescription ne tarda pas à tomber en désuétude, avec beaucoup d'autres qui avaient été portées spécialement en vue de la « Pâque Égyptienne », comme parlent les Rabbins, cf. Pesachim 9, 5. « La Pâque perpétuelle » ne présentait plus le caractère simple et austère des anciens temps : une foule de règles nouvelles s'étaient introduites, en particulier celle de célébrer la cène légale étendus sur des divans peu élevés. « L'usage veut, dit le Talmud, Hieros. Pesach. f. 37, 2, que les serviteurs mangent debout ; à cette époque, ils mangeaient allongés, pour manifester qu'ils quittaient la condition de serviteur pour devenir libres ». Le changement de condition avait amené le changement d'attitude. - Avec ses douze disciples. Le nombre des convives qui pouvaient se réunir pour la cène pascale ne devait pas être inférieur à dix : généralement, il n'excédait guère le chiffre de 20. La société de choix réunie autour de Jésus tenait le milieu entre ces deux extrêmes. Euthymius Zigabenus est seul à prétendre que le Sauveur avait invité plusieurs disciples indépendamment de ses Apôtres. Il est du reste réfuté par le récit évangélique qui ne mentionne que les Douze.



Mt26.21 Pendant qu'ils mangeaient, il dit : "Je vous le dis en vérité, l'un de vous me trahira." - Pendant qu'ils mangeaient. Les nombreuses et touchantes cérémonies qui accompagnaient le festin de la Pâque sont résumées dans ces deux mots par l'évangéliste. Mais nous croyons devoir en indiquer au moins quelques unes, choisies parmi les plus importantes, afin de placer sous les yeux du lecteur un tableau vivant de ce que fit le divin Maître pendant cette soirée. Jésus, couché à la place d'honneur et représentant le père de famille, prit d'abord une coupe, la remplit de vin et la fit circuler parmi l'assemblée après y avoir lui‑même trempé ses lèvres, en disant : Sois béni, Seigneur notre Dieu, qui as créé le fruit de la vigne. Tous se lavèrent alors les mains, puis la table fut apportée au milieu des convives. Après qu'une bénédiction spéciale eut été prononcée sur les herbes amères, chacun en prit quelques feuilles et les mangea en les assaisonnant avec le Charoceth. C'est alors seulement que l'agneau pascal fut placé sur la table en face de Jésus. Le Sauveur prit la parole pour expliquer à ses disciples la signification de la fête et de ses rites, ainsi qu'il était réglé par la Loi, cf. Exode 12, 26 ; après quoi, tous chantèrent la première partie de la prière nommée Hallel, c'est-à-dire les Psaumes 112 et 113 (hébr. 113, 114-115). Une seconde coupe fut vidée ; Jésus prit quelques pains azymes, les rompit, en mangea un morceau avec des herbes amères et du Charoceth et distribua le reste aux disciples. Il bénit ensuite l'agneau pascal et les autres viandes sacrées qui l'accompagnaient. En ce moment commença le repas proprement dit. Le rituel laissait une certaine liberté aux convives pour cette partie de la cérémonie : il était toutefois réglé que l'agneau symbolique serait consommé en dernier lieu et qu'on ne mangerait plus rien ensuite. Ce repas achevé, une troisième coupe, bénite par Jésus comme les deux premières, circula parmi les convives. On chanta la seconde partie de la prière Hallel, Psaumes 114-117 (hébr. 116-118). Une quatrième coupe terminait ordinairement la cène. Cependant, si quelqu'un des assistants le désirait, on pouvait en faire passer une cinquième, à condition de réciter le grand Hallel, Psaumes 119-136 (hébr. 120-135), comme conclusion générale de la cène. On devait se retirer avant minuit. - En vérité, je vous le dis. La chose que Jésus est sur le point de prédire va paraître si incroyable aux Douze, qu'il en garantit d'avance la parfaite vérité par sa formule ordinaire de serment. - L'un de vous. Il y a beaucoup d'emphase et de tristesse dans ce « vous ». - Me trahira. Plusieurs jours auparavant, Jésus avait déjà prophétisé la trahison dont il serait l'objet, cf. 20, 18 ; 26, 2 ; en ce moment, il précise davantage et annonce que le traître sortira des rangs de ses Apôtres.


Mt26.22 Ils en furent profondément attristés et chacun se mit à lui dire : "Est-ce moi, Seigneur ?" - Le Maître trahi par l'un d'eux. Cette nouvelle tomba sur le cercle apostolique, sur les innocents et sur le coupable, comme un coup de foudre. Les onze sont désolés, consternés. Les évangélistes, S. Jean surtout, ont fort bien décrit le trouble jeté par cette parole parmi les disciples de Jésus. - A peine revenus de leur première stupéfaction, ils prennent tour à tour la parole pour demander à leur maître : Est‑ce moi ? En grec : « ce n'est sans doute pas moi ? » exprime plus délicatement la même idée, car il suppose que la réponse sera négative. Tel devait être le langage d'une âme qui n'avait pas le moindre soupçon de sa culpabilité.


Mt26.23 Il répondit : "Celui qui a mis avec moi la main au plat, celui-là me trahira. - Dans sa réponse, le Sauveur répète avec énergie sa première assertion, se contentant d'y ajouter un détail qui fait mieux ressortir l'odieux caractère de la trahison. - La main au plat. Jésus fait allusion à une coutume qui subsiste encore dans l'Orient moderne, au grand désagrément des voyageurs européens. Les mets sont habituellement servis sur de vastes plats dans lesquels chaque convive, la main armée d'un morceau de pain, puise directement les viandes, les sauces et les légumes. - On a souvent pris à la lettre cette parole du Sauveur, dont on a conclu qu'au moment où elle a été prononcée, Judas étendait de fait la main vers le plat commun (D. Calmet, Corn. a Lap., Rosenmüller, Fritzsche, de Wette, etc.). Mais il n'est pas possible de lui attribuer ce sens, puisque alors Judas eût été clairement désigné comme le traître, tandis que nous savons, d'après S. Jean 13, 20, que son crime demeura encore un mystère pour la plupart des Apôtres. C'est donc une expression générale pour dire : L'un de mes amis les plus intimes. Cf. Psaume 40, 10 : « Même l'ami, qui avait ma confiance et partageait mon pain, m'a frappé du talon ». - Au plat désignait un plat de grande dimension. - Celui- est emphatique, comme plus haut « vous ».


Mt26.24 Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme est trahi. Mieux vaudrait pour lui que cet homme-là ne fût pas né." - A cette réponse qui ne faisait que confirmer sa première assertion, le Sauveur ajoute une déclaration solennelle, une grave menace, destinée s'il en est temps encore à ramener le traître à de meilleurs sentiments. - Le Fils de l'homme. « Pour ce qui est » par opposition à « tandis que » qui vient ensuite. Jésus établit un frappant contraste entre sa personne et celle du traître, entre les fins si distinctes qui leur sont réservées. - S'en va. Majestueuse parole, dont le Christ aimait à se servir pour désigner sa mort prochaine ; cf. Jean 7, 33 ; 8, 22. Elle exprime en même temps, comme le remarquent les anciens exégètes, la parfaite liberté de Jésus au point de vue de ses souffrances. « Le Christ montre que sa mort ressemble davantage à une transition qu’à une véritable mort. Par ces mêmes paroles, il nous fait comprendre qu’il est allé librement à la mort », Victor d’Antioche in Marc. 14, 21 ; Cf Maldonat in h.l. - Comme il est écrit... L'obéissance parfaite, malgré la liberté ; les prophéties seront accomplies jusqu'aux moindres détails. - Mais malheur. Menace d'un malheur éternel ; terrible inscription gravée par Jésus‑Christ lui‑même sur la tombe de Judas. - Il aurait mieux valu... En effet, dit S. Jérôme, in h. l., « mieux vaut le néant que les tourments éternels de l'enfer. ». Et pourtant, Dieu a créé Judas. Jésus en a fait son Apôtre, prévoyant bien qu'il le trahirait. Grand mystère théologique. Mais « Dieu juge le présent, et non pas le futur; il ne condamne pas selon sa pré-science, s'il reconnaît quelqu'un qui lui déplaira plus tard ; mais sa bonté et sa clémence sont si grandes, qu'il choisit celui qui le servira bien pendant un temps, sachant cependant qu'ensuite il deviendra méchant. Il lui donne ainsi la possibilité de se convertir et de faire pénitence ». La solution du problème est tout entière dans ces lignes de S. Jérôme, adv. Pelagian. 3. Sur les vives et curieuses discussions des scolastiques à propos de la phrase « Il aurait mieux valu... », voir Maldonat, in h. l. - Stier, auteur protestant, écrit à bon droit (die Reden des Herrn Jesu, h. l.) : « Ces mots, pris à la lettre et en toute rigueur, ferment à jamais la porte de l'espérance. Ils écartent toute pensée d'un salut ultérieur et final ; car, s'il pouvait y avoir une rédemption pour l'âme de Judas dans les futures révolutions des âges, il serait meilleur pour lui d'avoir reçu la vie ». Aussi Krummacher dit‑il que Notre‑Seigneur n'a jamais prononcé de parole plus épouvantable.









Mt26.25 Judas, qui le trahissait, prit la parole et dit : "Est-ce moi, Maître ?" "Tu l'as dit," répondit Jésus. - Prenant la parole. Le traître, foudroyé d'abord plus que personne par la révélation inattendue de Jésus, v. 21, n'avait pas pris part à la question des autres, v. 22. Il craint maintenant que son silence ne dévoile sa faute. Il demande donc à sont tour, avec les dehors du plus profond respect : Est‑ce moi ? On s'indigne à la vue de sa froide impudence. Mais on admire la douceur de Jésus. Tu l'as dit, se contente‑t-il de répondre, employant une formule d'adhésion fréquemment usitée chez les Juifs, les Grecs et les Romains. Oui, c'est toi, tu le sais bien. Ces mots furent prononcés à voix basse de manière à n'être entendus que de Judas, ainsi qu'il ressort du récit plus complet de S. Jean, 13, 28-29.


26,26-29. Parall. Marc. 14, 22-25 ; Luc. 22, 15-20.

Mt26.26 Pendant le repas, Jésus prit le pain, et, ayant prononcé une bénédiction, il le rompit et le donna à ses disciples, en disant : "Prenez et mangez, ceci est mon corps." - Les synoptiques, qui ont passé rapidement sur la cène légale, s'étendent davantage sur le banquet eucharistique, car il avait pour eux une tout autre importance. En distribuant à ses Apôtres un peu de pain, un peu de vin, et en leur donnant l'ordre d'agir de même dans la suite des âges à l'égard des chrétiens, Jésus n'instituait‑il pas le plus sublime des sacrements ? Ne laissait‑il pas à son Église le mémorial le plus parfait de son amour, en même temps que la continuation du sacrifice du Calvaire ? Cf. Concile de Trente, Session 13, c. 2. Voici donc notre véritable agneau pascal, qui va remplacer les ombres et les figures. - Pendant le repas. Cf. récits de S. Luc, 22, 20, et de S. Paul, 1 Corinthiens 11, 25. En droit, le repas légal n'était pas régulièrement terminé quand Jésus institua le sacrement de l'autel, puisque le calice eucharistique se confond avec la cinquième coupe pascale (voir les notes des versets 21 et 27) ; néanmoins, on pouvait dire qu'il l'était de fait, puisqu'on avait dû cesser de manger avant même de prendre la troisième coupe. Un évangéliste a donc pu employer l'expression « pendant le repas », un autre écrire « après le repas » ; tout dépend du point de vue auquel chacun d'eux s'est placé. S. Matthieu, qui veut nous montrer le Nouveau Testament sortant de l'Ancien comme une fleur naît de la racine, rattache la cène eucharistique à la cène légale. Les termes « pendant le repas » sont parallèles à « pendant qu'ils mangeaient » du verset 21. - Jésus prit du pain. Il n'y avait alors dans le cénacle et dans la maison que du pain azyme, le seul, nous l'avons vu, qui fût licite depuis le milieu du 14 nisan jusqu'au soir du 21. L'Église latine suit donc fidèlement l'exemple de Jésus, quand elle se sert exclusivement de pain sans levain pour la confection de la sainte Eucharistie. - Du pain, du vin, telles sont entre les mains du Sauveur, telles seront à tout jamais les seules matières du sacrifice par excellence. Ainsi se réalisait la prédiction juive d'après laquelle, lorsque le Messie viendrait remplir les fonctions de prêtre selon l'ordre de Melchisédech, les substances animales cesseraient d'être immolées en sacrifice, car elles céderaient la place à deux espèces végétales, le pain et le vin. - Il le bénit. D'après S. Thomas d'Aquin et plusieurs exégètes (Maldonat, Luc de Bruges, etc.), cette expression représenterait l'acte même de la consécration sacramentelle. On croit très généralement qu'elle correspond à la bénédiction que le père de famille prononçait sur les pains azymes, avant de les distribuer aux convives (voir l'explication du v. 21), et qui consistait pour l'ordinaire dans la phrase suivante : « Béni soit Celui qui produit le pain de la terre ». - Le rompit. De même qu'il avait précédemment rompu les pains azymes avant de manger la Pâque. Cette fraction du pain dans la cène légale symbolisait les souffrances qu'avait autrefois endurées le peuple juif ; elle figurait, dans la cène eucharistique, la Passion et l'immolation de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. On sait que ce rite, imité par les apôtres et leurs successeurs, avait fait donner aux mystères eucharistiques le nom de « fraction du pain » dans la primitive Église. Cf. Actes des Apôtres 2, 42 ; 1 Corinthiens 10, 16 etc. - Et le donna : Jésus ne communia pas les Apôtres d'après le mode aujourd'hui usité dans l'Église ; il leur déposa successivement dans la main un morceau du pain consacré. Cela ressort du mot « prenez » et des anciennes coutumes ecclésiastiques. - Ceci est... « Hélas. S'écrie le protestant Olshausen, Bibl. Comment. über saemmtl. Schrift. des N. Test. 3ème édit. t. 2 p. 441, en abordant l'explication des paroles de la consécration, le banquet de l'amour a servi jusqu'à notre époque d'occasion aux polémiques les plus violentes et les plus tristes que l'histoire de l'Église et l'histoire du dogme aient à enregistrer ». Les expressions employées par Notre‑Seigneur sont cependant si claires dans leur sublimité. Mais la théologie négative a tout fait pour amonceler des nuages autour d'elles. Il n'entre pas dans notre plan de les étudier ici au point de vue dogmatique ; de nombreux et d'illustres auteurs ont publié en ce sens des essais remarquables dans lesquels la matière est traitée à fond : nous y renvoyons le lecteur. Voir en particulier Wiseman, The real presence of the body and blood of our Lord J. Chr. in the blessed Eucharist. Londres, 1855 (excellent traité traduit dans les Démonstrations Évangéliques de Migne, t. 15, col. 1159 et ss.) ; Franzelin, Tractatus de SS. Eucharistiae Sacramento et Sacrificio, Romae 1868, p. 31-70. Notre rôle consiste donc simplement à faire l'exégèse des paroles prononcées par Jésus en ce moment solennel, paroles des plus importantes qui soient sorties de sa bouche, puisqu'elles établissent tout ensemble le sacrifice de la nouvelle Alliance, le sacrement de l'Eucharistie et le nouveau sacerdoce destiné à remplacer celui de la race lévitique. - Le pronom démonstratif « ceci » est pris substantivement. C'est à dessein que le Christ l'a employé au neutre ; le masculin « ce » n'eût désigné directement que le pain, « ce pain ». « Ceci » signifie d'une manière générale : Ce que je vous présente, ce qui de mes mains va passer dans les vôtres. - La copule « est » n'a sans doute pas été proférée par Notre‑Seigneur, car le langage araméen, dans lequel il s'exprimait alors, l'omet en pareille circonstance. Mais la copule était exigée par le génie des idiomes indo‑germaniques, et c'est à bon droit qu'on l'a insérée dans la formule de consécration. Toutefois, de ce que nous venons de dire il ressort évidemment que « est » ne saurait signifier ici, non plus qu'au v. 28, « signifie, représente », comme l'a si souvent requis depuis Zwingle. Si je montrais à un enfant une pierre, un morceau de pain, en lui disant : Ceci du pain, ceci une pierre, songerait‑il jamais à traduire : Ceci représente une pierre, du pain ? Ceci mon corps, ou ceci est mon corps ne peut donc signifier qu'une chose : Ce que vous voyez est vraiment mon corps, indépendamment de toutes les apparences. Ainsi le veulent la grammaire, la logique, et le simple bon sens. - Mon corps. La grammaire, la logique et le simple bon sens exigent pareillement que l'on traduise ces deux mots par « mon corps », mon vrai corps. Prétendre que Jésus ne pensait à offrir aux Apôtres que le symbole de son corps est une assertion tout à fait gratuite, pour ne rien dire de plus. Quand on présente un symbole, on l'indique de quelque manière, à moins que le fait ne soit évident par lui‑même. Or, le Sauveur a montré au contraire d'une façon très expresse qu'il entendait parler d'une réalité, lorsqu'il a caractérisé la valeur de ce corps donné aux apôtres, cf. Luc. 22, 19 ; 1 Corinthiens 11, 24. Le corps de Jésus livré pour nous n'était assurément pas un symbole. - On aura déjà remarqué la grande ressemblance qui existe entre les cérémonies de la cène eucharistique et celles de la cène légale que nous avons résumées plus haut : Jésus bénit, partage et distribue à ses disciples le pain consacré, de même qu'il avait béni, qu'il avait rompu, qu'il leur avait distribué les pains azymes. Ce n'est pas tout encore. En découpant l'Agneau pascal, il avait prononcé une formule particulière que nous n'avons pas encore citée : « Ceci est le corps de l'agneau pascal ». On voit que d'un bout à l'autre, à part les modifications nécessaires, la cène nouvelle est en quelque sorte calquée sur l'ancienne, Jésus voulant ainsi montrer la relation qui existait entre la réalité et la figure. Mais on voit en même temps que, si l'ancienne formule désignait un vrai corps, en chair et en os, la formule nouvelle ne peut désigner, elle aussi, qu'un vrai corps et non pas un simple symbole. Nous rendrons compte en un autre endroit (Commentaire sur S. Luc. 22, 19) de la différence qui existe entre les formules de consécration dans les Évangiles et dans les Liturgies. - Tel est le sens naturel des mots « Ceci est mon corps ». Les Apôtres, la tradition tout entière les ont compris et traduits comme le fait l'Église. L'erreur en matière si grave serait inconcevable. - Quand Jésus eût proféré ces merveilleuses paroles, un miracle de premier ordre fut instantanément produit : le pain, pour employer le langage de l'Église, fut aussitôt transsubstantié au corps du Sauveur ; les accidents restèrent [les apparences restent les mêmes], mais la substance avait disparu et la promesse faite autrefois par le Christ, cf. Jean ch. 6, était accomplie. Nous avions une nourriture céleste qui donne l'immortalité.


Mt26.27 Il prit ensuite la coupe, et, ayant rendu grâces, il la leur donna en disant : "Buvez-en tous : - Mais, pour que le banquet d'amour fût complet, il fallait un breuvage de même nature. Jésus passe donc à une seconde consécration. - Prenant le calice. La coupe qui a circulé plusieurs fois déjà pendant le festin légal va porter aux Apôtres une liqueur toute divine. Sa forme était bien éloignée de celle de nos calices modernes. C'était, selon toute probabilité, un gobelet peu profond, très évasé, muni d'un pied fort bas et de deux petites anses, imité des modèles grecs et romains comme la plupart des ustensiles juifs à cette époque. Cf. A. Rich, Diction. des Ant. rom. et grecq. au mot Calix ; Smith, Dict. of the Bible, art. Cup. La légende n'a pas manqué de s'en emparer, comme elle avait fait des trente pièces d'argent : elle le fait remonter de main en main jusqu'au patriarche Noé. Dans ce calice Jésus versa du vin rouge car c'est le plus commun en Palestine et c'est lui, dit Tertullien, qui représente mieux le sang. Il y versa aussi un peu d'eau. La tradition l'enseigne très généralement. Origène maintient cependant l'emploi du vin, sous prétexte qu'il symbolise mieux le sang très‑pur du Sauveur. Mais le rituel juif prescrivait en termes formels de mêler de l'eau au vin dans les coupes du festin légal, avec l'une desquelles le calice eucharistique dût se confondre, comme l'admettent communément les exégètes. La troisième coupe était appelée dans le langage liturgique des Juifs « coupe de la bénédiction », nom que S. Paul donne précisément aux espèces sacramentelles, cf. 1 Corinthiens 10, 16 ; c'était elle qui était regardée comme la principale, parce qu'elle suivait immédiatement la manducation de l'agneau pascal. Pour ces motifs, divers auteurs ont pensé que c'est elle qui eut l'honneur d'être transformée au corps et au sang du Sauveur. D'autres exégètes se sont déclarés en faveur de la quatrième coupe ; d'autres en faveur de la cinquième qui mettait fin à la cène. Nous verrons, en expliquant le mot « tous », que cette dernière hypothèse est probablement la plus vraie des trois. - Il rendit grâces ; en grec, « Eucharistie », action de grâces, donné au divin sacrement de l'autel, que Jésus instituait alors en rendant grâces à son Père. D'autres rites, ceux‑là même que le prêtre reproduit chaque jour en consacrant les espèces du vin, durent être suivis par Jésus : il éleva légèrement la coupe et regarda le ciel, comme devait faire le père de famille pendant le festin de la Pâque, d'après la tradition juive. Cf. la glose de Bab. Berach. f. 51, 1. - Le leur donna : il fit passer le calice de main en main, après leur avoir recommandé d'en boire tous sans exception : Buvez-en tous. Ce « tous » a reçu des interprétations bien diverses, parfois même bien ridicules. C'est ainsi que les protestants, et en général les partisans de la communion sous les deux espèces, ont prétendu que Jésus l'aurait dirigé tout exprès, dans un pressentiment prophétique, contre l'Église catholique qui devait plus tard retirer aux laïques l'usage du calice. Suivant Corneille de Lapierre, in h. l., Notre‑Seigneur voulait simplement montrer à ses disciples et à leurs successeurs que les deux espèces du pain et du vin sont de rigueur pour que le sacrifice de la messe soit complet, mais qu'il n'appartient qu'aux seuls prêtres de communier sous les deux espèces. Maldonat et le P. Perrone, Theologie Dogmatique, livre 8, § 198, font une autre conjecture sur l'intercalation du mot « tous ». Il avait pour but, disent‑ils, d'insinuer aux disciples que, tous devant participer à ce calice unique, il fallait que chacun prit ses précautions de manière à en laisser aux autres. - Assurément, aucune de ces explications n'aura dû paraître satisfaisante à nos lecteurs. Nous proposons l'interprétation suivante qui a le double avantage de ne rien contenir d'excentrique et d'être appuyée sur les coutumes sacrées des Juifs. Nous avons dit, note du v. 21, qu'à la fin du repas légal, quand on avait récité la seconde partie de l'Hallel, les convives avaient le droit de proposer une cinquième coupe. Nous croyons que Notre‑Seigneur, usant de ce droit, remplit pour la cinquième fois le calice qui avait servi à l'assemblée : bien plus, c'est alors qu'il consacra le vin en son sang. Mais comme chacun était libre, d'après les instructions du rituel, d'accepter ou de refuser cette dernière coupe, il prit soin d'indiquer à ses apôtres qu'ils devaient tous y participer. De là l'insertion de l'adjectif « tous ».


Mt26.28 car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle l'alliance, répandu pour la multitude en rémission des péchés. - De là aussi celle de la particule car : Buvez-en tous, attendu que ce n'est pas un breuvage ordinaire, mais mon propre sang. - La seconde formule de consécration est « toutes choses étant égales par ailleurs » la reproduction de la première ; elle en est par là-même la confirmation. Aussi le protestant Stier, Reden des Herrn., h. l., a‑t-il raison de dire que ceux qui seraient tentés d'interpréter d'une manière superficielle ou erronée l'une des deux paroles d'institution peuvent trouver dans l'autre le vrai sens voulu par Jésus. C'est ce qu'indiquait déjà Tertullien dans son vigoureux langage : « En instituant, dans la mention du calice, un testament signé de son sang, il confirme par là même que c’est la substance de son corps, car le sang ne peut pas appartenir à un autre corps qu’à un corps charnel » (cité par Stier). - Ceci est : Le sujet est indéterminé de même qu'au v. 26. Ceci, ce que contient cette coupe. - Mon sang ; mon vrai sang, et non son symbole. La phrase « Ceci est mon corps » avait directement changé le pain au corps du Sauveur ; la phrase semblable « Ceci est mon sang » transsubstantia directement le vin en son sang. Les paroles de Jésus furent en effet, comme l'enseigne la théologie, des paroles opérantes. Aux hérétiques qui affirment que la cène eucharistique est « une parabole pour l’œil, le toucher, le goût », nous répondons avec S. Thomas d'Aquin que l’œil, le toucher, le goût se trompent s'ils ne veulent juger que d'après les apparences. L’Eucharistie est un mystère qui réclame la foi. - La nouvelle alliance. L'ancienne alliance, conclue entre Dieu et le peuple juif, avait été inaugurée, scellée au pied du Sinaï par le sang de nombreuses victimes ; cf. Exode 24, 5-8 ; Hébreux 9. Moïse, jetant sur le peuple quelques gouttes de ce sang, avait dit « Voici le sang de l'alliance que l'Éternel a faite avec vous selon toutes ces paroles » (Exode, 24, 8). Jésus veut de même inaugurer et sceller par du sang répandu la nouvelle alliance dont il est le médiateur : toutefois c'est son propre sang qui rachètera l'humanité. - Pour beaucoup ; c'est-à-dire pour tous ceux qui s'en feront l'application, cf. 20, 28. - Sera répandu : allusion à la Passion du lendemain. En grec, le verbe est au présent, pour mieux marquer que le sang du Sauveur allait couler dans quelques heures à peine, comme une libation agréable à Dieu. Il suit encore des mots « répandu pour la multitude » que la liqueur contenue dans la coupe après la consécration était substantiellement la même que le sang qui devait être versé le vendredi saint pour le salut du monde. - Pour la rémission des péchés. Les souffrances et la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ n'avaient pas d'autre but que celui de remettre les péchés des hommes. « Le sang de Jésus... nous purifie de tout péché » 1 Jean 1, 7 ; cf. Hébreux 9, 14 ; 1 Pierre 1, 19 ; Apocalypse 1, 5. - Nous parlerons ailleurs (explication de S. Luc, 22, 20) des variantes qui existent entre les Évangiles à propos de cette seconde formule ; elles sont plus considérables encore que celles qui existent au sujet de la première.


Mt26.29 Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père." - Après avoir institué et laissé à son Église un double gage de son amour, le divin sacrement de l'autel et le saint sacrifice de la Messe, Jésus‑Christ annonce qu'il n'a plus qu'à mourir. - Je ne boirai plus : désormais, à partir de cet instant. Selon toute probabilité (voir la note de Marc 14, 25), Jésus n'avait communié sous aucune des deux espèces. Il avertit donc ses apôtres que, bien qu'il leur ait recommandé à tous sans exception de boire à la coupe eucharistique, il n'y trempera pas lui‑même ses lèvres. - De ce fruit de la vigne. Expression poétique pour désigner le vin. Les Protestants ont parfois conclu de ces paroles que, même après la consécration, il existait du vin dans le calice qui circulait alors entre les mains des disciples ; plusieurs des leurs (Olshausen, Stier, etc.) les réfutent sans peine en montrant que le Sauveur ne parlait pas exclusivement de la liqueur contenue dans la coupe, mais du vin d'une manière générale. - Jusqu'à ce jour : le jour de la Résurrection, d'après les auteurs grecs ; le ciel, d'après le contexte. - Je le boirai... Il est évident qu'ici le langage de Notre‑Seigneur ne doit pas être pris à la lettre : c'est une métaphore orientale, du reste parfaitement biblique, destinée à représenter les délices du ciel, comparées à celles d'un festin. - De nouveau, c'est-à-dire « d'une façon nouvelle est sans précédent », suivant S. Jean Chrysostome, Hom 82 in Matth. et Théophylacte ; « une nouvelle fois » d'après d'autres ; plus simplement : nouveau, meilleur, supérieur. - Dans le royaume de mon Père : dans le royaume messianique parvenu à sa consommation bienheureuse et glorieuse. - C'est ainsi qu'en terminant la cène, Jésus‑Christ associe la joyeuse pensée de son règne futur au triste tableau de ses souffrances. Pour nous, la sainte eucharistie qu'il venait d'instituer est donc en même temps un mémorial et un emblème prophétique : un mémorial au point de vue du passé, car elle nous rappelle la Passion du Christ ; un emblème prophétique au point de vue de l'avenir, puisqu'elle est le type du festin des noces de l'agneau que nous célébrerons éternellement au ciel.












26, 30-35. - Parall. Marc. 14, 26-31 ; Luc. 22, 34 ; Jean 13, 36-38.

Mt26.30 Après le chant de l'hymne, ils s'en allèrent au mont des Oliviers. - Après avoir dit l'hymne. S. Matthieu désigne ainsi la seconde partie de l'Hallel (cf explication du v. 21) ou, suivant l'opinion que nous avons adoptée, le grand Hallel (Psaumes 119-136 ; Hébreux 120-137) qu'on devait réciter quand on avait pris la cinquième coupe. On a prétendu, il est vrai, que Notre‑Seigneur avait composé un hymne tout exprès pour la circonstance : mais c'est là une hypothèse légendaire basée sur des récits apocryphes. Cf. August. lettre 237, ad Ceretium Episc. ; Grotius et Calmet in h. l. - Ils allèrent ; ils quittèrent le cénacle, puis la ville, pour se rendre au‑delà du torrent de Cédron. - A la montagne des Oliviers : plus exactement (cf. v. 36) au jardin de Gethsémani, situé au pied du mont des Oliviers.


Mt26.31 Alors Jésus leur dit : "Je vous serai à tous, cette nuit, une occasion de chute, car il est écrit : Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées. - Alors. D'après le contexte, ce mot indiquerait que la prédiction de Jésus relative au prochain reniement de S. Pierre eut lieu sur le chemin de Gethsémani ; mais S. Luc, 22, 31 et ss. et S. Jean 13, 36 ; cf. 14, 31, la placent au cénacle : d'où il suit que la particule alors, ici comme en d'autres endroits, sert à S. Matthieu de formule générale pour passer d'une scène à une autre, sans égard pour un ordre strictement chronologique. Patrizzi et d'autres auteurs croient rétablir plus parfaitement l'harmonie entre les récits, en admettant qu'il y eut deux prédictions successives du même fait, l'une pendant, l'autre après la cène. Mais il nous paraît difficile que Jésus ait répété deux fois les mêmes choses à des intervalles si rapprochés. - Vous serez tous : tous sans exception, même S. Pierre, S. Jacques et S. Jean. - Scandalisés. Ce n'est pas une apostasie proprement dite, mais seulement une désertion momentanée, un lâche abandon, que Jésus prédit en ce moment. - A mon sujet, pour « à cause de moi ». Je serai pour vous une occasion de chute ; ma Passion sera un obstacle contre lequel votre faiblesse viendra se heurter, de manière à vous renverser pour un instant. - Car il est écrit. Cette triste conduite des Apôtres avait été prévue de Dieu, et depuis longtemps l'Écriture l'avait annoncée. Cf. Zach. 13, 7. - Je frapperai... Le texte de Zacharie n'est pas cité textuellement par S. Matthieu ; nous retrouvons du moins le sens exact de la prophétie dans l'Évangile. Là, Dieu s'adressant à son glaive, lui disait : « Épée, lève‑toi sur mon pasteur ... Frappe le pasteur, et que les brebis se dispersent! » Ici, il annonce qu'il frappera directement le pasteur. Ce pasteur est évidemment Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, cf. Jean 10, 11 : les brebis sont le symbole des Apôtres qui, au premier danger, s'enfuirent et se dispersèrent comme un troupeau timide et sans défense. Leur foi était vive sans doute, mais elle ne devait pas résister complètement au choc des événements dont ils allaient bientôt être les témoins.


Mt26.32 Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée." - Le passage prophétique de Zacharie se terminait par une promesse consolante de Dieu. Après l'allocution terrible à son glaive que nous avons entendue, le Seigneur ajoutait : « Et je tournerai ma main vers les faibles », annonçant ainsi qu'il sauverait les pauvres brebis, même après leur folle coupable dispersion. Jésus fait aux Apôtres une promesse analogue. - Mais, après que... ; « mais », par opposition à la fuite des disciples. - Je serai ressuscité : parole de joie et de grand encouragement, que le Sauveur n'omet jamais de prononcer chaque fois qu'il prédit les circonstances douloureuses de sa Passion. - Je vous précéderai... Après sa mort, les Apôtres quitteront Jérusalem et la Judée, pour se réfugier en Galilée, dans cette province qui leur était chère à tous, à cause des joies si douces que leur avait procurées la compagnie de Jésus ; dans cette province où ils seront à l'abri des hiérarques acharnés contre le christianisme naissant : le divin Maître leur promet, non seulement d'aller les y rejoindre, mais de s'y trouver avant eux pour les recevoir. Ce qu'il fit en effet, comme nous le verrons bientôt, 28, 10-16 ; Cf. Jean 21 ; 1 Corinthiens 15, 6.


Mt26.33 Pierre, prenant la parole, lui dit : "Quand vous seriez pour tous une occasion de chute, vous ne le serez jamais pour moi." - Le chef du sacré Collège refuse de croire qu'il abandonnera lâchement son Maître. Emporté par l'indignation qu'excitait dans son cœur une telle prophétie, il s'écrie avec sa véhémence accoutumée : - Quand vous seriez... Les autres feront ce qu'ils voudront, il n'a pas à s'en préoccuper actuellement ; pour lui jamais, ni pendant cette nuit, cf. v. 31, ni en aucune autre circonstance. « Il a commis un double crime dans ces paroles si hardies ; le premier de résister à la parole expresse de son maître ; et le second de se préférer aux autres disciples : et j’en ajouterais même un troisième, par lequel il s’attribuait tout comme venant de lui‑même et de ses seules forces », dit S. Jean Chrysostome, Hom. 82 in Matth. Mais il ajoute ensuite, et en toute vérité, que la faute du prince des Apôtres provenait de son grand amour.


Mt26.34 Jésus lui dit : "Je te le dis en vérité, cette nuit-même, avant que le coq chante, tu me renieras trois fois." - Jésus répète d'un ton plus ferme et plus solennel sa précédente assertion, qu'il a soin pourtant de préciser davantage, pour en mieux montrer la parfaite certitude. En outre, il l'applique cette fois directement à son contradicteur. - Avant que le coq chante. Les Grecs nommaient « chant du coq » la troisième veille de la nuit, celle qui s'écoulait entre minuit et trois heures, parce que c'est alors que le coq fait entendre son chant matinal. Partant de là, divers auteurs ont pensé que Notre‑Seigneur avait eu l'intention de désigner cette partie spéciale de la nuit, également connue des Latins sous le nom de « Gallicinium », cf. Pline, Hist. Nat. 10, 21 ; amm. Marcell. 22. Mais il vaut mieux laisser laisser à sa parole la signification plus générale qu'admettait déjà la version syriaque : « Avant que la nuit se soit écoulée », ou mieux encore, d'après S. Marc, 14, 30 : Avant que le coq ait cessé de chanter. - Tu me renieras trois fois. Le malheureux disciple, dans quelques heures, aura renié son Maître jusqu'à trois fois. Les autres abandonneront seulement Jésus ; mais lui, le chef du Collège apostolique, il ira jusqu'au reniement. Cf. vv. 67-74 et parall.


Mt26.35 Pierre lui répondit : "Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai pas." Et tous les autres disciples dirent de même. - De même que Jésus avait maintenu sa triste prédiction, de même S. Pierre maintient sa première promesse, en la renforçant de son mieux. - Quand il me faudrait... Fidèle jusqu'au bout, jusqu'à la mort s'il le faut. s'écria‑t-il impétueusement. Tout en blâmant sa présomption qui le faisait trop compter sur lui‑même, pas assez sur Dieu, les Pères ne peuvent s'empêcher d'admirer et de louer son courage, issu d'un amour généreux. - Je ne te renierai pas : la négation est doublée, pour représenter une impossibilité absolue. - De même … Les autres apôtres affirment tous avec la même vigueur qu'ils mourront plutôt que d'abandonner leur Maître. Jésus les laisse dire sans insister davantage, voyant bien qu'ils étaient en ce moment trop surexcités pour comprendre ses avis et pour en tenir compte.








26,36-46. Parall. Marc. 14, 32-42 ; Luc. 22, 39-46.

Mt26.36 Alors Jésus arriva avec eux dans un domaine appelé Gethsémani, et il dit à ses disciples : "Asseyez-vous ici, pendant que je m'éloignerai pour prier." - C'est ici que commence la Passion proprement dite du Sauveur. Elle s'ouvre par une des scènes les plus douloureuses que Jésus ait eu à endurer avant sa mort. Seule, l'agonie de la croix peut être comparée à l'agonie de Gethsémani. Les tortures infligées par les hommes, quelque déchirantes qu'elles puissent être, sont cependant peu de chose à côté des souffrances morales qui sont directement imposées par Dieu ; or, c'est Dieu lui‑même qui fit porter à l'âme du Sauveur, dans le jardin de Gethsémani, l'horrible poids de tous les péchés du monde. - Jésus vint avec eux dans un domaine. Ce domaine était situé au‑delà du torrent de Cédron, cf. Jean 18, 1, au pied du mont des Oliviers. Le pèlerin trouve précisément au N.E. de Jérusalem, non loin de la porte Saint Étienne et des remparts, de l'autre côté du Cédron, un emplacement à peu près carré, long de 50 m, large de 45 m, qu'on lui dit ou plutôt qu'on lui prouve, d'après une tradition qui remonte au moins jusqu'à Constantin (cf. Euseb. Onomasticon, s. v. Gethsemani ; S. Jérôme, ibid.), avoir été le lieu de l'agonie de Jésus. Les Pères franciscains, aux soins desquels il est depuis longtemps confié, l'ont récemment entouré de grands murs ; ils y ont planté à profusion la fleur dite de la Passion, la rose, le romarin, et le « Graphalium sanguineum », ou Goutte de sang, qu'une légende fait naître de la sueur sanglante de Jésus. Mais le principal ornement de ce précieux enclos consiste dans huit oliviers énormes, aux troncs noueux, au rare feuillage, que des connaisseurs font remonter jusqu'à deux mille ans, cf. O. Strauss, Sinai u. Golgotha, 8ème édit. p. 224, et qui purent en effet échapper comme par miracle aux coupes nombreuses pratiquées dans les environs de Jérusalem par Pompée, par Titus, par Adrien et par les croisés. Cf. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris 1837, t. 2, p. 181 ; Lamartine, Voyage en Orient, t. 1, p. 470 ; Mgr. Mislin, les Saints Lieux, 1re édit. t. 2, p. 4 et ss. ; Fouard, la Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, p. 25. - Appelé Gethsemani. L'étymologie la plus probable de ce nom est Gath Schemâné, « pressoir d'huile ». Le jardin aurait été ainsi appelé à cause du pressoir qui s'y trouvait pour écraser les olives au temps de la récolte. D'autres préfèrent Ghé Schemâné, « vallée d'huile », c'est-à-dire vallée fertile, ou vallée produisant beaucoup d'huile ; mais alors, comment appliquer l'insertion du T ? Cf. Winer, bibl. Realwoerterbuch, s.v. - Il dit à ses disciples : il n'en restait que huit, Judas étant parti et trois autres apôtres S. Pierre, S. Jacques et S. Jean devant accompagner Jésus ; cf. v. 37. - Asseyez-vous, c'est-à-dire « restez ». - Pendant que j'irai là. « Ici, là » : Jésus désignait les deux endroits du geste. On a justement rapproché de ces paroles celles d'Abraham laissant ses serviteurs au pied du Moria qu'il allait gravir avec Isaac : « Abraham dit à ses serviteurs : Restez ici avec l'âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque‑là pour adorer, et nous reviendrons auprès de vous », Genèse 22, 5. Jésus ne va‑t-il pas, dans sa prière d'agonie, s'étendre sur l'autel avec la foi d'Abraham et la résignation d'Isaac ? Cf. Stier, Reden des Herrn, in h.l.


Mt26.37 Ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à éprouver de la tristesse et de l'angoisse. - La présence de tous les disciples pendant le drame douloureux et solennel qui se préparait eût troublé le recueillement de Jésus : du reste, leurs dispositions actuelles n'étaient nullement conformes à la situation par laquelle il allait passer. Il prend donc seulement avec lui les trois apôtres les plus intimes, Pierre, le chef du sacré Collège, qui venait de manifester si chaudement son amour, les fils de Zébédée, qui avaient consenti à vider en compagnie de Jésus la coupe d'amertume. Tous ensemble, ils s'enfoncent plus avant dans le jardin. Ceux qui avaient été témoins de la Transfiguration glorieuse du divin Maître allaient contempler de près son humiliation. - Il commença. C'est le prélude de la lutte terrible que Jésus va soutenir. - Triste et affligé. Ces deux mots expriment le sentiment de la douleur, mais d'une douleur parvenue à divers degrés d'intensité. Le premier correspond à l'opposé de se réjouir ; le second représente une tristesse excessive, de poignantes angoisses ; Suidas l'explique par « être extrêmement affligé, n'en pouvoir plus » ; Euthymius par « avoir l'âme lourde » ; Hésychius par « être en agonie ». S. Justin, Dialogue avec Tryphon 125, dit que cette douleur avait paralysé l'âme de Jésus, de même qu'autrefois la main mystérieuse de l'ange avait fait pour la force de Jacob. Et ce n'est là que le commencement de l'agonie du Sauveur.


Mt26.38 Et il leur dit : "Mon âme est triste jusqu'à la mort, demeurez ici et veillez avec moi." - Jésus ne peut s'empêcher de faire aux amis qui l'accompagnent l'humble aveu de l'immense douleur qui pèse sur son cœur. - Mon âme est triste : dans le grec, « ayant de la tristesse tout autour de soi ». - A en mourir. Être triste jusqu'à la mort, c'est être en proie à un chagrin supérieur aux forces humaines et capable de faire mourir. D'autres, avant Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, avaient usé de cette locution pour représenter la tristesse parvenue à son degré suprême ; Cf. Jean 4, 9 ; Juges 16, 16 ; Ecclésiastique 37, 2 ; mais, si c'était pour eux une hyperbole, c'était pour Jésus une entière réalité. Un homme ordinaire eût infailliblement succombé sous un si lourd fardeau. « Ah. Seigneur, s'écrie Bourdaloue, 1er Sermon sur la Passion, 1re partie, votre douleur est comme une vaste mer, dont on ne peut sonder le fond, ni mesurer l'immensité. Ce fut pour grossir et enfler cette mer que tous les péchés des hommes, ainsi que parle l'Écriture, entrèrent comme autant de fleuves dans l'âme du Fils de Dieu... Faut‑il s'étonner si tout cela, suivant la métaphore du Saint‑Esprit, ayant formé un déluge d'eaux dans cette âme bienheureuse, elle en demeure comme absorbée , » - Demeurez ici : synonyme de « asseyez vous ici » du v. 36, « restez ici ». - Et veillez avec moi. Même les plus intimes parmi les intimes ne devaient pas être les témoins immédiats de l'agonie du Sauveur : pour de tels combats et de telles souffrances on a besoin de solitude. La pensée que ses trois meilleurs Apôtres veillent à quelque distance sera une consolation pour le cœur de Jésus.


Mt26.39 Et s'étant un peu avancé, il se prosterna la face contre terre, priant et disant : "Mon Père, s'il est possible, que ce calice passe loin de moi. Cependant, non pas comme je veux, mais comme vous voulez." - S. Luc précise exactement la distance : « il s'éloigna d'eux à la distance d'environ un jet de pierre », 22, 41. On montre dans le jardin de Gethsémani une sombre grotte dans laquelle Notre‑Seigneur se serait retiré pour son agonie. Un peu plus loin est un rocher qui aurait servi de banc aux trois disciples et près de là l'emplacement sinistre de la trahison, que mentionnait déjà le pèlerin de Bordeaux en 333. - Il se prosterna ; il se prosterna tout de son long, prenant l'attitude de l'anéantissement, de la désolation, mais aussi de la parfaite soumission. - Priant. La prière est son meilleur remède en ce moment terrible. L’Esprit Saint a daigné conserver pour notre instruction et notre consolation perpétuelles la formule qui s'échappa du cœur et des lèvres de Jésus. Bien qu'elle soit rapportée avec quelques variantes par les synoptiques, elle est au fond la même dans leurs récits. On y remarque trois éléments principaux : un appel plein de confiance au Père éternel, une pressante supplication, la résignation la plus absolue. - Mon Père : Dieu demeure son Père, quoiqu'il l'accable de souffrances. Tout prosterné qu'il est dans la poussière, Jésus conserve le sentiment complet de sa dignité, de sa divine filiation. - S'il est possible. C'est à ce Père bien‑aimé que Notre‑Seigneur adresse sa requête ; mais, avant de la formuler, il témoigne déjà de sa parfaite soumission. S'il est possible. En effet, ce n'était pas absolument impossible : Jésus ne subissait pas les coups d'un inexorable destin. Et pourtant, les décrets célestes relatifs à la Passion du Christ ne sont‑ils pas arrêtés de toute éternité ? N'est‑ce pas parce qu'il les connaît que le Sauveur est si profondément troublé ? C'est pourquoi, « Il ne prie pas comme s’il doutait de la puissance et de la volonté de son Père, ou de ce qui arriverait. Il exprime avec véhémence le désir de sa volonté naturelle, mais de façon à ce qu’elle soit en tout soumise au bon plaisir du Père », Luc de Bruges, in Matth. h.l. ; Cf. Corn. a Lap. C'est donc de sa nature humaine que s'échappe ce désir conditionnel. - S'éloigne de moi. Belle métaphore. Qu'il passe devant moi sans que je doive le boire. Par conséquent : Qu'il s'éloigne de moi. - Ce Calice : C'est-à-dire l'amère douleur dont la coupe était parfois l'emblème chez les anciens ; cf. 20, 22 et le commentaire. Ce calice que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ devait vider jusqu'à la lie, c'était d'abord la Passion et la mort avec toutes leurs horreurs. « L’âme veut naturellement être unie au corps, et cela habitait l’âme du Christ, car il a mangé, bu et a eu faim. La séparation [de son âme] allait donc contre le désir naturel. La séparation lui causait donc de la tristesse », S. Thomas d'Aquin, [26, 38]. Mais telle n'était pas la cause unique, ni même la cause principale des angoisses du Christ : la supposition contraire serait une injure pour son âme capable de tous les héroïsmes. Aussi, le docteur angélique a‑t-il soin d'ajouter, Somme Théologique 3a, q. 46, art. 6, ad. 4 : « Le Christ n'a pas seulement souffert de la perte de sa vie corporelle, mais aussi pour les péchés de tous les hommes ». Nos péchés, nous l'avons déjà indiqué d'après Bourdaloue, furent la vraie raison de son immense douleur. C'est leur poids accablant qui l'écrasait et lui faisait crier miséricorde vers la divine justice. - Cependant. En tant que victime, le Sauveur tremblait et gémissait ; mais, en tant que prêtre, il se soumet sans réserve au bon plaisir de son Père. « Cette parole : « Que ce calice, s’il se peut, s’éloigne de moi », montre l’humanité ; mais celle‑ci : « Néanmoins, non ma volonté, mais la vôtre », fait voir la résignation d’une âme forte et vertueuse et nous apprend à obéir à Dieu en dépit des répugnances de la nature », S. Jean Chrys., Hom. 83 in Matth. La nature humaine du Christ peut bien trembler sous l'impression d'une vive souffrance, mais elle ne saurait être rebelle, résister réellement à la volonté céleste. Si, d'après une frappante comparaison, le cœur de l'homme ressemble à un vase plein d'eau, mais au fond duquel il y a de la boue, des immondices que la moindre agitation fait remonter à la surface : l'âme de Jésus, exempte de tout péché, ne renferme qu'une très pure liqueur. Il n'est pas de tentation, d'agitation qui puisse la troubler le moins du monde (Pensée de Rambach). - Non pas comme je veux, mais comme tu veux. Passage célèbre dans l'histoire du dogme. L'Église s'est justement appuyée sur lui pour foudroyer les hérésies des Monophysites et des Monothélites. Cf. Petavius, Théol. Dogm. t. 4, lib. 4, c. 6-9 ; Perrone, de Incarnat. N° 453. Il y a en Jésus Christ deux natures et deux volontés, la nature et la volonté humaine, la nature et la volonté divines. Le Sauveur lui‑même marque cette double distinction. En tant qu'homme, il voudrait échapper aux souffrances atroces qu'il endure ; mais en tant qu'il est un avec Dieu le Père et avec l'Esprit Saint, il accepte généreusement la coupe d'amertume. Le « vouloir »humain étant en collision avec le « vouloir » de Dieu, l'issue de la lutte n'est pas douteuse. « Comme tu veux », tel en est le glorieux résultat. Assurément, l'évangéliste ne nous raconte pas tout le conflit ; il se contente d'en exprimer clairement les deux phases, la phase de poignante agonie, et la phase de complète victoire. La prière de Jésus n'est que le résumé d'une longue oraison.


Mt26.40 Il vint ensuite à ses disciples, et, les trouvant endormis, il dit à Pierre : "Ainsi, vous n'avez pu veiller une heure avec moi. - Après avoir ainsi triomphé de ses terreurs, le Fils de l'homme revient auprès de ses trois disciples privilégiés. On dirait que son cœur déchiré désirait chercher quelque consolation dans l'amitié de ces Apôtres. Mais Dieu voulait que Jésus fût privé même d'une marque de sympathie humaine durant ces heures terribles. - Les trouva endormis. Sommeil bien surprenant de la part de tels disciples et après la recommandation si pressante de Jésus, cf. v. 38. Ils dorment tous les trois ; ils étaient prêts, il n'y a qu'un moment, à donner leur vie pour lui, et voici qu'ils ne peuvent pas même résister au sommeil pendant quelques instants pour lui tenir compagnie et pour compatir à sa douleur. Mais, Jésus le savait mieux que personne, leur sommeil n'accusait pas en eux un manque de sympathie : c'est au contraire la tristesse, nous dit le physiologiste S. Luc, 22, 45, qui les avait ainsi engourdis. D'ailleurs, la nuit était déjà assez avancée, et la journée avait été très pénible, surtout pour deux d'entre eux, S. Pierre et S. Jean, qui s'étaient trouvés constamment sur pied pour faire les préparatifs de la cène. - Ainsi, vous n'avez pas pu. Cependant Jésus se plaint doucement à eux de leur abandon apparent. Il leur avait demandé bien peu, et ce peu ils avaient été incapables de le lui accorder. - Une heure. Ces mots, bien qu'il ne faille pas en presser la signification, déterminent le temps qu'avait duré la première partie de l'agonie du Sauveur.






Mt26.41 Veillez et priez, afin que vous n'entriez pas en tentation, l'esprit est plein d’ardeur, mais la chair est faible." - A son reproche amical, Jésus ajoute un avis bien précieux, qu'il n'adressait pas seulement aux trois Apôtres qui étaient alors auprès de lui, mais qu'il étendait par la pensée à ses disciples à venir. - Veillez et priez. Veiller, prier : ce sont les deux grands actes du chrétien, en tout temps et plus spécialement au moment du danger. La vigilance avertit de la présence de l'ennemi ; la prière aide à le vaincre. - Pour que vous ne tombiez pas... « Entrer dans la tentation » ou, pour rendre l'hébraïsme plus complet, « entrer dans la main de la tentation », cf. Wittsius et Grotius in h. l ., est une expression pittoresque et énergique qui signifie : succomber complètement à la tentation, se laisser subjuguer par elle de manière à devenir son esclave. Pour Pierre, Jacques et Jean, le danger le plus immédiat était celui d'abandonner ou de renier le Messie : ce danger étant imminent, ainsi que Jésus le leur avait prédit, ils devaient veiller et prier pour s'y préparer ; mais voici qu'au contraire ils dormaient comme s'ils eussent été dans la plus parfaite sécurité. - L'esprit est rapide. Par un aphorisme important, dont la vérité ne fut que trop bien démontrée pendant cette nuit douloureuse, le Sauveur motive l'avertissement qu'il vient de donner à ses disciples. Il connaît sans doute leur bonne volonté, mais il connaît aussi leur faiblesse, et c'est contre cette dernière qu'il veut les mettre en garde. - Rapide, ardent, généreux, plein d'entrain. Les Apôtres ont montré l'ardeur de leur esprit quand ils ont promis à leur Maître de mourir avec lui s'il le fallait. - Mais la chair est faible. Tandis que l'esprit immatériel a de nobles élans, de ferventes aspirations qui portent l'homme en haut, la chair mortelle et animale l'entraîne au contraire en bas, soit parce qu'elle est incapable de suivre l'esprit, soit parce qu'ayant ressenti plus que lui les atteintes du péché, elle est plus imbue de corruption et de malice. Entre ces deux parties qui composent la nature humaine, il existe un triste contraste, souvent décrit par l'apôtre S. Paul, et dont Jésus expérimentait alors personnellement les effets. Mais en lui la chair fut domptée par l'esprit ; tandis qu'en ses disciples l'esprit est souvent défait et outragé par la chair.


Mt26.42 Il s'éloigna une seconde fois et pria ainsi : "Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite" - Il s'en alla. Les consolations terrestres même les plus légitimes lui faisant défaut, Jésus retourne auprès de son Père : là seulement il pourra trouver le réconfort dont il a besoin. - Mon Père... Sa nouvelle prière diffère à peine de celle que nous avons entendue plus haut. Elle se compose tout à fait des mêmes éléments. Néanmoins il la modifie légèrement, pour insister davantage sur la soumission la plus complète. La demande directe a même disparu : elle n'apparaît plus que voilée sous l'expression d'un entier assentiment aux volontés divines. - Si ce calice ne peut... Dieu veut qu'il boive la coupe amère jusqu'à la lie : la continuation de ses angoisses intérieures en est pour lui un indice manifeste. Il se prépare donc à une obéissance absolue. - Que ta volonté soit faite. « Ce ne sont pas les paroles de quelqu’un qui ne fait qu’accepter ce qu’il ne peut pas éviter, mais qui acquiesce de toute son âme », Rosenmüller, Scholia in Matth., h.l.


Mt26.43 Étant venu de nouveau, il les trouva encore endormis, car leurs yeux étaient appesantis. - Après s'être livré pendant quelque temps à ces sentiments de résignation, et après avoir forcé la nature à subir les lois de l'esprit, Jésus s'approche pour la seconde fois de ses disciples ; mais de nouveau il les trouve endormis. L'Évangéliste semble vouloir excuser leur sommeil en disant que leurs yeux étaient appesantis. A qui n'est‑il pas arrivé d'avoir les paupières alourdies par la fatigue ou par l'ennui ? On a de la peine alors à les tenir ouvertes ; elles se ferment comme si elles étaient de plomb.


Mt26.44 Il les laissa, et s'en alla encore prier pour la troisième fois, disant les mêmes paroles. - Il ne les réveille pas ; mais, renonçant aux témoignages d'affection par lesquels il espérait soulager un peu sa douleur, il gagne pour la troisième fois sa profonde retraite du jardin. - Il pria pour la troisième fois. Tant que dure la lutte intérieure, il prie. C'est ce que S. Luc exprime admirablement : « Étant en agonie, il priait plus instamment ... », 22, 44. Voir dans le récit de ce même évangéliste les détails relatifs à l'apparition de l'ange et à la sueur de sang du Sauveur. - En disant les mêmes paroles. Jésus répète la seconde formule, v. 42, qui exprimait, son cœur le lui disait, le sentiment le plus conforme aux circonstances et aux divins décrets. De nouveau il acquiesce donc à tout sans hésiter. Après ce troisième assaut, sa victoire est complète : les souffrances pourront tomber sur lui sous les formes les plus cruelles et les plus variées, il les subira avec un courage invincible. Relevons en passant la leçon morale qui se dégage pour nous de cette admirable scène. « Jésus‑Christ nous apprend, par son exemple, dans l'agonie de l'âme et du corps, à prier ; il prendra pitié de nous, quand même la défaillance ne nous laisserait que la force de répéter les mêmes paroles ». Fouard, Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, p. 30.


Mt26.45 Puis il revint à ses disciples et leur dit : "Dormez maintenant et reposez-vous, voici que l'heure est proche, où le Fils de l'homme va être livré aux mains des pécheurs. - Puis il revint... « Lorsque Notre‑Seigneur revient vers ses disciples, et qu'il les trouve endormis, la première fois, il leur en fait un reproche ; la seconde fois, il se tait ; la troisième fois, il leur ordonne de se reposer » , dit S. Hilaire notant la différence des visites que Jésus fit aux apôtres après chacune de ses prières. Tous les exégètes ne sont cependant pas de son avis sur le sens des mots dormez maintenant. Théophylacte, Euthymius, Maldonat, Meyer et d'autres croient qu'ils expriment une piquante ironie : « Voici qu'on va m'arrêter ; dormez si vous en avez le courage. » Mais l'ironie nous paraît peu naturelle, peu digne de Jésus en un pareil moment. Rien n'indique qu'il se soit départi à cet instant de l'esprit de douceur qui avait animé tous ses actes et toutes ses paroles pendant cette soirée mémorable. Nous préférons donc, avec la plupart des commentateurs, prendre la phrase dans sa signification obvie : « Dormez maintenant et prenez du repos! », dit fort bien S. Augustin, de Cons. Evang. Livre 3, chap. 4. Désormais, il est assez fort pour se passer de tout secours humain : il permet donc aimablement à ses amis de se reposer jusqu'à l'arrivée du traître. - Reposez-vous ; cette expression marque un repos complet et favorise l'opinion que nous venons d'adopter. Le divin Maître n'a pu l'employer que pour accorder réellement aux trois disciples toute liberté de chercher dans un sommeil réparateur quelque trêve à leurs fatigues et à leurs inquiétudes. - Voici que l'heure approche... C'est comme s'il disait : Profitez de ce répit bien court qui vous est laissé. Avec quel calme l'âme de Jésus, rassérénée par la prière et par l'abandon le plus parfait au plan divin, envisage les affreuses souffrances qui l'attendent.


Mt26.46 Levez-vous, allons, celui qui me trahit est près d'ici." - Levez-vous. Il s'écoula un temps plus ou moins considérable entre ces paroles et celles du verset précédent. Sous la garde leur Maître, les apôtres s'endormirent. Puis, Jésus les éveilla au moment de l'arrivée du traître et de ses sicaires. - Allons. Il veut aller au‑devant de ses bourreaux. « Il se dirige vers ses persécuteurs, et se présente de lui‑même à la mort : « Levez-vous, allons », c'est-à-dire, afin qu'ils ne vous trouvent pas en proie aux appréhensions et à la crainte, marchons de nous‑mêmes à la mort, et qu'ils soient témoins de l'assurance et de la joie de celui qu'ils vont faire souffrir », S. Jérôme in h.l. Tant son triomphe a été complet.


26, 47-56. Parall. Marc. 14, 43-52 ; Luc. 22, 47-53 ; Jean 18, 1-11.

Mt26.47 Il parlait encore, lorsque Judas, l'un des Douze, arriva, et avec lui une troupe nombreuse de gens armés d'épées et de bâtons, envoyée par les Princes des prêtres et les Anciens du peuple. - Jésus achevait à peine d'annoncer l'arrivée de Judas, que celui‑ci se présentait à l'entrée du jardin. - Un des douze. S. Matthieu avait déjà noté plus haut, v. 14, cette circonstance qui ajoute tant de noirceur au crime du traître ; il la signale une seconde fois, de concert avec les autres évangélistes, pour mieux flétrir le misérable qui avait abusé de tant de grâces. - Arriva... Judas se rend exactement à Gethsémani, parce qu'il savait, d'après S. Jean, 18, 2, que c'était la retraite favorite du Sauveur. Il avait supposé que son Maître y était venu aussitôt après la cène. Pour lui, il était sorti du cénacle avant les autres, cf. Jean 13, 30 ; afin d'aller avertir les princes des prêtres et leur demander la troupe avec laquelle il se présentait actuellement. - Une foule nombreuse. Dans cette bande sinistre on remarquait un certain nombre de serviteurs du Sanhédrin, une cohorte romaine, Cf. Jean 18, 3, et même plusieurs d'entre les Sanhédristes qui avaient voulu assister à l'arrestation de leur ennemi. Cf. Luc. 22, 52. Chemin faisant, elle s'était sans doute grossie en recrutant quelques fanatiques et quelques curieux. - Armée d'épées. Le mot employé dans le texte grec indique l'épée courte, à un seul tranchant, qui était alors d'un fréquent usage. C'étaient vraisemblablement les soldats qui en étaient munis. Quant aux bâtons, ils devaient armer les fanatiques qui s'étaient associés aux sicaires envoyés par le Grand Conseil. On avait fait un grand déploiement de forces pour arrêter Notre‑Seigneur, car on voulait à tout prix s'emparer de sa personne et l'on craignait quelque résistance de la part de ses amis.


Mt26.48 Le traître leur avait donné ce signe : "Celui que j’embrasserai, c'est lui, arrêtez-le." - Un signe. Le traître pense à tout. Jésus ne sera pas seul dans le jardin ; du reste, c'est la nuit, bien que la lune ait pu luire alors dans son plein ; enfin la plupart de ceux qui forment l'escorte de Judas ne connaissaient peut-être pas personnellement Notre‑Seigneur. Il fallait par conséquent un signe pour qu'on le distinguât sans peine au milieu de son entourage. - Celui que j'embrasserai. En Orient, le baiser a toujours été un des modes de salutation les plus fréquents. Chez les Juifs en particulier les disciples avaient coutume de saluer leur Maître en l’embrassant. Le signe de Judas est donc choisi aussi bien que possible pour sauvegarder les apparences et dissimuler sa trahison aux yeux des autres apôtres. C'est ce qui fait dire à S. Jérôme : « Il a à ce point honte devant les disciples, qu'il ne livre pas ouvertement le Seigneur à ses persécuteurs, mais par le signe du baiser ». Mais d'un autre côté, quelle noirceur n'y a‑t-il pas à transformer le signe de l'amitié, de la tendresse, en celui de la trahison la plus perfide ? - C'est lui : lui, par antonomase. Celui que nous cherchons. - Saisissez-le. S. Marc ajoute « et emmenez-le sous bonne garde ». Le traître craignait que Jésus, dont il connaissait la puissance miraculeuse, n'en fît usage pour s'échapper des mains de ses geôliers.


Mt26.49 Et aussitôt, s'approchant de Jésus, il dit : "Salut, Maître", et il l’embrassa. - Après s'être ainsi entendu avec les gens de son escorte, Judas s'approche de Jésus avec tous les dehors de l'affection et du respect. - Salut, Maître C'est l'expression hypocrite de son prétendu respect. - Il l'embrassa. C'est l'expression non moins hypocrite de son affection. Affreux baiser, dont celui de Joab, cf. 2 Samuel 20, 9 et ss., avait été le type ; c'est à cause de l'horreur légitime qu'il inspire que l'Église a supprimé le baiser de paix dans la liturgie du Jeudi saint. On dirait, d'après le texte grec, que le traître affecta de le prolonger, ou même de le répéter à différentes reprises, pour mieux cacher son jeu. Et Jésus se laissa faire. Il ne retira pas son visage divin pour se soustraire à cette infâme caresse.


Mt26.50 Jésus lui dit : "Mon ami, pourquoi est-tu ici ?" En même temps, ils s'avancèrent, mirent la main sur Jésus et le saisirent. - Du moins il voulut montrer au traître qu'il n'était pas induit en erreur par cette marque extérieure d'amitié. - Mon ami. Quelques auteurs attribuent encore à cette expression une signification ironique. Ce serait, suivant eux, un synonyme de « homme très mauvais ». Nous préférons la regarder comme une parole de bonté adressée au traître pour le toucher. - Pourquoi es‑tu venu. Exclamation de douloureuse surprise, et en même temps reproche justement sévère sous une forme pleine de délicatesse. Il y a dans ces mots un appel foudroyant à la conscience et au cœur de Judas. Le Sauveur ajouta, d'après le récit de S. Luc : « Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme! ». - Alors ils s'avancèrent : non pas seulement d'une manière immédiate ; auparavant eut lieu la scène racontée par S. Jean, 18, 4-8. - Mirent les mains... S. Jean Chrysostome ne peut s'empêcher de dire en citant ce trait : « Cependant ils n'auraient rien pu faire, si lui‑même ne l'avait permis. » Hom. 83 in Matth.








Mt26.51 Et voilà qu'un de ceux qui étaient avec Jésus, mettant l'épée à la main, en frappa le serviteur du grand prêtre et lui emporta l'oreille. - Il y eut cependant quelqu'un pour prendre la défense de Jésus au moment de son arrestation. Ce fut S. Pierre, dissimulé il est vrai sous la vague expression un de S. Matthieu, mais clairement désigné par le quatrième Évangéliste, Cf. Jean 18, 10. Pourquoi S. Matthieu ne l'a‑t-il pas nommé ? De crainte, a‑t-on répondu souvent, d'attirer sur lui les vengeances des Juifs, puisqu'il vivait encore au moment où paraissait le premier Évangile. Ce motif n'est pas sans valeur quoiqu'il soit rejeté par la plupart des exégètes modernes. - Étendant la main : détail pittoresque. - Son épée. Voir dans S. Luc, 22, 38 et ss., la méprise singulière des disciples, par suite de laquelle S. Pierre s'était muni de ce glaive qui faillit compromettre gravement toute la troupe apostolique. - Frappa le serviteur... Le serviteur du grand‑prêtre blessé par S. Pierre s'appelait Malchus. Cf. Jean 18, 10. - Lui coupa l'oreille. Emporté par son ardeur inconsidérée, et se souvenant de ses récentes promesses, Simon‑Pierre voulait fendre le crâne de l'un des sbires qui accompagnaient Judas ; mais sa précipitation lui fit manquer son coup et il n'atteignit que l'oreille droite de Malchus, Cf. Jean l.c.


Mt26.52 Alors Jésus lui dit "Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui se serviront de l'épée, périront par l'épée. - Pierre avait de nouveau brandi son glaive et se disposait à frapper un autre adversaire, quand Jésus l'arrêta par une ordre formel accompagné d'une grave réflexion. - Remets... C'est l'ordre : Pierre doit sur‑le‑champ remettre le glaive au fourreau. A sa place, c'est-à-dire dans le fourreau, comme dit S. Jean. - Car tous ceux... C'est la réflexion qui motive l'ordre. Elle consiste en un axiome dont la signification générale est que la violence ne sert de rien, mais qu'elle retombe sur son auteur ; ou que le zèle aveugle est ordinairement nuisible. - Qui prendront l'épée. Il ne s'agit pas ici du « droit du glaive » que possèdent les sociétés, et qui leur est nécessaire pour se défendre : le proverbe s'adresse seulement aux particuliers qui, sans une nécessité réelle, tireraient le glaive arbitrairement : ces imprudents sont bien avertis qu'il existe une sorte de talion dont ils seront tôt ou tard les victimes. - Jésus ne dit pas autre chose à S. Pierre : c'est donc très arbitrairement que plusieurs exégètes, entre autres Euthymius et Grotius, voient dans ces paroles une prédiction de la ruine future des Juifs et des Romains. On peut en rapprocher à plus juste titre le proverbe célèbre « Ecclesia non sitit sanguinem », l'Église n'est pas assoiffée de sang.


Mt26.53 Penses-tu que je ne puisse pas sur l'heure prier mon Père, qui me donnerait plus de douze légions d'anges ? - Jésus signale à l'Apôtre trop ardent un second motif pour lequel il aurait dû se tenir sur la réserve. - Penses‑tu. L'Apôtre semblait prouver par sa conduite qu'il ignorait la puissance de son Maître : celui‑ci lui rappelle l'influence personnelle dont il jouit auprès de Dieu. Il lui suffirait d'adresser une simple prière à son Père céleste pour en obtenir un prompt et puissant secours, qui réduirait à néant les efforts de ses ennemis. Il peut donc se passer de toute intervention humaine. - Qui me donnerait ; il me fournira, il placera à mes côtés. - Douze légions d'anges. La légion, ainsi nommée parce qu'on choisissait primitivement parmi les citoyens romains les hommes qui la composaient, n'eut pas toujours le même nombre de soldats. Néanmoins, depuis l'époque de Marius, elle en comprenait habituellement six mille, sans compter un corps d'auxiliaires assez considérable et une aile de cavalerie forte de trois cents hommes. A prendre ce chiffre rond de 6000 hommes, l'armée angélique formée de douze légions - autant de légions que Jésus avait d'Apôtres - aurait compris 72000 combattants. On comprend qu'avec une telle troupe le Sauveur eût pu défier tous ses adversaires. Mais il se gardera bien d'adresser à Dieu une prière qui lui procurerait cette armée : n'a‑t-il pas accepté le rôle de Rédempteur ? Il saura le remplir jusqu'au bout.


Mt26.54 Comment donc s'accompliront les Écritures, qui attestent qu'il en doit être ainsi ?" - Comment donc... En effet, dans le cas où son Père lui enverrait douze légions d'anges pour l'arracher à ses bourreaux, comment s'accompliraient les Écritures, où il est prédit si clairement que le Christ doit souffrir et mourir pour le salut du monde ? Cf. Isaïe 53 ; Daniel 9, 26 ; etc. Jésus ne saurait donner un démenti aux prophéties de l'Ancien Testament. - Ainsi... Il y a ici un hébraïsme évident, en même temps qu'une ellipse. « Il nous faut comprendre, dit très bien Maldonat (Comm. in h.l) comment se réaliseront les Écritures qui disent : parce qu’il faut qu’il en soit ainsi. Ce parce que des Hébreux joue habituellement le rôle d’un infinitif : qui disent qu’il en sera ainsi ». « Ainsi », c'est-à-dire, comme cela a lieu en réalité. - Sur il doit en être ainsi, voir 16, 21 et l'explication.


Mt26.55 En même temps, Jésus dit à la foule : "Vous êtes venus, comme à un voleur, avec des épées et des bâtons pour me prendre. J'étais tous les jours assis parmi vous, enseignant dans le temple, et vous ne m'avez pas saisi, - Bien qu'il se livre à ses ennemis, Jésus leur reproche cependant avec une majestueuse autorité la honte et la lâcheté de leur conduite à son égard. Il les fait trembler sous son regard et sous ses reproches sévères. - Comme après un voleur... Leur grand nombre, leurs armes, ce lieu solitaire, cette heure nocturne, tout ne semblerait‑il pas indiquer qu'ils sont à la recherche d'un brigand dangereux ? Et pourtant le Sauveur n'avait jamais cherché à se mettre à l'abri de leurs poursuites, ainsi qu'il le dit en opposant sa manière d'agir si franche et si ouverte à leurs perfides manœuvres. - Tous les jours : tous les jours, lorsqu'il était à Jérusalem pendant le temps des fêtes, et spécialement durant cette dernière semaine, il avait passé de longues heures sous les portiques du temple, chez ses adversaires par conséquent, puisque beaucoup d'entre eux appartenaient au parti sacerdotal ; et là, dans l'endroit le plus public de la capitale juive, à quoi s'occupait‑il ? A enseigner pacifiquement des foules pacifiques. Il eût donc été facile aux sergents du sanhédrin de l'arrêter, puisqu'il se trouvait alors sans défense. Pourquoi ne l'ont‑ils pas fait ? « Mais c'est ici votre heure, et la puissance des ténèbres » ajoute ironiquement le Sauveur d'après S. Luc 22, 53.


Mt26.56 mais tout cela s'est fait, afin que s'accomplissent les oracles des prophètes." Alors tous les disciples l'abandonnèrent et prirent la fuite. - Mais tout cela... : c'est-à-dire la manière dont vous me traitez. Plusieurs auteurs regardent ces paroles comme une réflexion de l'évangéliste (Érasme, Bengel, Jansénius, Schegg, etc.). L'opinion commune les attribue très‑justement à Jésus. Il n'y a pas de raison de les lui enlever. Le divin Maître répète donc à ses bourreaux la pensée qu'il venait d'exprimer à S. Pierre, v. 54, et qu'il avait redite jusqu'à quatre fois dans cette mémorable soirée, cf. vv. 24 et 31, tant elle occupait son esprit. Il s'attache fortement à l'Écriture, soit qu'il parle aux Juifs exaspérés, soit qu'il s'adresse à ses dociles apôtres. Il confond ceux‑là dans leur folie par des preuves tirées de l'Écriture, il fortifie ceux‑ci dans leur découragement par les promesses consolantes des Saints Livres. Il en appelle aux Écritures dans ses véhémentes discussions avec les hommes ; il en appelle aux Écritures quand il consent à mourir pour eux. A Satan, il répond par Il est écrit, et il demande à son Père que l'Écriture soit accomplie ». - Les disciples s'enfuirent. Ainsi se réalisa la récente prédiction du Sauveur, v. 31. Voyant que leur Maître rejetait toute idée de résistance humaine et qu'il refusait en même temps de recourir aux secours d'en haut, ils craignent pour leur propre liberté, peut-être pour leur propre vie, et ils mettent l'une et l'autre en sûreté par une prompte fuite. Le Pasteur était frappé, les timides brebis se dispersaient. Mais quoique prévu et annoncé, ce coup dut être bien sensible au cœur de Jésus.


26, 57-68. Parall. Marc. 14, 53-65 ; Luc. 22, 54-65 ; Jean 18, 19-23.

Mt26.57 Ceux qui avaient arrêté Jésus l'emmenèrent chez Caïphe, le grand prêtre, où s'étaient assemblés les Scribes et les Anciens du peuple. - Cependant, la troupe qui avait arrêté Notre‑Seigneur se mit en marche pour le conduire devant ses juges, si l'on peut donner ce nom à des hommes qui longtemps auparavant avaient décrété sa mort. S. Matthieu et les deux autres synoptiques ne disent rien d'une première audience, tout à fait privée, il est vrai, qui eut lieu chez Anne, ainsi que le raconte S. Jean, 18, 12-14, 24, et ils passent immédiatement à l'interrogatoire officiel auquel le Sanhédrin assistait au grand complet. - Les scribes et les anciens s'étaient rassemblés : la chambre sacerdotale est mentionnée un peu plus bas, v. 59. Ils sont à leur poste attendant leur victime que le traître est allé chercher à Gethsémani, accompagné, nous l'avons vu, de quelques‑uns d'entre eux. Cette fois encore, cf. v. 3, c'est dans le palais de Caïphe que se tient l'Assemblée, et non dans le local ordinaire du Gazzith. Et pourtant, il était enjoint sous peine de nullité « ipso facto » que les arrêts de mort fussent prononcés dans cette salle. Le Talmud et ses commentateurs le disent expressément : « Lorsqu'on quitte le Gazzith, on ne peut porter contre qui que ce soit une sentence de mort », Abod. Zar. c. 1, f. 8, 1. « Il ne pouvait y avoir de sentence capitale qu'autant que le Sanhédrin siégeait en son lieu », Maimonid. tr. Sanh. c. 14. Pourquoi donc cette anomalie dans la circonstance présente ? Les exégètes l'expliquent différemment. Plusieurs l'ont regardée comme l'une de ces injustices criantes qui abondent dans le procès de Jésus. D'autres disent que la séance de nuit ne fut pas précisément officielle, et que la sentence ne fut proclamée d'une manière valable et définitive que le lendemain matin, dans la réunion mentionnée par S. Luc, 22, 66 ; alors on se serait assemblé dans le Gazzith. Il est plus probable qu'il faut rattacher ce fait à la privation du « droit du glaive » infligée au Sanhédrin par les Romains. Le Talmud est formel là-dessus. Quatre années environ avant la mort de Jésus, racontent les Rabbins, Rome ayant enlevé aux Sanhédristes le droit d'exécuter les sentences capitales, ils cessèrent de tenir leurs séances dans la salle des Pierres taillées et vinrent siéger dans la ville. Cf. Sanhédr. f. 24, 2 ; Avod. Zar. f. 8, 2. C'est donc pour cela qu'on se serait réuni chez le Grand‑Prêtre.


Mt26.58 Pierre le suivit de loin jusqu'à la cour du grand prêtre, y entra, et s'assit avec les serviteurs pour voir la fin. - Ce verset forme une parenthèse au milieu du récit ; mais les détails qu'il contient ont pour but de préparer la triste scène du reniement de S. Pierre, qui sera racontée plus loin, vv. 69-75. Le prince des Apôtres avait d'abord pris honteusement la fuite avec ses collègues : bientôt cependant, confus de sa faiblesse, il s'était enhardi et il avait suivi, quoique de loin, la bande qui emmenait Jésus captif. C'était du moins une marque de fidélité qu'il fut seul avec S. Jean à donner au Sauveur. - Jusqu'à la cour... Quand le cortège fut parvenu à l'entrée de la cour intérieure que nous avons mentionnée en expliquant le v. 3, Pierre fut obligé de s'arrêter ; mais le disciple bien‑aimé, qui survint alors, l'introduisit dans l'atrium à ciel ouvert sur lequel s'ouvraient les principaux appartements du palais. Cf. Jean 18, 15-18. C'était un coup hardi, digne de ces deux Apôtres dévoués entre tous à Jésus. - Il s'assit avec les serviteurs. Les serviteurs du Sanhédrin et les serviteurs du grand‑prêtre, désignés sous le nom de « ministres », après avoir conduit leur prisonnier à la salle d'audience dans laquelle quelques‑uns d'entre eux seulement étaient restés, s'étaient retirés dans la cour. S. Jean, 18, 18, les montre assis autour d'un feu qu'ils avaient allumé à cause du froid. Pierre prit place à côté d'eux. - Pour voir la fin. Son intention était de voir l'issue de l'interrogatoire. Non qu'il lui fût possible d'entrer dans la salle où se trouvait l'assemblée ; mais, à une distance si rapprochée, il ne tarderait pas à connaître le sort réservé à son Maître. Hélas. De tristes événements l'attendent lui‑même dans le milieu si dangereux où il s'est imprudemment jeté.


Mt26.59 Cependant les Princes des prêtres et tout le Conseil cherchaient quelque faux témoignage contre Jésus afin de le faire mourir, - Plus favorisés que S. Pierre, nous pouvons, grâce au récit évangélique et aux données de l'archéologie, pénétrer jusque dans la salle d'audience, et voir de près la conduite inique des Sanhédristes, qui jouent en même temps, contrairement à toutes les lois humaines, le double rôle de Juges et d'accusateurs. - Les conseillers sont assis en demi‑cercle sur des coussins. Au centre de l'hémicycle, sur des estrades élevées, se tiennent le Nasi ou président, c'est-à-dire Caïphe dans la circonstance présente, et le vice‑président, qui était peut-être Anne, ancien grand‑prêtre. Ils ont auprès d'eux les Sages, conseillers ordinaires du Sanhédrin. A chacune des extrémités de l'hémicycle est placé un secrétaire : celui de droite a pour mission de recueillir tout ce qui est à la décharge du divin accusé, celui de gauche notera tout ce qui lui sera défavorable. La tâche du premier sera facile : Au milieu de la salle nous apercevons le Sauveur, entouré d’hommes armés qui veillent sur lui. Voir Lémann, Valeur de l'assemblée qui prononça la peine de mort contre Jésus‑Christ, p. 6 et ss. - Ils cherchaient un faux témoignage... Parole bien significative. Les Sanhédristes ont décidé en principe la mort de leur ennemi, comme l'expriment les derniers mots du verset. - Pour le faire mourir. Voilà leur but : ils veulent à tout prix, dit S. Jean Chrysostome, assouvir leur rage sanguinaire. Et pourtant il leur faut au moins un simulacre de justice, et, par conséquent, une apparence d'accusation sérieuse. Mais quelle accusation sérieuse formuleront‑ils contre Jésus ? N'a‑t-il pas réfuté, en les couvrant eux‑mêmes de confusion, toutes leurs attaques précédentes ? Ils le savent ; aussi ont‑ils pris leurs mesures en conséquence. De faux témoins, subornés par eux, sont là dans la salle d'audience, prêts à faire tomber sur Jésus les charges les plus mensongères. La qualification de « faux » attribuée dans le récit évangélique aux témoignages que cherchaient les Juges n'est pas seulement vraie, comme le pensait Euthymius, au point de vue du narrateur ; elle est exacte sous tous rapports. Les Sanhédristes savaient d'avance que ces témoignages étaient faux, et néanmoins ils étaient déterminés à régler sur eux leur jugement. Mais leur attente perfide fut frustrée par la Providence : il ne devait pas être dit que Jésus serait condamné même pour une apparence de forfait. Tout son crime sera d'affirmer et de prouver qu'il est le Messie.


Mt26. 60 et ils n'en trouvèrent pas, quoique plusieurs faux témoins se fussent présentés. Enfin il en vint deux - La conduite du Sauveur toujours si sainte, et en même temps si pleine de sagesse, n'offrait pas de prise même aux faux témoignages. Aucune des accusations dirigées contre lui n'avait un air de vérité, de légalité suffisant pour que ses Juges, quoique dépourvus de conscience et de pitié, osassent s'en servir pour le condamner. Et cependant, l'évangéliste l'affirme expressément, les faux témoins ne manquaient pas. Mais, ajoute S. Marc, 14, 56, « les témoignages ne s'accordaient pas ». Or, d'après la loi, cf. Nombres 35, 30 ; Deutéronome 14, 15 ; 17, 6, « un témoignage était de nulle valeur si ceux qui le portaient n'étaient pas d'accord sur tous les points du même fait », Sanhedr. 5, 2. Cf. Lémann, Valeur de l'Assemblée, etc. p. 78. - Enfin il vint ; en dernier lieu, après une longue série de témoignages entachés de nullité, on entend une déposition qui fournira peut-être au Sanhédrin le prétexte tant désiré. - Deux faux témoins. Deux témoins, faux à la vérité, mais c'est juste le nombre requis : peu importe le reste : La sentence pourra être enfin prononcée.


Mt26.61 qui dirent : "Cet homme a dit : Je puis détruire le temple de Dieu et le rebâtir en trois jours." - Cet homme a dit. La parole qui servait de base à cette fausse accusation remonte aux premiers jours de la Vie publique du Sauveur. Grâce à S. Jean qui nous l'a conservée, 2, 19, nous pouvons contrôler l'assertion mensongère des deux accusateurs. Jésus avait dit : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours », langage qui n'avait rien d'irrespectueux pour le temple, soit qu'on le considérât en lui‑même, soit qu'on l'envisageât au point de vue du sens voulu par Notre‑Seigneur. En lui‑même, il était purement hypothétique et signifiait : supposez que ce temple soit détruit, je le rebâtirai. Au point de vue de sa signification réelle, il ne contenait aucune allusion au temple proprement dit, car il désignait le corps de Jésus, que ce divin Maître se chargeait de ressusciter quand les Juifs l'auraient fait mourir. Mais, défiguré par la sottise ou par la malice des faux témoins, il devenait immédiatement sacrilège, puisqu'il contenait une menace contre l'objet le plus sacré du Judaïsme. Ce témoignage visait à les convaincre de son impiété, puisqu'il proposait de détruire le temple très saint, et de sa présomption ou de ses facultés magiques, puisqu'il proposait de le rebâtir ».


Mt26.62 Le grand prêtre, se levant, dit à Jésus : "Ne réponds-tu rien à ce que ces hommes déposent contre toi ?" - Caïphe, en entendant cette accusation, se leva comme s'il eût été en proie à l'indignation la plus vive, et comme s'il eût voulu, par une attitude pleine de respect, protester contre l'outrage fait au culte de Dieu. Mais ce geste théâtral et les paroles qui le suivirent n'avaient‑ils pas plutôt pour but de masquer une nouvelle défaite, et de faire oublier à l'assistance que ce témoignage était frappé de nullité aussi bien que les autres ? En effet, nous lisons dans S. Marc, 14, 59, que les deux derniers témoins eux‑mêmes ne pouvaient tomber d'accord. Le grand‑prêtre presse donc l'accusé de fournir des explications pour se justifier, s'il le peut. - Tu ne réponds rien... Niez-vous l'accusation ? Ou bien, avez-vous réellement proféré ces paroles ? Et alors, ne voulez-vous pas nous indiquer le sens que vous leur attribuiez ? Ce mode d'interrogation est brutal : de la part du président d'un tribunal, il constitue une véritable indignité, en même temps qu'une injustice criante. - « Tu ne réponds rien ? À ce que ces hommes déposent contre toi ? ».


Mt26.63 Jésus gardait le silence. Et le grand prêtre lui dit : "Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu ?" - Mais Jésus se taisait. Le Sauveur accomplissait, par ce silence d'une ultime dignité, l'oracle du Roi Prophète, Psaume 37, 13-15 : « Ceux qui cherchaient un prétexte pour m'ôter la vie, et qui voulaient me perdre, disaient des choses vaines et fausses ; ils ne pensaient qu'à me tendre des pièges. Mais j'ai été à leur égard comme un sourd qui n'entend pas, et comme un muet qui n'ouvre pas la bouche. » Au reste, à quoi lui eût‑il servi de se défendre ? « Il était inutile de répondre, puisqu’il n’y avait personne qui voulut écouter. Il n’y avait qu’un simulacre de jugement. Et ce concile n’était en effet qu’une assemblée d’homicides et de voleurs. », S. Jean Chrysost. Hom. 84 in Matth. Aux calomnies de ces accusateurs Jésus n'oppose qu'un noble silence, bien qu'il lui eût été facile de les réduire à néant, comme il avait fait tant de fois. Son heure est venue. Il laisse agir ses bourreaux. - Alors le grand prêtre... Caïphe, blessé par le silence du Sauveur, affecte de recourir aux grands moyens. Toujours debout, il adresse à l'accusé ces paroles solennelles : Je vous adjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ, Fils de Dieu. - Je t'adjure, « faire jurer, obliger à prêter serment ». Par cette formule, Caïphe forçait donc Notre‑Seigneur Jésus‑Christ de répondre, en même temps qu'il plaçait sa réponse sous le sceau du serment. Comparez Genèse 24, 3 ; 50, 5. - Par le Dieu vivant, au nom du Dieu vivant. On rappelait ainsi à l'accusé que Dieu allait être témoin des paroles qu'il prononcerait, et que Dieu saurait au besoin venger le parjure. - Si tu es le Christ. Jésus devra dire clairement au Sanhédrin s'il est, oui ou non, le Messie promis. Il faut que sa confession soit entière et ne laisse subsister aucun doute. - Les commentateurs sont partagés sur le sens des mots Fils de Dieu, qui terminent la question de Caïphe. Plusieurs les regardent comme un simple prédicat d'honneur, synonyme de « Messie » ; d'autres pensent que le grand‑prêtre les employa pour désigner une vraie filiation divine (Olshausen et Stier parmi les protestants, Bisping parmi les catholiques). Il ne nous semble pas douteux que cette seconde interprétation ne soit la véritable. Caïphe, qui veut en finir, qui veut obtenir de Jésus une réponse dont il se servira pour le condamner sûrement, demande par là-même le plus possible. Le Sauveur avait souvent affirmé devant les Juifs, pendant la dernière période de sa vie, qu'il avait Dieu pour père : le Nasi ne l'ignore pas, de là cette forme précise donnée à la question. Il faut qu'il soit impossible à l'accusé d'éluder cette fois une réponse.




Mt26.64 Jésus lui répondit : "Tu l'as dit, de plus, je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l'homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel." - « Jésus respecte sur les lèvres du grand‑prêtre la majesté du nom de Dieu. Il cède à une interpellation dont il connaît la malice, mais qui est revêtue de ce qu'il y a de plus auguste dans la religion. Il n'est pas trompé par la dissimulation du pontife, mais il veut honorer le nom divin dont celui‑ci se sert pour la couvrir », Lémann, Valeur de l'Assemblée, etc. p. 82. Ainsi adjuré, il va donc énoncer la vérité pleine et entière. - Tu l'as dit, répond‑il simplement. Tu l'as toi‑même déclaré ; oui, je suis le Messie, fils de Dieu. Jésus corrobore ensuite son assertion par une déclaration majestueuse qu'il profère avec le calme et l'autorité d'un roi. - De plus... Je suis le Christ, et la preuve, c'est que vous me verrez assis à la droite du Tout‑Puissant. - Désormais peut seulement signifier « à partir de cet instant » (cf. S. Luc. 22, 69). Cet adverbe ne saurait désigner, comme le veut Maldonat, le jour du jugement dernier d'une manière exclusive. La Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ est le point de départ du nouvel ordre de choses prédit en ce moment. Cf. Jean 13, 31. - Vous verrez. Les Juges du Sauveur expérimenteront personnellement, verront de leurs propres yeux ce qu'il annonce : ils assisteront aux débuts de sa gloire. Ne furent‑ils pas témoins des miracles du Golgotha, de la Résurrection, de la Pentecôte, des prodiges opérés par les Apôtres, de l'établissement rapide de l'Église, puis de la ruine terrible de Jérusalem ? Et ces événements n'ont‑ils pas été les préludes, et le type, et le gage infaillible du second avènement de Jésus, que les membres du Grand Conseil contempleront de même au dernier jour ? - Le Fils de l'homme : titre bien humble, que le divin accusé prend à dessein pour établir un frappant contraste entre sa situation présente et l'état glorieux qu'il prophétise. - Assis à la droite... Lui si méprisé, si outragé à l'heure actuelle, on le verra trônant à la droite de Dieu, Cf. 22, 44, avec toute la gloire d'un Juge suprême. Il sera assis comme ses accusateurs le sont présentement, et muni de toute la puissance céleste. - Sur l'hébraïsme puissance de Dieu pour « de Dieu tout‑puissant », c'est l'abstrait pour le concret. - Venant sur les nuées... Cf. 24, 30 ; Daniel 7, 13-14. Tout l'avenir judiciaire du Sauveur, toutes les manifestations historiques de son pouvoir à travers les siècles, avec la ruine de Jérusalem et la fin des temps comme points culminants, sont compris dans cette magnifique description. Non‑seulement Jésus affirme qu'il est le Messie : mais il atteste en outre qu'il prouvera par des faits la réalité de son caractère messianique et de sa divine filiation. Jamais témoignage plus important n'était sorti des lèvres de Jésus ; car jamais Notre‑Seigneur n'avait proclamé d'une manière aussi claire, aussi officielle, aussi sacrée, les titres auxquels il prétendait. Mais, répondre comme il venait de le faire, en face d'une telle assemblée, c'était saisir d'avance la croix et la couronne d'épines, c'était prononcer sa propre condamnation. La sentence ne se fera pas longtemps attendre.


Mt26.65 Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : "Il a blasphémé, qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Vous venez d'entendre son blasphème : - Un juge ami de la justice et de la vérité aurait dû instituer une enquête pour examiner l'assertion de l'accusé. Jésus en effet n'était pas le premier venu. Sa vie, sa prédication et ses miracles, rapprochés du témoignage qu'il venait de se rendre solennellement à lui‑même, ne contenaient‑ils pas la preuve la plus authentique et la plus irréfragable ? Mais il s'agissait bien d'enquête et de justice. On voulait la mort du Sauveur, et, depuis le commencement jusqu'à la fin, c'est dans le sens d'une condamnation à la peine capitale que les débats sont dirigés. Caïphe, oubliant son rôle de président, continue de jouer celui de premier accusateur. - Il déchira ses vêtements. L’Orient a toujours été par excellence le pays des manifestations extérieures : la douleur, l'effroi, l'indignation, et en général toutes les vives émotions, y étaient représentés par des actes qui, naturels dans le début, étaient devenus purement conventionnels. Tel était, chez les Juifs, le signe usité et même prescrit, lorsqu'on entendait un blasphème ou qu'on était témoin d'une action sacrilège. Il consistait à déchirer aussitôt avec les marques d'une sainte colère les vêtements dont on était couvert. Cf. 2 Rois. 18, 17 ; Actes des Apôtres 19, 13 ; etc. Les rabbins, qui se complaisaient dans cette sorte de détails, avaient déterminé minutieusement la manière dont devait s'opérer cette lacération. « La déchirure des vêtements se fait debout. Elle part du cou d’en avant, non d’en arrière. Elle ne se fait pas sur les côtés ou sur les franges du vêtement. La longueur de la déchirure est d’une palme. On ne déchire ni la chemise ni le manteau d’extérieur, mais tous les autres vêtements que l’on porte, même au nombre de dix », Maimonides, cité par Buxtorf, Lexic. Talm. p. 2146 ; cf. Otho, Lexic. Rabb. s. v. Blasphemus, Laceratio ; Schoettgen, Hor. Hebr. in h.l. - Caïphe saisit donc violemment le haut de sa robe, et il la déchira à partir du col jusque vers la poitrine. En même temps il s'écriait : Il a blasphémé. Cet homme est coupable de blasphème, puisqu'il ose se dire le Christ, le Fils de Dieu. Mais n'était‑ce‑pas le grand‑prêtre lui‑même qui blasphémait en ce moment, puisqu'il refusait à Jésus les titres auxquels il avait droit d'une manière si manifeste, et qu'il le traitait comme le dernier des malfaiteurs ? - Qu'avons‑nous encore besoin... Caïphe était heureux de pouvoir se passer de témoins : un long et minutieux interrogatoire, conduit avec partialité, ne lui avait que trop bien démontré l'inutilité de ce moyen pour condamner Notre‑Seigneur. Il ose donc prétendre, afin d'enlever tout scrupule à ses collègues, et pour prévenir les accusations de l'opinion publique, que désormais cette formalité n'est plus nécessaire, tandis que la loi l'enjoignait aux Juges avec une grande rigueur. - Vous venez d'entendre... Vous êtes vous‑mêmes des témoins suffisants.


Mt26.66 Qu'en pensez-vous ?" Ils répondirent : "Il mérite la mort." - Qu'en pensez-vous ? C'est-à-dire, quelle est votre opinion sur la culpabilité de l'accusé et par conséquent, sur le châtiment qu'il mérite ? C'est un vote en masse et par acclamation que le grand‑prêtre demande, toujours malgré la loi, d'après laquelle les juges devaient absoudre ou condamner chacun à leur tour. Cf. Sanhed. 15, 5. Et puis, « après avoir qualifié d'horrible blasphème la réponse de Jésus‑Christ, après avoir déclaré qu'il n'est plus besoin de nouvelles preuves ni de nouveaux témoignages pour porter contre lui une peine capitale, demander à ses collègues ce qu'il leur en semble, n'est‑ce pas la plus amère des dérisions ? » Lémann, Valeur de l'assemblée, etc. p. 86. - Mais les Sanhédristes ne s'en inquiètent guère, leur jugement est depuis longtemps arrêté. Ils répondent conformément au désir du grand‑prêtre : Il mérite la mort. C'était d'ailleurs la sentence prononcée par Dieu lui‑même contre le crime attribué à Jésus : « Celui qui blasphémera le nom de l'Éternel sera puni de mort », Lévitique, 24, 16. Après ce cri déicide, la séance fut levée : le Grand Conseil avait atteint son but, car Jésus était condamné à mort. - S. Luc et S. Jean nous fourniront de nouveaux renseignements sur la conduite du tribunal suprême des Juifs dans la partie du procès de Notre‑Seigneur qui fut de son ressort ; mais ceux que nous avons lus dans le premier Évangile suffisent largement pour nous permettre de conclure qu'il y eut dans cette circonstance un abus affreux de la justice. Nous avons relevé quelques‑unes des illégalité du procès : MM. Les abbés Lémann qui l'ont révisé « en fils d'Israël », c'est-à-dire au point de vue de la Loi juive, dans l'ouvrage intéressant que nous avons déjà cité plusieurs fois (Valeur de l'Assemblée qui prononça la peine de mort contre Jésus‑Christ, Lyon 1876), y ont découvert jusqu'à vingt‑sept irrégularités manifestes, dont les moins graves entraînaient la nullité de la sentence. Si plusieurs de ces irrégularités n'atteignent que les formes légales de la procédure judaïque, la plupart d'entre elles sont des injustices révoltantes que réprouve le droit général, indépendamment des circonstances de temps et de pays : M. Dupin l'a montré dans un opuscule célèbre intitulé : Jésus devant Caïphe et Pilate, Paris, 1829. On s'assemble pour condamner ; c'est d'après ce plan arrêté que les débats sont conduits. On écarte les témoins à décharge : les témoins à charge seront seuls entendus. La voix de l'accusé est bruyamment étouffée par la voix du président. Pour tout dire en un mot avec S. Jean Chrysostome, Hom. 84 : « ils étaient eux‑mêmes les accusateurs, les témoins, les examinateurs et les juges: eux seuls tenaient lieu de tout ». Et pourtant, il s'est trouvé des écrivains qui ont entrepris de légitimer au point de vue juridique la condamnation de Jésus. Cf. Salvador, Hist. des institutions de Moïse et du peuple hébreu. 4, p. 163 et ss., Paris, 1828 ; du même, Jésus‑Christ et sa doctrine, Paris, 1836.


Mt26.67 Alors ils lui crachèrent au visage, et le frappèrent avec le poing, d'autres le giflèrent, - Lorsque la sentence du Sauveur eut été prononcée, une scène affreuse, presque inouïe dans les annales des peuples civilisés, commença. Le divin condamné fut abandonné par le Sanhédrin aux serviteurs et aux gardes qui lui firent subir les derniers outrages. Sans doute, ce ne furent pas directement les membres du Grand Conseil qui se rendirent coupables des infamies racontées par les synoptiques : S. Luc, 22, 63-65, rejette très‑clairement la faute sur les officiers subalternes qui gardaient Jésus. Ils n'en demeurent pas moins responsables de ces brutalités sans nom qu'ils pouvaient à coup sûr empêcher. - Ils lui crachèrent au visage. En un instant, la sainte face du Sauveur fut couverte d'immondes crachats. Cet affront n'était pas moins sanglant dans l'antiquité que de nos jours ; cf. Romains 12, 14 ; Deutéronome 14, 9. - A coups de poing : ils l'accablèrent de coups de poing. - Des gifles... des coups appliqués avec la main étendue. Les bourreaux du Sauveur accomplissaient sans le savoir ces paroles typiques de Job : « Ils n'ont pas rougi de me cracher au visage. Ils m'ont fait mille outrages ; ils ont infligé des gifles à mes joues. Ils se sont rassasiés de mon opprobre ». Job 16, 11 ; 30, 10.


Mt26.68 en disant : "Christ, devine qui t'a frappé." - Prophétise‑nous. L'insulte amère est ajoutée aux coups. S. Marc et S. Luc racontent que, pour la rendre plus mordante, on avait voilé le visage de Jésus. Le divin Maître qui a consenti, durant l'agonie du jardin, à vider la coupe jusqu'à la lie, accepte tout sans se plaindre, selon la prophétie d'Isaïe 50, 6, 7 :  « J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats. Le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ; c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre : je sais que je ne serai pas confondu. »


26, 69-75 . Parall. Marc. 14, 66-72 ; Luc. 22, 55-62 ; Jean 18, 15-18, 25-27.

Mt26.69 Cependant Pierre était dehors, assis dans la cour. Une servante l'aborda et lui dit : "Toi aussi, tu étais avec Jésus le Galiléen." - En rapprochant les unes des autres les quatre rédactions évangéliques, le lecteur verra que, si les évangélistes notent expressément trois actes distincts et consécutifs de négation, conformément à la prophétie du Sauveur, cf. Matth. 26, 34 et parall., ils diffèrent sur les questions de lieux, de personnes, etc. Les rationalistes crient naturellement à la contradiction, suivant leur coutume ; puis, en vertu de cette assertion qu'ils supposent infaillible, ils rejettent le récit des synoptiques pour s'en tenir à celui de S. Jean, qui serait plus vraisemblable parce qu'il est plus simple, disent‑ils. Les commentateurs croyants voient au contraire dans ces légers écarts de détails un nouvel exemple de l'indépendance des quatre évangélistes, et, par suite, une preuve frappante de leur véracité. Sur ce point comme sur tous les autres, l'harmonie s'établit sans difficulté, sans coup de force. Le principe posé par Bengel, Gnomon, in h.l., et généralement suivi depuis par les commentateurs, facilite beaucoup la solution de ce petit problème évangélique. « Le triple reniement de S. Pierre consiste, non pas dans trois actes isolés, mais dans trois circonstances distinctes, où l'Apôtre renia plusieurs fois son Maître », Fouard, Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, p. 186 ; Cf. p. 60 et ss. Le « tu me renieras trois fois » ne doit donc pas se restreindre à trois paroles sorties de la bouche de S. Pierre ; car, si l'on additionnait les différentes occasions dans lesquelles le chef des Apôtres renia Jésus d'après les quatre évangélistes, on obtiendrait jusqu'à six (Denys le chartreux), sept (Cajetan) et même huit négations (Paulus). La prédiction admet un sens plus large. En combinant ensemble toutes ces négations, on obtient trois groupes de questions et de réponses ou, si l'on veut, trois actes successifs qui se composent chacun de plusieurs scènes variées, c'est-à-dire trois actes durant lesquels S. Pierre, interrogé à diverses reprises par des personnes nouvelles, renia plusieurs fois Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. (voir ces groupes à la note de Jean 18, 27). Cela suffit pour réaliser l'expression « trois ». Quant aux écrivains sacrés, ils ont librement choisi parmi tous les détails du fait ceux qui leurs convenaient ou qu'ils connaissaient le mieux : des traits qu'ils omettent ou de ceux qu'ils racontent chacun en particulier, on ne peut rien conclure contre la narration des autres. Les dissemblances qui règnent entre eux ne sont donc que des variantes sans gravité. - Pierre était assis... Après avoir exposé sans l'interrompre l'interrogatoire de Jésus et ses suites immédiates, S. Matthieu revient sur un triste incident qui s'était passé dans la cour du palais, tandis que, non loin de là, Notre‑Seigneur était jugé par le Sanhédrin. Il le raconte tout d'un trait, bien qu'il se fût composé de parties distinctes, séparées par des intervalles assez considérables. Il rappelle d'abord que S. Pierre, durant les débats, était demeuré assis dehors dans la cour, avec les serviteurs. Plus haut, v. 58, il est vrai, il avait été dit que Simon‑Pierre s'était glissé à l'intérieur : mais le narrateur pensait alors à la rue, que l'Apôtre venait de quitter pour passer dans l'intérieur de la cour. Il écrit maintenant « dehors », par opposition avec les appartements, et surtout à la salle dans laquelle Jésus était jugé. Voir dans Abbott, the N. Test. t. 1, p.303, le plan d'une maison orientale avec sa cour intérieure. - Tandis que Pierre, inquiet du cours que prenaient les événements, se chauffe en silence, pensant à son Maître, une servante, la portière d'après S. Jean, 18, 17, s'approche de lui, le regarde avec attention, et lui dit tout à coup : Toi aussi, tu étais avec Jésus de Galilée, c'est-à-dire, tu le suivais habituellement, tu es l'un de ses disciples. La portière faisait cette conjecture en voyant l'air triste, effrayé de l'Apôtre. Telle n'était pas l'attitude des gardes qui avaient arrêté Jésus. La servante pouvait aussi avoir aperçu S. Pierre en compagnie du Sauveur.


Mt26.70 Mais il le nia devant tous en disant : "Je ne sais ce que tu veux dire." - C'était peu de temps après l'entrée de Pierre dans la cour. Pris au dépourvu par cette brusque interrogation, il se trouble et faiblit. - Il le nia devant tous : circonstance aggravante ; toute l'assistance fut témoin de sa première négation. - Je ne sais pas ce que tu dis. La réponse est évasive. C'est comme s'il disait : J'ignore de quoi il est question. Mais ce n'en est pas moins un reniement sous une forme indirecte. Il n'ose pas dire qu'il est le disciple de Jésus ; quand on lui parle de son Maître, il prétend lâchement ne pas comprendre. Et il suffit d'une servante pour l'intimider à ce point. « Cette colonne qui se croyait si ferme, la voilà ébranlée jusque dans ses fondements par le moindre souffle du vent. » S. Augustin, 113è traité, in Jean c. 18.



Mt26.71 Comme il se dirigeait vers la porte, pour s'en aller, une autre servante le vit et dit à ceux qui se trouvaient là : "Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth." - Mal à l'aise après ce qui vient d'arriver, S. Pierre veut fuir ; il se dirige du côté de la porte pour s'échapper. - Il franchissait la porte ; grand portail couvert et voûté qui donnait d'un côté sur la rue, de l'autre sur la cour, et qui conduisait de l'une à l'autre. Mais une autre servante l'aperçoit et fait à son sujet la même réflexion. Cependant elle ne s'adresse pas directement à lui, mais à ceux qui se trouvaient près du portail. - Avec Jésus de Nazareth. La première esclave avait appelé Jésus un Galiléen ; celle‑ci le nomme Nazaréen. Elle sait qu'il est de Nazareth, ou bien on donnait peut-être indifféremment au Sauveur ces deux noms.



Mt26.72 Et Pierre le nia une seconde fois avec serment : "Je ne connais pas cet homme." - C'est la seconde négation, hélas. Formelle cette fois, et aggravée d'un serment, avec serment. L'Apôtre s'apercevant qu'on n'ajoutait pas foi à une simple assertion de sa part se mit à jurer qu'il ne connaissait pas Jésus. Et comment le nomme‑t-il ? Je ne connais pas cet homme : cet homme, ou plus mal encore, l'homme.





Mt26.73 Peu après, ceux qui étaient là s'approchèrent de Pierre, et lui dirent : "Certainement, tu es aussi de ces gens-là, car ton langage même te faire reconnaître." - Il s'écoula, d'après S. Luc, 22, 58, environ une heure entre la seconde et la troisième négation de S. Pierre. - Ceux qui étaient là... Le bruit qu'un des disciples de Jésus était dans l'atrium s'était répandu peu à peu : les serviteurs du grand‑prêtre et les serviteurs du Sanhédrin se mirent à la recherche de cet étranger audacieux qui n'avait pas craint de se glisser parmi eux. Ils n'eurent pas de peine à le reconnaître. - Certainement tu es aussi... Les servantes ont communiqué leurs soupçons, et comme elles avaient entendu quelques phrases de S. Pierre, elles ont sans doute fait part aux gens du Sanhédrin du trait particulier qui inspire à ceux‑ci une entière certitude : Vous êtes Galiléen, c'est évident, votre langage le prouve ; vous êtes donc un de ses disciples. On savait en effet que la plupart des adhérents de Jésus avaient été recrutés en Galilée. « L'un d'eux » est méprisant. - Ton accent te fait reconnaître... La présomption n'était nullement hasardée. Il n'était pas plus difficile à un Jérusalemite de reconnaître un Galiléen au seul parler, qu'à un Parisien de distinguer à la prononciation un habitant de Marseille ou de l'Auvergne. Les Galiléens avaient un dialecte à part qui différait notablement, surtout par ses incorrections et sa dureté, de l’idiome plus doux et plus pur usité en Judée. Idiotismes, négligences grammaticales, accent spécial, tout cela les trahissait en un instant. Ils confondaient plusieurs sons (f et b, k et ch aspiré) ; ou bien, ils omettaient des syllabes entières, ce qui donnait parfois lieu à des quiproquos burlesques ou à de malicieuses plaisanteries dont le Talmud a conservé plusieurs exemples. On comprend donc que S. Pierre ait pu difficilement cacher son origine galiléenne.




Mt26.74 Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer qu'il ne connaissait pas cet homme. Aussitôt le coq chanta. - Néanmoins, il affirme plus fort que jamais qu'il ne connaissait pas Jésus. Terrifié à la pensée qu'on pouvait arriver à connaître sa conduite dans le jardin, - un des parents de Malchus venait en effet d'insinuer qu'il croyait l'avoir vu à Gethsémani, cf. Jean 18, 26, - Pierre renforce sa troisième négation par des anathèmes et des serments. - Il prononce contre lui‑même toute sorte d'imprécations, pour le cas où il ne dirait pas la vérité. - Il se mit à jurer, comme au v. 72 ; affirmer sous le sceau du serment. Il y a dans les trois reniements une gradation ascendante facile à saisir : après la négation simple, v. 70, vient la négation accompagnée du serment, v. 72, puis en troisième lieu la négation corroborée d'imprécations et d'anathèmes. L'apôtre infidèle commençait de s'anathématiser lui‑même, lorsque tout à coup le coq fit entendre sa voix stridente.


Mt26.75 Et Pierre se souvint de la parole que Jésus lui avait dite : "Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois," et étant sorti, il pleura amèrement. - Ce cri rappelle immédiatement à S. Pierre la prédiction si récente de Jésus, cf. v. 34, qui ne s'était que trop bien réalisée. Avant le chant du coq, le chef de la troupe apostolique avait renié trois fois son Maître. Le cœur brisé par son souvenir, il fuit au plus vite le théâtre de sa honteuse chute ; il sort de la cour et s'en va dans la rue pour se livrer librement à sa douleur. - Il pleura amèrement : ce qui exprime un acte fréquent et prolongé. La faute avait été grande, mais elle fut aussitôt expiée par une vive et profonde contrition. « Saint Apôtre, heureuses ont été vos larmes qui, en diluant la culpabilité de la faute, ont eu le pouvoir du saint baptême », S. Léon, Serm. 9 sur la Passion. On connaît la tradition consignée dans les écrits de S. Clément pape, d'après laquelle les larmes de S. Pierre auraient duré autant que sa vie cf. Corn. a Lap. in h.l.

Chapitre 27


27, 1-2. Parall. Marc. 15, 1 ; Luc. 23, 1 ; Jean 18, 29.


Mt27.1 Dès le matin, tous les Princes des prêtres et les Anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. - Dès le matin. Le récit avait été interrompu par l'intercalation du reniement de S. Pierre : le récit renoue le fil momentanément brisé. Le matin donc, de grand matin, dit S. Marc, les Sanhédristes se réunissent de nouveau « contre Jésus ». Leur séance de la nuit s'est prolongée très tard, et pourtant, dès les premières lueurs du jour, ils sont déjà debout pour achever leur œuvre de vengeance. - Ils tinrent conseil. Ces mots indiquent une nouvelle assemblée officielle, ainsi que l'admettent la plupart des commentateurs. S. Luc seul en a conservé les détails, 22, 66-71. Du reste, elle fut rapide et n'eut guère lieu que pour la forme. Mais on la crut nécessaire pour sauvegarder les apparences. En effet, il était contraire à la loi juive de traiter les affaires capitales durant la nuit, Sanhedr. c. 4, 1, c'est-à-dire entre le sacrifice du soir et celui du matin. Or, les débats du procès et la condamnation de Jésus s'étaient passés en entier pendant cet intervalle. Il fallait réparer cette irrégularité, de crainte de s'exposer à des protestations gênantes. - Pour le faire mourir ; cf. 26, 4-59. « Qu'on y prenne garde ? Il ne s'agit pas de réviser la sentence prononcée la veille. Jésus est condamné, irrévocablement condamné. Il s'agit uniquement de le livrer à la mort avec des formes et un appareil juridiques capables d'en imposer » ; Lémann, Valeur de l'Assemblée, etc., p. 91. Avant tout, dans cette seconde séance, on veut aviser aux moyens de mettre à exécution la sentence qui a été portée précédemment. On cherche les griefs que l'on pourra présenter à Pilate, on se demande quelle est la meilleure manière de formuler l'accusation pour forcer le gouverneur romain de condamner Jésus à son tour.


Mt27.2 Et, l'ayant lié, ils l'emmenèrent et le livrèrent au gouverneur Ponce Pilate. - Et l'ayant lié. Notre‑Seigneur avait été enchaîné dès le premier instant de son arrestation, cf. Jean 18, 12 ; mais on lui avait probablement enlevé ses chaînes ou ses liens pendant ses divers interrogatoires. On l'en recharge pour plus de sûreté quand on le conduit du palais de Caïphe au prétoire. - le livrèrent à Ponce‑Pilate. Ponce‑Pilate, ce lâche magistrat qui eut une si grande influence sur la fatale issue du procès de Jésus, gouvernait depuis l'an 26 la Judée et Jérusalem au nom de l'empereur Tibère et sous la dépendance du proconsul de la province de Syrie. Le titre que lui attribuent nos deux textes latin et grec n'est pas parfaitement exact : la vraie nature de ses fonctions était exprimée dans le langage officiel par le mot « procurateur ». Cf. Tacite, Annal. 15, 44 : « Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Pontius Pilatus ». Il était le sixième des procurateurs de la Judée. Son administration dura dix années entière (26-36) au grand ennui des Juifs qu'il ne cessa de malmener pendant cette longue période. Hostile à leurs institutions et à leur religion, il outrepassa souvent contre eux ses pouvoirs, au point de violer ouvertement les libertés que Rome leur avait laissées après la conquête. C'est ainsi qu'il ne craignit pas d'introduire dans Jérusalem et de suspendre aux murs de son palais des boucliers qui portaient le nom de plusieurs divinités païennes ; Philo, ad Caium, § 38. Une autre fois, il confisqua l'argent sacré qui provenait du rachat de certains vœux et l'employa à la construction d'un aqueduc ; cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 2, 9, 4. Ces actes arbitraires et d'autres semblables, Cf. Luc. 13, 1 ; Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 13, 3, 1, suscitèrent des mouvements insurrectionnels qu'il noya sans pitié dans le sang. Mais nous verrons plus loin (note du v. 26) qu'il finit par être lui‑même victime de ses rigueurs inconsidérées. - Nous avons à rechercher en attendant le motif pour lequel les membres du Sanhédrin, après avoir condamné Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, le conduisent au gouverneur Romain. L'expression employée par l'Évangéliste est significative ; « ils livrèrent », c'est précisément celle dont le Sauveur s'était autrefois servi en prophétisant cette circonstance de sa Passion : Le Fils de l'homme, avait‑il dit, sera livré aux princes des prêtres et aux Scribes qui le condamneront à mort et qui le livreront aux païens ; Matth. 20, 18-19 et parall. On amène Jésus à Pilate pour le lui livrer, pour l'abandonner entre ses mains comme un criminel qui doit mourir. Mais pourquoi n'exécutent‑ils pas eux‑mêmes leur sentence ? Il ne fallait rien moins qu'une dure nécessité pour amener ces prêtres et ces docteurs superbes à implorer l'assistance d'un magistrat romain, et surtout d'un Romain tel que Pilate. S'ils lui soumettent leur jugement, c'est parce qu'ils sont incapables de l'accomplir sans l'intervention romaine. Ils l'avouent en propres termes dans le quatrième Évangile : « Il ne nous est pas permis de mettre personne à mort » (Jean 18, 31). Nous savons en effet par l'histoire que, depuis de longues années, Rome avait enlevé aux Juifs le droit de vie et de mort, autrement dit « droit du glaive ». Le Sanhédrin avait bien conservé la puissance dérisoire de prononcer des arrêts de mort ; mais les Romains s'étaient réservé le droit de réviser la sentence et de l'exécuter. C'est pour cela que nous trouvons les Conseillers au prétoire. Ils sont venus en masse à la suite de leur victime, espérant en imposer à Pilate par leur grand nombre. L'heure matinale qu'ils ont choisie donnait en même temps à leur démarche l'aspect d'une affaire pressante et de la dernière gravité. - Le procurateur résidait habituellement pendant la plus grande partie de l'année à Césarée de Palestine, sur les bords de la mer. Mais, à l'époque des fêtes, il venait ordinairement s'installer pour quelque temps à Jérusalem, avec des troupes surnuméraires, pour être à même de réprimer plus facilement les émeutes qui ne manquaient guère d'éclater alors par suite du fanatisme des Juifs. Le palais d'Hérode, situé à l'Ouest de la ville, lui servait d'habitation dans ces circonstances. Cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 2, 14, 8 ; Philon, ad Caium, 38. Néanmoins, cette année‑là, il dut s'établir dans la citadelle Antonia, au N.O. du temple, puisque c'est en cet endroit qu'une ancienne tradition place les scènes de la flagellation et de l' « Ecce Homo ». C'est donc là que fut conduit Jésus. Pour y arriver, il eut à franchir au milieu des insultes de la foule une partie considérable de la ville, la maison du grand‑prêtre étant située, selon toute vraisemblance, près du sommet du mont Sion. Cf. Ancessi, Atlas géograph. planche 17.


Mt27.3 Alors Judas, qui l'avait livré, voyant qu'il était condamné, fut touché de repentir, et rapporta les trente pièces d'argent aux Princes des prêtres et aux Anciens, - « Alors », c'est-à-dire quand le Sanhédrin, après les deux séances dans lesquelles il avait décrété officiellement la mort de Jésus, se mit en marche pour conduire sa victime au gouverneur romain. - Qui l'avait livré : formule sinistre ajoutée au nom de Judas pour le stigmatiser. - Voyant qu'il était condamné. Le traître comprend que Jésus est condamné sans ressource et qu'on veut sérieusement sa mort. Qu'est‑ce à dire ? Ignorait‑il donc, en le trahissant, qu'on en viendrait à cette extrémité ? Dom Calmet et d'autres exégètes l'ont pensé. Mais cela paraît peu vraisemblable. Il vaut mieux, pour expliquer l'espèce de stupéfaction qui saisit alors Judas, recourir à la psychologie. Souvent il arrive que les grands criminels ne sentent bien l'énormité de leurs attentats qu'après les avoir consommés ; Tacite déjà l'affirmait, annal. 14, 10 : « C'est quand Néron eut consommé le crime qu'il en comprit la grandeur ». C'est en ce sens que Judas est rempli d'horreur par la condamnation de Jésus, quoiqu'il l'eût prévue et facilitée. - C'est aussi en ce sens qu'il se repent : Poussé par le repentir. Écoutons là-dessus une réflexion très juste de J. Jean Chrysostome, Hom. 85 in Matth. : « Le démon commence toujours par de petites choses, et qu’il conduit insensiblement les hommes jusqu’aux plus grands crimes, d’où il les jette ensuite dans le désespoir qui est le comble de tous les autres. Car celui qui désespère après son crime, sera plus damné pour son désespoir que pour son crime qui en est la cause ». Du reste, les anciens auteurs ont justement comparé la pénitence de Judas à celle de Caïn : comme celle du premier fratricide, elle consista sans doute en un vif sentiment de douleur et de crainte ; mais le divin amour et l'espérance en furent éloignés. Cf. Thom. Aq. Comm. In h.l. Le texte grec exprime le désir que ce qui a été fait n'ait pas été fait, désir mêlé de regrets et même de remords, mais sans aucun changement réel du cœur, sans repentir sérieux. S. Pierre s'était repenti de la bonne manière : Judas au contraire n'a qu'une fausse contrition qui accroît sa faute bien loin de la diminuer. - L'évangéliste note cependant un signe frappant du remords qui le dévorait : Il rapporta les trente pièces d'argent. En haine du crime qu'il a commis, il se prive librement du gain horrible que lui a valu sa trahison. Peut-être se flattait‑il, en rendant l'argent et en déclarant la parfaite innocence de Jésus, d'obtenir son élargissement.


Mt27.4 disant : "J'ai péché en livrant le sang innocent." Ils répondirent : "Que nous importe ? Cela te regarde." - J'ai péché. Il confesse ouvertement son iniquité, dont il indique ensuite toute l'étendue en ajoutant : en livrant le sang innocent. Livrer le sang innocent est un hébraïsme pour signifier : Livrer à ses ennemis un homme innocent qu'il va faire mourir ainsi de la manière la plus injuste. Judas avait donc bien compris, comme nous l'affirmions plus haut, le résultat presque infaillible de sa trahison. - Le témoignage qu'il rend actuellement à Jésus est très fort : celui qui proclame ainsi la parfaite innocence du Sauveur est un disciple qui a vécu plusieurs années dans son intimité et qui l'a étudié de près avec des sentiments hostiles. - Que nous importe ? Répondent froidement les princes des prêtres et les anciens. En quoi cela nous regarde‑t-il ? Toute leur malice perce dans ces mots : on y voit de plus en plus qu'ils voulaient se débarrasser de Jésus à n'importe quel prix. Ils l'ont condamné non parce qu'il est coupable, mais parce qu'ils le détestent. Peu leur importe donc son innocence, attestée tardivement par leur complice. - Ils ajoutent ironiquement : C'est ton affaire. Si tu as péché, vois comment tu pourras réparer ta faute ; mais cela ne nous concerne en rien. Que Bengel a raison de dire, Gnomon in h.l. : « Impies sont ceux qui ont agi comme des cohéritiers, mais qui ont dévié. Pieux sont ceux qui n’ont pas agi comme des cohéritiers, mais qui se sont amendés par après. ».


Mt27.5 Alors, ayant jeté les pièces d'argent dans le Sanctuaire, il se retira et alla se pendre. - Ayant jeté les pièces d'argent. La réponse brutale des prêtres mit le comble au désespoir de Judas. Il commence par jeter dans le temple, comme un témoignage contre eux et pour rescinder l'infâme contrat, les trente pièces d'argent qui ont causé sa perte. - Dans le temple. Il est vrai que l'accès de l'enceinte sacrée était réservé exclusivement aux prêtres : mais les laïques pouvaient entrer dans le vestibule du temple, et c'est là sans doute que Judas jeta les trente deniers. Il est possible aussi, comme le conjecturent des auteurs sérieux que le traître, dans un élan désespéré, ait envahi le Saint pour y lancer les trente deniers. Ensuite il s'en alla, probablement hors de la ville, et il mit fin à ses jours d'une manière honteuse et criminelle. Il se pendit. Et pourtant on a essayé parfois de donner au verbe une signification figurée. Grotius, Hammond, Perizonius (De Morte Judae, Lugd. Bat. 1702) etc. le traduisent par « mourir de chagrin, se consumer de désespoir » : mais à quoi bon faire ainsi de l'arbitraire pour donner à Judas une mort honorable qu'il n'a pas eue ? D'un autre côté, Origène et Ligthfoot se livrent, quoique en des sens très divers, à tous les écarts d'une imagination ardente lorsqu'ils représentent, le premier, Comm. in Matth. h.l., Judas se précipitant par une mort volontaire dans le séjour des trépassés pour y devancer son Maître, se jeter à ses pieds et implorer sa miséricorde ; le second, le diable saisissant le traître au moment où il sortait du temple, l'enlevant dans les airs et le lançant à terre après l'avoir étranglé. Cf. Hor. Talm. in Matth. in h.l. La réalité ne fut ni si belle, ni si affreuse, quoiqu'il lui reste suffisamment d'horreurs. Les détails cités par S. Pierre dans le discours que nous avons signalé plus haut ne contredisent en rien le récit de l'Évangile. Plusieurs rationalistes (cf. K. Hase, Leben Jesu p. 165) n'hésitent pas à le reconnaître. Toute la différence consiste dans les points de vue divers auxquels se placent les deux narrateurs. Tandis que S. Matthieu insiste davantage sur l'action personnelle de Judas, le prince des Apôtres note surtout l'action de la Providence qui permit qu'une circonstance horrible vint s'ajouter à la mort du traître.


Mt27.6 Mais les Princes des prêtres ramassèrent l'argent et dirent : "Il n'est pas permis de le mettre dans le trésor sacré, puisque c'est le prix du sang." - La mort accompagna de toutes manières l'odieuse trahison de Judas. Mort du traître lui‑même ; mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ ; enfin achat d'un champ de repos pour les morts. L'évangéliste nous montre d'abord l'embarras des princes des prêtres lorsqu'ils eurent trouvé les trente pièces d'argent que le traître avait jetées avant son suicide. Ces hommes qui ont trempé sans hésiter leurs mains dans le sang de Jésus sont saisis tout à coup de scrupules : « Vous filtrez le moucheron, et vous avalez le chameau. » 23, 24. Le « trésor » désigne ici le trésor du temple, formé des sommes offertes par la piété des fidèles pour l'entretien du culte. Dieu avait expressément interdit de faire entrer dans ce trésor l'argent provenant de sources impures en elles‑mêmes, ou censées impures chez les Juifs. Cf. Deutéronome 23, 18 ; Sanhedr. f. 112. Les prêtres argumentent et jugent qu'il n'est pas convenable de verser dans le trésor sacré ce qu'ils nomment justement le prix du sang. Les trente deniers étaient pour ainsi dire tout entachés du sang qu'ils avaient servi à acheter.


Mt27.7 Et, après s'être consultés entre eux, ils achetèrent avec cet argent le champ du Potier pour la sépulture des étrangers. - Ils tiennent donc conseil pour délibérer sur l'usage qu'on devra faire de cet argent. Leur réunion n'eut probablement pas lieu ce jour même, car il leur procura d'autres occupations nombreuses ; mais le lendemain, ou peu de temps après la mort du Sauveur. Il est vraisemblable que le potier avait épuisé en grande partie l'argile contenue dans ce champ : c'est pourquoi on put acquérir à bas prix un terrain devenu à peu près inutile. Le champ payé avec les trente deniers de Judas servirait donc à la sépulture des étrangers. Les prêtres croyaient accomplir ainsi une œuvre pie, digne d'une somme qui était doublement sacrée à leurs yeux. Par le mot « étrangers » il faut entendre non pas les païens, ou du moins les païens exclusivement, mais avant tout les Juifs de la diaspora qui pouvaient mourir à Jérusalem au temps des fêtes ou à d'autres moments.






Mt27.8 C'est pourquoi ce champ est encore aujourd'hui appelé Champ du sang. - C'est pourquoi : parce que ce cimetière avait été acheté avec le prix du sang de Jésus. Le nom vint‑il directement des princes des Prêtres ? Ou bien était‑ce une de ces dénominations populaires par lesquelles la multitude caractérise si promptement certains actes ? Il est difficile de le déterminer, quoique la seconde hypothèse nous paraisse la plus vraisemblable ; cf. Actes des Apôtres 1, 18-19. - Haceldama, plus exactement Hakal‑Dema qui signifient en araméen « champ du sang ». D'après S. Matthieu, le sang serait celui de Jésus, ce qui fait dire à S. Jean Chrysostome : « ils achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers, qui devait être une preuve manifeste et un monument éternel de leur trahison. Car le nom seul de ce champ est comme une voix éclatante qui publie partout le crime qu’ils ont commis », Hom. 85 in Matth. D'après S. Pierre, Actes des Apôtres, l.c., ce serait celui de Judas, car c'est dans le champ du potier qu'auraient eu lieu le suicide du traître et l'effusion affreuse de son sang. Mais rien n'empêche que les deux circonstances réunies aient contribué à la formation du nom Haceldama. - Jusqu'à ce jour : jusqu'à l'époque de la composition du premier Évangile. L'emploi de cette formule donne clairement à entendre qu'il s'écoula un temps notable entre la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ et l'apparition du récit de S. Matthieu. Aux pèlerins qui visitent Jérusalem, on montre, depuis l'époque de S. Jérôme, Cf. Onomasticon, s.v. Acheldama, le sinistre Champ du sang, sur un plateau étroit qui domine la vallée d'Hinnom, vers l'endroit où elle vient rejoindre le torrent de Cédron. Cf. R. Riess, Bibelatlas, pl. 6. On y voit un édifice à moitié ruiné qui dût servir autrefois de charnier. Son nom arabe est Hak‑ed‑damm. Il est tout entouré de tombeaux et de grottes sépulcrales, mais il a cessé lui‑même d'être un lieu de sépulture depuis le XVIIIème siècle. Son terrain est crétacé : on a longtemps cru au moyen-âge qu'il avait la propriété de consumer rapidement les corps : c'est pourquoi on en venait chercher de loin des masses considérables. Les Pisans ont ainsi formé leur Campo Santo. Des voyageurs dignes de foi assurent qu'il y a tout auprès du Champ du sang d'assez grandes quantités d'argile où l'on vient encore puiser. Ce trait confirmerait l'authenticité du lieu désigné par la tradition.


Mt27.9 Alors fut accomplie la parole du prophète Jérémie : "Ils ont reçu trente pièces d'argent, prix de celui dont les enfants d'Israël ont estimé la valeur, 10 et ils les ont données pour le champ du Potier, comme le Seigneur me l'a ordonné." - Dans l'emploi fait par les princes des prêtres des trente deniers qui avaient été remis à Judas, S. Matthieu voit la réalisation d'une prophétie importante de l'Ancien Testament, et il la signale, conformément à son but, pour montrer que Jésus est vraiment le Christ promis aux Juifs. - Ce qui avait été prédit par le prophète Jérémie : on ne trouve dans les écrits de Jérémie rien qui ressemble au passage cité par S. Matthieu mais Zacharie a quelques lignes qui sont à peu près identiques à celles que l'évangéliste attribue à Jérémie ; cf. Zach. 11, 12-13. Comment expliquer cet état de choses ? S. Matthieu, usant d'une liberté dont on trouve plus d'un exemple chez les anciens écrivains juifs, aurait combiné, amalgamé ensemble plusieurs passages prophétiques, tirés en partie de Jérémie, en partie de Zacharie, et donné au texte ainsi produit le nom du plus célèbre des deux prophètes. Plusieurs passages de Jérémie, en particulier 19, 1-2 et ss., 32, 6-15, peuvent se prêter à une combinaison de ce genre. Le prophète d'Anathoth y parle d'un champ, et même d'un champ de potier situé dans la vallée d'Hinnom, que le Seigneur ordonna d'acheter. Dans la prédiction de Zacharie, il n'est pas question de champ ; mais les trente pièces d'argent y sont nettement déterminées. Pourquoi S. Matthieu, éclairé par l'Esprit‑Saint et envisageant les prédictions antiques au brillant reflet de l'histoire de Jésus, n'aurait‑il pas composé un alliage qui manifestait mieux la pensée des Prophètes ? D'ailleurs, nous l'avons vu, dès les premières pages de son Évangile (cf. 2, 23 et le commentaire ; voir aussi Marc. 1, 2, 3 et l'explication), extraire de tous les prophètes réunis un texte qu'aucun d'eux pris à part n'avait écrit : « Il sera appelé Nazaréen ». C'est un résumé, analogue, quoique moins extraordinaire, qu'il fait à sa dernière page. Mais comme sa citation se rattache davantage au texte de Zacharie, pour l'expliquer nous aurons plus spécialement recours aux paroles de ce prophète. Dans son douzième chapitre, Zacharie agit au nom de Dieu, et représente d'une manière symbolique l'ingratitude de la nation juive à l'égard de son Dieu. Il est pasteur d'un troupeau qui figure Israël ; fatigué des ennuis que lui causent ses brebis, il demande son compte pour se retirer ensuite. On lui offre le prix dérisoire de trente deniers ; mais Dieu lui commande de jeter cet argent dans le Temple. « Et je saisis, raconte‑t-il d'après le texte hébreu, les trente deniers ». Dieu lui dit : « Jette‑le au potier, ce prix magnifique auquel ils m'ont estimé ». Il obéit aussitôt à cet ordre : « Et je les jetai au potier dans la maison du Seigneur ». D'après S. Matthieu, les trente pièces d'argent prophétisaient la somme pour laquelle Jésus‑Christ, le bon pasteur, fut livré à ses ennemis. C'est à ce vil prix qu'il fut taxé par les princes des prêtres, comme autrefois Zacharie, représentant de Dieu. L'évangéliste cite librement, à la façon des Targums, afin de rendre l'application plus sensible. De là les changements de personnes, les insertions de mots nouveaux et les autres modifications qu'il introduit dans le texte prophétique. Mais il ne change rien à la substance de la prédiction. - Dans le champ du potier. C'est Jérémie qui a prêté cette idée à S. Matthieu, du moins d'une manière complète. Dans Zacharie, nous lisons communément « au potier ». Mais Jérémie ayant été chargé par le Seigneur d'acheter le champ d'un potier, ce qui était évidemment un symbole, l'évangéliste a rapproché cette action de celle de Zacharie et il a obtenu de la sorte une paraphrase typique qui coïncide exactement avec l'histoire de Jésus. Grâce à S. Matthieu, nous pouvons donc mieux comprendre comment d'anciennes prophéties, après s'être réalisées une première fois à une époque déjà éloignée, ont obtenu au moment de la Passion du Sauveur un second accomplissement qui était en réalité le principal, bien qu'il fût demeuré caché jusque là dans les plans mystérieux de la Providence.


27, 11-26. Parall. Marc. 16, 2-15 ; Luc. 23, 2-5, 13-15 ; Jean 18, 29-19, 1.

Mt27.11 Jésus comparut devant le gouverneur, et le gouverneur l'interrogea, en disant : "Es-tu le roi des Juifs ?" Jésus lui répondit : "Tu le dis." - Voilà la douce et innocente victime debout devant un nouveau tribunal et devant un nouveau juge. Pilate ne sera pas moins inique que Caïphe. Du moins il est sans parti pris contre Jésus ; tout au contraire, il s'intéresse vivement à son sort, et dirige les débats dans un sens favorable à l'accusé. - le gouverneur l'interrogea... Puisque le procurateur devait confirmer ou annuler la sentence du sanhédrin, d'après les prescriptions romaines, il fallait bien qu'il fît subir à son tour un interrogatoire à Jésus. - Es‑tu le roi des Juifs ? Cette question qu'il lui pose tout d'abord, d'après le récit de S. Matthieu, devient plus intelligible quand on a lu les rédactions de S. Luc et de S. Jean. Pilate avait demandé en premier lieu aux Sanhédristes les charges qu'ils portaient contre le Sauveur, et ceux‑ci l'avaient accusé d'élever un trône contre celui de César et de se dire roi des Juifs. C'est alors seulement que le gouverneur interpella directement Jésus pour savoir s'il était en effet le roi des Juifs. - Tu le dis, c'est-à-dire : Oui, je le suis. Cf. 26, 64. Notre‑Seigneur proclame sa royauté devant Pilate, de même qu'il avait proclamé sa dignité messianique en face du Sanhédrin. C'est sans doute à ce courageux témoignage que S. Paul fait allusion dans sa première Lettre à Timothée, 6, 13. Jésus ne répondit ainsi qu'après avoir échangé plusieurs phrases avec Pilate et lui avoir fait connaître la nature toute spirituelle de son royaume. Cf. Jean 18, 33-37.


Mt27.12 Mais il ne répondait rien aux accusations des Princes des prêtres et des Anciens. - Les membres du Grand Conseil l'interrompent bruyamment pour protester contre ses prétentions et pour diriger contre lui les accusations les plus violentes, les plus injustes. A leur égard, Jésus reprend sa majestueuse attitude de la nuit, cf. 26, 63. Les déclarations qu'il a faites au gouverneur suffisent ; il n'a pas à se défendre davantage. Maintenant que son heure est venue, il serait indigne de lui d'entrer en lutte avec des ennemis aussi passionnés. « Maudit, il ne maudit pas ; tourmenté, il ne menace personne ; mais il s'abandonne à celui qui le juge avec injustice ». 1 Pierre 2, 23.


Mt27.13 Alors Pilate lui dit : "N'entends-tu pas de combien de choses ils t'accusent ?" - Pilate est frappé de ce noble silence. Jamais encore, dans sa longue administration, il n'a rencontré un si noble accusé. Touché de pitié, il ne peut retenir une exclamation pleine de sympathie pour Jésus. « Ne vois‑tu pas, lui demande‑t-il, quels témoignages accablants ils portent contre toi ? ». Ils l'accusaient, en effet, de pousser les Juifs à la révolte dans toute l'étendue de la Palestine, cf. Luc 23, 5. Pilate qui avait compris son innocence dès le premier instant, cf. Luc, ibid. v. 4, voudrait le voir réduire à néant par quelques paroles les accusations des Sanhédristes.


Mt27.14 Mais il ne lui répondit sur aucun grief, de sorte que le gouverneur était dans un grand étonnement. - Même silence de la part de Jésus. Oui, il lui serait aisé de se défendre et de se justifier : mais n'a‑t-il pas promis de mourir pour le salut des hommes ? Pour s'encourager dans ce moment d'angoisse, il pense aux lignes sublimes par lesquelles, six cent ans auparavant, Isaïe décrivait sa Passion : « S'il a été sacrifié, c'est qu'il l'a voulu ; voilà pourquoi, il n'a pas ouvert la bouche. Comme une brebis conduite à la boucherie, comme un agneau en présence de celui qui le tond, il se tait, et n'ouvre même pas la bouche », Isaïe 53, 7. - Le gouverneur en fut très étonné. L'étonnement de Pilate se change en admiration : il admire cette dignité, ce calme, ce mépris de la mort. Pourquoi le procurateur, écoutant la voix de sa conscience, ne mit‑il pas aussitôt Jésus en liberté ? Nous le comprendrons mieux en étudiant le passage parallèle de S. Jean : Il craint de déplaire à ces Juifs qu'il méprise pourtant, et d'être accusé par eux auprès de César de n'avoir pas réprimé les audacieuses menées d'un homme qui voulait se faire roi de Jérusalem. Mais, apprenant alors que Jésus était Galiléen, il croit se débarrasser habilement de cette cause délicate en la faisant trancher par Hérode qui se trouvait en ce moment dans la capitale ; cf. Luc. 23, 6-12. L'expédient ne réussit pas, une heure ou deux après, nous retrouvons Jésus au prétoire.


Mt27.15 A chaque fête de Pâque, le gouverneur avait coutume de relâcher un prisonnier, celui que demandait la foule. - Pilate, en homme habile et rusé, prend une autre voie pour dégager de toutes manières sa responsabilité dans le procès de Jésus. Il lui répugne de condamner l'accusé ; il n'ose pas le relâcher de lui‑même et lutter ainsi en face contre le tribunal suprême des Juifs. Il se souvient tout à coup d'une coutume qui le tirera, pense‑t-il, complètement d'embarras. Le jour de la fête désigne évidemment la Pâque, d'après le contexte ; cf. Jean 18, 39. C'était la fête par excellence du Judaïsme. Il avait coutume : d'après S. Luc, « il était obligé de » : Il ne s'agit donc pas seulement d'une ancienne coutume, mais d'un droit réel, dont les Juifs pouvaient réclamer l'exécution. Était‑ce un privilège que les Romains leur avaient accordé après la conquête pour se donner un certain air de générosité ? Rosenmüller, Friedlieb, M. Fouard et d'autres exégètes l'ont pensé. Mais la plupart des commentateurs supposent avec plus de vraisemblance que c'était un usage établi très‑anciennement par les Juifs eux‑mêmes, en souvenir de la délivrance du joug Égyptien, et simplement maintenu par les Romains. Cela ressort des paroles adressées au peuple par Pilate, selon la rédaction de S. Jean, 18, 39 : « C'est la coutume qu'à la fête de Pâque je vous délivre quelqu'un » . Le gouverneur donne expressément à la coutume une origine judaïque. Il existait toutefois des usages analogues chez les païens ; à Rome, on enlevait aux esclaves leurs chaînes pour la fête des « Lectisternia », et en Grèce les prisonniers eux‑mêmes pouvaient prendre part aux solennités célébrées en l'honneur de Bacchus. - Celui que le peuple demandait. C'était la foule qui choisissait. Mais, dans la circonstance présente, Pilate se promet de diriger le choix de telle sorte que Jésus puisse bénéficier du privilège à l'exclusion de tout autre captif.


Mt27.16 Or ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas. - Le prisonnier « célèbre » que Pilate veut opposer à Jésus était un de ces bandits qui ravageaient alors la Palestine : il s'était rendu coupable d'assassinat. Cf. Luc. 23, 19 ; Jean 18, 40. Son nom, Barabbas, est mentionné par les quatre évangélistes. Les hébraïsants modernes ne sont pas d'accord sur l'étymologie de cette dénomination commune alors chez les Juifs, mais qui est écrite de quatre manières différentes dans les manuscrits grecs. Les uns l'expliquent par Bar‑rabba, fils du docteur ; d'autres par Bar‑rabbân, fils de notre maître ; d'autres enfin par Bar‑abba, fils du père. S. Jérôme admettait déjà et très‑justement, croyons‑nous, cette dernière interprétation, in Psaume 108, cf. Theophyl. in h.l. Il est possible pourtant que Abba ait été un nom propre. Barabbas serait alors une de ces appellations patronymiques si fréquentes chez les Sémites, et signifierait fils d'Abba. Un grand nombre de manuscrits grecs, peu anciens à la vérité, mais corroborés par la version arménienne, appellent Jésus Barabbas, soit ici soit au v. 47, le malfaiteur que Pilate opposa au Sauveur. Cette leçon, qu'Origène affirme avoir parfois rencontrée, a été adoptée par plusieurs exégètes, tels que Lachmann, Fritzsche et Tischendorf. Mais la plupart des commentateurs la rejettent à bon droit : si elle eût été authentique, comment pourrait‑on expliquer son omission dans les manuscrits anciens et dans les versions les plus importantes ?


Mt27.17 Pilate, ayant fait assembler le peuple, lui dit : "Lequel voulez-vous que je vous délivre, Barabbas ou Jésus qu'on appelle Christ ?" - Le gouverneur, par une diversion habile, donne le choix entre cet homme et Jésus à la foule qui s'est massée devant le prétoire depuis le commencement des débats. - Barabbas ou Jésus ? Quel contraste. Aussi ne doute‑t-il nullement qu'on ne choisisse aussitôt Jésus. La décence la plus élémentaire obligera le peuple à sauver Notre‑Seigneur plutôt qu'un vil scélérat. - Qui est appelé Christ. Pilate appuya sans doute sur ces mots. Prenez garde, c'est peut-être votre Messie. Voudriez-vous le laisser mourir ? Le procurateur suppose, suivant la pensée de S. Jean Chrysostome, que s'ils se refusent à l'absoudre en tant qu'innocent, ils consentiront du moins à le gracier par honneur pour la solennité pascale.


Mt27.18 Car il savait que c'était par envie qu'ils avaient livré Jésus. - Il avait été facile à un juge exercé comme l'était Pilate de deviner le véritable motif qui poussait les Sanhédristes à demander la condamnation de Jésus. La passion avec laquelle ils l'avaient accusé, la répétition constante des mêmes charges, sans preuve sérieuse ; d'un autre côté l'attitude, le langage et la physionomie du Sauveur, qui n'indiquaient rien moins qu'un malfaiteur, peut-être aussi les renseignements que Pilate avait pu recevoir soit pendant que Jésus était conduit chez Hérode, soit auparavant, tout lui avait fait comprendre que les poursuites avaient été intentées par le plus bas de tous les mobiles.


Mt27.19 Pendant qu'il siégeait sur son tribunal, sa femme lui envoya dire : "Qu'il n'y ait rien entre toi et ce juste, car j'ai été aujourd'hui fort tourmentée en songe à cause de lui." - Le gouverneur venait de remettre à la foule le soin d'absoudre Jésus ; c'est en ce sens qu'il l'avait ostensiblement éclairée pour diriger son choix. Il avait même pris place sur son tribunal et s'était assis sur la chaise curule qui dominait l'estrade (Gabbatha, cf. Jean 19, 13) pour confirmer le vote du peuple, et prononcer selon toutes les formalités romaines une sentence d'acquittement en faveur de Jésus, lorsqu'il se produisit un incident remarquable, qui ne fit que fortifier son dessein de mettre Notre‑Seigneur en liberté. - Sa femme lui envoya dire. Primitivement, il était interdit d'une manière très sévère aux magistrats romains envoyés dans les provinces d'emmener leurs femmes avec eux. Cette loi fut rapportée par Tibère : mais il fut établi que les gouverneurs et autres officiers seraient responsables de la conduite de leurs femmes et spécialement des intrigues qu'elles pourraient nouer ; cf. Tacite, Annal. 3, 33-34. Il n'est donc pas surprenant de rencontrer Claudia Procula, ou simplement Procla, comme l'appelle la tradition (cf. Nicephor, Hist. Eccl. 1, 30), auprès de Pilate, son mari, en Judée et même à Jérusalem. Cette femme intervient tout à coup d'une manière touchante dans le procès de Jésus, comme le prouve le message pressant qu'elle envoie au procurateur. Son langage est clair : Ne condamne pas ce juste. Fait‑elle dire par un serviteur. « Ce juste » : c'est un beau nom qu'elle donne à Jésus. Elle connaissait peut-être le Sauveur par ouï-dire, car sa réputation était toujours allée en grossissant depuis les débuts de sa Vie publique. Ou bien, c'est en songe qu'elle avait été merveilleusement éclairée sur le caractère du Sauveur. En effet, bien que plusieurs auteurs modernes aient regardé le songe de la femme de Pilate comme un fait purement naturel, produit par les événements de la dernière nuit qu'elle aurait appris avant de s'endormir, il nous semble impossible de n'y pas voir, à la suite des Pères et de la généralité des exégètes, un vrai prodige surnaturel. Toutefois les écrivains ecclésiastiques n'apprécient pas de la même manière la nature de cet incident. Il en est (S. Ignace d’Antioche, lettre aux Philippiens c. 5, Bède Le Vénérable, S. Bernard, l'auteur du poème Heliand) qui l'attribuent au démon. Satan aurait voulu, disent‑ils, en suscitant à Jésus de vives et puissantes sympathies, empêcher l’œuvre de la Rédemption d'être complète. La plupart cependant, en particulier Origène, S. Jean Chrysost, S. Augustin, etc., supposent, et bien justement, une origine toute céleste au songe de la femme du gouverneur. En face des faux témoignages des hommes, nous voyons le ciel incessamment occupé à procurer au Sauveur tout l'assistance qui était compatible avec les divins décrets, et surtout à attester son innocence et sa sainteté. En ce moment, le Judaïsme n'était ni capable, ni digne de recevoir une révélation supérieure. A la fin, comme autrefois au commencement de la vie du Christ, les avertissements divins s'adressent à des étrangers. Cf. S. Hilaire, Comm. in h.l. - J'ai beaucoup souffert. Ces mots indiquent que les détails du songe avaient revêtu un caractère effrayant et terrible : mais de crainte de tomber dans l'arbitraire, nous préférons nous dispenser de toute conjecture à ce sujet. Les païens attachaient une très grande importance aux songes, qu'ils croyaient directement venus de Zeus, selon l'expression du vieil Homère. - Aujourd'hui, par conséquent dans la seconde partie de la nuit. Il n'était guère alors que 7 ou 8 heures du matin. Tel fut le langage qui fut porté à Pilate de la part de sa femme. Il annonce, dans celle qui l'avait transmis, non seulement un intérêt passager pour Notre‑Seigneur, mais encore une âme profondément religieuse, bien élevée au‑dessus des préjugés étroits du paganisme. L'historien Josèphe nous apprend, Guerre des Juifs, 20, 2, qu'un grand nombre de femmes romaines, gagnées par les beautés dogmatiques et morales de la religion mosaïque, s'étaient fait recevoir prosélytes. La femme de Pilate, d'après l'Évangile apocryphe de Nicodème (chap. 2) qui renferme souvent des détails dignes de foi, aurait fait construire de nombreuses synagogues. Pourquoi, après la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, ne serait‑elle pas devenue chrétienne ? Une tradition qui remonte au moins jusqu'à l'époque d'Origène, voir ses Hom. in Matth. 35, affirme expressément sa conversion. Le ménologe grec va même jusqu'à la placer au rang des Saints ; Cf. Calmet, Dictionn. de la Bible, au mot Procla. Nous pouvons en tout cas nous écrier avec Origène, à la fin de cet épisode intéressant, dont S. Matthieu seul nous a gardé le souvenir : « Nous disons que l'épouse de Pilate est bienheureuse, car en songe elle a beaucoup souffert à cause de Jésus ».


Mt27.20 Mais les Princes des prêtres et les Anciens persuadèrent au peuple de demander Barabbas, et de faire périr Jésus. - L'intervention de cette noble Romaine en faveur de Jésus ne devait pas avoir plus de puissance sur le cœur de Pilate que le témoignage de Judas, cf. v. 4, n'en avait eu sur la volonté des Sanhédristes. Ceux‑ci étaient trop endurcis, celui‑là était trop faible pour se laisser influencer par n'importe quel témoignage favorable au divin accusé. D'ailleurs, pendant que la grâce agissait visiblement sur Pilate par l'intermédiaire de sa femme pour qu'il se conduisît en juste juge, le démon se servait des princes des prêtres et des autres membres du Sanhédrin pour forcer en quelque sorte la main au lâche gouverneur. « Son épouse l'avertissait, la grâce l'éclairait dans la nuit, la divinité s'imposait », S. Ambr. Exp. in Luc., l. 10, c. 100. - Ils persuadèrent le peuple. L'évangéliste nous les montre parcourant les rangs de la foule, durant la courte interruption de l'audience occasionnée par l'incident que nous venons de lire, et, à force de mensonges et d'accusations perfides, persuadant à ce peuple mobile de demander la liberté pour Barabbas. - Et de faire périr Jésus. Choisir Barabbas, c'était laisser Jésus sous le coup de la condamnation portée contre lui ; c'était par conséquent, les Sanhédristes n'en doutaient pas, obtenir prochainement de Pilate, qu'ils voyaient faiblir, l'autorisation d'exécuter leur arrêt de mort.


Mt27.21 Le gouverneur, prenant la parole, leur dit : "Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre ?" Ils répondirent : "Barabbas." - Après avoir reçu le message de sa femme, Pilate reprend la séance un moment suspendue, et il réitère sa question du v. 17 : Lequel de ces deux hommes voulez-vous que je vous délivre ? La multitude, aveuglée par les insinuations haineuses des prêtres et des Scribes, ose préférer Barabbas à Jésus. « La foule, comme une troupe de bêtes féroces qui suivent la voie large, demanda qu’on lui délivrât Barabbas ... », Orig. in h.l.


Mt27.22 Pilate leur dit : "Que ferai-je donc de Jésus, appelé Christ ?" - Pilate est visiblement désappointé, déconcerté, par cette préférence à laquelle il était loin de s'attendre. Mais, cachant aussitôt son dépit et jouant au plus fin, il fait une nouvelle tentative pour obtenir de la foule la mise en liberté de Jésus. Je vous accorde la grâce de Barabbas, c'est votre droit. Mais que ferai‑je de Jésus ? C'était insinuer aux Juifs qu'il lui répugnait de le condamner et qu'il l'élargirait volontiers s'ils retiraient l'accusation portée contre lui.


Mt27.23 Ils lui répondirent : "Qu'il soit crucifié "Le gouverneur leur dit : "Quel mal a-t-il donc fait ?" Et ils crièrent encore plus fort : "Qu'il soit crucifié." - Tous, le peuple et les membres du Grand Conseil, poussent de concert un cri déicide : Qu'il soit crucifié. Pour Jésus ils ne demandent pas la mort pure et simple, mais le supplice si douloureux, si ignominieux de la croix, auquel la loi romaine condamnait tous les séditieux qui ne jouissaient pas du droit de cité. Pilate réplique : Quel mal a‑t-il fait ? C'est-à-dire : Il n'a commis aucun crime : comment donc pouvez-vous exiger que je le condamne à mort ? Mais des représentations aussi timides devaient rester sans influence sur une populace altérée de sang. En entendant la dernière observation de Pilate, les Juifs se mirent à crier avec un redoublement de rage : qu'il soit crucifié.


Mt27.24 Pilate, voyant qu'il ne gagnait rien, mais que le tumulte allait croissant, prit de l'eau et se lava les mains devant le peuple, en disant : "Je suis innocent du sang de ce juste, à vous d'en répondre." - Pilate s'aperçoit trop tard qu'il est débordé. Ce sera toujours le sort de ces politiques, prétendus sages, qui s'imaginent pouvoir endormir les passions populaires par des concessions dangereuses, sans penser que les masses, devenant de plus en plus exigeantes, renverseront bientôt les faibles digues par lesquelles on avait cru pouvoir arrêter leurs violences. Non seulement Pilate n'a rien obtenu en échange de ses fâcheuses avances ; mais il voit que ses efforts pour calmer la foule n'aboutissent qu'à la surexciter davantage. Une émeute réelle est à craindre. Que fera‑t-il ? Il comprendra peut-être enfin qu'un acte de vigueur est seul capable d'arracher un innocent à la mort, et de se soustraire lui‑même à une infamie ? Non. Il se fait apporter de l'eau, se lave les mains devant le peuple en attestant qu'il n'est pour rien dans le supplice de Jésus ; puis, croyant avoir ainsi tranquillisé sa conscience, éloigné toute injustice de son cœur, il abandonne la victime aux bourreaux qui l'attendent. - Il se lava les mains. Quand un meurtre dont l'auteur était demeuré inconnu avait été commis sur le territoire d'une ville juive, les principaux habitants devaient, d'après la loi, Deutéronome 21, 1-9 ; cf. tr. Sota 8, 6, se laver les mains auprès du cadavre en protestant de leur innocence. De là on a conclu que l'acte de Pilate était une imitation de cette coutume juive (Rosenmüller, de Wette, Friedlieb, etc.). Mais il existait chez les Grecs et chez les Romains, pour les homicides involontaires, des purifications expiatoires que le procurateur connaissait. Il n'avait donc rien à emprunter aux Juifs. Au surplus les actions symboliques de ce genre sont très naturelles et peuvent se rencontrer chez tous les peuples. - Devant le peuple. Toute l'assemblée put le voir, car il était toujours sur son estrade élevée ; cf. v. 19. - Je suis innocent du sang… Pilate explique par quelques paroles le sens de son action : il déclare qu'il ne veut participer en rien à la mort de Jésus, et décline toute responsabilité dans cette odieuse affaire. Comme Judas, v. 4, comme sa femme, v. 19, Pilate décerne à Jésus le titre de juste, mais sa déclaration a une importance beaucoup plus grande, car c'est en tant que Juge qu'il la fait, du haut de son tribunal. Toutefois, en protestant de l'innocence du Sauveur, il s'accuse ouvertement lui‑même de l'injustice la plus révoltante. Il a beau dire encore au peuple : cela vous regarde (cf. le v. 4 et son explication) il n'en a pas moins commis devant Dieu et devant l'histoire un vrai meurtre judiciaire sur la personne adorable de Jésus. « Il lui est permis de se laver les mains, mais cela n’effacera jamais ses mauvaises actions. Même s’il pense pouvoir enlever de ses membres toute trace du sang du juste, son esprit demeurera quand même contaminé par ce sang. Car il tue le Christ celui qui le livre à la mort », S. Augustin Serm. 118 de temp. En effet, ajoute S. Léon, Sermon 8 sur la Passion, « Des mains purifiées ne purifient pas une âme contaminée ; des doigts lavés avec de l’eau n’expient pas le crime qu’ils ont commis, avec l’âme pour complice ». Qu'on nous permette de citer encore une page admirable, que nous empruntons à un mandement célèbre publié par Mgr Pie le 22 février 1861 : « depuis dix‑huit siècles, il est un formulaire en douze articles [le Credo] que toutes les lèvres chrétiennes récitent chaque jour. Dans ce sommaire de notre foi, rédigé avec tant de concision par les apôtres, figurent, en outre des trois noms adorables des personnes divines, le nom mille fois béni de la femme qui a donné la naissance au Fils de Dieu, et le nom mille fois exécrable de l'homme qui lui a donné la mort. Or cet homme, ainsi marqué du stigmate déicide, cet homme ainsi cloué au pilori de notre symbole, quel est‑il donc ? Ce n'est ni Hérode, ni Caïphe, ni Judas, ni aucun des bourreaux juifs ou romains ; cet homme, c'est Ponce Pilate. Et cela est justice. Hérode, Caïphe, Judas et les autres ont eu leur part dans le crime ; mais enfin, rien n'eût abouti sans Pilate. Pilate pouvait sauver le Christ, et sans Pilate on ne pouvait mettre le Christ à mort... Lave tes mains, ô Pilate. Déclare‑toi innocent de la mort du Christ. Pour toute réponse, nous dirons chaque jour, et la postérité la plus reculée dira encore : je crois en Jésus‑Christ, le Fils unique du Père, qui a été conçu du Saint‑Esprit, qui est né de la Vierge Marie, et qui a enduré mort et passion sous Ponce‑Pilate ». Voir, sur le jugement de Pilate, Dupin, Jésus devant Caïphe et Pilate, §9 et 10. Et cependant, comme le fait observer M. Dupin, il ne paraît pas que Pilate ait été un homme méchant : mais il était fonctionnaire public, il tenait à sa place, il fut intimidé par des cris qui révoquaient en doute sa fidélité à l'empereur. Il craignit une destitution et il céda. La Providence se vengea de lui en permettant que, peu d'années après la mort de Jésus (A.D. 36), il fût destitué par le proconsul de Syrie Vitellius, à cause de sa conduite tyrannique à l'égard des Samaritains. Cf. Joseph Ant. 18, 4. Déféré ensuite au tribunal de l'empereur, il fut, dit‑on, banni à Vienne dans les Gaules. Une autre tradition le relègue sur la montagne suisse, située auprès du lac de Lucerne, qui porte aujourd'hui son nom : un jour pour mettre fin à ses remords, il se serait précipité dans les eaux du lac. Eusèbe raconte aussi que Pilate mit lui‑même fin à ses jours, comme Judas, cf. Hist. Eccl. 2, 7. De bonne heure il se forma autour du nom de Pilate une littérature apocryphe que les Pères mentionnent et dont les païens se moquaient, cf. Orig. c. Cels. ; Euseb. H. E. 9, 5. Il en existe encore de nombreux restes que Fabricius, Thilo et Tischendorf ont recueillis dans leurs collections sous les titres de « acta Pilati, epistolae duae Pilati ad Tiberium, Paradosis Pilati », etc. L'Évangile de Nicodème traite aussi des mêmes faits dans sa première partie ; cf. Brunet, les Évangiles apocryphes, 2e édit., Paris, 1863, p. 215 et ss. La base de ces détails légendaires serait un rapport officiel envoyé vraisemblablement par Pilate à l'empereur Tibère sur le procès de Jésus, et signalé par S. Justin martyr, apologie 1, et par Tertullien, apologie c. 21.


Mt27.25 Et tout le peuple dit : "Que son sang soit sur nous et sur nos enfants." - La foule assume sans hésiter la responsabilité de Pilate essaie, quoique en vain, de rejeter loin de lui. Elle s'écrie d'une voix unanime : Que son sang retombe sur nous... cf. 23, 35 ; 2 Samuel 1, 16 ; Jérémie 51, 35 ; Actes des Apôtres 18, 6. Chez les Juifs, lorsque des juges avaient prononcé une sentence de mort, pour attester leur parfaite impartialité dans les débats, ils s'approchaient du condamné, élevaient leurs mains au‑dessus de sa tête et disaient : Que ton sang retombe sur toi. La multitude qui a condamné Jésus à l'instigation du Sanhédrin vocifère au contraire : Que son sang retombe sur nous ! Elle ajoute même : Et sur nos enfants. Elle souhaite ainsi que tout le châtiment de la faute, s'il y a faute et châtiment, lui soit infligé à elle‑même ainsi qu'à la génération suivante. Quarante ans après, cette horrible imprécation était pleinement réalisée. Le sang de Jésus retombait sous la forme des fléaux terribles prédits plus haut, ch. 24, par le Sauveur. Du reste, comme l'affirme justement S. Jérôme, in h.l. : « Cette imprécation pèse encore aujourd'hui (...) C'est pourquoi Isaïe a dit : quand vous étendrez vos mains, je cacherai mes yeux de vous, et quand vous multiplierez vos prières, je ne les exaucerai pas ; vos mains sont pleines de sang ».


Mt27.26 Alors il leur relâcha Barabbas, et, après avoir fait flageller Jésus, il le livra pour être crucifié. - C'est la consommation de l'infamie à laquelle Pilate avait misérablement consenti. Il leur abandonne Barabbas dont ils ont demandé la mise en liberté, puis il remet Jésus à ses propres licteurs pour qu'ils lui fassent subir le supplice de la croix. Mais pourquoi, auparavant, fit‑il flageller le divin Maître ? Il existe sur ce point deux conjectures principales. Pour les bien comprendre, il faut savoir que, d'après le code criminel des Romains, la flagellation pouvait être infligée dans trois conditions distinctes : 1° comme moyen d'extorquer des aveux à l'accusé : c'est ce qu'on appelait mettre à la question ; 2° comme châtiment proprement dit, inférieur à la peine de mort ; 3° comme partie intégrante du crucifiement ? Cela posé, et rien ne montrant, dans le récit évangélique, que Jésus ait été flagellé pour qu'il avouât de prétendus crimes, on peut faire les hypothèses suivantes : Ou sa flagellation était, dans l'intention de Pilate, un supplice qui terminerait le procès et au‑delà duquel le gouverneur ne se laisserait pas entraîner par la violence des Juifs ; ou elle ne fut qu'un terrible prélude de la mort sur la croix. Saint Jérôme admet ce second sentiment lorsqu'il écrit : « Pilate ne fit en cela qu'exécuter la loi romaine, qui ordonnait de flageller d'abord celui qui devait être crucifié » (Comm. in h. l.). S. Jean Chrysostome et S. Augustin (Traité 116) favorisent la première opinion. « L'unique dessein de Pilate était, sans doute, d'assouvir la rage des Juifs par le spectacle de ses tourments, de les forcer ainsi à se déclarer satisfaits, et de les amener à ne pas pousser la cruauté jusqu'à le faire mourir ». Et telle est bien, croyons‑nous, l'impression qui résulte de la narration de S. Jean, ch. 18 et 19, où l'on voit que Pilate ne chercha, dans la flagellation de Notre‑Seigneur, qu'un nouvel expédient pour le sauver, qu'un nouveau moyen d'apitoyer les Juifs. Quoi qu'il en soit, le divin Maître fut cruellement flagellé. « Jésus est alors livré aux soldats, pour être frappé ; et ils déchirent avec des fouets ce corps très saint, cette poitrine divine. Tout cela s'est fait, parce qu'il est écrit: « De nombreux coups de fouets sont réservés aux pécheurs » (Psaume 32, 10), et que cette flagellation nous en délivre, car l'Écriture dit à l'homme juste : le mal n'approchera pas de toi, ni le fouet de ton tabernacle », S. Jérôme in h.l. – Flageller. Que d'affreuses tortures dans cette simple parole : Horace appelle à bon droit la flagellation « un supplice horrible ». Le condamné, après qu'on avait mis à nu la partie supérieure de son corps, était attaché à une colonne assez basse, de manière à courber le dos ; il se trouvait ainsi exposé à toute la violence des coups. Des licteurs, ou à leur défaut des soldats, s'armaient alors de tiges flexibles, ou de bâtons, ou de fouets composés de lanières de cuir et munis tantôt d'aiguillons tantôt d'osselets ou de balles de plomb ; puis ils frappaient de toutes leurs forces la malheureuse victime. Le sang jaillissait, les chairs volaient en lambeaux ; bientôt le patient tombait évanoui aux pieds de ses bourreaux, qui n'en continuaient pas moins leur besogne farouche. Le nombre de coups n'était limité par aucune loi chez les Romains ; tout était abandonné sous ce rapport à l'arbitraire des licteurs. Aussi arrivait‑il fréquemment que, lorsqu'ils s'arrêtaient épuisés, ils ne trouvaient plus qu'un cadavre horriblement défiguré. (Voir la description d'une flagellation dans Cicéron, In Verrem, 5 ; cf. Philon, in Flacc. § 10). Tel fut le supplice enduré par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Comme un vulgaire criminel, il fut lié à une petite colonne qu'on vénérait dès le quatrième siècle à Jérusalem et qui fut transportée depuis à Rome, dans l'église de Sainte Praxède (voir le savant Mémoire de M. Rohault de Fleury sur les instruments de la Passion, p. 264 et ss.). Son divin corps fut déchiré par de nombreux coups de fouet ; son sang coula abondamment. Mais ils demeurèrent sans pitié. Comme des bêtes fauves qui, après avoir goûté du sang, en veulent jusqu'à satiété, ils furent eux aussi de plus en plus altérés : il fallait le crucifiement pour assouvir leur soif féroce. - Il le leur livra. Toutefois, ce ne fut pas immédiatement que Pilate consentit à laisser crucifier Jésus. Nous verrons dans le quatrième Évangile, 14, 4-16, qu'après la flagellation il essaya encore de l'arracher à la mort. En outre, ce ne fut pas directement aux Juifs qu'il le livra, mais aux soldats de la garnison, qui étaient seuls chargés d'exécuter la sentence.


27, 27-30. Parall. Mc. 15, 16-19 ; Jean 19, 2-3.

Mt27.27 Les soldats du gouverneur emmenèrent Jésus dans le prétoire, et ils assemblèrent autour de lui toute la cohorte. - « N'était‑ce donc pas assez de tant d'outrages déjà faits au Fils de Dieu ? Et, puisqu'il était enfin condamné à mourir, fallait‑il ajouter à l'injustice et à la rigueur de cet arrêt de si amères insultes et de si barbares cruautés ? Il semble, dit S. Chrysostome, que tout l'enfer en cette triste journée fût déchaîné, et eût donné le signal pour soulever tout le monde contre Jésus‑Christ. Car ce ne sont plus même les Juifs, ce ne sont plus les princes des prêtres, ce ne sont plus les Scribes et les Pharisiens, qui pouvaient avoir des raisons cachées et particulières de haine contre ce divin Sauveur ; ce ne sont plus là, dis‑je, ceux qui le persécutent ; mais ce sont les soldats de Pilate, ce sont des Païens et des étrangers qui en font leur jouet, et qui le préparent au supplice et à l'ignominie de la croix par les plus sensibles dérisions, et par toutes les inhumanités que leur inspire une brutale férocité », Bourdaloue, Exhortat. sur le Couronnement de Jésus‑Christ. Aussitôt après la flagellation, ceux des soldats de Pilate qui remplissaient les fonctions de licteurs, recouvrirent Jésus de ses vêtements et le conduisirent au prétoire. Ce prétoire désignait le quartier général des fonctionnaires romains qui étaient munis d'un commandement militaire. L'autorité de Pilate étant tout ensemble militaire et civile, sa résidence portait toujours et partout le nom de prétoire. Nous avons vu (cf. la note du v. 2) que le procurateur habitait alors dans la citadelle Antonia, au N.O. du Temple, qui servait en même temps de caserne à ses troupes. - Toute la cohorte. Les soldats barbares, voulant s'égayer aux dépens de la victime qu'on venait de leur livrer, rassemblent tout autour d'eux la cohorte, c'est-à-dire les cinq ou six cents hommes qui formaient la garnison habituelle de Jérusalem.


Mt27.28 L'ayant dépouillé de ses vêtements, ils jetèrent sur lui un manteau d'écarlate. - Alors se passa une scène des plus cruelles. On commence par dépouiller de nouveau Jésus de sa tunique supérieure : puis on jette sur ses épaules non pas un lambeau de pourpre, comme on le répète si souvent, mais une chlamyde d'écarlate, selon la description très correcte de S. Matthieu. On nommait ainsi un manteau fait de laine grossière, teinte en rouge, cf. Pline, Hist. Nat. 22, 2, 3, que les soldats romains portaient par dessus leur armure. C'était une pièce d'étoffe carrée ou rectangulaire dans laquelle on se drapait de différentes manières. Une broche ou une boucle la fixait soit sur l'épaule gauche, soit au‑dessous du cou.


Mt27.29 Ils tressèrent une couronne d'épines, qu'ils posèrent sur sa tête, et lui mirent un roseau dans la main droite, puis, fléchissant le genou devant lui, ils lui disaient par dérision : "Salut, roi des Juifs." - Nous comprenons maintenant le but que se proposaient les soldats. « Ils avaient entendu dire que Jésus prenait la qualité de roi et, pour se jouer de cette royauté, prétendue selon leur sens, le dessein qu'ils forment est de lui en déférer avec une espèce de cérémonie et d'appareil tous les honneurs, et d'observer à son égard tout ce que l'on a coutume de pratiquer envers les rois », Bourdaloue, l.c. Ils avaient déjà revêtu le Sauveur du manteau royal ; ils lui ceignent à présent le front d'une couronne. Mais ce fut un rude diadème que Jésus dût porter. Munis de gantelets, les soldats le tressent à la hâte, avec quelques branches flexibles cueillies sur l'un de ces arbustes épineux qui abondent en Palestine. On aimerait à savoir au juste quelle sorte d'épines fut employée pour ce cruel usage : mais on est réduit sur ce point à des conjectures. Le naturaliste suédois Hasselquist s'est prononcé en faveur du Nabk ou Nabek, dont les rameaux pleins de souplesse et couverts d'épines très aiguës convenaient d'autant mieux au but que se proposaient les soldats, que ses feuilles d'un vert foncé ressemblent beaucoup à celles du lierre : le lierre servant à former des couronnes triomphales, l'ironie eût été ainsi sanglante de toutes manières. Avec le « Rhamnus paliurus », communément appelé « Spina Christi », on n'aurait réussi qu'avec peine à former un diadème proprement dit, parce que ses branches sont peu flexibles. Mais on put fort bien, comme l'explique M. Rohault de Fleury (L.C., p. 202 et ss.), d'après les reliques authentiques de la sainte couronne, s'en servir pour former une sorte de bonnet épineux qui aurait couvert et déchiré toute la tête de Jésus. - Sur sa tête. Grotius, contemplant en esprit le divin chef du Sauveur ainsi couronné d'épines, a fait un beau rapprochement : « La malédiction a commencé dans les épines, Genèse 3, 18, et a pris fin dans les épines. Le lys au milieu des épines, Cantique 2, 2 ». – Un roseau dans sa main droite. A côté du manteau et de la couronne, il fallait bien un simulacre de sceptre, pour compléter les insignes royaux. Un roseau à tige épaisse et solide, probablement un roseau de Chypre, semblable à ceux que nous appelons joncs d'Espagne, en fit l'office. - Fléchissant le genou. Quand le roi eût été revêtu de tous ses ornements, on procéda à la cérémonie de l'hommage‑lige, qui fut une caricature horrible des usages prescrits en pareil cas. 1° Les soldats font ironiquement la génuflexion devant Jésus ; 2° Ils le saluent en disant d'un ton moqueur : Salut, roi des Juifs. Il était bien roi pourtant, malgré leurs railleries amères.


Mt27.30 Ils lui crachaient aussi au visage, et prenant le roseau, ils en frappaient sa tête. - 3° Ils lui crachent au visage, remplaçant par cette grossière injure le baiser accoutumé en pareille circonstance d'après le cérémonial des Orientaux. 4° Lui arrachant des mains son sceptre de roseau, ils lui en donnent sur la tête des coups violents, qui font pénétrer de toutes parts les épines. Mais ils ont beau mépriser, avilir et profaner autant qu'il est en leur pouvoir la dignité royale de l'Homme‑Dieu ; malgré eux, et jusqu'à un certain point par eux, elle est établie, consolidée. Du reste, Jésus ne reçoit‑il pas leurs indignes traitements avec la noblesse et la dignité d'un roi ? - On ne trouve dans l'histoire que de rares exemples d'outrages comparables à ceux que cette vile soldatesque fit subir à Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, Pilate persévérant dans sa lâche tolérance. Dion Chrysost, 4, p. 69, parle d'un malfaiteur condamné à mort, que des Persans placèrent sur un trône royal, et accablèrent de mille insultes avant de l'exécuter. On cite encore, d'après Philon, in Flacc. § 6, une scène analogue, mais moins cruelle, qui se passa dans la ville d'Alexandrie peu de temps après la mort du Sauveur. Les habitants païens de la cité profitèrent d'un séjour que fit au milieu d'eux Hérode Agrippa I, pour se moquer insolemment de lui et de tous les Juifs dont il était roi. Ils prirent un fou, le couvrirent d'ornements dérisoires qui devaient simuler les insignes de la royauté, lui composèrent une garde royale qui était armée de bâtons en guise de lances, et ils lui rendirent d'une façon ironique tous les hommages que les rois ont coutume de recevoir. Ils voulaient montrer par cette manifestation qu'ils méprisaient la royauté d'Hérode. Les soldats de Pilate témoignèrent de la même manière, mais avec beaucoup plus de brutalité, de leur mépris pour l'autorité royale du Fils de l'homme.


27, 31-34. Parall. Marc. 15, 20-23 ; Luc. 23, 26-32 ; Jean 19, 16-17.

Mt27.31 Après s'être ainsi moqués de lui, ils lui ôtèrent le manteau, lui remirent ses vêtements et l'emmenèrent pour le crucifier. - S. Jean racontera, 19, 4 et ss., la scène de l'Ecce Homo, par laquelle le procurateur essaya une dernière fois d'exciter la commisération du peuple et d'obtenir la délivrance de Jésus. S. Matthieu l'omet volontairement, pour passer aussitôt au dénouement tragique de la Passion. Il nous montre les soldats enlevant au Sauveur la chlamyde qui lui avait servi de manteau de pourpre, le recouvrant de sa tunique, et le conduisant au Calvaire. Ici commence donc le chemin de croix, dont le parcours dut être si douloureux pour Notre‑Seigneur Jésus‑Christ après les tortures qu'il avait déjà endurées depuis la veille au soir. Un centurion à cheval, qui avait la haute direction du supplice (Tacite le nomme « Exactor mortis » ; sénèque : « Centurio supplicio praepositus ») ouvre la marche. Un héraut vient ensuite, proclamant le crime du condamné. Derrière lui se traîne péniblement le divin cruciarius (c'était le nom classique des crucifiés), chargé du lourd instrument de son supplice : il est entouré des soldats qui doivent l'attacher à la croix, puis le garder jusqu'à sa mort. Les deux voleurs qu'on a résolu d'exécuter en même temps que lui le suivent, portant également leurs croix et accompagnés de leurs bourreaux. De chaque côté et en arrière surtout, se presse une foule bruyante qui prodigue à Jésus les humiliations et les injures.


Mt27.32 Comme ils sortaient, ils rencontrèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, qu'ils réquisitionnèrent pour porter la croix de Jésus. - Comme ils sortaient. Ce mot ne saurait désigner la sortie du prétoire, puisqu'elle a été mentionnée à la fin du verset précédent. Il représente donc, comme l'admettent la plupart des exégètes, le moment où le cortège franchissait la porte de la ville qui conduisait au Golgotha. En effet, d'après la loi juive, cf. Nombres 15, 35 et ss. ; 1 Rois 21, 13 ; Actes des Apôtres 7, 58 ; de même que d'après la coutume romaine, cf. Cicer. in Verr. 5, 66 ; Plaut. Mil. Gl. 2, 4, 6, les exécutions avaient toujours lieu en dehors des cités. - Un homme de Cyrène. On sortait donc de l'enceinte de Jérusalem, lorsqu'on fit la rencontre de Simon le Cyrénéen. Son surnom indique qu'il était originaire de la Cyrénaïque, province située sur la côte située au nord de l'Afrique, dans laquelle Ptolémée Lagos avait autrefois établi, avec des privilèges considérables, une colonie de cent mille Juifs. Cf. Jos. c. Appion. 2, 4. Tout porte à croire (cf. Marc. 15, 21 et le commentaire) qu'il était alors domicilié à Jérusalem. Mais il est peu probable qu'il fût déjà chrétien, et que les soldats lui aient imposé pour ce motif la corvée signalée par l'évangéliste, comme s'ils eussent voulu se donner le malin plaisir de faire porter la croix du Maître par un de ses disciples (Grotius et Kuinoel). Il serait néanmoins étonnant qu'il n'eût pas embrassé plus tard le Christianisme. S. Marc, l.c., mentionne ses deux fils comme des chrétiens bien connus à Jérusalem, et d'anciens martyrologes le comptent lui‑même au nombre des saints (voir Richard, Dic. Hist. t. 5, p. 92). - Qu’ils contraignirent. Nous avons expliqué plus haut, 5, 41, l'origine du verbe réquisitionner, obliger. Les soldats romains eurent bientôt fait connaître sa signification dans tout l'empire, et spécialement en Judée, Cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 20, 3, 4, où ils aimaient à rendre chacun « corvéable à merci ». Quelle joie pour eux, dans la circonstance présente, de faire porter un fardeau à un Juif en un jour de fête solennelle. - De porter la croix. Mais pourquoi dérogèrent‑ils cette fois à la coutume mentionnée plus haut, d'après laquelle c'était le devoir du condamné de porter sa croix jusqu'au lieu de l'exécution ? Il serait peu naturel de supposer, dans ces cœurs qui avaient désappris la pitié, un sentiment de sympathie pour Jésus. S'ils le déchargent, c'est plutôt par crainte de voir leur victime expirer avant d'arriver au sommet du calvaire. On comprend sans peine que Notre‑Seigneur, épuisé par les souffrances de tout genre qu'il endurait depuis environ dix heures, manquât de force pour gravir, la croix sur les épaules, la pente du Golgotha. La tradition parle à bon droit de ses chutes réitérées. Quand les soldats le virent à bout de forces à l'endroit le plus difficile du chemin, ils le déchargèrent de sa croix, et, apercevant alors Simon de Cyrène qui venait à la rencontre du cortège, ils lui imposèrent la fonction de la porter jusqu'au calvaire. Fonction humiliante en elle‑même, mais glorieuse dans cette occasion : c'est elle qui a immortalisé le nom de l'humble Cyrénéen.


Mt27.33 Puis, étant arrivés au lieu appelé Golgotha, c'est-à-dire, le lieu du Crâne, - Au lieu appelé Golgotha. La vraie prononciation de ce mot dans la langue araméenne était Goulgoltha ; en hébreu pur, on eût dit Goulgoleth. Son étymologie est Galal, rouler ; sa signification est assez bien indiquée dans la traduction que donnent S. Matthieu, S. Marc et S. Jean : le lieu du crâne. Mais S. Luc est plus exact quand il traduit simplement par le crâne. - Quelle était l'origine de cette singulière dénomination ? Plusieurs exégètes, parmi lesquels S. Jérôme, Bède le Vénérable, Rosenmüller, Baumgarten‑Crusius, Berlepsch, etc., ont pensé qu'elle avait été donnée au terrain sur lequel fut crucifié Notre‑Seigneur, parce que c'était le lieu ordinaire des exécutions capitales à Jérusalem. On leur objecte à juste titre : 1° que les anciens n'avaient pas comme nous des emplacements fixes pour y exécuter les criminels ; ils choisissaient tantôt un local, tantôt un autre, selon les circonstances ; 2° que, si leur sentiment était fondé, les évangélistes auraient employé le pluriel, et non : le lieu du crâne au singulier. S. Cyrille de Jérusalem proposait déjà une autre opinion beaucoup plus naturelle, qui est adoptée aujourd'hui par la plupart des commentateurs. Le nom de Golgotha, ou de Calvaire, comme nous disons d'après la Vulgate, viendrait simplement de la forme que présentait anciennement le rocher qui se dressait au lieu témoin de la mort du Sauveur. Il exista autrefois un troisième sentiment, signalé par plusieurs Pères, cf. Orig. in Matth. h. l. ; S. Athan. in Luc. 22, 33 ; S. Ambroise in Luc. 10, etc., d'après lequel le Golgotha aurait été ainsi nommé parce qu'Adam y avait reçu primitivement la sépulture. « J'ai eu connaissance d'une ancienne tradition selon laquelle Christ a été crucifié à l'endroit où le corps du premier homme, Adam, a été enseveli ; ainsi, comme chaque homme meurt en Adam, chacun recevra la vie dans le Christ », Origène. Mais S. Jérôme n'hésitait pas à traiter cette tradition de légende : « elle chatouille les oreilles du peuple, et cependant elle n'est pas vraie ». C'est de là du moins que vient l'antique usage de placer au‑dessous du crucifix deux ossements croisés et surmontés d'une tête de mort. - Le Golgotha était situé en dehors de Jérusalem, cf. v. 32 ; 28, 11 ; Hébreux 13, 12, quoique près des murs de la ville, cf. Jean 19, 20. Si l'on vénère actuellement dans l'enceinte même de la capitale juive le double emplacement de la mort et de la sépulture de Jésus, cela tient à une troisième série de fortifications et de remparts, construite peu d'années après la Passion par Hérode Agrippa, et englobant le Calvaire avec toute la partie N‑O de Jérusalem, cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 5, 4, 2. et comparer les plans de Jérusalem ancienne et de Jérusalem moderne. - L'authenticité du Golgotha traditionnel, qui a été vivement contestée au nom de la topographie mais on leur a répondu qu’il demeure démontré que la tradition relative à l'emplacement du Calvaire est légitime et inébranlable. Il n'entre pas dans notre plan de retracer les détails de cette grave discussion. On ne remarquera pas sans plaisir que plusieurs de ces défenseurs du Golgotha et du S. Sépulcre sont protestants.


Mt27.34 ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel, mais, l'ayant goûté, il ne voulut pas le boire. - « Donnez des liqueurs fortes à celui qui périt, et du vin à celui qui a l'amertume dans l'âme : Qu'il boive et oublie sa pauvreté, et qu'il ne se souvienne plus de ses peines ». De ce passage du livre des Proverbes, 31, 6, 7, était née chez les Juifs, à une époque déjà reculée, la coutume d'offrir aux condamnés, au moment où allait commencer leur supplice, une coupe remplie d'un breuvage énergique qui, les enivrant à demi, les rendait moins sensibles à la violence des tortures. C'était habituellement une mixture composée d'un vin généreux et de myrrhe ou d'encens : la propriété qu'elle avait d'engourdir ou même de paralyser l'esprit lui avait valu chez les Romains le nom significatif de « sopor ». À Jérusalem, les dames de la plus haute noblesse s'étaient réservé le privilège de la préparer. C'est à cet usage que S. Matthieu fait actuellement allusion de concert avec S. Marc, 15, 23. Toutefois, tandis que le second évangéliste parle clairement de « vin myrrhé », le premier emploie des expressions d'après lesquelles, si on les prenait à la lettre, il s'agirait moins d'un adoucissement apporté aux souffrances de Jésus, que d'une nouvelle insulte ajoutée à toutes celles qu'il avait déjà subies. « Ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel », ou même d'après la Recepta grecque, « du vinaigre mêlé de fiel ». Mais, outre que la plupart des versions et de nombreux manuscrits portent « vinum », comme la Vulgate, on doit se rappeler que le même mot grec peut représenter le vin et le vinaigre, de même myrrhe peut s'appliquer à toutes les substances amères. Il n'est donc pas impossible de ramener sur ce point la narration de S. Matthieu à celle de S. Marc. Un vin mêlé d'amertume ne diffère pas beaucoup du vin mêlé de myrrhe. Au reste, S. Matthieu semble avoir voulu, lorsqu'il écrivait ce passage, faire allusion au Psaume prophétique 69, où il est dit, v. 21 : « Ils mettent du fiel dans ma nourriture, et, pour apaiser ma soif, ils m'abreuvent de vinaigre ». Il aura sacrifié l'exactitude parfaite au désir de faire un beau rapprochement. - Quand il l'eut goûté. Jésus se contenta de tremper ses lèvres desséchées dans le breuvage que lui avaient préparé des mains amies. Mais ce fut tout : il ne voulut pas boire. On comprend le motif qui dicta son refus. Celui qui vient racheter l'humanité par ses souffrances veut endurer le dernier supplice sans la moindre atténuation, avec une conscience pleine et entière. A d'autres les mélanges qui engourdissent l'esprit et les sens : le Christ doit avoir toutes les puissances de son âme parfaitement vivantes tandis qu'il se sacrifiera pour nous. C'est pour cela qu'il éloigne le calice de vin aromatisé que lui présentaient des personnes bien intentionnées, mais peu intelligentes de sa vraie nature et de son vrai rôle.






27, 35-50. Parall. Marc. 15, 24-37 ; Luc. 23, 33-46 ; Jean 19, 18-30

Mt27.35 Quand ils l'eurent crucifié, ils se partagèrent ses vêtements en les tirant au sort, afin que s'accomplit la parole du Prophète : "Ils se sont partagés mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort." - La simplicité avec laquelle les Évangélistes racontent les scènes, pourtant si émouvante, de la Passion du Fils de Dieu, a été fréquemment admirée. Elle est un gage manifeste de leur parfaite impartialité. Leurs narrations ne seraient pas plus incolores, si c'étaient des rapports officiels émanés de Pilate ou de ses subordonnés. On n'y rencontre pas une seule épithète destinée à exprimer ou à exciter soit l'indignation contre les bourreaux, soit la compassion pour la victime. Il n'y est pas fait de tentative pour déduire quelque conclusion doctrinale. Les écrivains se bornent à constater les faits... Ils ont exposé le drame du Calvaire aux yeux du monde tels qu'ils l'ont vu. Chaque génération nouvelle contemple à travers une atmosphère claire et limpide l'image du Crucifié, que ne recouvre aucune draperie formée par la rhétorique du sentiment. Nous aimerions pourtant trouver dans l'Évangile quelques détails sur le crucifiement du Sauveur. Les écrivains sacrés n'en donnent aucun, parce qu'ils supposaient le supplice de la croix, si fréquent à cette époque, bien connu de tous leurs lecteurs. Heureusement, il est facile de combler cette lacune, grâce aux nombreuses données de l'archéologie. Nous parlerons d'abord de la croix, puis du crucifiement. - 1 La croix. Cet antique et douloureux instrument de supplice reçut dans le cours des temps les formes les plus variées. Après avoir été à l'origine un simple poteau auquel on attachait le condamné, il ne tarda pas, grâce à l'addition d'une branche transversale, à prendre un aspect complètement nouveau. On eut ainsi, selon la manière dont cette branche fut rattachée au tronc primitif, trois sortes de croix. La première, plus connue sous le nom de croix de S. André, était en forme d'X ; la seconde, appelée parfois croix de S. Antoine, ressemblait à la lettre T ; la troisième ne différait de la seconde que par une légère projection du montant principal au‑dessus de la traverse : c'est la croix latine avec laquelle nous sommes familiarisés depuis notre enfance. Si les anciens monuments de l'art chrétien laissent la question douteuse, c'est parce que la croix du deuxième type y alterne avec celle du troisième. Les Pères comparent la croix du Sauveur, à un homme qui nage ou un oiseau qui vole (S. Jérôme, in Marc. c. 11), à Moïse priant les bras étendus (S. Justin Mart., Dialogue avec Tryphon c. 90 ; cf. Minut. Felix, Oct. c. 29), à l'étendard romain (Tertull, Apol. c. 16) , aux quatre points cardinaux (S. Maxime de Turin, de cruce Dom. hom. 3), à un hameçon (S. Greg, Illum. ap. Spicil. Solesm. t. 1, p. 500). La tablette attachée au‑dessus de la tête du Sauveur, cf. v. 37, eût d’ailleurs transformé une croix en forme de T en croix latine. Les croix étaient d'ordinaire peu élevées : elles atteignaient tout au plus le double de la taille d'un homme. Nous savons par le témoignage d'autres anciens que le corps du patient était assez rapproché du sol pour que les bêtes sauvages pussent le dévorer. Cf. Sueton. Ner. 49. [A contrario, il a fallu une lance pour percer le cœur de Jésus quand les soldats brisèrent les jambes des deux larrons. Une fois les jambes brisées, les crucifiés ne pouvaient plus reprendre leur souffle en poussant sur leurs jambes et mouraient asphyxiés beaucoup plus rapidement. La crucifixion est une mise à mort par asphyxie lente. Plus les pieds sont cloués en bas et moins le crucifié a d’amplitude et de marge de manœuvre pour se hisser et remplir ses poumons d’air. La suspension par les clous dans les poignées cause des tétanies musculaires. Cf. Pierre Barbet, La Passion de Jésus-Christ selon le chirurgien, éditions Médiaspaul. - 2. Le crucifiement. Les soldats chargés de l'exécution, cf. Senec. de Ira, 1, 17, Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 19, 1, 6, dépouillaient d'abord le condamné de ses vêtements : telle était la règle, cf. Artemidor. Oneirocrit. 2, 58, et la tradition suppose qu'elle fut exécutée pour Notre‑Seigneur Jésus‑Christ comme pour les autres condamnés. La nudité fut-elle complète ? Peut-on affirmer que le voile respectueusement jeté autour des reins de Jésus crucifié n'est pas une pure fiction de l'art chrétien ? Il est mentionné dans l'Évangile apocryphe de Nicodème, ch. 10 ; et son emploi était exigé par les convenances juives, cf. tr. Sanhedr. c. 6, 3, et même romaines, cf. Horat. lettre 1, 11, 18 ; S. August. de Civ. Dei 14, 17 ; Dionys. Halicarn. 7, 72. Après que le condamné ait été dépouillé de ses habits, on procédait au crucifiement. Le tronc de la croix, la partie verticale, était fixée dans le sol à l’avance et y restait à demeure. La partie horizontale, la poutre de bois portée par Jésus et Simon de Cyrène durant le chemin de croix, était ensuite mise au sol et les clous étaient enfoncés dans les poignées du condamné. La poutre était ensuite hissée ou placée sur la poutre verticale. Chez les auteurs anciens, on rencontre souvent ces expressions : monter sur la croix, placer sur la croix, hisser sur la croix. Athanase dit dans son sermon sur la passion : il est venu au lieu où il avait à monter sur la croix. Et Hilaire dans la Trinité, livre 10 : il a été élevé sur le bois. Saint Bonaventure, Rodolphe et Tolet sont du même avis. - Les mains étaient fixées les premières au bois de la croix au moyen d'énormes clous, dont M. Rohault de Fleury cite plusieurs spécimens dans son mémoire sur les Instruments de la Passion, p. 172 et ss. Les pieds étaient ensuite percés de la même manière. C'est dans cette opération et dans ses suites affreuses que consistait à proprement parler, dit Tertullien, adv. Marc. 3, 19, l'atrocité du crucifiement. Une double discussion s'est élevée touchant la manière dont les pieds divins du Sauveur furent attachés à la croix. 1° Plusieurs rationalistes (Paulus, von Ammon, etc.) prétendent qu'ils n'auraient pas été cloués, mais simplement liés avec des cordes. Ils allèguent en preuve de leur assertion un passage de S. Jean, 20, 25, où Notre‑Seigneur, parlant de ses blessures, ne mentionne que celles des mains et du côté, nullement celles des pieds. Mais nous leur opposons l'autorité du Christ lui‑même, d'après le récit de S. Luc, 24, 39 et ss. :  « Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi. Touchez-moi, regardez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai... Après cette parole, il leur montra ses mains et ses pieds. » Nous leur opposons encore le témoignage unanime de la tradition (cf. en particulier S. Justin Martyr, c. Triph. 97 ; Tertull. c. Marcion. 3, 19 ; C. Cyprien, etc.) qui voit dans le crucifiement du Sauveur l'accomplissement de la célèbre prophétie : « Ils ont percé mes mains et mes pieds », Psaume 22, 17. Nous leur opposons enfin le texte suivant de Plaute, Mostell. 2, 1, 13 : « Je donnerai un talent au premier qui grimpera au gibet, mais à condition qu'on lui clouera deux fois les mains, deux fois les pieds ». De cette offre singulière, il ressort évidemment que la coutume ancienne était de clouer les pieds aussi bien que les mains à l'arbre de la croix ; l'extraordinaire de la demande consiste en ce qu'on voudrait ici que chaque membre dût percé de deux clous. Au reste, nos adversaires démasquent leur jeu lorsqu'ils ajoutent que, la mort de Jésus n'ayant été qu'apparente, il n'est pas étonnant qu'il pût faire si promptement usage de ses pieds. S'il est question en divers endroits de cordes destinées à lier les coupables à la croix, cf. Pline, Hist. Nat. 28, 11 ; Xen. Ephes. 4, 2, etc., cela prouve qu'elles étaient souvent employées en même temps que les clous. Pour plus de commodité, on attachait les mains et les pieds avant de les percer. S. Hilaire réunit ensemble « Les chaînes des cordes qui le liaient et les plaies des clous qui le transperçaient ». - 2° La seconde discussion porte sur le nombre des clous qui servirent à fixer les pieds du Sauveur à la croix. L’étude du Saint Suaire indique qu’un seul clou a fixé ensemble les deux pieds, le gauche étant pressé sur le droit par une violente torsion cf. Maria Grazia Siliato, Contre-Enquête sur le Saint Suaire, Paris, 1998, Plon/Desclée de Brouwer, p.244.] Dans un poème faussement attribué à S. Grégoire de Nazianze, « Christus patiens », v. 1463 et ss., la croix est appelée « bois à trois clous », ce qui suppose que les deux pieds auraient été placés l'un sur l'autre et percés d'un seul clou, comme on le voit sur de nombreux crucifix. La paraphrase de Nonnus, in Jean 19, 91, semble attester le même fait, quoique en termes assez obscurs.

- On s'est demandé parfois si les sculpteurs et les peintres ont raison de représenter l'image du divin Crucifié avec la couronne d'épines sur la tête. Ceux des anciens auteurs qui se sont occupés de cette question font une réponse affirmative, par exemple Origène, in Matth., h.l., et Tertullien, contr. Judaeos, c. 13. L'Évangile de Nicodème, 1, 10, raconte aussi que les soldats, après avoir dépouillé Jésus de ses vêtements, lui passèrent un linge autour des reins et lui mirent de nouveau sur la tête son diadème douloureux. Il était d'ailleurs naturel que le « roi des Juifs » fût crucifié par les Romains avec cet attribut de sa royauté.

- Ils partagèrent entre eux ses vêtements. Lorsque les soldats eurent accompli leur horrible tâche, ils se partagèrent aussitôt les vêtements de la victime qui, de par la loi, Digest. 48, 206, De bonis damnatorum, l. 6, étaient adjugés aux bourreaux. Ils étaient quatre : ils firent donc quatre parts. - Les tirant au sort. Les portions étant nécessairement inégales, le sort fut chargé de décider celle de chacun. Cf. Jean 19, 23, 24. - Afin que s'accomplît … Ces mots et la fin du verset sont omis par de nombreux manuscrits grecs et latin, par plusieurs Pères et plusieurs versions : aussi la plupart des critiques les rejettent‑ils du texte comme apocryphes. C'est probablement une glose marginale empruntée à S. Jean, 19, 24, et insérée dans le texte de S. Matthieu par un copiste. - Par le prophète. La citation est tirée du Psaume 21 (vulg, Ps.22 hébr.), v. 19 ; elle est faite d'après les Septante.


Mt27.36 Et, s'étant assis, ils le gardaient. - Le partage terminé, les bourreaux s'assoient aux pieds de la croix pour garder Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Cette coutume de monter la garde auprès des crucifiés jusqu'au moment où ils expiraient, est mentionnée par les auteurs classiques ; cf. Pétrone, Sat. 3, 6 ; Plutarque, Vita Cleom. 38. Elle avait pour but d'empêcher les parents ou les amis des suppliciés de venir les détacher de la croix pour essayer de les sauver à force de soins. Flavius Josèphe raconte, Vita, 75, qu'un de ses amis fut délivré de cette manière et rendu à la vie. Le crucifiement ne produisait pas directement la mort, car l’hémorragie était bientôt arrêtée par l'enflure des parties percées par les clous. Le patient demeurait donc souvent des jours entiers sur la croix avant de rendre le dernier soupir. Cf. Pétrone, l.c. ; Euseb. Hist. Eccl. 8, 8. Les soldats ne le quittaient pas un seul instant.


Mt27.37 Au-dessus de sa tête ils mirent un écriteau indiquant la cause de son supplice : "Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs." - Ils mirent. Plusieurs exégètes croient devoir donner au parfait le sens du plus‑que‑parfait, parce qu'ils supposent à bon droit que la tablette avait été attachée à la croix avant le tirage au sort des vêtements de Jésus. D'autres, pour le même motif, vont jusqu'à dire qu'il y aurait eu dans ce passage, par la maladresse des copistes, une transposition des versets : l'ordre primitif eût été, vv. 33, 34, 37, 38, 35, 36, 39. Enfin, M. Fouard, La Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, p. 122, conjecture que, dans la précipitation avec laquelle Jésus fut condamné et traîné au supplice, on aurait oublié d'abord l'inscription : Pilate se serait souvenu plus tard seulement de cette formalité légale, et le titre ne serait parvenu sur le Calvaire qu'après la fin du crucifiement. Les deux dernières hypothèses nous paraissent peu vraisemblables ; la première est plus naturelle, mais elle n'est nullement nécessaire, car l'on peut très bien traduire par le parfait : quand l'opération du crucifiement fut achevée, les soldats placèrent l'inscription sur la croix, au‑dessus de la tête du crucifié. C'était une petite planche, habituellement blanchie au gypse, et nommée dans le langage juridique « titulus » ou « elogium » par les Latins, cf. Luc. 23, 38. L'indication du crime du supplicié y était écrite en abrégé. Elle était souvent portée en avant du condamné ou suspendue à son cou tandis qu'on le conduisait du prétoire au lieu de l'exécution. Elle était écrite le plus souvent en noir, parfois en caractères rouges. Nous savons, cf. Luc 23, 38, que l'inscription de Jésus‑Christ était écrite en trois langues, en grec, latin et hébreux, pour que tout le monde pût la comprendre. Elle varie dans les quatre Évangiles, bien qu'elle soit partout la même quant à la substance. D'après S. Matthieu, elle exprimait : 1° le nom du coupable (celui‑ci est Jésus), 2° la nature de sa faute (le roi des Juifs). Roi des Juifs, c'est-à-dire, qui se dit roi des Juifs ; c'était un crime de lèse‑majesté romaine.


Mt27.38 En même temps, on crucifia avec lui deux brigands, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche. - Après que Jésus eût été attaché à la croix ou, mieux encore, pendant son propre crucifiement, puisque chaque condamné avait une escouade spéciale de soldats chargée de son exécution. - Deux voleurs. Le substantif grec désigne plutôt des brigands que des voleurs vulgaires. Les deux larrons crucifiés avec Jésus faisaient sans doute partie de ces bandes qui, au dire de l'historien Josèphe, Antiquités Judaïques 16, 10, 8 ; 20, 8, 10 ; Guerre des Juifs 2, 12-13, infestaient alors la Palestine, et dont un nombre considérable furent condamnés au supplice de la croix sous le gouvernement de Félix ; peut-être même, comme on l'a parfois conjecturé, étaient‑ils les complices de Barabbas. Voir dans S. Luc, 23, 39-43, de touchants détails sur leurs derniers moments. Jésus était placé entre eux, à la place la plus humiliante dans cette circonstance.


Mt27. 39 Et les passants l'injuriaient, hochant la tête - « Une sorte de commisération, de respect pour la souffrance, entoure d'ordinaire les plus vils criminels dès qu'ils sont montés sur l'échafaud ; Jésus n'eut pas même cette triste consolation ». Fouard, Passion de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, p. 144. Trois catégories d'insulteurs, la foule en général, vv. 39-40, les Sanhédristes, vv. 41-43, et les larrons, v. 44, vont lancer contre lui les paroles les plus outrageantes. C'est la multitude sans pitié qui commence. - Les passants : Ceux qui allaient à la ville ou qui en revenaient, les curieux qui étaient là tout exprès pour voir les suppliciés et surtout Jésus, etc. Ce mot prouve que Jésus avait été crucifié sur le bord d'un chemin fréquenté, conformément du reste à la coutume romaine ; cf. Cic. Verr. 5, 66 ; Quitil. Decl. 274. - Ils blasphémaient : le verbe grec a le sens d'insulter ; mais les outrages dirigés contre Jésus étaient en réalité des blasphèmes proprement dits. - Hocher la tête était chez les Hébreux un geste de moquerie et de mépris. Comparez Psaume 21, 8 ; 109, 25 ; Job. 16, 4 ; Jérémie 18, 16.


Mt27.40 et disant : "Toi, qui détruis le temple et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même. Si tu es Fils de Dieu, descends de la croix." - L'Évangéliste a conservé quelques‑uns des sarcasmes de la foule. - Toi qui détruis le temple de Dieu. Cette injure mordante se rattache à l'assertion de Jésus citée par Saint Jean, 2, 19, et récemment rappelée à la mémoire du peuple par la déposition des faux témoins, Matth. 26, 61. - Sauve‑toi toi‑même. Si tu es assez puissant pour détruire les gigantesques constructions du Temple et pour le relever en trois jours, il doit t'être bien facile de te délivrer toi‑même. Les insulteurs ne se doutent guère que, dans trois jours, Jésus aura réédifié le temple auguste de sa sainte humanité qu'ils viennent de détruire si cruellement. - Si tu es le Fils de Dieu. Le Christ devant être doué du pouvoir d'opérer toute sorte de prodiges, Jésus, qui prétendait à ce titre, devait pouvoir aisément descendre de la croix, malgré les clous qui l'y retenaient attaché.


Mt27.41 Les Princes des prêtres, avec les Scribes et les Anciens, le raillaient aussi et disaient : - L'évangéliste a conservé quelques‑uns des sarcasmes de la foule. C'est la seconde classe d'insulteurs. Elle se composait, d'après la mention expresse de notre évangéliste, des princes des prêtres, des Scribes et des Anciens, c'est-à-dire des trois chambres du Sanhédrin, qui étaient venues en grande partie pour se repaître des souffrances et des humiliations de leur victime.


Mt27.42 "Il en a sauvé d'autres, et il ne peut se sauver lui-même, s'il est roi d'Israël, qu'il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui. - S. Matthieu nous communique les sarcasmes des Sanhédristes, comme il avait fait pour ceux du peuple. La multitude s'était adressée directement à Jésus ; en hommes bien appris, les membres du Grand Conseil parlent de lui à la troisième personne, mais leur outrage n'en devient que plus mordant. - Il a sauvé les autres. Allusion aux nombreux miracles de guérison accomplis par Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Les Sanhédristes eux‑mêmes admettent donc que le Sauveur a opéré de vrais prodiges : c'est un aveu précieux que nous recueillons de leur bouche pour l'opposer aux rationalistes. « Même les Scribes et les Pharisiens, dit S. Jérôme, in h. l., reconnaissent malgré eux qu' « il en a sauvé d'autres ». Puis le saint Docteur ajoute, rétorquant contre les ennemis du Christ la suite de leur insulte : « Votre propre jugement vous condamne donc, car puisqu'il en a sauvé d'autres, il aurait pu s'il l'avait voulu se sauver lui‑même ». - S'il est le roi d'Israël : c'est-à-dire, s'il est le Messie, dont une des principales prérogatives devait être de gouverner la nation d'Israël. Cf. 2, 18. Les Sanhédristes empruntent du reste ce sarcasme à la récente assertion de Jésus, cf. 26, 64, et à l'inscription même que chacun pouvait lire au‑dessus de sa tête, v. 37. Ils demandent ironiquement à Jésus l'éclatant prodige que la foule avait déjà réclamé quelques instants auparavant. A ce prix, ils promettent de croire en lui et de le reconnaître pour le Messie, le Fils de Dieu. Citons encore S. Jérôme : « Promesse mensongère : Car qu'y a‑t-il de plus grand, est‑ce de descendre de la croix encore vivant, ou de se relever de la tombe après être mort ? C'est pourtant ce qu'il a fait, et ils n'ont pas cru ; ils n'auraient donc pas cru s'il était descendu de la croix ». Mais de pareilles promesses ne coûtaient guère à ces imposteurs. Et puis, ils étaient si sûrs d'avoir à tout jamais ruiné leur ennemi et sa puissance.


Mt27.43 Il s'est confié en Dieu, si Dieu l'aime, qu'il le délivre maintenant, car il a dit : Je suis Fils de Dieu." - Abusant d'une manière indigne des Saintes Écritures, les prêtres et les Docteurs juifs osent citer dérisoirement contre Jésus un passage du Psaume 22 (21 Vulg.), qui était généralement regardé comme messianique. On lit au v. 9 de ce cantique, d'après les Septante et la Vulgate : « Il a espéré au Seigneur, qu'il le délivre. Qu'il le sauve, puisqu'il l'aime. » Travestissant la pensée, ils mettent un « si » plein d'ironie à la place du « car » tout à fait affirmatif du texte. Qu'il le délivre, s'il l'aime. Mais, pensaient‑ils, il se gardera bien de le délivrer. - S'il l'aime. Le verbe hébreu correspondant signifie tout à la fois vouloir et aimer. - Car il a dit… Se reportant aux assertions personnelles de Jésus, les Sanhédristes les mentionnent pour insinuer qu'elles sont entièrement fausses, Dieu le laissant mourir sur la croix ; ce qui n'arriverait pas s'il était vraiment le Messie.


Mt27.44 Les brigands qui étaient en croix avec lui, l'insultaient de la même manière. - Les brigands crucifiés aux côtés du Sauveur mêlent eux‑mêmes leurs voix à ce triste concert d'injures. De prime abord, ce pluriel semble contredire le récit de S. Luc, 23, 39 et ss., d'après lequel un seul des larrons aurait pris part aux insultes lancées contre Jésus ; mais la conciliation est facile. « on peut penser que les deux larrons l'ont d'abord insulté ; mais quand le soleil s'est caché, la terre a tremblé, … , l'un d'eux a cru en Jésus, et a réparé son refus initial de croire en confessant sa foi », S. Jérôme in h. l. ; de même Origène, S. Cyrille, S. Jean Chrysost., Théophylacte, etc. On peut dire aussi que S. Matthieu, cf. Marc. 15, 32, parle en termes généraux pour abréger : le pluriel serait employé par synecdoque, ou bien ce serait un pluriel de catégorie. Telle est l'opinion de S. Augustin, de Cons. Evang. 3, 16.


Mt27.45 Depuis la sixième heure jusqu'à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. - Les vv. 45-50 exposent les circonstances extraordinaires au milieu desquelles eut lieu la mort de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. La sixième heure : c'est-à-dire à partir de midi. D'après S. Marc, 15, 25, il y avait alors déjà trois heures que le Sauveur était sur la croix. S. Jean raconte il est vrai, 19, 14, que vers la sixième heure du jour Jésus entrait seulement chez Pilate ; mais nous prouverons ailleurs que le quatrième évangéliste suppute ici les heures d'après une méthode particulière. - Il y eut des ténèbres. Vers le milieu du jour, au moment où commençait l'agonie du divin Maître, il se produisit tout à coup un assombrissement extraordinaire du soleil et de l'atmosphère. Ces ténèbres, que les trois synoptiques signalent d'une manière solennelle et à peu près dans les mêmes termes, cf. Marc. 15, 33, Luc. 23, 44, n'étaient pas le résultat d'une éclipse, ainsi qu'on le faisait remarquer dès les premiers siècles de l'ère chrétienne, cf. Orig. in h. l. ; Victor Cap. de cycl. Pasch. Spicil. Solesm. 1, 297 ; Evang. Nicod. c. 11, attendu que la lune était alors dans son plein. Elles n'avaient non plus aucun rapport avec l'obscurité qui précède d'ordinaire les tremblements de terre, puisque la commotion mentionnée plus bas, v. 51, était miraculeuse. C'était un fait providentiel, un vrai prodige en vertu duquel la nature semblait prendre le deuil au moment où le Fils de Dieu allait rendre le dernier soupir. Les hommes se montraient sans pitié pour lui ; mais le monde inanimé lui témoignait ainsi une sorte de sympathie. De même que la nuit s'était illuminée soudain d'une nouvelle clarté à la naissance de Jésus, de même le jour s'obscurcit tristement à ses derniers instants. - Sur toute la terre. Des exégètes assez nombreux, parmi lesquels nous citerons Origène, Maldonat, Érasme, Kuinoel, Olshausen, pensent que le mot « terre » doit se restreindre ici, comme en d'autres passages de la Bible, à une zone particulière, c'est-à-dire à la Judée, ou tout au moins à la Palestine. Au contraire, la plupart des Pères et plusieurs commentateurs anciens et modernes prennent l'expression à la lettre. On peut du moins admettre que les ténèbres s'étendirent bien au‑delà des limites de la Palestine, et qu'elles envahirent au loin les provinces de l'empire romain. On connaît le mot célèbre qu'aurait prononcé Denys l'Aéropagite au moment où le ciel fut ainsi assombri : « Le Dieu de la nature souffre, et la machine du monde doit s'en aller en pièces ». Tertullien ne craignait pas d'alléguer aux autorités romaines ces ténèbres merveilleuses comme un fait connu de tous et consigné dans les archives publiques. « Au même instant, écrivait‑il dans son Apologie, c. 21, le jour fut privé de soleil, qui n'était arrivé qu'au milieu de sa course. Ce prodige fut certainement pris pour une éclipse par ceux qui ne savaient pas qu'il avait aussi été prédit pour la mort du Christ. Et pourtant vous le trouvez consigné dans vos archives comme un accident mondial ». - Jusqu'à la neuvième. Vers trois heures de l'après‑midi ; l'obscurité dura donc jusqu'au moment de la mort de Jésus.


Mt27.46 Vers la neuvième heure, Jésus cria d'une voix forte : "Eli, Eli, lamma sabacthani, c'est-à-dire, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ?" - S. Matthieu passe aux derniers instants du Sauveur, pour signaler un trait douloureux de son agonie. Sous la pression violente d'une angoisse extrêmement vive qui déchirait son âme, Jésus poussa un grand cri et prononça une phrase pleine de désolation. - Eli, Eli … Des sept paroles du Christ mourant, c'est la seule qui ait été conservée dans le premier Évangile. Elle est empruntée au Psaume 22, dont la première partie semblerait écrite après coup par un témoin de la Passion. L'évangéliste la cite d'abord dans l’idiome syro‑chaldéen, qui était parlé en Palestine au temps de Jésus et par Jésus lui‑même : cela était nécessaire pour faire comprendre le jeu de mots du verset suivant. Dans l'hébreu pur, il y a Lamma hazabthani au lieu de Lamma sabacthani. - Cette exclamation, qui suppose un véritable abîme de douleur dans l'âme de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, contient un mystère très profond. Comment le Messie a‑t-il pu se dire abandonné de Dieu son Père ? Comment concilier en lui cette affreuse angoisse avec la béatitude qui doit nécessairement régner dans le cœur d'un Dieu ? Mais hâtons‑nous de dire, malgré les assertions contraires de Celse, de Julien l'Apostat et des rationalistes modernes, que cette désolation n'a rien de commun avec le désespoir. Jésus se plaint sans doute, mais sa plainte est filiale et soumise. Il en appelle à Dieu, mais cela prouve qu'il a confiance en lui, car « celui qui peut parler à Dieu doit avoir Dieu avec lui ».




Mt27.47 Quelques-uns de ceux qui étaient là, l'ayant entendu, dirent : "Il appelle Élie." - On a parfois affirmé (S. Jérôme, Euthymius, etc.) que ces hommes étaient des soldats romains qui, ne comprenant que le premier mot du cri de Jésus, « Eli, Eli », auraient supposé par une singulière méprise que le divin Crucifié appelait le prophète Élie. Mais comment les bourreaux de Rome auraient‑ils connu Élie ? La réflexion étrange il appelle Élie avait donc des Juifs pour auteurs. Dans quel sens fut‑elle faite ? Était‑ce un travestissement impie et brutal du texte cité par Jésus, de telle sorte que « le plus terrible cri d'angoisse qui ait jamais retenti sur la terre, la parole la plus sacrée de lamentation, auraient été dérisoirement transformés par un esprit plein de malice » ?. Beaucoup d'exégètes le pensent. Ils font judicieusement observer que les Juifs respectaient trop le nom divin pour se permettre à son sujet une aussi indigne plaisanterie. Ils supposent donc que la parole de Jésus aura été mal entendue et qu'elle aura donné lieu à un quiproquo involontaire, quoique il ne soit pas dénué complètement d'une certaine malice, cf. v. 49.


Mt27.48 Et aussitôt l'un d'eux courut prendre une éponge qu'il emplit de vinaigre, et, l'ayant mise au bout d'un roseau, il lui présenta à boire. - Jésus s'était écrié presque en même temps : J'ai soif. Cf. Jean, 19, 28 et ss. L'un des assistants, saisi de pitié, prend aussitôt les moyens de calmer cette soif brûlante qui était un des plus grands tourments des crucifiés. - Prit une éponge. Il y avait là une éponge dont les bourreaux s'étaient probablement servis pour essuyer le sang qui les couvrait : piquée à l'extrémité d'un bâton, elle pouvait servir du moins à humecter les lèvres du patient. C'était le meilleur moyen de le désaltérer un peu dans les circonstances où il se trouvait. - La remplit de vinaigre. Le breuvage des soldats romains se nommait « posca » : c'était tantôt un mélange d'eau et de vinaigre, tantôt du mauvais vin. L'homme compatissant qui s'était ému au cri de Jésus trempa l'éponge dans la provision de « posca » qui était auprès de la croix pour les soldats de garde. - L'ayant attachée à un roseau : c'était, dit S. Jean, 19, 29, un rameau d'hysope.


Mt27.49 Les autres disaient : "Laisse, voyons si Élie viendra le sauver." - Les autres Juifs veulent l'empêcher d'accomplir cet acte de miséricorde. Laisse. C'est-à-dire, ne fais pas cela. Ils ajoutent avec ironie : Voyons si Élie viendra… Ils supposaient que Jésus avait appelé à son secours le prophète Élie qui, d'après les prophètes, cf. Malachie 4, 5, 6, comme d'après l'Évangile, cf. Matth. 11, 14 et Luc 1, 17, devait avoir avec le Messie les rapports les plus intimes. Ces hommes cruels prétendent donc malicieusement qu'il vaut mieux laisser Jésus : son Élie va venir sans doute pour le rafraîchir et pour le délivrer.


Mt27.50 Jésus poussa de nouveau un grand cri et rendit l'esprit. - Un premier cri avait été mentionné plus haut, v. 46. Quelles paroles s'échappèrent alors des lèvres du Sauveur en même temps que son dernier soupir ? S. Matthieu ne le dit pas ; mais nous l'apprenons dans la narration de S. Luc, 23, 46 : « Jésus s'écria d'une voix forte : Père, je remets mon esprit entre tes mains. Et, en disant ces paroles, il expira. » - Un grand cri. Les trois synoptiques ont pris soin de noter ce trait extraordinaire qui prouve, comme le disaient déjà les Pères, que Notre‑Seigneur mourut librement, de son plein gré. - Il rendit l'esprit. Ici, il faut aimer, adorer et se taire.


27, 51-56. - Parall. Marc. 15, 38-41 ; Luc. 23, 47-49.

Mt27.51 Et voilà que le voile du sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu'en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, - Parmi les événements qui suivirent immédiatement la mort du Sauveur, S. Matthieu en signale trois principaux : 1° Quelques phénomènes miraculeux dans le domaine de la nature et dans le royaume des morts, v. 51-53 ; 2° l'appréciation du centurion, v. 54 ; 3° la conduite des saintes femmes, v. 55-56. - Et voici. Ce début est solennel et annonce de grandes choses. Du reste, on a depuis longtemps remarqué que la narration de S. Matthieu, qui est habituellement si calme et d'une si austère simplicité, prend tout à coup en ce passage un ton plus élevé : elle est poétique et rythmée comme un chant de triomphe ; les phrases s'y succèdent rapidement, en cadence, précédées de la conjonction et. - Le voile du temple. Il y avait deux voiles principaux dans le temple de Jérusalem. Le premier était situé devant le Saint, qu'il séparait du vestibule ; le second était à l'entrée du Saint des Saints. Cf. Exode 26, 31 et ss. ; Lévitique 16, 23 ; Philo, Vita Moys. 3, 6. Ils étaient l'un et l'autre très épais et richement ornés ; cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 5, 5, 4 et 5. Tout porte à croire que c'est du second que l'évangéliste a voulu parler. En effet, 1. c'était le voile par excellence, 2. S. Matthieu et S. Marc le désignent par son appellation ordinaire ; 3. le symbole devient beaucoup plus significatif si c'est l'entrée du Saint des Saints lui‑même qui fut ainsi miraculeusement ouverte. Malgré la prépondérance de ces motifs, D. Calmet, Hug et d'autres se décident en faveur du premier voile. Lightfoot essaie de mettre tout le monde d'accord en conjecturant que les deux voiles furent déchirés en même temps ; mais son hypothèse n'a pas le moindre fondement. Ce phénomène ne fut pas le résultat du tremblement de terre, puisqu'il le précéda de quelques instants : ce fut le premier des prodiges qui eurent lieu après la mort du Sauveur. L'idée qu'il exprime d'une façon toute dramatique est facile à saisir. Le voile qui rendait le sanctuaire impénétrable à tout autre regard qu'à celui du Grand‑Prêtre signifiait, d'après le beau langage de S. Paul, Hébreux 9, 8, que la voie du véritable sanctuaire restait fermée, tant que le premier tabernacle continuait d'exister. Aussi demeura‑t-il à sa place tant qu'il n'y eut, pour effacer les péchés des hommes, que le sang impuissant des boucs et des taureaux, ibid. 10, 4. Mais, dès que la divine victime, seule capable de satisfaire la justice infinie de Dieu, eut expiré sur le Calvaire, cet épais rideau, qui avait symbolisé pendant un si grand nombre d'années la séparation entre le Créateur et la créature, se déchira mystérieusement, l'Esprit Saint montrant ainsi que désormais l'entrée du Saint des Saints était ouverte. On peut dire encore que le temple marquait de cette manière la part qu'il prenait à la douleur universelle causée par la mort de Jésus : comme on l'a vu, les Orientaux déchiraient leurs vêtements en signe de deuil. - Depuis le haut jusqu'en bas, par conséquent dans toute sa longueur. D'après une note de l'Évangile apocryphe selon les Hébreux conservée par S. Jérôme, Comm. in Matth., 27, 51, cf. lettre 149, qu. 8, et reproduite quant à la substance dans le Talmud de Jérusalem, tr. Ioma 6, 4, le linteau de pierre auquel était attaché ce voile aurait été tout d'abord brisé : « Dans cet évangile dit des Hébreux, nous lisons non pas que le voile du temple s'est déchiré, mais que le linteau du temple, d'une immense grandeur, s'est rompu et s'est divisé », S. Jérôme l.c. Ce trait expliquerait pourquoi la déchirure commença par le haut. - La terre trembla. La terre, comme le firmament, exprimait ainsi sa sympathie à l'occasion de la mort du Christ. Elle fut saisie de mouvement convulsifs, « C’est comme si elle avait été mue de son centre, et de son lieu », Sylveira in h.l., quand son auteur rendit le dernier soupir, de même que le corps humain se met parfois à trembler sous l'empire de la tristesse et du chagrin de l'âme. - Les pierres se fendirent. Ce phénomène, qui fut une conséquence du tremblement de terre, se produisit au Golgotha et dans les environs de Jérusalem. Il y aurait dans la basilique du saint Sépulcre une fissure extraordinaire du rocher de Golgotha, signalée déjà par S. Cyrille, Catech. 13, c. 33. Au lieu d'avoir été produite dans le sens des veines de la pierre, ainsi qu'il arrive habituellement dans les circonstances analogues, elle partage le roc de manière à croiser perpendiculairement les différentes couches qui le composent.


Mt27.52 les tombeaux s'ouvrirent, et plusieurs saints, dont les corps y étaient couchés, ressuscitèrent. - S. Matthieu a seul mentionné ce dernier prodige, qui surpasse tous les autres en grandeur. Le tremblement de terre, en même temps qu'il fendait les rochers les plus durs, faisait rouler hors de leurs gonds les énormes pierres qui fermaient l'entrée des tombes juifs. Cf. v. 60 ; Jean 11, 38, etc. Mais ce n'est pas tout : Plusieurs de ces monuments funèbres ainsi ouverts rendirent leurs morts qui, d'après la description du verset suivant, accoururent dans la ville et se manifestèrent à de nombreux témoins. - Beaucoup de corps de saints… De quelle manière et dans quel sens eurent lieu ces résurrections merveilleuses ? Les exégètes se sont de tout temps séparés sur ce point délicat. On peut cependant réduire à trois les opinions principales qu'ils ont émises. 1° Les morts dont parle S. Matthieu seraient ressuscités à la façon de Lazare, l'ami du Christ ; c'est-à-dire que leur âme aurait été de nouveau unie à leur corps, pour une seconde vie d'une durée plus ou moins longue. Tel est le sentiment de Théophylacte. Mais on lui oppose justement l'expression « apparurent » du v. 53, qui suppose de simples apparitions, par conséquent une résurrection momentanée. 2° Origène, S. Jérôme, S. Thomas d'Aquin, et à leur suite Maldonat, etc., pensent que cette résurrection était définitive ; c'eût été une anticipation de celle de tous les hommes à la fin du monde. Sur les bienheureux qui en furent l'objet, la mort aurait donc à jamais perdu son empire : bien plus, ils auraient eux‑même accompagné Jésus dans le ciel en corps et en âme au jour de son Ascension. Mais cette opinion n'est‑elle pas réfutée dans la lettre aux Hébreux, 11, 39, 40 ? N'a‑t-elle pas contre elle la croyance générale d'après laquelle, à part le Sauveur et la glorieuse Vierge Marie, personne avant la fin du monde n'entrera dans le Ciel avec un corps transfiguré ? 3° Suivant le système adopté par MM. Schegg et Bisping, la merveille dont l'évangéliste fait ici mention ne consiste pas dans des résurrections proprement dites, mais dans de simples apparitions temporaires, semblables à celles des anges, ou mieux encore à celle de Moïse sur la montagne de la Transfiguration. Ce n'est donc pas sous l'enveloppe réelle de leurs corps, c'est sous des fantômes extérieurs qui leurs correspondaient, que les saints personnages choisis par Dieu se montrèrent à Jérusalem. - Quels furent les Saints de l'Ancien Testament qui eurent ainsi l'honneur de participer en un certain sens à la Résurrection du Sauveur ? On a souvent nommé Adam, Noé, Abraham, David, d'après les Acta Pilati, cf. Thilo, Cod. Apocr. N. T. p. 810, ou encore, S. Joseph, S. Jean‑Baptiste, etc. On ne sait rien de précis à ce sujet : il semble plus vraisemblable, d'après le contexte, que la plupart d'entre eux avaient appartenu à la génération contemporaine, puisque nous les voyons se faire reconnaître d'un grand nombre. - Qui s'étaient endormis. Dès les premiers jours du Christianisme, le verbe « s'endormir » devint un gracieux euphémisme pour signifier mourir ; cf. 1 Thessaloniciens 4, 4. De là le nom de dortoir, en grec, (d'où cimetière) donné aux champs des morts.


Mt27.53 Étant sortis de leurs tombeaux, ils entrèrent, après la résurrection de Jésus, dans la ville sainte et apparurent à plusieurs. - Ewald et Fritzsche prennent cette expression dans le sens actif : « Sortant de leurs tombeaux après que Jésus les eût ressuscités ». Mais il faut faire violence au texte pour traduire d'une manière si peu naturelle et si peu grammaticale. Il s'agit évidemment de la résurrection personnelle du Sauveur. C'est donc seulement après que Jésus‑Christ fut sorti d'entre les morts, que les âmes d'élite auxquelles il communiqua en quelque manière le privilège de sa résurrection, quittèrent leurs tombeaux et vinrent se montrer aux habitants de Jérusalem. Il convenait en effet qu'elles ne se manifestassent pas avant qu'il eût quitté son propre tombeau. Il suit de là qu'elles ne ressuscitèrent probablement elles‑mêmes qu'après lui : autrement, qu'auraient‑elles fait dans les monuments funèbres depuis le vendredi soir jusqu'au dimanche matin ? Aussi est‑ce l'avis commun des exégètes que ces détails sont racontés ici par anticipation. Seuls, les premiers mots du v. 52, « les tombeaux s'ouvrirent », sont donc à leur place chronologique. Mais, après avoir parlé de l'ouverture miraculeuse des tombeaux, l'évangéliste ajoute très‑naturellement, d'après l'ordre logique, d'autres faits merveilleux dont ils furent encore le théâtre un peu plus tard. - Dans la cité sainte. Cf. 4, 5 et le commentaire. La sainte cité s'était hélas transformée en cité déicide. - Ils apparurent à beaucoup. Tel était le but de leur entrée dans Jérusalem. Ils y viennent comme des témoins, comme des preuves vivantes de la résurrection de Jésus. C'est pour cela qu'ils multiplient leurs apparitions. Plus on les verra, plus il y aura de cœurs qui croiront au caractère messianique de Notre‑Seigneur et à sa divinité.


Mt27.54 Le centurion et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, voyant le tremblement de terre et tout ce qui se passait, furent saisis d'une grande frayeur, et dirent : "Cet homme était vraiment Fils de Dieu." - S. Matthieu fait part maintenant à ses lecteurs de l'impression produite par les prodiges qu'il vient de décrire, sur les soldats romains qui avaient assisté à la mort de Jésus, et d'une grave réflexion qu'ils leur inspirèrent. Il nomme d'abord le centurion, c'est-à-dire l'officier sous les ordres duquel le crucifiement avait eu lieu. Les mots suivants, ceux qui étaient avec lui, désignent les simples soldats qui avaient rempli le rôle de bourreaux, et qui montaient actuellement la garde autour du corps de Jésus. Ces hommes rudes et grossiers, à la vue du tremblement de terre et des autres phénomènes extraordinaires qui l'accompagnaient (les ténèbres, le cri surnaturel du Sauveur mourant, la rupture des rochers), ne purent réprimer un vif sentiment de crainte. Convaincus d'une certaine manière de la divinité de leur victime, ils redoutent sa vengeance, puisque ce sont eux‑mêmes qui l'ont mise à mort. - Le Fils de Dieu. Dans quel sens affirment‑ils que Jésus est le fils de Dieu ? Il est bien difficile de le déterminer, comme on le voit par le grand désaccord qui règne sur ce point entre les exégètes. S. Luc, 23, 47, place sur les lèvres du centurion une expression beaucoup plus vague : « Certainement, cet homme était juste », et il est possible que la qualification de Fils de Dieu équivalût simplement pour ces païens à celle d'ami de Dieu. Peut-être aussi faisaient‑ils alors dans le sens strict un véritable acte de foi en la nature divine de Jésus‑Christ. Ils avaient entendu dire, soit chez Pilate, cf. Jean 19, 7, soit récemment au pied de la croix, Matth. 27, 40, que Jésus prétendait avoir droit au titre de Fils de Dieu : de tous les prodiges qui s'étaient passés au moment de sa mort, ils concluent qu'il était vraiment Dieu ainsi qu'il l'avait affirmé. « Au milieu de ce scandale de la passion, le centurion confesse que Jésus est Fils de Dieu, tandis qu'au sein de l'Église, Arius le proclame une simple créature », S. Jérôme in h.l. « C’est donc avec raison que le centurion est la figure de la foi de l’Église, lui qui, aussitôt que le voile qui couvrait les mystères célestes est déchiré par la mort du Seigneur, le proclame un homme vraiment juste et le vrai Fils de Dieu, alors que la synagogue garde le silence », Rhaban Maur, ap. Thom. Aq. Cat in h.l.


Mt27.55 Il y avait là aussi plusieurs femmes qui regardaient de loin, elles avaient suivi Jésus depuis la Galilée, pour le servir. - A côté de ces païens qui révèrent Jésus, nous trouvons un autre groupe ami et fidèle. Il est composé d'un nombre assez considérable de pieuses Juives, qui s'étaient attachées à lui depuis longtemps par la foi de l'esprit et par le dévouement du cœur. Tandis que les Apôtres ont lâchement pris la fuite, elles ont eu le courage de suivre Jésus jusqu'au Calvaire. Leur présence a consolé ses derniers instants. Même après sa mort, elles demeurent au poste que leur sainte affection leur avait fixé : elles ne s'éloigneront que lorsqu'on aura rendu les derniers devoirs à son corps. - À quelque distance. Par convenance, pour ne pas se trouver mêlées à la foule brutale qui entourait la croix. Cependant, plusieurs d'entre elles n'avaient pas craint de s'avancer jusqu'auprès du Sauveur mourant ; cf. Jean 19, 25. - Qui avaient suivi… Ces saintes femmes suivaient habituellement le Sauveur dans ses voyages ; cf. Luc. 8, 1-3. Elles étaient venues avec lui de Galilée à Jérusalem à l'occasion de la Pâque actuelle. - Pour le servir. « Servir » ne désigne pas seulement les services en général que l'on peut rendre au prochain. Il signifie parfois d'une manière spéciale, et c'est ici le cas, fournir le nécessaire. Cf. Matth. 4, 11 ; 25, 44 ; Marc. 1, 13 ; 15, 41 ; Luc. 8, 3 ; 1 Pierre 4, 10-11, etc. L'évangéliste veut donc dire que les amies de Jésus subvenaient à ses besoins temporels, et à ceux de ses disciples.


Mt27.56 Parmi elles étaient Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. - Après avoir mentionné leur noble conduite, il nomme les plus célèbres d'entre elles. - Marie-Madeleine, ou Marie de Magdala, petite ville située sur les bords du lac de Tibériade, au Sud de Capharnaüm ; cf. 15, 39 dans le texte grec. Nous aurons à examiner plus tard, s'il faut confondre Marie Madeleine avec Marie sœur de Lazare. - Marie mère de... : Cette autre Marie était la femme de Cléopas et, comme nous l'avons dit ailleurs, cf. Jean 19, 25 et l'explication de Matth. 13, 55-56, la sœur ou la belle‑sœur de la Sainte Vierge. Ses fils Jacques et Joseph étaient par conséquent les « frères » de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, le mot « cousin » n’existe pas en araméen. Le premier ne diffère pas de l'Apôtre S. Jacques‑le‑Mineur ; du second on ne connaît pas autre chose que le nom. - La mère des fils de Zébédée : Salomé, Marc. 15, 40, était là, elle aussi, réparant par sa courageuse présence l'acte de faiblesse auquel l'avait entraînée naguère, cf. 20, 20, un amour trop naturel pour ses deux fils.



27, 57-61. Parall. Marc. 15, 42-47 ; Luc. 23, 50-56 ; Jean 19, 38-42.

Mt27.57 Sur le soir, arriva un homme riche d'Arimathie, nommé Joseph, qui était aussi un disciple de Jésus. - Les Grecs appelaient « soir », tantôt la partie de la journée comprise entre 15 et 18 heures, c'est-à-dire ce que nous nommons après‑midi, cf. 8, 16 ; 14, 15 et Marc. 4, 35 ; tantôt les dernières heures du jour, celles qui précèdent immédiatement la nuit ; cf. 14, 15-23. C'est du premier de ces deux soirs qu'il est question dans cet endroit, comme il ressort du récit de S. Marc, 15, 42. - Arriva. Plusieurs commentateurs ont pensé que Joseph d'Arimathie était allé au Calvaire avant de se rendre chez Pilate : c'est possible, mais le texte sacré n'en dit absolument rien. Arriva est en effet parallèle à « alla trouver » du verset suivant, cf. Marc. 15, 43 ; Luc. 23, 52, et ces deux verbes réunis semblent n'exprimer qu'une seule et même démarche. - Un homme riche. Cette circonstance n'était pas sans valeur. Elle donnait à Joseph une plus grande autorité pour se présenter chez Pilate et pour lui exposer sa requête. Du reste, ce pieux disciple avait une autre source de crédit et d'influence : c'était son titre de Membre du Sanhédrin. cf. Luc. 23, 50 et ss. - D'Arimathie. On n'a pas encore réussi à fixer d'une manière certaine la situation d'Arimathie. Les voyageurs et les géographes hésitent entre trois localités principales : Ramleh, Renthieh et Neby-Samouil. La première, bâtie sur une dune qui s'élève au‑dessus de la riche plaine de Saron, près de la route de Jaffa à Jérusalem, à 30 km environ de cette dernière ville, a en sa faveur une tradition qui semble remonter au moins jusqu'aux croisades, et qui semble même s'appuyer sur le témoignage d'Eusèbe et de S. Jérôme, puisque ces deux anciens auteurs, l'un dans son Onomasticon, s. v. Armathem Sophim, l'autre dans l'épitaphe de sainte Paule, placent Arimathie dans le voisinage de Lydda, c'est-à-dire de la Loudd actuelle, dont Ramleh n'est distant que d'une lieue. Le village de Renthieh, situé un peu plus au nord. Neby-Samouil : les Arabes nomment ainsi une colline pittoresque qui se dresse au N. O. de Jérusalem et sur laquelle était autrefois bâtie, selon toute probabilité, le bourg de Ramathaïm, patrie du prophète Samuel ; cf. 1 Samuel 1, 1-19. La ressemblance d'appellations a décidé quelques commentateurs à chercher sur le Neby-Semouil l'emplacement de l'ancienne Arimathie. - Quoi qu'il en soit, au moment de la mort de Jésus, Joseph d'Arimathie avait sans doute quitté depuis un certain temps le lieu de sa naissance pour se fixer à Jérusalem, puisqu'il venait de se faire ériger un tombeau de famille dans la capitale ; cf. v. 60. - Nommé Joseph. S. Joseph avait été chargé par la Providence de protéger l'enfance du Sauveur ; un autre Joseph reçoit d'elle la mission de veiller à sa sépulture. Joseph était un des disciples de Jésus, de là le zèle qu'il déploie pour honorer son Maître ; mais son adhésion était demeurée secrète « par crainte des Juifs », comme nous le lirons dans le quatrième Évangile, Jean 19, 38.


Mt27.58 Il alla trouver Pilate, et lui demanda le corps de Jésus. Et Pilate ordonna qu'on le lui remît. - Il vint au prétoire en suppliant. Néanmoins, il y vint en homme courageux et résolu, ainsi que le fait remarquer S. Marc, 15, 43 : « Il eut l’audace d’aller chez Pilate pour demander le corps de Jésus ». - Demanda le corps. D'après la loi juive, cf. Deutéronome 21, 23 ; Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs 4, 5, 2, les corps des condamnés devaient être détachés du gibet, puis enterrés avant le coucher du soleil, le jour même du supplice. Au contraire, suivant la coutume romaine, les cadavres des crucifiés demeuraient souvent des jours entiers sur la croix, abandonnés aux oiseaux de proie ou aux animaux sauvages, à moins qu'on ne les fît brûler au bout d'un certain temps. Cf. Horat. lettre 1, 16, 48 ; Plaute, Mil. glor. 2, 4, 19. Les magistrats avaient cependant le pouvoir de les concéder aux parent ou aux amis qui les réclamaient pour leur donner une sépulture honorable. Cf. Ulpian. 43, 24, 1, de Cadav. punit. C'est ce qui explique la démarche de Joseph d'Arimathie. - Pilate ordonna. Le gouverneur commença par s'assurer que Jésus avait cessé de vivre, Marc. 15, 44-45. Sur les renseignements qu'il reçut du centurion préposé au crucifiement, il accéda sans peine à la demande de Joseph. Il se plia d'autant plus facilement à la coutume juive dans cette circonstance, qu'il n'avait condamné Jésus qu'à regret, et qu'il croyait ainsi réparer jusqu'à un certain point son acte de faiblesse.


Mt27.59 Joseph prit le corps, l'enveloppa d'un linceul blanc, - Le corps du Sauveur fut respectueusement descendu de la croix ; on procéda ensuite, mais à la hâte, parce que l'heure du repos sabbatal approchait, à son ensevelissement. Comme les amis de Jésus se proposaient de rendre les derniers devoirs à sa dépouille sacrée d'une manière plus solennelle dans la matinée du dimanche, cf. Marc 16, 1 ; Luc 24, 1, ils se bornèrent le vendredi à lui donner une sépulture rapide et provisoire. - Joseph l'enveloppa. Après l'avoir lavé et parfumé, on l'entoura de bandelettes suivant l'usage, Jean 19, 39-40, et on l'enveloppa finalement dans un linceul de lin. - Un linceul blanc, c'est-à-dire neuf, n'ayant pas encore servi.


Mt27.60 et le déposa dans le tombeau neuf, qu'il avait fait tailler dans le roc pour lui-même, puis, ayant roulé une grosse pierre à l'entrée du tombeau, il s'en alla. - S. Jean, 19, 41-42, s'est chargé de commenter ces mots. « Dans le lieu où il fut crucifié se trouvait un jardin, et, dans le jardin, un tombeau neuf dans lequel personne n'avait encore été mis. C'est là qu'ils placèrent Jésus à cause de la Parascève des Juifs, le tombeau se trouvant à proximité. » Le tombeau était la propriété de Joseph d'Arimathie : on achevait à peine de le creuser. Jésus y fut donc enseveli le premier. - Qu'il avait fait tailler dans le roc. Nous avons dit ailleurs, cf. 23, 29 et le commentaire, qu'aux environs de Jérusalem il y avait de nombreux tombeaux taillés dans le roc. D'après divers détails notés dans le quatrième Évangile, 20, 5-6, 11, celui de Joseph d'Arimathie semble avoir consisté en une chambre unique, taillée horizontalement dans le rocher : le corps du Sauveur dut être placé au milieu de cette salle funèbre. - Il roula une grande pierre. Ces pierres énormes, que les Juifs avaient coutume de placer à l'entrée de leurs tombeaux, étaient destinées à éloigner les bêtes féroces et les voleurs. Leur nom signifiait « ce qu'on roule ». Elles étaient parfois habilement encastrées dans le roc, et munies d'une fermeture à secret ; cf. de Saulcy, Art judaïque, p. 235 et ss.


Mt27.61 Or Marie-Madeleine et l'autre Marie étaient là, assises vis-à-vis du tombeau. - « Lorsque les autres abandonnèrent le Seigneur, les femmes continuent à le veiller …. et elles méritent ainsi d'être les premières à voir sa résurrection », S. Jérôme, in h. l. Marie‑Madeleine est la première à ce poste d'amour. Avec elle s'y trouve l'autre Marie, c'est-à-dire Marie, mère de Jacques et de Joseph, mentionnée au v. 56. Elles sont là dans l'attitude de la douleur. Il leur est impossible de s'éloigner de Jésus, même après sa mort : de plus, elles avaient désiré savoir en quel lieu son corps serait déposé, parce qu'elles voulaient l'embaumer plus complètement quand le repos du sabbat aurait cessé. Marc 15, 47 ; Luc 23, 55 et suiv.


Mt27.62 Le lendemain, qui était le samedi, les Princes des prêtres et les Pharisiens allèrent ensemble trouver Pilate, - Le lendemain : dans la journée du samedi saint. Par Parascève, les Juifs hellénistes désignaient le jour de la Préparation, jour qui précédait le sabbat ou les fêtes solennelles. Ce nom était tiré des préparatifs spéciaux qu'il fallait faire durant les vigiles, afin de n'avoir pas à violer le repos sacré du lendemain ; cf. Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 16, 6, 2. Au Livre de Judith, 8, 16, on trouve l'expression équivalent de veille du sabbat. Mais pourquoi l'évangéliste s'est‑il servi d'une périphrase aussi singulière, lorsqu'il pouvait dire simplement et avec beaucoup plus de clarté « sabbat » ou « jour du sabbat » ? Le sabbat ayant une importance bien supérieure à celle de sa vigile, il paraît tout d'abord surprenant qu'on l'ait désigné ici non pas d'une manière directe, mais d'après le jour précédent. Plusieurs explications ont été imaginées pour rendre raison de cette expression. La plus naturelle, qui est aussi la plus communément admise, consiste à dire que le nom de Parascève entra de bonne heure dans le langage liturgique de l'Église pour désigner le jour de la mort du Sauveur. Comme, au point de vue chrétien, ce jour l'emportait sur tous les autres, on comprend aisément qu'il ait servi de centre pour leur dénomination, sans que le sabbat fit exception à cette coutume. La locution « jour après la Parascève » est donc employée dans un style tout à fait chrétien, bien qu'elle soit empruntée aux idées juives. - Les princes des prêtres et les pharisiens. Ils se présentaient chez Pilate comme délégués du Sanhédrin. Nous savons que le parti Pharisaïque était largement représenté dans le grand Conseil, et que les princes des prêtres formaient l'une des trois Chambres dont se composait le Sanhédrin. - Les Sanhédristes redoutent Jésus même après sa mort : apprenant que son corps a été laissé à la disposition de ses amis, ils veulent empêcher ceux‑ci d'en abuser pour tromper le peuple. De là l'entrevue qu'ils sollicitent de Pilate. Il est difficile de déterminer au juste l'heure à laquelle ils se présentèrent au prétoire. Ce serait, suivant D. Calmet, dès l'ouverture du sabbat, par conséquent le vendredi soir après le coucher du soleil. Mais la plupart des commentateurs placent la visite des Sanhédristes soit dans la matinée, soit dans la soirée du samedi : le sens obvie des mots le jour suivant favorise ce sentiment.


Mt27.63 et lui dirent : "Seigneur, nous nous sommes rappelés que cet imposteur, lorsqu'il vivait encore, a dit : Après trois jours je ressusciterai, - Seigneur était un titre honorifique alors fréquemment usité dans les relations sociales. - Nous nous sommes souvenus. Les délégués du Sanhédrin s'excusent en quelque sorte de venir encore troubler le procurateur pour cette affaire ; mais ils avaient oublié un point de la dernière gravité, qu'il importait de lui faire régler au plus tôt. - Cet imposteur. Expression de mépris, même après sa mort, ils ne cessèrent pas de couvrir Jésus d’ignominie. Horace lui-même applique ce mot à un saltimbanque ou un marchand ambulant qui trompe les hommes avec des colifichets et des babioles. - Lorsqu'il vivait encore. Donc il était vraiment mort : les Pharisiens en étaient certains. Nous recommandons cette parole à ceux des rationalistes modernes qui, pour expliquer la résurrection de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, ont recours à une simple syncope, dont il serait revenu au bout de quelques heures. Voir Dehaut, l'Évangile expliqué, médité, t. 4, p. 414 et suiv., 5è édit. - Après trois jours je ressusciterai. Le verbe est au présent dans le texte grec, ce qui exprime mieux la parfaite certitude avec laquelle Jésus avait tenu ce langage. « Après trois jours », c'est-à-dire le troisième jour qui suivra ma mort, comme nous l'avons démontré précédemment. Voir 12, 40 et le commentaire. Du reste cela ressort très clairement du v. 64 et d'un texte analogue de S. Luc, 23, 7. - La prophétie que mentionnent ici les Sanhédristes semble n'avoir été annoncée qu'aux Apôtres en des termes aussi formels. Cf. Marc. 8, 31. Plusieurs exégètes (Mgr Mac‑Evilly, J.P. Lange, etc.) ont conjecturé que les ennemis du Sauveur l'avaient connue par une révélation du traître. Mais il est possible qu'elle se fût divulguée d'une autre manière. Du reste, plusieurs passages évangéliques déjà signalés, spécialement Jean 2, 19 ; Matth. 12, 39, 40, suffisent pour expliquer la citation des Pharisiens.


Mt27.64 commandez donc que son tombeau soit gardé jusqu'au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent dérober le corps et ne disent au peuple : Il est ressuscité des morts. Cette dernière imposture serait pire que la première." - Après les considérants, vient la demande : ordonnez en vertu de votre autorité supérieure. De lui‑même, le Sanhédrin n'aurait pas eu le droit de prendre la mesure qu'il implore de Pilate. C'eût été un abus de pouvoir que les Romains n'auraient pas toléré. - Soit gardé : par une escouade de soldats du prétoire. - Jusqu'au troisième jour : c'est à dire jusqu'au dimanche soir. Jésus ayant promis de ressusciter le troisième jour après sa mort, ce jour passé, s'il restait dans le tombeau, son imposture deviendrait manifeste et l'on n'aurait plus besoin de gardes. - Au peuple : à la foule sans instruction qu'il est si aisé d'induire en erreur. Cette expression laisse percer le dédain que les Pharisiens superbes nourrissaient pour le peuple illettré. Cf. Jean 7, 49. - Imposture qui serait pire. Ils exposent la conséquence fâcheuse qui résulterait de la croyance du peuple à la résurrection de Jésus. C'est cette croyance même qu'ils désignent par le nom de dernière imposture ; la première erreur était la foi au caractère messianique du Sauveur. Remarquez qu'ils corroborent sans en avoir conscience l'argument basé sur le fait de la résurrection de Jésus. Supposé que le Christ soit ressuscité d'entre les morts, il faut admettre à l'instant tout ce qui est impliqué dans la foi à un Christianisme surnaturel.


Mt27.65 Pilate leur répondit : "Vous avez une garde, allez, gardez-le comme vous l'entendez." - La réponse de Pilate est laconique et froide : si le gouverneur accède à cette nouvelle demande des membres du Sanhédrin, c'est encore en les humiliant. - Vous avez des gardes. Selon la traduction du grec, le texte se comprend comme suit. Dans le premier cas, Pilate aurait rappelé aux princes des prêtres qu'il avait déjà mis des soldats à leur disposition soit pour protéger les abords du temple et les préserver de tout tumulte pendant la fête, soit plus récemment encore pour crucifier Jésus. Pourquoi venaient‑ils lui demander un nouveau détachement de ses troupes ? Autre possibilité, qui serait peut être plus exacte, Pilate aurait purement et simplement consenti à la requête de ses visiteurs importuns. « Pilate répondit à cela : cela est permis à un soldat. Conservez, comme vous voudrez, le corps enseveli dans la terre » Juvenc. Evang. Hist, lib. 4. - Allez. Pilate, ne voulant pas s'occuper davantage de l'affaire qui lui était proposée, congédie sèchement les Sanhédristes. - Comme vous l'entendez ; c'est-à-dire, aussi bien que vous le pourrez ; ou bien, à votre guise, selon le but que vous désirez atteindre.


Mt27.66 Ils s'en allèrent donc et ils s'assurèrent du tombeau en scellant la pierre et en y mettant des gardes. - Ils se retirent plein de joie d'avoir si facilement réussi, et se hâtent de prendre les précautions nécessaires pour empêcher toute fraude de la part des amis de Jésus. Ils établirent auprès du tombeau un poste de soldats romains auxquels ils recommandèrent une sévère vigilance. - Ils scellèrent la pierre. Ce fut donc leur première opération. Pour se prémunir même du côté des gardes, qui auraient pu se laisser gagner par les amis de Jésus et leur livrer son corps, ils commencèrent par mettre les scellés sur le tombeau, de telle sorte qu'il fût impossible de l'ouvrir sans rompre les cachets de cire dont ils l'avaient muni. On trouve parfois des scellés semblables sur les anciennes tombes égyptiennes. - Ils y mirent des gardes. Un poste romain se composait habituellement de seize hommes : sur ce nombre, il y avait toujours quatre soldats de garde. On les relevait toutes les trois heures. Le caractère providentiel de ces mesures prises par le Sanhédrin attirait déjà l'attention des Saints Pères : elles servirent, disaient‑ils, à mieux établir l'authenticité du miracle de la résurrection. « Tout ce qu’ils ont gagné par leurs artifices, c’est qu’ils ont rendu sa résurrection plus célèbre et plus constante ; de sorte qu’on ne peut en douter raisonnablement, puisqu’il ressuscita en présence des Juifs mêmes et des soldats. », S. Jean Chrysost., Hom. in Matth. h. l. « Le soin qu'ils prirent de garder Jésus a servi à notre foi. Plus le corps du Christ était protégé, plus la puissance de sa résurrection était évidente », S. Jérôme, in h.l. Sans les précautions minutieuses du Grand Conseil, l'histoire de l'enlèvement du cadavre par les disciples, cf. 28, 13-15, se serait partout propagée avec un succès plus grand encore.


Chapitre 28


« Car tu ne livreras pas mon âme au séjour des morts, Tu ne permettras pas que ton bien‑aimé voie la corruption », s'était écrié David, Psaume 15, 10, en tant qu'il était le type du Messie. Ce grand événement forme vraiment (1 Corinthiens 1, 14-22) la base de notre foi et du Christianisme tout entier. - Si les rationalistes ont attaqué violemment les miracles ordinaires de Jésus, on peut dire qu'ils se sont déchaînés avec une véritable fureur contre le prodige de sa Résurrection. Et l'on devait s'y attendre ; comment en effet ceux qui prétendaient anéantir la religion chrétienne n'auraient‑ils pas essayé de renverser la colonne fondamentale qui la soutient depuis dix‑huit siècles ? Pour parvenir à leurs fins, ils n'ont reculé devant aucun moyen, et n'ont pas craint d'accuser les évangélistes de mensonge ou de manœuvres encore plus indélicates. - Fidèle à notre rôle de simple commentateur, nous ne les suivrons pas à travers les obscurs labyrinthes de leur critique toute négative. Il suffira d'indiquer ici le plus sérieux de leurs griefs et d'en prouver brièvement l'inanité. S'appuyant sur les variantes parfois assez considérables qui existent entre les quatre récits évangéliques relativement au fait de la Résurrection, ils prétendent que ce sont des contradictions réelles ; d'où ils concluent que les narrations ne méritent aucune créance. A cette assertion, nous opposons les considérations suivantes : 1° Il est vrai qu'il existe entre les quatre évangélistes, touchant le miracle de la Résurrection, des divergences assez notables. 2° Ces divergences s'expliquent de la façon la plus simple : elles proviennent de ce que les évangélistes ne donnent tous qu'une relation incomplète, chacun à son point de vue spécial, des événements qui eurent lieu entre la Résurrection de Jésus et son Ascension. 3° Ces divergences, dont on trouve de fréquents exemples chez tous les écrivains indépendants qui ont écrit sur un même sujet, n'ont absolument rien de commun avec les contradictions proprement dites . Entre les quatre récits, l'harmonie s'établit même assez facilement, comme l'admet quiconque n'est pas sous l'influence d'idées préconçues, et comme le prouvent les nombreux essais de conciliation qui ont eu lieu depuis les premiers siècles chrétiens jusqu'à nos jours. Cf. S. Augustin, de Consens. Evang. 3, 61-85 ; Tischendorf, Synops. Evang. p. 49 et suiv. 4° Sur les points essentiels, il règne un accord parfait entre les évangélistes ; les différences ne portent que sur des détails secondaires. Le récit, de même que le fait lui‑même, demeure donc inébranlable. Dans sa narration, qui est la plus courte et la moins détaillée des quatre, S. Matthieu se borne aux traits principaux : il signale seulement la visite des saintes femmes au tombeau, la fuite des gardes et une apparition de Jésus à ses disciples.


28, 1-10. Parall. Marc. 16, 1-8, Luc. 24, 1-8.

Mt28.1 Après le sabbat, dès l'aube du premier jour de la semaine, Marie-Madeleine et l'autre Marie allèrent visiter le tombeau. - La première partie de ce verset est assez obscure, surtout dans la Vulgate : heureusement, on peut l'éclaircir à l'aide des autres récits. - Le sabbat passé. Cette locution ne désigne pas le soir du samedi ; mais, comme on le voit par le contexte, le début du jour suivant. On peut admettre avec Maldonat que cette expression représente par métaphore tout le temps écoulé entre le samedi soir et le dimanche matin : « Ce que l’évangéliste appelle le soir du sabbat, ce n’est pas le temps vespéral qui s’écoule entre le jour et la nuit, mais toute la nuit, à la fin de laquelle, c’est-à-dire à l’aurore, on dit que les femmes sont venues au tombeau ». - Dès l’aube. Le crépuscule du matin, les premières lueurs du jour. Le « premier jour de la semaine » est un terme technique emprunté au langage liturgique des anciens Juifs, pour désigner le lendemain du sabbat, le jour du Seigneur (d'où nous avons fait Dimanche), comme l'a plus tard nommé l'Église. De même que nous prenons le dimanche pour point de départ, dans la numération chrétienne des jours, de même les Hébreux rapportaient au sabbat tous les jours suivants de la semaine. Le premier jour après le sabbat est donc la dénomination juive du dimanche, qui demeura en usage dans la chrétienté pendant un certain nombre d'années. Cf. Actes des Apôtres 20, 7 ; 1 Corinthiens 16, 2 ; Jean 20, 1. - De toutes les explications qui précèdent, il suit que la phrase obscure de S. Matthieu pourrait se traduire simplement par ces mots : à l'aube du dimanche. Cf. Luc. 14, 1 ; Jean 20, 1. - Marie‑Madeleine... Nous retrouvons ici les deux saintes femmes qui avaient été mentionnées plus haut, 28, 61. Demeurées les dernières auprès du tombeau dans la soirée du vendredi, elles arrivent les premières le dimanche matin. Il est vrai que S. Marc, 16, 1, et S. Luc, 14, 10, nomment encore plusieurs autres des amis de Jésus. - visiter le tombeau. Plus exactement, elles venaient pour embaumer le corps du Sauveur, et pour compléter sa sépulture que l'approche du sabbat avait interrompue.


Mt28.2 Et voilà qu'il se fit un grand tremblement de terre, car un ange du Seigneur, étant descendu du ciel, vint rouler la pierre, et s'assit dessus. - Les versets 2-4 racontent des faits antérieurs à l'arrivée des saintes femmes. C'est pendant qu'elles étaient en route que l'ange descendit du ciel et ouvrit le tombeau : elles le trouvèrent assis sur la pierre ; il ne fit donc pas sous leurs yeux sa première apparition. - Et voi… Cette particule annonce un prodige éclatant. Le vendredi soir, au moment où Jésus expirait, une violente commotion s'était fait sentir aux alentours du Calvaire, cf. 27, 51, 54 ; un ébranlement du même genre se produisit le dimanche matin dans le voisinage du tombeau. Il avait pour but de montrer aux sentinelles romaines, placées là par le Sanhédrin, le caractère surnaturel et divin de tout ce qui se passait alors. - Car un ange du Seigneur… explique la relation qui existait entre le tremblement de terre et l'apparition de l'ange. - Il renversa la pierre. Brisant les scellés du Grand Conseil, l'envoyé céleste roule de côté cette énorme pierre et ouvre ainsi le tombeau de Jésus. On admet généralement, à la suite des Pères, que la résurrection du Sauveur avait eu lieu quelques instants auparavant. Ce n'est pas pour Lui que le tombeau fut ouvert, mais pour les saintes femmes et pour les disciples. Ce signe devait leur dire dès leur approche : « Il n'est pas ici, il est ressuscité », Cf. v. 6. Quant au fait même de la Résurrection, il est complètement passé sous silence par les écrivains sacrés : c'est un mystère dont il n'a pas plu à l'Esprit‑Saint de nous révéler les détails. Les Pères le comparent à la naissance miraculeuse de Jésus. « Les Juifs perfides ont scellé la pierre du monument pour que Christ n’ait pas d’issue. Mais comment ne pouvait-il pas sortir du tombeau celui qui est sorti du sein non souillé de sa mère en préservant sa virginité ? », S. August. Serm. 138 de tempore ; Cf. Euthymius, in h.l. Glorieux triomphe, devant lequel il faut encore adorer et nous taire. - Il s'assit : l'ange prend ainsi l'attitude d'un conquérant qui foule aux pieds ses ennemis vaincus ; c'est lui qui est désormais le vrai gardien du saint tombeau, mais du tombeau vide.


Mt28.3 Son aspect ressemblait à l'éclair, et son vêtement était blanc comme la neige. - Après avoir indiqué les actes du divin messager, l'évangéliste décrit en quelques mots son apparition extérieure. Tout son être, et spécialement son visage, était éblouissant de clarté. Il ressemblait en tous points à un homme transfiguré. C'est ainsi que se manifestent habituellement les anges. Cf. Daniel 10, 5, 6 ; Actes des Apôtres 1, 10 ; 10, 10 ; Apocalypse 10, 1, etc.


Mt28.4 A sa vue, les gardes furent frappés d'épouvante et devinrent comme morts. - Effet produit sur les soldats romains par cette apparition soudaine : ce fut une panique irrésistible. - frappés d'épouvante : dans le texte grec, le verbe dénote une frayeur extrêmement violente ; cf. 21, 10. D'ailleurs, le trait suivant montre bien jusqu'à quel point les gardes furent terrifiés : ils devinrent semblables à des morts, c'est-à-dire qu'ils tombèrent à la renverse et qu'ils demeurèrent quelque temps étendus à terre, sans pouvoir ou du moins sans oser se relever.


Mt28.5 Et l'ange, s'adressant aux femmes, dit : "Vous, ne craignez pas car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié. - L'ange répond au sentiment d'effroi qu'éprouvaient les saintes femmes, et prend la parole pour faire cesser leur trouble. - Vous est emphatique : Vous, les amies du Sauveur, vous n'avez aucune raison d'être effrayées : c'est la joie, non la peur, qui doit vous agiter. Laissez ce dernier sentiment aux ennemis du Christ. Ce pronom « vous » est donc opposé à « gardes » du verset précédent. - Car je sais. L'ange continue de rassurer Marie Madeleine et ses compagnes, en leur disant qu'il connaît le pieux motif de leur visite au tombeau de Jésus. - Jésus, qui a été crucifié. Il n'hésite pas à mentionner cette circonstance, qui est désormais un sujet de gloire pour le Rédempteur ; Cf. 1 Corinthiens 1, 23 et suiv. : elle sert du reste à rendre plus frappant le contraste qui existe entre la récente humiliation du Christ et son triomphe mentionné au verset suivant. « L’ange enseigne le nom, nomme la croix, parle de la passion, reconnaît la mort, mais il confesse bientôt après la résurrection ; sans tarder il confesse le Seigneur », S. Pierre Chrysologue, sermon 76.


Mt28.6 Il n'est pas ici, il est ressuscité comme il l'avait dit. Venez, et voyez le lieu où le Seigneur avait été mis, - Le langage de l'ange est rapide et vivant. Il est reproduit à peu près dans les mêmes termes par les trois synoptiques. Cf. Marc. 16, 6 ; Luc. 24, 6. - Comme il l'avait dit. « Et si vous ne me croyez pas, souvenez-vous de ses propres paroles », S. Jean Chrys. Hom. in h. l. Ce n'est pas un fait inouï que l'ange annonce ; Jésus n'avait‑il pas prédit depuis longtemps à ses disciples qu'il ressusciterait le troisième jour ? Voici que ses prédictions se sont glorieusement accomplies. - Venez et voyez. Douce invitation destinée à fortifier encore la foi des saintes femmes. Elles ont vu placer le corps de Jésus dans le tombeau ; elles peuvent maintenant se convaincre par leurs propres yeux que ce tombeau est vide. Le divin Maître est donc vraiment ressuscité. - Le Seigneur : les disciples désignaient fréquemment Jésus‑Christ par ce titre. Cf. Jean 20, 18 ; 21, 7 ; etc. Mais, comme il le mérite plus que jamais depuis sa victoire sur la mort, dorénavant les écrivains sacrés se complairont à le lui attribuer sans cesse.


Mt28.7 et hâtez-vous d'aller dire à ses disciples qu'il est ressuscité des morts. Voici qu'il vous précède en Galilée, là, vous le verrez, je vous l'ai dit." - Après une courte pause durant laquelle les saintes femmes entrèrent dans le tombeau, selon que l'ange les y avait exhortées, celui‑ci reprit son allocution. - Hâtez-vous. Il faut qu'elles aillent au plus vite porter aux disciples la bonne nouvelle qu'elles viennent elles‑mêmes d'apprendre. - Il vous précède … Autre nouvelle consolante, qui n'est d'ailleurs que la confirmation d'une prédiction antérieure de Jésus ; cf. 26, 32. On ne doit pas exagérer la signification du verbe au présent, comme si l'ange eût voulu dire : Voici qu'il est déjà sur le chemin de la Galilée pour aller vous attendre dans cette province. D'après le sens naturel de la phrase, Jésus sera en Galilée quand ses disciples y arriveront. - Il vous précède. Le messager céleste termine son petit discours en certifiant que tout se passera réellement comme il l'a dit. Les saintes femmes auront bientôt le bonheur de voir le divin Ressuscité : il donne sa parole d'ange qu'il en sera vraiment ainsi.





Mt28.8 Aussitôt elles sortirent du tombeau avec crainte et grande joie, et elles coururent porter la nouvelle aux disciples. - Les amies du Sauveur exécutent sur le champ la recommandation de l'ange. Par un trait pittoresque, le narrateur nous les montre, au sortir du tombeau, se dirigeant en toute hâte, courant vers le lieu où étaient réunis les apôtres, pour leur annoncer la résurrection de Jésus. Il ajoute aussi un détail psychologique plein d'intérêt : avec crainte et avec une grande joie . L'association de la crainte et de la joie dans un même cœur et au même moment paraît peut-être au premier abord un phénomène impossible, parce qu'il ressemble à une contradiction. Il est cependant très ordinaire qu'on éprouve à la fois ces deux sentiments sous le coup d'une bonne nouvelle inespérée. « Je ne me connais pas, s'écrie un personnage de Térence, L'Andrienne, 5, 4, 34, tant mon esprit est agité en même temps par la crainte, par la joie et par l'espérance, quand je considère ce bonheur si grand et si peu attendu ». Ou bien, l'effroi des saintes femmes avait été causé par la vue de l'ange, cf. v. 5, tandis que leur joie provenait des heureuses nouvelles qu'elles avaient entendues. L'adjectif grande retombe sur les deux substantifs, qu'il détermine de la même manière.


Mt28.9 Et voilà que Jésus se présenta devant elles et leur dit : "Je vous salue." Elles s'approchèrent, et embrassèrent ses pieds, se prosternant devant lui. - Ce verset et le suivant contiennent le récit abrégé de l'apparition que Jésus fit aux saintes femmes peu de temps après leur sortie du tombeau. Sur la manière de concilier la narration de S. Matthieu avec celles de S. Marc, 16, 9-11, et de S. Jean, 20, 11-18, voir l'explication de ces deux passages. - Jésus vint au‑devant d'elles. Puisqu'elles se rendaient à la ville, il semblait donc en venir lui‑même. Il prononça probablement la formule hébraïque « la paix soit avec vous ». - Elles s'approchèrent . Ce fut leur premier mouvement : dès qu'elles aperçurent Jésus, elles s'approchèrent de lui avec amour. - Elles embrassèrent ses pieds. Elles saisirent respectueusement ses pieds pour les baiser. C'est de la même manière que la Sunnamite avait témoigné sa vénération au prophète Élisée, 2 Rois. 4, 27. - Et l'adorèrent. Elles demeurèrent quelque temps prosternées, dans le sentiment d'une profonde adoration pour le Fils de Dieu ressuscité.


Mt28.10 Alors Jésus leur dit : "Ne craignez pas, allez dire à mes frères de se rendre en Galilée : c'est là qu'ils me verront." - Ne craignez pas. Parole d'encouragement qui accompagna plusieurs des apparitions du Christ. Cf. Luc. 24, 36. L'amour que ses disciples avaient pour lui et la joie qu'ils éprouvaient à le voir ne les empêchaient pas de ressentir un premier mouvement d'effroi bien naturel, quand il se montrait soudain à leur côtés. - Allez, dites… Le langage est ému et rapide. Il reproduit, dans son ensemble, les recommandations de l'ange, v. 7 ; mais avec des variantes délicates, vraiment dignes de Jésus. La principale consiste dans le titre de frères que le divin Maître daigne adresser à ses disciples ; cf. Jean 20, 19. Peu d'instants avant sa mort, il les avait appelés ses amis, Jean 15, 14-15 ; mais ce nom ne suffisait pas à son cœur, il en fallait un autre plus doux et plus tendre encore pour exprimer toute l'affection qu'il avait pour les siens. - De partir. L'ange avait seulement fait annoncer aux Apôtres qu'ils trouveraient Jésus en Galilée : le Sauveur leur intime l'ordre d'aller l'y rejoindre. Rien ne pressait toutefois dans cette prescription : elle ne devait être exécutée qu'après la fête. - C'est là qu'ils me verront. Dès le soir même du jour de la résurrection, Jésus devait se manifester aux siens sur le chemin d'Emmaüs, Luc. 24, 13 et ss., et à Jérusalem, Jean 20, 19 et ss. ; mais ce ne furent là que des apparitions transitoires, qui eurent lieu seulement devant un petit nombre d'amis intimes. En Galilée, au contraire, il rassemblera autour de lui tout le troupeau dispersé de ses disciples, afin de leur donner ses dernières instructions. Cette province fidèle, où il avait trouvé tant d'amour, convenait beaucoup mieux que l'hostile capitale pour ces réunions sacrées, qui devaient exercer une si grande influence sur la fondation de l'Église.


Mt28.11 Pendant qu'elles étaient en chemin, quelques-uns des gardes vinrent dans la ville et annoncèrent aux Princes des prêtres tout ce qui était arrivé. - Les saintes femmes venaient seulement de quitter le tombeau pour aller délivrer aux Apôtres le double message de l'ange et de Jésus, lorsque arriva le fait suivant. - Quelques‑uns des gardes. Revenus de leur première terreur, cf. v. 4, les gardes avaient sans doute repris le chemin de la ville. Ils déléguèrent alors quelques‑uns d'entre eux auprès des princes des prêtres, pour annoncer les faits surnaturels dont ils avaient été témoins. Comme Pilate les avait placés, pour la corvée qu'ils avaient remplie pendant la nuit, sous la juridiction immédiate des prêtres juifs, cf. 27, 62, 65, 66, c'est à ces personnages qu'ils vont rendre compte de ce qui s'est passé.


Mt28.12 Ceux-ci rassemblèrent les Anciens, et, ayant tenu conseil, ils donnèrent une grosse somme d'argent aux soldats, - Le sujet change tout à coup, ainsi qu'il arrive souvent dans les récits grecs. Il était question des soldats romains, et c'est des prêtres qu'il s'agit à présent. Ceux‑ci convoquent les membres du Sanhédrin pour une nouvelle séance qui sera, par son objet, le digne couronnement de toutes les précédentes. - Ayant tenu conseil. Ces mots indiquent une résolution officielle, prise après délibération de l'assemblée. - Une forte somme. Ils ont acheté la coopération du traître ; ils achètent maintenant le silence des soldats romains, ce qui fut tout aussi facile, quoique beaucoup plus coûteux. Les Sanhédristes, fidèles à eux‑mêmes, ne reculent devant aucune infamie pour arriver à leurs fins honteuses. Chose remarquable : ils n'essaient pas même d'accuser les gardes d'avoir été infidèles ou négligents. C'est donc qu'ils croyaient eux‑mêmes à la résurrection de Jésus. Autrement, ils auraient tout d'abord recouru à ce moyen pour répandre l'erreur qu'ils désiraient accréditer. Mais les soldats prouvèrent sans doute qu'ils étaient parfaitement en règle. A Rome en effet chaque homme de garde, au moment de se diriger vers le poste qu'on lui assignait, recevait une tablette sur laquelle était marquée son heure de corvée. Il la remettait ensuite au surveillant qui s'assurait de la vigilance des sentinelles. On pouvait donc avoir des preuves matérielles que tout s'était bien passé.


Mt28.13 en leur disant : "Dites que ses disciples sont venus de nuit, et l'ont enlevé pendant que vous dormiez. - Les princes des prêtres font la leçon aux soldats pour leur apprendre la manière dont ils devront propager l'erreur parmi le peuple, touchant le fait de la Résurrection du Sauveur. Ils diront que les disciples de Jésus sont venus pendant la nuit, et ont enlevé son corps pour faire croire à un prodige. - Ils l'ont enlevé. Voler un objet que des soldats bien armés protègent, cela pouvait paraître assez invraisemblable ; aussi les instructeurs ont‑ils soin d'ajouter : Vous direz que cela s'est passé pendant que vous dormiez. - Tandis que nous dormions. C'était pourtant une nouvelle absurdité, car on pouvait objecter avec S. Augustin, in Psaume 63, 7 « S'ils dormaient, qu'ont‑ils pu voir ? S'ils n'ont rien vu, comment peuvent ils témoigner ? ». Mais c'était la réalisation de cette parole de l’Écriture, Psaume 26, 12 : « l'iniquité a menti à elle‑même ». Et puis, mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. Infâme conseil, qui n'a pas été seulement pratiqué de nos jours.


Mt28.14 Et si le gouverneur vient à le savoir, nous l'apaiserons, et nous vous mettrons à couvert." - Si le gouverneur l'apprend : Il ne s'agit pas du honteux marché que les prêtres venaient de conclure avec les soldats romains, mais l'enlèvement du corps de Jésus pendant le prétendu sommeil de ces derniers. Dans le cas où Pilate aurait appris que ses soldats avaient ainsi failli à leur devoir, ils eussent couru les plus grands dangers, le manque de vigilance de la part d'une sentinelle ayant toujours été regardé comme une sorte de trahison passible des peines les plus graves. Les Romains avaient même pris des mesures spéciales pour empêcher leurs sentinelles de s'abandonner au sommeil : par exemple, ils leurs prescrivaient de déposer leur bouclier avant de se rendre à leur poste, parce qu'il arrivait aux soldats de garde, lorsqu'ils étaient fatigués, de s'assoupir la tête appuyée sur le bord du bouclier, Tit. Liv. 24, 33 ; cf. Senec. lettre 36. Érasme et d'autres exégètes donnent au verbe « apprend » le sens de « s'il vous traduit en conseil de guerre » ; mais cette interprétation semble un peu recherchée. Il vaut mieux traduire avec le plus grand nombre : si ce bruit parvient à ses oreilles. - Nous le persuaderons. Ils opéreront en lui cette persuasion, soit en usant de leur crédit pour le calmer, soit en le gagnant à son tour à prix d'argent, car les magistrats romains placés à la tête des provinces étaient loin d'être inaccessibles à la vénalité. - A couvert, c'est à dire indemnes ; Les Sanhédristes promettent donc en toute hypothèse l'impunité aux gardiens du tombeau.


Mt28.15 Les soldats prirent l'argent, et firent ce qu'on leur avait dit, et ce bruit qu'ils répandirent se répète encore aujourd'hui parmi les Juifs. - N'ayant rien à craindre et beaucoup à gagner, les soldats acceptent l'argent et les conditions du Sanhédrin. « Si l'argent l'a emporté sur un disciple … il ne faut pas s'étonner qu'il ait raison des soldats » (S. Jean Chrysostome, Hom. 90 in Matth. ). Le mensonge fit son chemin, quelque absurde qu'il fût. Les autorités juives, d'après S. Justin, Dialogue avec Tryphon, c. 108, auraient même pris la précaution d'envoyer des messagers pour le divulguer parmi les communautés israélites dispersées par toute la terre. - Jusqu'à ce jour, c'est à dire jusqu'à l'époque de la composition du premier Évangile ; voir la Préface. - Les rationalistes ont trouvé tout cet épisode, vv. 11-15, complètement invraisemblable, et ils l'ont pour ce motif retranché de ce qu'ils appellent la rédaction primitive du premier Évangile. Il est au contraire très naturel et en conformité parfaite avec le caractère du Sanhédrin, tel qu'il nous est apparu dans les pages précédentes de S. Matthieu. Nous renvoyons à nos adversaires, sans l'examiner davantage, leur audacieuse négation.


Mt28.16 Les onze disciples s'en allèrent en Galilée, sur la montagne que Jésus leur avait désignée. - Ce passage contient le récit de la plus importante des apparitions faites par Jésus à ses disciples depuis sa résurrection. Il clôt dignement l'histoire du Sauveur, dans le premier Évangile. - Onze disciples. Hélas. Le nombre sacré de douze n'existait plus ; mais il sera bientôt complété. Cf. Actes des Apôtres 1, 15-26. L'évangéliste ne mentionne que les Apôtres, d'où l'on a parfois conclu qu'ils furent seuls témoins de l'apparition racontée dans les lignes suivantes. Cependant les commentateurs admettent pour la plupart que de nombreux disciples assistèrent aussi à cette scène glorieuse. On croit même qu'elle ne différait pas de celle que S. Paul mentionne dans sa première Lettre aux Corinthiens, 15, 6. Dans ce cas, qui nous paraît le plus probable, les Onze seraient nommés comme les principaux personnages, comme ceux à qui s'adressaient plus directement les paroles prononcées par le Christ ressuscité, vv. 18-20. - S'en allèrent. Nous avons dit plus haut, note du v. 10, qu'ils ne quittèrent pas immédiatement Jérusalem pour se rendre en Galilée. D'après la narration de S. Jean, 20, 20-26, ils étaient encore dans la capitale huit jours après la Résurrection. - Sur la montagne. La montagne sur laquelle devait avoir lieu l'entrevue avait été clairement déterminée par Jésus, soit la veille de sa mort, cf. 26, 32, soit dans une des apparitions de Jérusalem. Malheureusement, S. Matthieu n'en ayant pas fait connaître le nom, il faut renoncer à savoir quelle elle était. On a pensé au Thabor, au mont des Béatitudes, et même au Carmel, bien qu'il fût situé en dehors de la Galilée. Disons simplement avec l'Évangile que c'était une montagne de la Galilée.


Mt28.17 En le voyant, ils l'adorèrent, eux qui avaient hésité à croire. - Dès que le divin Maître apparut, les disciples se prosternèrent à ses pieds, avec les sentiments les plus vifs de la foi et de l'amour. - L'évangéliste fait pourtant une restriction : quelques‑uns eurent des doutes. Assurément ce ne furent pas les Apôtres qui doutèrent ; comment l'auraient‑ils pu après avoir déjà contemplé à plusieurs reprises Jésus ressuscité ? Cf. Luc. 24, 19-26. Il y a donc là une nouvelle preuve qu'ils n'étaient pas seuls sur la montagne, mais que d'autres disciples, dans le sens large de l'expression, les y avaient accompagnés. Ceux‑ci, bien qu'on leur eût certifié le fait de la Résurrection, bien qu'ils vissent actuellement le Sauveur de leurs propres yeux, hésitèrent pourtant encore à croire que ce fût vraiment lui. Les Onze, dans une circonstance semblable, Luc. 24, 36-37, n'avaient‑ils pas supposé que c'était un fantôme qui leur apparaissait ? Il n'est donc pas nécessaire de traduire, comme on le fait quelquefois, le verbe par le plus‑que‑parfait : Tous l'adorèrent, c'est-à-dire crurent en lui, bien que plusieurs eussent douté auparavant. Ce sens est contraire à la pensée que voulait exprimer S. Matthieu. Après avoir présenté la masse des assistants à genoux devant Jésus, il se reprend pour noter que plusieurs d'entre les disciples n'avaient pas encore une foi parfaite.


Mt28.18 Et Jésus s'approchant, leur parla ainsi: "Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre. - Jésus s'approche des siens afin de mieux montrer à tous, et par la voix et par le geste, que c'est bien lui qui est en leur présence. Il répond ainsi au doute qui vient d'être signalé. - Toute puissance. Cet exorde est majestueux, imposant. « Il leur montre ses lettres patentes qui témoignent de l’autorité avec laquelle ils les crée apôtre et leur accorde des pouvoirs », Maldonat in h.l. - Toute puissance sans exception, sans limite aucune, lui a été conférée par son Père. - Les expressions suivantes, dans le ciel et sur la terre, ne sont pas moins universelles ; elles représentent le royaume de Dieu selon son étendue la plus vaste. Cf. 3, 2 et le commentaire. Le Messie ressuscité, triomphant, exerce donc partout la fonction royale. Rien ne peut se soustraire à sa domination. C'est la réalisation magnifique et complète du Psaume 8, qui parle en si beaux termes de la puissance de l'homme idéal, et par conséquent du Messie. C'est aussi la réalisation de plusieurs glorieuses promesses faites par Dieu à son Christ dans les écrits des prophètes : « Je te donnerai les nations pour héritage, les extrémités de la terre pour possession », Psaume 2, 8. « Je regardai pendant mes visions nocturnes, et voici, sur les nuées des cieux arriva quelqu'un de semblable à un Fils de l'homme ; il s'avança vers l'ancien des jours, et on le fit approcher de lui. On lui donna la domination, la gloire et le règne ; et tous les peuples, les nations, et les hommes de toutes langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera pas, et son règne ne sera jamais détruit », Daniel 7, 13-14. Ces citations déterminent la nature du pouvoir dont parle ici Notre‑Seigneur Jésus‑Christ. Il ne s'agit nullement de la puissance qu'il possède en tant que Fils de Dieu, car celle‑là ne lui a pas été donnée, mais d'une autorité nouvelle, que lui ont méritée ses humiliations et ses souffrances, cf. Philippiens 2, 9, 10, d'un pouvoir dont il fut investi au jour de sa Résurrection, en tant que Rédempteur et Sauveur. Voir Maldonat, in h. l.


Mt28.19 Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, - Après avoir posé la base de la puissance surhumaine qu'il allait conférer aux Apôtres, Jésus en décrit tout à la fois la nature et l'exercice. C'est en Galilée qu'il leur avait conféré leurs premiers privilèges ; Cf. 10, 1 et ss. : c'est en Galilée qu'il confirme et qu'il complète leurs titres, achevant par ce grand acte son œuvre messianique sur la terre. Muni lui‑même de pleins pouvoirs, il nomme les Apôtres ses délégués, ses représentants. - Enseignez est une traduction inexacte d'un verbe grec qui signifie à proprement parler « transformez en disciples ». Sans doute, comme l'a dit S. Paul, il n'y a pas de disciples sans enseignement ; mais cette idée est exprimée plus bas, v. 20. Ce que le Sauveur indique tout d'abord par ce verbe, c'est la conversion en général, qu'il décomposera ensuite en ses deux éléments principaux. - Toutes les nations. Autrefois, Cf. 10, 5, Jésus avait fixé des limites assez étroites au ministère de ses apôtres ; actuellement il les envoie à la conquête du monde entier. Toutes les nations appartiennent à la sphère dans laquelle ils devront déployer leur activité. L'histoire du Christianisme et de sa diffusion à travers le monde prouve jusqu'à quel point il s'adapte à toutes les contrées sans exception, indépendamment du caractère national, des mœurs, de la civilisation. - Les baptisant. Deux choses sont nécessaires pour faire des disciples : il faut d'abord initier les individus, puis les instruire ; elles sont successivement marquées par Jésus. La première consiste dans le baptême, cette condition nécessaire de l'entrée dans le royaume des cieux ; Cf. Jean 3, 3. - Au nom. Le texte grec implique un mouvement ; les anglais traduisent « dans le nom », les allemands « sur le nom », ce qui exprime mieux la communion qui est établie par le baptême entre le baptisé et la saint Trinité, la participation du baptisé à la nature divine, grâce à l'adoption filiale dont il devient l'objet, son incorporation à Jésus‑Christ. Cf. Galates 3, 27 ; 1 Corinthiens 12, 13 ; Romains 6, 3. Il est vrai que, d'après plusieurs auteurs, telle ne serait pas la signification des mots, qui indiqueraient plutôt l'obligation de croire au Père, au Fils et au Saint‑Esprit. C'est ainsi que les Corinthiens, Cf. 1 Corinthiens 1, 17, n'avaient pas été baptisés au nom de Paul, parce que leur foi n'avait pas pour objet l'Apôtre, mais le Christ. D'autres commentateurs s'arrêtent à l'interprétation suivante de Maldonat : « Le sens des paroles est : les baptisant non en votre nom, mais au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. C’est-à-dire qu’elles déclarent et qu’elles attestent que ce que vous faites, vous ne faites pas en votre personne, mais en la personne du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Jésus désignerait ainsi l'autorité au nom de laquelle le ministre du sacrement de baptême ouvre aux hommes la porte de l'Église. Mais nous nous en tenons au premier sens, qui est le plus beau et le plus obvie. - du Père et du Fils… A propos des mots « les baptisant au nom du... », Tertullien disait dans son Traité du Baptême, c. 13, qu'on y trouve tout ensemble « la loi qui oblige tous les hommes à recevoir le baptême, et la formule par laquelle on doit l'administrer ». D'autres témoignages non moins anciens et non moins graves nous apprennent de même que, dès les premiers du temps du Christianisme, on prononçait sur les baptisés, lorsqu'on les lavait avec l'eau régénératrice, les noms des trois personnes divines ; cf. Just. Mart. Apol. 1 ; Hom. Clem. 11, 26, etc. Preuve que Jésus, en proférant ces noms sacrés dans la circonstance présente, faisait dépendre de leur citation explicite l'efficacité du sacrement de baptême.


Mt28.20 leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde." - Jésus fait connaître une seconde condition qui n'est pas moins essentielle que la première pour qu'on devienne vraiment son disciple. Elle consiste dans l'accomplissement intégral de ses volontés, dans l'acceptation de toute sa doctrine. En effet, les mots « tout ce que je vous ai commandé » n'embrassent pas seulement la morale chrétienne ; ils s'appliquent aussi au dogme chrétien, qu'il faut admettre en entier sous peine de faire naufrage dans la foi. Cf. S. Jean Chrysost. Hom. 90. - Et voici. Jésus termine son allocution par une magnifique promesse, qui contenait pour les Apôtres et pour leurs successeurs l'encouragement le plus puissant : Je suis avec vous. Je suis, au présent ; je demeure sans cesse et fidèlement avec vous. Seuls que pourraient‑ils en face de tant d'obstacles qui vont se déchaîner contre eux ? Mais Jésus sera auprès d'eux pour les éclairer, pour les défendre au milieu de leurs difficultés et de leur périls. - Tous les jours. Et cette présence intime, efficace, durera tous les jours, pendant tout le temps de leur vie, et après eux tous les jours encore : elle sera vraiment perpétuelle. - Jusqu'à la fin des temps. La fin du monde, c'est-à-dire l'achèvement de l’œuvre de la Rédemption, mettra seule un terme à ces relations étonnantes. Jusque là, Jésus ne quittera pas un seul instant ceux qu'il a choisis pour le représenter sur la terre. Donc l'Église du Christ, indéfectible et infaillible, suivra son cours à travers les âges, sans avoir rien à craindre des vicissitudes humaines, toujours forte, toujours dans le vrai, parce que son divin Époux la protège. « En leur promettant qu'il sera avec ses disciples jusqu'à la fin des temps, il leur assure qu'ils vivront pour toujours, et qu'il ne se séparera jamais de ceux qui croient », S. Jérôme. - S. Matthieu laisse le lecteur sur cette consolante promesse.




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